16. Ce que le portrait ne montre pas : les dents du modèle
p. 163-167
Texte intégral
1Si l’on compare les portraits français du xviie siècle avec ceux des siècles ultérieurs, ou même avec les images actuelles, on est frappé – au-delà de toutes les disparités stylistiques – par deux grandes différences : les modèles n’expriment pas de sentiments ; surtout, ils ne rient pas et, par conséquent, ne montrent pas leurs dents. Si ces deux constatations sont liées, car le rire (contrairement au sourire) suppose d’ouvrir la bouche, elles ne sont pas nécessairement attribuables aux mêmes causes.
2Le rire était lié dans une large mesure au contexte social. Plus le milieu auquel on appartenait était élevé, plus le rire était contrôlé et réprimé, et plus l’hilarité rabelaisienne semblait inconvenante et blâmable305. Baldassare Castiglione était convaincu que le rire fait partie de la nature humaine. Pourtant, selon lui, un homme de cour doit en éviter les formes vulgaires. Il écrit ainsi dans son Livre du courtisan (Il Libro del cortigiano, 1528), cité ici d’après la traduction française de 1538 :
« […] il n’est pas touiours convenable au Courtisan de faire rire, ny en celle maniere que font les yvrongnes, les folz, les sotz, les nyais, et mesmement les buffons.
[…] il fault estre prudent […] et ne venir point iusques a la buffonnerie, ne sortir des limittes. […] il ne seroit poit convenable a ung gentilhomme faire ung visage plorant, riant […]306. »
3Ce jugement fut adopté par tous les auteurs des xvie et xviie siècles qui décrivent les codes comportementaux, en particulier du courtisan, et pas uniquement en France. Quiconque souhaite accéder à un rang supérieur doit réprimer tout rire spontané, éclatant et sonore. Dans son Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens (1671), Antoine Courtin explique :
« Il est de même tres-mal seant quand on rit de faire grands éclats de rire, et encore plus de rire de tout, et sans sujet307. »
4Le physicien Laurent Joubert avance des arguments tout à fait similaires dans son Traité du ris (1579). Mais quand il décrit
« […] la bouche applatie, des laivres jolyment retirees […] le manton raccourcy, elargy, et un peu anfoncé. Tout cecy est an la moindre Risee […]308 »,
5il s’agit moins ici d’un rire que d’une manifestation maîtrisée, d’un sourire qui ne laisse pas apparaître les dents. L’auteur ne décrit pas le rire spontané, bouche ouverte309. Celui-ci est non seulement inesthétique et socialement proscrit, mais aussi dangereux. Joubert signale ainsi le risque de mort – certes faible – que peut entraîner un rire à gorge déployée310. Et, vers le mitan du xviie siècle, Cureau de La Chambre met encore en garde contre d’éventuels dommages pour la santé et évoque lui aussi la possibilité d’une issue mortelle311.
6Le verdict concernait le rire, spécialement sous sa forme grossière, mais aussi tous les affects soi-disant vils et violents que l’homme se devait de dominer. Ainsi, dans son Oráculo manual y ate de prudencia (1647), surtout adressé aux membres des classes supérieures et cité ici d’après la première traduction française d’Abraham-Nicolas Amelot de La Houssaie (1684), le jésuite Baltasar Gracián écrit :
« L’homme qui ne se passionne jamais. C’est la marque de la plus grande sublimité d’esprit, puisque c’est là que l’homme se met au-dessus de toutes les impressions vulgaires. Il n’y a point de plus grande seigneurie que celle de soi-même, et de ses passions. C’est là qu’est le triomphe du franc-arbitre. Si jamais la passion s’empare de l’esprit, que ce soit sans faire tort à l’emploi, surtout si c’en est un considerable. C’est le moyen de s’épargner bien de chagrins, et de se mettre en haute réputation312. »
7Le contrôle des affects était un instrument de différenciation sociale, il distinguait les représentants des milieux aristocratiques du menu peuple313. Le rire n’était pas d’une nature unique, mais changeait – du moins à en croire André Félibien – en fonction du rang social314.
8Or la réprobation du rire dans les couches supérieures de la société était également liée au fait qu’un rire éclatant rendait les dents visibles. Érasme de Rotterdam mentionne ce lien dans son manuel de savoir-vivre De civilitate morum puerilium (1530) et souligne en outre l’aspect animalesque des dents montrées :
« […] ceste maniere et façon de rire qui esmeut tout le corps […] n’est honneste et decente à aucun eage […] : C’est aussi chose deshonneste de rire en hennissant, comme il n’est pas decent et seant de rire en eslargissant la bouche ; et en retirant les ioües, et descouvrant les dents, car proprement c’est un ris de chien […]315. »
9Il semble donc que le fait de montrer ses dents ait été jugé plus indécent encore que le rire impulsif. Même lorsque des artistes représentent des personnages bouche ouverte, on ne voit pas les dents. On sait que Louis XIV avait une dentition catastrophique et qu’il avait perdu toutes ses dents à un âge relativement jeune, sort sans doute partagé par nombre de ses contemporains316. Cependant, cette observation n’explique pas à elle seule l’invisibilité des dents – du moins dans le portrait.
