1L’art du portrait se trouvait donc face à un dilemme. D’un côté, nonobstant toutes les tentatives de compromis, seul s’était imposé l’argument selon lequel un portrait se devait d’être fidèle et ressemblant, sans quoi le genre risquait de perdre sa légitimité. En effet, quelle était l’utilité d’un portrait s’il ne montrait pas la personne qu’il prétendait représenter ? D’un autre côté, ce fut précisément l’argument qui entraîna sa dépréciation. Il se contentait, disait-on, de copier la réalité sans poursuivre une idée supérieure : « […] le Portrait est plutôt une exacte imitation qu’une veritable Composition45. » Il manquait à la reproduction servile un concept qui fît du tableau une véritable œuvre d’art et l’élevât au-dessus d’un travail artisanal. Ce jugement eut bien entendu des répercussions sur l’appréciation du portraitiste. Comment décrire, dès lors, sa place dans la France du xvii^e siècle ? Quelles connaissances devait-il posséder pour exercer son activité avec succès ?

2La littérature aborda à maintes reprises la question du statut de l’artiste, car ce statut était étroitement lié à la volonté des arts visuels d’être comptés parmi les artes liberales. Ces réflexions furent menées non seulement à propos du peintre d’histoire – dont la vaste culture ne devait le céder en rien à celle d’un homme de lettres ou d’un philosophe, et apparaissait précisément comme la condition préalable à son travail –, mais aussi à propos du portraitiste. Ainsi Roger de Piles s’efforça-t-il d’éloigner l’art des bas-fonds de l’artisanat en soulignant que l’artiste devait être d’ascendance noble, voire aristocratique. Selon lui, une naissance plus modeste n’assurait pas les conditions requises pour satisfaire les desseins supérieurs de l’art.

« […] s’il n’y a point d’Edit en France qui oste la liberté de peindre à ceux à qui la naissance a refusé un sang noble, du moins que l’Academie Royale n’admettra d’orenavant que ceux à qui toutes les bonnes qualitez et tous les talens necessaires pour la Peinture tiendront lieu de naissance46. »

3Ce postulat allait de pair avec l’idée que la grandeur et l’importance d’une personne ne pouvaient être décrites de façon adéquate que par un artiste évoluant dans le même milieu social que le modèle, comme le montre l’estampe d’Abraham Bosse où aucune marque sociale ne distingue l’artiste de l’homme élégant dont il est en train de peindre le portrait (ill. 1).

ill. 1 Abraham Bosse, Le Noble Peintre ou l’Atelier du peintre, vers 1642, eau-forte, 20,7 × 29,4 cm, Paris, Bibliothèque nationale de France, QB-201 (36)-Fol.

4La question sociale fut également abordée à plusieurs reprises dans des récits où l’on apprenait qu’un artiste avait refusé de vendre un tableau particulièrement réussi à un potentiel client de haut rang. En préférant le lui offrir, il se montrait l’égal d’un prince et prouvait qu’il ne travaillait pas dans le but d’une rétribution. Le système du don est un phénomène princier qui se distingue résolument de la forme bourgeoise du transfert de propriété dans le sens d’un échange de biens47. Toutefois, l’offrant n’était pas lésé, car il était en droit d’attendre un contre-don d’une valeur supérieure à son présent. La déclaration de ne pas travailler pour de l’argent devait souligner à la fois la distance sociale entre noblesse et bourgeoisie, et l’indépendance de l’activité artistique. Cet argument fut également avancé dans d’autres disciplines. C’est ainsi que Roger de Bussy-Rabutin justifia sa prétention à la charge d’historiographe du roi en arguant du fait qu’il n’avait pas besoin d’être rémunéré, à la différence des deux titulaires Nicolas Boileau et Jean Racine48. Et, selon l’abbé d’Aubignac, que les romanciers (bourgeois) fussent contraints de publier au plus vite leurs écrits pour des raisons financières expliquait la piètre qualité de leurs œuvres, car ces auteurs ne prenaient pas le temps de les laisser mûrir49.

5Anthonis van Dyck est probablement le portraitiste qui correspond le mieux à ces idées. Il s’était offert un train de vie qui n’avait rien à envier à ses commanditaires aristocratiques. Il entretenait presque une cour. Et même s’il n’était pas d’ascendance noble, Félibien n’en signale pas moins, dans la biographie de l’artiste, son origine respectable50. Il ne donnait certes pas ses portraits, mais il les vendait – comme cela fut constaté avec étonnement et peut-être aussi avec envie – à des prix exorbitants. L’exécution de portraits dans un contexte aussi prestigieux excluait cependant toute allusion à un travail artisanal51.

