13. Beauté et morale
p. 135-142
Texte intégral
1On reprochait souvent à la physiognomonie de ne pas raisonner sur un plan scientifique, mais d’avancer uniquement des arguments esthétiques et d’associer la beauté à l’intégrité morale et la laideur à la bassesse. La question de savoir si un portrait pouvait, voire devait, être embelli (la vanité du modèle mise à part) possédait par conséquent une dimension non seulement esthétique, mais aussi morale et parfois même religieuse. Le lien entre catégories esthétiques et morales revêtait une importance capitale précisément pour les beaux-arts, car comment auraient-ils pu exprimer les qualités morales sans les moyens esthétiques ? À propos du portrait de la reine, Nanteuil formule ainsi cette problématique : « Pour peindre les vertus en peignant la beauté240. » Quant à Félibien, il écrit dans le Portrait du roy : « […] on a toûjours regardé la beauté du corps, comme une marque de celle de l’ame […]241. » Il reprend des mots tout à fait analogues dans ses Entretiens concernant la biographie de Rolland Lefebvre :
« […] la beauté n’est autre chose que la splendeur de la bonté, il est certain que plus un corps est beau, et plus on doit croire que l’ame qui loge dedans a de bonté et de perfection242. »
2Dans Le Heros françois, ou l’Idée du grand capitaine (1645), René de Ceriziers estime qu’un héros doit être beau, faute de quoi il n’est pas accepté comme tel.
« Le corps du capitaine est contemptible, s’il n’est parfait ; il ne doit pas avoir de defaut, ou l’on doit craindre le mespris. La mauvaise mine d’un visage fait un masque à l’ame, qui defigure sa vertu : on ne croit pas qu’il y ait de la bonté, où l’on ne voit point la beauté. »
3Le vice, lui aussi, se lit sur le visage :
« La loy juge que de deux personnes difformes la plus contrefaite est la moins innocente, presumant que la laideur sert de temoin à sa malice, et que les mauvais traits de son front escrivent la deposition de son crime. […] On dit que la nature fait le corps des hommes du commun, et que les dieux composent celuy des illustres : cette pensée declare la perfection de leur matiere, cette matiere la noblesse de leur forme243. »
4Lorsque Ceriziers écrit ces lignes, il est l’aumônier du jeune Louis XIV et de son frère, le duc d’Orléans. Cette situation peut expliquer son argumentation. Pour le théologien, ancien membre de l’ordre des Jésuites, la corrélation entre beauté et perfection morale est d’essence divine. De même que Dieu investit le roi, il veille aussi à la perfection physique de son représentant sur terre. Ce concept physiognomonique participait indubitablement d’une théorie politique qui cherchait à appuyer la prétention du souverain au pouvoir absolu.
5Ceriziers ne fut pas le seul à faire valoir la Création divine. C’est aussi le postulat de Jean-François Senault, membre de la congrégation des Oratoriens, dont l’église située rue Saint-Honoré, à proximité du Louvre, servit de chapelle royale. Dans son livre L’Homme criminel ou la Corruption de la nature par le péché (1644), qui connaîtra plusieurs éditions jusqu’au xviiie siècle, il argumente en tant que théologien. À l’instar de Ceriziers, Senault estime que beauté et morale vont de pair. Cependant, étant donné que les hommes ne vivent plus dans l’état d’innocence d’avant le péché originel, la coïncidence étroite entre beauté et bonté, selon lui, ne possède plus la même valeur. En faisant usage de douceur et non de force pour convaincre ses contemporains, Jésus-Christ avait appliqué le concept de beauté innocente, mais celle-ci n’existe plus.
« Enfin la beauté est si aimable, que son ennemie est odieuse, la laideur fait tous les monstres qui des-honorent le monde, c’est un effet du peché qui corrompt les ouvrages de Dieu ; s’il n’y avoit point eu de pecheur, il n’y auroit point de creature difforme, la grace et la beauté estoient inséparables dans l’estat de la justice originelle ; on ne voyoit rien qui blessast les yeux dans le Paradis terrestre, tout y estoit agreable, parce que tout y estoit innocent : la laideur ne parut au monde qu’aprés le peché, elle est sa fille et son image, et c’est une espece d’injustice de haïr la copie, et d’aimer l’original. »
6Le péché corrode la beauté. Ce qui reste est une autre forme de beauté, une forme galvaudée.