10Leur absence dans les œuvres artistiques va de pair avec un singulier manque d’intérêt à leur égard dans les dictionnaires du xviie siècle. Dès lors, on ne sera pas surpris que l’article « Dent » du Dictionnaire de l’Academie françoise (1694), encore à la fin du siècle, commence par évoquer celle des animaux : « Petit os qui tient à la maschoire de l’animal et qui luy sert à mascher317. » Que l’homme possède également des dents ne s’apprend qu’en parcourant les articles suivants. Dans son Dictionnaire des arts et des sciences, Thomas Corneille reprend la définition du dictionnaire de l’Académie, sans toutefois mentionner les mots-clés relatifs à la dentition humaine318. Seul Antoine Furetière, dans son Dictionnaire universel (1690), fournit des informations plus détaillées sur les dents humaines, mais après avoir parlé lui aussi de celles des animaux au début de sa notice319. Apparemment considérées comme le propre des animaux, les dents étaient associées à un niveau de civilisation inférieur et aux basses couches sociales. Elles n’entraient même pas dans le champ de vision des sciences médicales. Les traités imprimés sur la médecine dentaire n’apparaissent qu’au xviiie siècle. Et même si l’article « Dentifrice » figure dans les trois dictionnaires, révélant que cette pâte et la brosse à dents étaient déjà en usage, les dents étaient dédaignées.
11Les dents sont animales. L’homme en possède certes à l’instar des bêtes, mais il aspire précisément à s’en démarquer afin de souligner sa supériorité. Quand les dents apparaissent dans l’art, que ce soit dans un rire ou une grimace, elles indiquent une partie prétendument inférieure de la société humaine, moins civilisée, voire primitive, et trouvent donc leur place essentiellement dans la peinture de genre rattachée au tiers état320. Dans les illustrations de la théorie des passions de Charles Le Brun, les dents sont représentées uniquement dans le cas de figures ayant perdu le contrôle d’elles-mêmes, dans des situations d’effroi, de douleur, de colère, de désespoir, de peur – ou d’hilarité. Pour les affects à connotation positive, impliquant une maîtrise de soi, les dents sont occultées, même lorsque la bouche est ouverte et devrait les laisser voir (ill. 40, 27)321.
ill. 40 Charles Le Brun, Le Rire : tête vue de face, vers 1668, pierre noire, plume et encre noire, sur papier blanc jauni et taché, 11,6 × 10,7 cm, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 28342 recto

Crédit/Source : Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / photo : Martine Beck-Coppola, https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020206720, www.photo.rmn.fr/archive/12-505043-2C6NU0W0C74N.html
12Les dents sont absentes des portraits. Il semble toutefois exister une exception à la règle : le portrait de la Brinvilliers par Le Brun (ill. 26). L’empoisonneuse découvre ses dents et trahit ainsi la dimension bestiale de ses actes, son inhumanité. Il est probable, au demeurant, qu’elle ne se soit pas laissé portraiturer de son plein gré.
Notes de fin
305 Sur ce qui suit, voir également Dominique Bertrand, Dire le rire à l’âge classique. Représenter pour mieux contrôler, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1995, p. 87-134 ; Quentin Skinner, « Hobbes and the Classical Theory of Laughter », dans id., Visions of Politics, t. 3, Hobbes and Civil Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 142-176 ; Eckart Schörle, Die Verhöflichung des Lachens. Lachgeschichte im 18. Jahrhundert, Bielefeld, Aisthesis, 2007, p. 51-62 ; Colin Jones, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 28-38.
306 Baldassare Castiglione, Le Courtisan. Nouvellement reveu et corrige, [Lyon], chez François Juste, 1538, fol. 108r/v, fol. 111r.
307 Antoine Courtin, Nouveau Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnestes gens, Paris, chez H. Josset, 1671, p. 66.
308 Laurent Joubert, Traité du ris, Paris, chez Nicolas Chesneau, 1579, Dédicace à Marguerite de Valois, [p. XII].
309 Voir Jones, 2014 (note 305), p. 31.
310 Joubert, 1579 (note 308), p. 129-134 et p. 345-352.
311 Marin Cureau de La Chambre, Les Characteres des passions, 5 vol., Paris, chez Pierre Rocolet et Pierre Blaise, 1640-1662, t. 1, 1640, p. 226 et suiv.
312 Baltasar Gracián, L’Art de prudence, Jean-Claude Masson (éd.), Paris, Payot & Rivages, 1994, p. 37, chap. 8.
313 Voir également à ce sujet Thomas Kirchner, Les Reines de Perse aux pieds d’Alexandre de Charles Le Brun. Tableau manifeste de l’art français du xviie siècle, trad. Aude Virey-Wallon, Paris, Maison des sciences de l’homme (coll. « Passerelles »), 2013, p. 74-84.
314 Félibien, 1666-1688 (note 43), t. 3, 1679, 6e entretien, p. 221.
315 Erasmus von Rotterdam, La Civilité morale des enfans, trad. Claude Hardy, Paris, chez Jean Sara, 1613, p. 17.
316 Voir Jones, 2014 (note 305), p. 17-28.
317 Le Dictionnaire de l’Academie françoise, 2 vol., Paris, chez la Veuve de Jean Baptiste Coignard et Jean Baptiste Coignard, 1694, t. 1, p. 314, article « Dent ».
318 Thomas Corneille, Dictionnaire des arts et des sciences, 2 vol., Paris, chez la Veuve de Jean Baptiste Coignard et Jean Baptiste Coignard, 1694, t. 1, p. 309, article « Dent ».
319 Furetière, 1690 (note 21), t. 1, n.p., article « Dent ».
320 Voir Martial Guédron, L’Art de la grimace. Cinq siècles d’excès de visage, Paris, Hazan, 2011.
321 Le Brun, 1698 (note 223) ; voir également les dessins de Le Brun relatifs aux affects, dans Beauvais, 2000 (note 178), p. 548-570, cat. 1966-2028.
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