6L’Académie royale fondée en 1648 s’employa elle aussi à opérer une distinction sociale, lorsque Martin de Charmois, dans sa requête adressée au souverain, affirma de façon polémique qu’il fallait interdire aux membres de la corporation de portraiturer le roi52. Ils étaient tout au plus autorisés à peindre la porte de la basse-cour53. À ses yeux, le fait que la corporation réunisse artistes et peintres, y compris les peintres décorateurs, devait nécessairement en entraîner la disqualification. Les académiciens tenaient donc particulièrement à se distancier du monde bourgeois de la maîtrise, notamment à travers l’interdiction de faire le commerce de l’art. En effet, en tant que peintres du roi, ils jouissaient de privilèges qui les distinguaient du tiers état54.

7En dépit de ces considérations souvent exposées à grand renfort de rhétorique, la vie d’un portraitiste ordinaire était généralement plutôt prosaïque. Il était très rare qu’il rencontrât son commanditaire d’égal à égal. Sa clientèle était très hétérogène – depuis la bourgeoisie jusqu’au monarque –, ce qui le rendait d’autant plus difficile à situer socialement. Chaque catégorie sociale choisissait son portraitiste non seulement en fonction du prix à payer pour l’exécution d’un portrait, mais aussi selon l’objectif recherché et les qualités correspondantes attendues du peintre. On peut dire, en gros, que plus le statut social du commanditaire était élevé, plus éminent était le milieu auquel appartenait son portraitiste. À cela s’ajoutait la disparité entre les artistes de cour, auxquels se rattachaient les académiciens depuis la seconde moitié du siècle, et les membres de la corporation, qu’il est difficile de cerner. Le marché était alimenté en outre par des artistes itinérants, ainsi que par des ateliers à la production plus ou moins manufacturière.

8Pendant longtemps, la position du portraitiste dans le secteur le plus prestigieux de l’art – la représentation de cour – n’a guère retenu l’attention, même s’il paraissait évident que le privilège grandissant accordé à la peinture d’histoire, perceptible pour la première fois dans la galerie Médicis de Pierre Paul Rubens (1622-1625), ne pouvait rester ici sans incidence. Alors que le portrait – en particulier sous la forme sérielle d’une galerie – était auparavant l’instrument de représentation préféré des cours royales et princières, il perdit de plus en plus sa prééminence au fil du temps pour des motifs variés. Le signe le plus tangible de cette évolution fut le déclassement consécutif des portraitistes dans les nouveaux statuts de l’Académie royale de 1663, réservant désormais les fonctions dirigeantes et les postes de professeurs de l’institution aux seuls peintres d’histoire, évinçant par là même les artistes exerçant dans les autres genres, et spécialement les portraitistes55. Autrefois, ces fonctions étaient également occupées par les représentants des genres mineurs. La nouvelle mesure affecta Henri Beaubrun et Juste d’Egmont, qui faisaient partie des douze Anciens, ainsi que le membre fondateur Louis-Elle Ferdinand et les peintres Charles Beaubrun, François Le Maire et Pierre Rabon, admis par la suite56. Ce rabaissement des portraitistes ne s’effectua pas à l’improviste. Armenini constatait déjà à la fin du xvi^e siècle que le portrait était un genre mineur57. Et souvent des artistes se plaignaient de n’être engagés qu’en qualité de portraitistes. Pierre Paul Rubens, par exemple, écrit en novembre 1603 à Annibale Chieppio, secrétaire du duc de Gonzague, qu’il estime peu honorable de devoir exécuter des portraits à la cour des Gonzague, et que cette tâche requiert un grand investissement de temps et d’argent, « et tout cela pour travailler à des œuvres de genre infime à mon goût, et à la hauteur de talent de tous » (opere vili a mio gusto et communi a tutti)58.

9La modification des statuts en 1663 marqua en même temps la mainmise de la politique artistique royale sur l’Académie, dont les membres se virent attribuer en contrepartie de nombreux privilèges. Elle cimenta l’importance à la cour de France de la peinture d’histoire, dont les représentants occupèrent la fonction de « premier peintre du roi » durant tout le siècle59. Ces changements nécessitèrent également de définir la spécialisation des artistes dans les actes de l’Académie, ce qui avait rarement été le cas jusqu’à la fin des années 1650.