« Quoy que ces raisons nous obligent à reverer la beauté quand elle est accompagnée d’innocence, neanmoins celles qui nous obligent à la craindre depuis qu’elle est meslée avec l’impureté, ne sont pas moins puissantes, et sont bien aussi veritables. Car le peché n’a rien laissé dans la nature qu’il n’ait corrompu, ce monstre a pris plaisir d’attaquer ses plus beaux ouvrages, et sçachant bien que la beauté faisoit leur principal ornement, c’est sur elle particulierement qu’il a déchargé sa fureur244. »
7Le péché est retors et perfide. Même la beauté est entachée. Senault invoque à ce propos un exemple prisé des ecclésiastiques : les belles femmes, dont la beauté n’est plus synonyme de chasteté. Si l’on suit la pensée de Senault, alors la morale et l’esthétique doivent être dissociées, elles n’ont plus de lien direct.
8On rencontre une argumentation similaire chez les auteurs jansénistes, lorsqu’ils opposent à l’esprit les sens – dont ils se méfient, car ces derniers sont prompts à se laisser séduire. Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal à partir de 1662, remarque de manière générale : « […] plus on ôte aux sens, plus on donne à l’esprit245. » Sa sœur Marie-Angélique Arnauld, abbesse de Port-Royal jusqu’à sa mort en 1661, pense que les hommes ont un penchant naturel pour le beau, mais elle ajoute : « Au lieu que l’amour de la pauvreté fait choisir ce qui est le plus laid, le plus grossier, et le plus sale. » Grâce à son amour de la pauvreté, elle a surmonté son attirance pour le beau. Dans la même lettre d’août 1652, elle poursuit :
« […] je vous avoue qu’il n’y a personne qui aime tant à voir des choses belles, et que ma vanité et ma curiosité sont si grandes en cela, que je trouve jamais rien assez beau à mon gré. Mais j’aime par l’esprit de Jesus-Christ tout ce qui est laid, et je le choisis toujours pour mortifier cette inclination246. »
9On trouve la même réflexion dans les écrits de Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran : « On peut bien dire à ce sujet […] que les images les plus laides et les plus difformes sont les plus propres à représenter Dieu, que les plus belles et les plus agréables aux yeux247. » Il ne s’agit pas ici de la simple conviction que la beauté idéale n’existe pas dans la réalité et que les sens risquent d’être corrompus par le beau, mais également d’une sorte de stratégie : la laideur prouve que l’image est fidèle au réel. De ce fait, l’artiste doit éviter d’embellir les personnes dont il exécute le portrait ; il ne doit pas succomber aux « caprices » que Martin de Barcos reproche aux peintres italiens248.
10Dans sa Dissertatio de vera pulchritudine (1659), Pierre Nicole donne de la beauté une définition totalement différente de celle fournie par la théorie artistique : « […] les choses sont universellement belles lorsqu’elles s’accordent avec leur propre nature249 », et non lorsqu’elles suivent un idéal. Cette idée se retrouve également dans La Logique. Ou l’art de penser, traité janséniste fondamental rédigé par Pierre Nicole et le frère des abbesses de Port-Royal, Antoine Arnauld. Les auteurs parlent de « […] cette excellente règle, qu’il n’y a rien de beau, que ce qui est vray250 ». Le beau et le vrai ne font qu’un, il n’y a pas de beauté sans vérité.
11Cette vérité concerne les réalités aussi bien extérieure qu’intérieure. Toutes deux doivent se trouver en parfaite harmonie, comme le formule Marie-Angélique Arnauld : « C’est par l’interieur qu’il faut que l’exterieur soit formé251. » Face à la physiognomonie, la position des auteurs jansénistes et des artistes proches de cette doctrine diffère donc radicalement des conceptions défendues par Le Brun et les académiciens. Leur préoccupation principale n’est pas la peinture d’histoire et ses possibilités expressives, mais le portrait et sa véracité. De même, les catégories esthétiques n’entrent pas dans la pensée des jansénistes, plutôt initiateurs d’une sorte de contre-esthétique. Enfin, il n’est question ni de typologie ni d’approche scientifique, de même que les considérations anthropologiques ne jouent ici aucun rôle. Les racines de leur pensée sont exclusivement religieuses. L’intention des jansénistes n’est pas d’élaborer une classification physiognomonique telle que l’ambitionne Le Brun. Loin de vouloir montrer une correspondance entre caractéristiques extérieures et qualités morales du modèle, les portraits des artistes proches du jansénisme se concentrent sur l’apparence individuelle.
