1Au xvii^e siècle, indépendamment de la crise de légitimation qu’il traversait en tant que reproduction soi-disant facile de la réalité, le portrait jouit d’un engouement particulier en tant que moyen de distinction de classe dans une France caractérisée précisément par la mobilité sociale. Dans l’ennoblissement du portrait et les efforts pour dépasser la pure restitution du réel se rejoignaient les intérêts des commanditaires et des peintres. La vanité et le désir d’affirmer et de rehausser sa position au sein de la société par le truchement d’un portrait constituaient sans doute la préoccupation principale des commanditaires. Les artistes, de leur côté, aspiraient à démontrer leurs compétences et à s’approcher de la peinture d’histoire par l’accentuation des aspects artistiques, l’adjonction de riches décors et l’assimilation des modèles à des héros historiques ou mythologiques.

2On discerne plusieurs stratégies, qui pouvaient tout à fait être adoptées de conserve. Ainsi, dans son Iconographia, Anthonis van Dyck décline quasiment toutes les possibilités compositionnelles du portrait. Largement diffusées, ces gravures et eaux-fortes allaient aussi être étudiées attentivement par les portraitistes français.

3Une autre manière d’ennoblir le portrait consistait à mettre en relief sa fonction représentative. S’il n’était pas une invention du Grand Siècle, le « portrait d’apparat » n’en connut pas moins à cette époque un succès grandissant. Luxueux vêtements, fond de draperies opulentes, architectures aux colonnes majestueuses, accessoires soulignant le statut et la richesse du modèle, tous ces éléments faisaient du portrait plus que la simple reproduction d’une physionomie. C’était cet « apparat » qui devait conférer au portrait sa véritable signification. Les attributs allaient évoluer au cours du siècle, sans pour autant modifier le phénomène : ce type de portrait conserve la même forme depuis Pourbus le Jeune jusqu’à Largillierre et Rigaud89. Avec le temps, il allait aussi susciter un intérêt croissant dans les milieux extérieurs à la Cour (ill. 8).

ill. 8 Hyacinthe Rigaud, Jean-Baptiste Louis Laugeois d’Imbercourt, 1694, huile sur toile, 163 × 130 cm, collection particulière

4Au tournant du xvi^e au xvii^e siècle s’instaura, en particulier à la cour de France (mais pas seulement), une mode mettant en relation le modèle avec une figure de la mythologie ou de l’Histoire90. Ainsi, depuis les portraits de Diane de Poitiers, favorite du roi Henri II, les femmes aimaient à se faire représenter en déesse de la chasse (ill. 9) ; Minerve était également en vogue91. Les hommes préféraient les figures renvoyant à l’héroïsme ou aux activités guerrières. Louis XIII et son frère Gaston d’Orléans se firent portraiturer en Mars, mais Hercule était aussi fort prisé. Les commanditaires avaient libre choix. Certains personnages étaient néanmoins l’apanage du souverain, comme Zeus et Apollon, avec lequel Louis XIV fut comparé dès sa naissance. L’éventail des figures historiques était tout aussi large. Henri IV avait une prédilection pour César, alors que les hauts responsables militaires se présentaient volontiers sous les traits de valeureux soldats romains. Les gens pieux pouvaient aussi invoquer des figures hagiographiques. Parmi les multiples femmes et hommes éminents qui se montrèrent sous l’aspect de saints, on citera la veuve de Louis XIII, Anne d’Autriche, en sainte Hélène92.

ill. 9 Claude Deruet, Marie de Rohan-Montbazon, duchesse de Luynes, puis de Chevreuse, vers 1627, huile sur toile, 240,5 × 196 cm, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. 5550

5En dépit de sa popularité, ce type de portrait se heurta aussi à de violentes critiques. Le cardinal et évêque de Bologne Gabriele Paleotti – qui tenta, dans son Discorso intorno alle immagini sacre e profane (1582), de transposer en règles les décisions du concile de Trente relatives aux questions artistiques – était scandalisé que des gens eussent recours à des saints pour leur célébration personnelle. À ses yeux, il s’agissait là d’une corruption du sacré par le profane93. En France, la critique la plus retentissante émana du fameux écrivain Charles Sorel, qui condamna par principe le parallèle entre contemporains et personnages mythologiques ou historiques. Dans son ouvrage La Description de l’isle de portraiture, et de la ville des portraits (1659), il décrit la visite d’un voyageur à l’« isle de portraiture », dont la capitale – facilement identifiable à Paris – est dominée par une véritable manie du portrait. Chaque sous-catégorie possède sa propre rue. Sorel commence son parcours par la rue des portraitistes utilisant des accessoires historiques.