10La prééminence de la peinture d’histoire n’empêcha pas l’institution de constituer une galerie rassemblant les effigies de ses plus illustres membres, qui devaient être exécutées comme morceaux de réception par les portraitistes nouvellement admis60. Pour entrer à l’Académie, les portraitistes devaient livrer deux portraits de personnages parmi les plus remarquables. Comme ces derniers se montraient manifestement peu enclins à poser comme modèles, les responsables désignèrent des membres issus de leurs propres rangs. Des 95 peintres reçus entre 1651 et 1679, 23 étaient classés dans la catégorie des portraitistes ; entre 1680 et 1715, 74 peintres intégrèrent l’institution, dont 20 se réclamaient de l’art du portrait61. S’ajoutaient plusieurs artistes enregistrés comme représentants d’autres genres, bien qu’ils eussent surtout exercé dans le domaine du portrait. Dans les deux expositions du xvii^e siècle mentionnées plus haut, les portraitistes – de 20 % à 25 % des membres de l’Académie – fournirent de 30 % à 35 % des œuvres exposées, même s’il faut assurément prendre en compte le fait que les tableaux d’histoire sont généralement d’un format plus grand (et requièrent par conséquent un travail plus long) que les portraits. Si l’on considère que, l’année où fut fondée l’Académie, seuls 4 de ses 29 membres étaient des portraitistes, il apparaît clairement que leur importance s’est certes accrue quantitativement, mais que leur position au sein de l’institution a régressé.

11La dévalorisation des portraitistes et de la peinture de portraits n’altéra en rien la productivité ininterrompue du genre, y compris pour la Cour. En effet, même si le souverain misait essentiellement sur la peinture d’histoire pour sa célébration personnelle, il avait néanmoins (à l’instar d’autres membres de la Maison royale et de la haute administration) un fort besoin de portraits. Il n’était pas rare que les artistes dussent réaliser un grand nombre de répliques d’un même portrait, qui étaient ensuite envoyées à d’autres cours. Pour les portraits de particuliers aussi, il arrivait couramment que fussent exécutées plusieurs copies destinées à des membres de la famille ou à des amis, copies qui n’étaient pas nécessairement de la main de l’artiste (et de l’atelier) ayant peint l’original62.

12Cette évolution retracée à grands traits ne signifie pas que la peinture de portraits subissait une pression comparable à l’extérieur de l’Académie. Au contraire. Cependant, on ne dispose d’aucune information concrète ni d’aucun chiffre fiable sur les portraitistes de la maîtrise, notamment parce que celle-ci n’opérait pas de distinction entre les représentants des différents genres. De surcroît, il est probable que la spécialisation à l’intérieur de la corporation n’était pas aussi poussée qu’au sein de l’Académie. Alors que les portraitistes de l’Académie travaillaient principalement pour une clientèle de cour et de riches bourgeois parvenus, les membres de la maîtrise fournissaient sans doute avant tout la large bourgeoisie et les membres du clergé. Il semble qu’il y ait eu ici une forte demande, même si la remarque de Pierre Richelet sert sûrement un cliché. Selon lui, un portraitiste est quelqu’un

« […] qui s’applique seulement à faire des portraits, et qui y gagne de quoi bien faire boüillir son pot, parce qu’il n’y a point de bourgeoise un peu coquette et un peu à son aise qui ne veüille avoir son portrait63 ».

13Si l’on peut dire peu de chose sur le portraitiste en général64, on peut difficilement en dire plus sur sa formation65. L’enseignement à l’Académie royale était axé sur la peinture d’histoire, le point fort étant l’étude de la figure humaine, depuis les diverses parties du visage jusqu’à la tête entière, depuis les membres jusqu’à l’ensemble du corps. L’étude des yeux, du nez et des oreilles d’après des modèles graphiques ainsi que la construction de la tête sur la base de connaissances anatomiques étaient certainement utiles aux jeunes artistes pour représenter un visage, mais d’un piètre secours pour affronter les difficultés rencontrées par un portraitiste. Sa formation proprement dite – plus encore que pour le peintre d’histoire – s’effectuait vraisemblablement dans l’atelier d’un maître, où le jeune artiste était initié à la technique de la peinture et à l’usage des couleurs. L’enseignement de la peinture prodigué par l’Académie était sans doute peu différent de celui de la corporation (même après la création de sa propre académie). Pour le portraitiste, maîtriser la couleur, en particulier dans le rendu des carnations, était justement d’une importance capitale, peut-être même plus que pour le peintre d’histoire dont la préoccupation principale était la composition, mise en place au moyen du dessin.