12C’est la démarche qu’adopte Philippe de Champaigne. Ses portraits, qui constituent comme une galerie de caractères variés (ill. 36), décrivent avec précision l’aspect extérieur du modèle et permettent sans nul doute au spectateur d’en reconnaître le tempérament. Ils font penser à la formulation d’Agnès Arnauld, qui préconise de « prendre les choses extérieures pour les intérieures252 ». Champaigne, toutefois, n’attribue pas aux différentes parties du visage une signification participant d’une grammaire physiognomonique, et ne pare jamais ses personnages des atours de l’Histoire ou de la mythologie. Il les montre comme ils sont, sans référence à leur rang social ou à leurs croyances. Conformément aux idées jansénistes, il recherche la vérité des visages, que rien ne vient distraire – ni fard, ni perruque. De manière générale, Champaigne privilégie le cadrage resserré. Et même si la position du modèle dans la société française se perçoit aisément, les œuvres du peintre transmettent avant tout une dimension humaine.
ill. 36 Philippe de Champaigne, Portrait d’homme, dit autrefois Robert Arnauld d’Andilly, vers 1650, huile sur toile, 91 × 72 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 1145

Crédit/Source : RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / photo : Adrien Didierjean, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010064799, www.photo.rmn.fr/archive/16-531983-2C6NU0A4CITPF.html
13Pour les représentants du jansénisme, le devoir absolu de vérité était l’unique justification du portrait et une condition sine qua non ; pourtant, leur rapport à ce genre artistique reste difficile à définir253. Le portrait, tout d’abord, était communément suspecté de vanité. Or il s’agissait de démentir cette accusation en faisant du portrait non pas un acte de transcription artistique, soit une représentation, mais la pure restitution d’une réalité. L’art s’efface ; d’une certaine façon, il se renie lui-même254. On connaît la remarque de Martin de Barcos à Jean-Baptiste Champaigne, selon laquelle le portrait de Philippe de Champaigne gravé par ce dernier « […] n’est pas son image, mais lui-même […] ; il semble que ce n’est pas un ouvrage de l’art, mais la nature […]255 ». Et c’est ce qui fait sa beauté.
14Ainsi, en dépit du scepticisme général, plusieurs représentants du jansénisme choisirent de se faire peindre – de préférence par Philippe de Champaigne256. Tous ces portraits frappent néanmoins par leur modestie, par un renoncement presque ostentatoire à tout ce qui pourrait les élever au-dessus d’une simple reproduction de la réalité. La beauté ne réside pas dans la sublimation du modèle, dans la pompe et le faste, tels que les déplorait entre autres Sorel, mais dans l’harmonie avec la nature.
15Aux yeux de Pierre Nicole, cependant, ces réflexions ne vont pas assez loin. Il condamne globalement le portrait comme une incarnation de l’égocentrisme, de la vanité, de l’arrogance – de comportements, donc, propres à l’homme et qu’il lui faut combattre. Cet argument, toutefois, n’est pas le seul avancé par Nicole, car le point de départ de sa fameuse lettre sur les portraits est certes le désir de l’homme de posséder une effigie de lui-même, mais aussi et surtout d’avoir l’image de quelqu’un d’autre afin d’en conserver le souvenir257. Or, comme toute apparence perceptible par les sens, l’apparence d’un homme est éphémère et, de ce fait, illusoire. L’âme, en revanche, est éternelle.
« Si donc la vraie charité des Chrétiens […] doit être si spirituelle, et si dégagée de toutes les formes exterieures du corps et de tout ce qui est l’objet des sens […] : ne doit-on pas avoir peu d’affection pour ces portraits qui ne peuvent représenter que cette forme de l’homme exterieur et charnel qui ne durera point, et qui […] tend toujours à sa destruction258 ? »
16À la représentation de l’aspect extérieur voué à la décrépitude, Nicole oppose un portrait intérieur :
« Si ces personnes ont une affection bien raisonnable et bien chrétienne, elles […] doivent se contenter qu’on leur laisse vivement empreinte dans le cœur l’image des bons exemples qu’on leur a donnés. C’est par cette image du mérite et de la vertu que l’on doit principalement vivre dans la mémoire et dans le cœur des personnes dont on est aimé. […] C’est un portrait que rien ne sauroit effacer, et auquel le tems ne doit apporter aucun détriment, comme il en apporte aux peintures materielles. C’est en cette maniere que les personnes parfaitement chrétiennes doivent se contenter d’être peintes. […] C’est cette impression interieure et spirituelle qui est leur vrai portrait […]259. »
Notes de fin
240 Robert Nanteuil, « Nanteuil, commençant le portrait en pastel de la reine Marie-Thérèse », dans id., 2016 (note 75), p. 14 ; également dans Adamczak, 2011 (note 75), p. 306.