« La plus grande [rue], et la plus belle, estoit celle des peintres heroïques, où quantité de personnes entroient à dessein de se faire peindre ; car la pluspart de ceux qui avoient entrepris un si grand voyage, pour avoir le bonheur de se trouver dans l’isle de Portraiture, l’avoient fait par un excés de vanité et d’ambition, et par la croyance qu’ils avoient de meriter que leur memoire fust conservée eternellement aussi bien que celle des plus grands heros de l’Antiquité : mais ces messieurs les peintres heroïques faisoient fort les rencheries ; ils demandoient tant d’argent d’un portrait, qu’à peine l’original valoit-il autant94. »

6Dans une autre rue, notre voyageur remarque que la plupart des gens qui entrent dans les ateliers des peintres sont costumés.

« Ce qui me surprit le plus, fut d’y trouver encore quantité de personnes masquées. Je ne sçavois si c’estoit en ce lieu là le temps du Carnaval, ou s’il y duroit toute l’année ; […] mais j’appris bientost que tous ces gens là ne masquoient point par galanterie, et pour aller porter des momons quelque part, ny pour danser balet ; qu’au contraire tout leur soin estoit de faire croire qu’ils n’estoient point masquez95. »

7Les tableaux montrent les personnes telles qu’elles souhaiteraient paraître, et non comme elles sont vraiment. Les riches et nobles commanditaires se font représenter en héros ou en demi-dieux, mais sans disposer des qualités morales et des traits de caractère correspondants. Selon Sorel, les portraits historiés ou mythologiques n’ont donc rien de réel, et ne peuvent être qualifiés que de trompeurs et de mensongers96. Les références à l’Histoire et à la mythologie sont arbitraires et insignifiantes.

« Les portraits heroïques qui donnent des loüanges excessives à ceux qui n’en meritent aucune, font tort par ce moyen à tous les gens de vertu97. »

8En d’autres termes, dès l’instant où tout un chacun peut se faire représenter en Hercule ou en Diane, ces renvois perdent leur puissance suggestive.

9Dans ses Caractères (1688), Jean de La Bruyère stigmatisera ces pratiques avec une virulence comparable :

« [Les hommes] préfèrent une parure arbitraire, une draperie indifférente, fantaisie du peintre qui ne sont prises ni sur l’air, ni sur le visage, qui ne rappellent ni les mœurs ni la personne ; ils aiment les attitudes forcées ou immodestes, une manière dure, sauvage, étrangère, qui font un capitaine d’un jeune abbé, et un matamore d’un homme de robe ; une Diane d’une femme de ville, comme d’une femme simple et timide une amazone ou une Pallas ; une Laïs d’une honnête fille, un Scythe, un Attila, d’un prince qui est bon et magnanime98. »

10On peut illustrer les déclarations de Sorel et de La Bruyère par de nombreux portraits contemporains, tel Louis XIV et sa famille en dieux de l’Olympe de Jean Nocret (1670, ill. 10)99. Même si les travestissements iconographiques des personnages rassemblés ne sont sans doute pas fortuits, ils sont, en dernière analyse, interchangeables et font penser à la description satirique d’Oliver Goldsmith dans son roman The Vicar of Wakefield (1766), où tous les membres de la famille se cachent plus ou moins arbitrairement derrière des figures de référence mythologiques ou historiques.

ill. 10 Jean Nocret, Louis XIV et sa famille en dieux de l’Olympe, 1670, huile sur toile, 306 × 426,5 cm, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, inv. 2157

11Dans sa critique, Sorel aurait assurément exclu le souverain ; l’assimilation à des figures mythologiques semblait ici inopportune pour des raisons politiques. Ainsi, au début du siècle, dans son éloge de la statue équestre d’Henri IV sur le Pont-Neuf, Denis Le Conte refuse de mêler portrait du roi et figure mythologique, car les actions du roi, selon lui, sont uniques :

« Il n’appartient qu’a Iupiter de lancer le foudre, autre qu’Hercule ne peut mesurer cette carriere Olympienne, autre que luy ne peut bander cet arc. […] Que si nous entreprenons de representer ce grand Roy [Henri IV] comme un autre Alexandre, ne seroit ce pas une chose superfluë, et qui sembleroit apporter quelque déchet à sa gloire, et faire tort à sa grandeur100. »

12André Félibien, quant à lui, affirme au terme de sa description du tableau de Charles Le Brun, Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre (1663), qu’il est temps désormais de montrer les actions du roi et que ce serait diminuer ses mérites que de le comparer à un personnage historique – en l’occurrence, Alexandre101.