241 Félibien, 1663 (note 151), p. 15-16.
242 Id., 1666-1688 (note 43), t. 5, 1688, 9e entretien, p. 202.
243 Ceriziers, 1645 (note 155), p. 8-10.
244 Jean-François Senault, L’Homme criminel, ou la Corruption de la nature par le péché, selon les sentimens de saint Augustin, Paris, chez la Veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1644, p. 477.
245 Agnès Arnauld à Élisabeth de Sainte-Agnès le Féron, 22 septembre 1668, dans Agnès Arnauld, Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction par M.P. [Armand-Prosper] Faugère, 2 vol., Paris, chez Benjamin Duprat, 1858, t. 1, p. 145.
246 Marie-Angélique Arnauld, Entretiens ou Conférences de la révérende mère Marie-Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port-Royal, Paris, chez Antoine Boudet, 1757, entretien du 27 août 1652 « Sur la pauvreté », p. 124 et suiv.
247 Jean du Verger de Hauranne, Lettres chrétiennes et spirituelles de messire Jean du Verger de Hauranne, abbé de S. Cyran, qui n’ont point encore été imprimées jusqu’à présent, s.l., J.-N. Belin, 1744, t. 2, p. 316.
248 Martin de Barcos à Jean-Baptiste de Champaigne, 28 octobre 1674, dans Correspondance de Martin de Barcos, abbé de Saint-Cyran, avec les abbesses de Port-Royal et les principaux personnages du groupe janséniste, Lucien Goldmann (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1956, p. 406.
249 Le texte latin de Pierre Nicole, publié en 1659 dans l’avant-propos de Epigrammatum delectus ex omnibus tum veteribus tum recentioribus poetis de Claude Lancelot, traduit en français par Germain de Lafaille et publié sous le titre Traité de la beauté des ouvrages de l’esprit, et particulièrement de l’épigramme, où l’on donne des règles certaines pour en connoître le vray et le faux, Toulouse, chez Guillaume-Louis Colomyez et Jerôme Posuël, 1689, p. 3.
250 Pierre Nicole et Antoine Arnauld, La Logique ou l’Art de penser contenant outre les règles communes plusieurs observations nouvelles propres à former le jugement, 2e éd. remaniée et augmentée, Paris, chez Charles Savreux, 1664, p. 360.
251 Marie-Angélique Arnauld, Lettres de la révérende mère Marie Angélique Arnauld, abbesse et réformatrice de Port-Royal, 3 vol., Utrecht, Aux dépens de la compagnie, 1742-1744, t. 1, 1742, lettres de 1635, p. 54.
252 Agnès Arnauld à Élisabeth de Sainte-Agnès le Féron, dans Arnauld, 1858 (note 245), p. 146.
253 Voir à ce sujet Louis Marin, « Masque et portrait. Sur la signification d’une image et son illustration au xviie siècle », dans Images et signification, Paris, La Documentation française, 1983 (Rencontres de l’École du Louvre), p. 163-179 ; id., « Imitation et trompe-l’œil dans la théorie classique de la peinture au xviie siècle », dans L’Imitation. Aliénation ou source de liberté ?, Paris, La Documentation française, 1984 (Rencontres de l’École du Louvre), p. 181-196 ; id., « Figurabilité du visuel. La Véronique ou la question du portrait à Port-Royal », Nouvelle Revue de psychanalyse, t. 35, 1987, p. 52-65 ; Sandrine Lely, « Les relations problématiques entre le jansénisme et la peinture au xviie siècle », dans Philippe de Champaigne ou la Figure du peintre janséniste. Lecture critique des rapports entre Port-Royal et les arts, Marianne Cojannot-Le Blanc (éd.), Paris, Nolin, 2011, p. 71-83.
254 Voir à ce sujet Marin, 1995 (note 105), p. 85-123.
255 Martin de Barcos à Jean-Baptiste de Champaigne, 15 avril 1676, dans [Martin de Barcos], « La critique d’art au xviie siècle. Lettres inédites relatives à Philippe et Jean-Baptiste de Champaigne », Augustin Gazier (éd.), dans L’Art. Revue bi-mensuelle illustrée, t. 51, 1891, p. 117.
256 Sur les liens de Philippe de Champaigne avec le jansénisme, voir cat. exp. Philippe de Champaigne et Port-Royal, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1995 ; Pommier, 1998 (note 26), p. 269-276.
257 Nicole, 1733 (note 173), p. 260-284, lettre 93, « Sur les portraits, et si l’on doit se laisser peindre ». Voir également à ce sujet Marin, 1983 (note 253), surtout p. 168-173.
258 Nicole, 1733 (note 176), p. 277.
259 Ibid., p. 281 et suiv.
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