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Heurs et malheurs du portrait dans la France du XVIIe siècle

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Thomas Kirchner

1. Introduction

Texte intégral

  • 1 Ces informations figurent déjà dans d’autres ouvrages. Outre les études monographiques consacrées à (...)

1La présente étude se veut une histoire un peu différente du portrait dans la France du xviie siècle. Elle s’intéresse aux discours autour du portrait, qu’il soit de nature textuelle ou artistique. L’objectif est de dégager les aspects essentiels d’un débat extrêmement complexe et animé, et souvent négligé, concernant le genre artistique sans doute le plus fécond de l’époque. Il ne s’agit donc pas d’une histoire générique classique, qui commencerait par la renaissance des arts – et en particulier du portrait – après les guerres de Religion, et finirait avec les grands portraitistes du tournant du xviie au xviiie siècle, Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud. Seront laissées de côté les considérations relatives au style et aux grandes lignes de l’évolution du portrait, de même que la distinction entre les différents types – portrait d’époux, de famille, d’érudit, autoportrait… –, ou encore les questions de format ou de médium (peinture, gravure, médailles, etc.). De célèbres peintres n’apparaîtront pas, ou du moins pas à l’aune de leur influence pour l’art du portrait1. Cette approche n’engendrera peut-être pas une histoire du portrait cohérente en soi, mais il demeure l’espoir de rendre ainsi justice à l’importance et à la richesse de ce genre fréquemment sous-estimé par les historiens de l’art.

2Les présentations de l’art français du xviie siècle se concentrent en général sur la peinture d’histoire et sur son évolution en tant que genre suprême. Il n’est pas rare, dans ce contexte, que le portrait soit relégué au second plan. Les raisons en sont sûrement à chercher dans le xviie siècle lui-même, car le Grand Siècle – et surtout son institution artistique capitale, l’Académie royale de peinture et de sculpture fondée en 1648 – a transmis à la postérité (mais aussi aux contemporains) une image plaçant la peinture d’histoire au cœur de toutes les réflexions théoriques et de tout travail artistique. On s’inscrivait ainsi dans le sillage de la théorie artistique italienne et de son père fondateur, Leon Battista Alberti, qui tenait la transposition d’un récit en image pour le sommet de l’art, et non la représentation d’une personnalité humaine, par exemple, comme on aurait pu également le supposer.

  • 2 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, texte établi, traduit et commenté par J.-M. Croisil (...)

3Cela est tout à fait singulier, car – à en croire Pline l’Ancien et son Histoire naturelle – c’est le portrait qui fut à l’origine de la peinture, et même de l’art2. La fille du potier Debutades (ou Butadès) aurait dessiné le contour du visage de son amant projeté sur le mur pour en conserver le souvenir en son absence. Son père réalisa ensuite un relief d’après cette esquisse. Les deux arts – la peinture et la sculpture – doivent donc leur existence au portrait. Le second mythe de la naissance de l’art du portrait est associé à la régénération présumée des arts, à la Renaissance, au xve siècle. Au début se situe à nouveau le portrait. Dans aucune autre activité artistique n’apparut aussi tôt l’intérêt pour l’individu humain, pour la reproduction de la réalité extérieure. Le portrait introduisit en outre le processus de différenciation des catégories artistiques – compositions historiques, scènes de genre, paysages, natures mortes – avant même la peinture d’histoire. On ne saurait dès lors mettre en question le droit d’aînesse du portrait, ni contester qu’il fut probablement le domaine le plus fructueux de l’art.

4Il n’en demeure pas moins que le portrait perdit rapidement du terrain au cours du xviie siècle. Le phénomène est particulièrement net à l’Académie royale, dont le premier communiqué officiel, la fameuse introduction d’André Félibien aux Conférences de l’année 1667, attribue un rang plutôt secondaire à la peinture de portraits :

  • 3 André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, (...)

« Et comme la figure de l’homme est le plus parfait ouvrage de Dieu sur la terre, Il est certain aussy que celuy qui se rend l’imitateur de Dieu en poignant des figures humaines, est beaucoup plus excellent que tous les autres. […] Neantmoins un Peintre qui ne fait que des portraits, n’a pas encore atteint cette haute perfection de l’Art, et ne peut pretendre à l’honneur que reçoivent les plus sçavans. Il faut pour cela passer d’une figure à la representation de plusieurs ensemble ; il faut traiter l’histoire et la fable3. »

  • 4 À l’exception de la conférence de Guillet de Saint-Georges Sur le « Portrait du Roi » de Henry Test (...)

5Le primat de la peinture d’histoire postulé par la hiérarchie des genres de Félibien et la disqualification concomitante du portrait trouvèrent un écho immédiat dans la série de conférences qui suivirent, à travers lesquelles l’Académie s’employa à élaborer une théorie française de l’art conformément à la tâche que lui avait assignée l’administration royale. Le portrait ne fut pas pris en compte dans ces discours4.

6Pour justifier la valorisation de la peinture d’histoire étaient invoquées non seulement les compétences techniques soi-disant supérieures que requérait la restitution d’un épisode historique ou mythologique, mais aussi la proximité du « grand genre » avec la littérature et les sciences, sa fonction pédagogique, sa capacité à transmettre un message moral et son efficacité politique. Or toutes ces caractéristiques s’appliquaient également au portrait. Si la peinture d’histoire s’inspirait de la tragédie et de l’épopée, le portrait artistique trouvait de multiples parallèles dans le portrait littéraire ou, de façon plus générale, dans sa forme écrite. De même, les discussions autour de la physiognomonie, en passe de s’établir comme discipline scientifique, revêtaient pour le portrait une grande importance, car elle tentait de répondre à la question philosophique et théologique fondamentale de la relation entre le corps et l’âme. Les théologiens, de leur côté, ne voyaient pas uniquement dans le portrait un témoignage négatif de la vanité des hommes, mais aussi une forme de respect envers la création divine. Il convient en outre de considérer son rôle dans l’historiographie, de même que sa portée dans le contexte de l’éducation princière et de la représentation politique. Enfin, les auteurs qui s’intéressèrent au portrait n’eurent de cesse de souligner les difficultés posées à l’artiste par l’exécution d’un portrait et d’évoquer les facultés nécessaires pour les surmonter.

  • 5 Voir Emmanuel Coquery, « La fabrique du portrait », dans cat. exp. Nantes / Toulouse, 1997 (note 1) (...)

7Ainsi, nonobstant le succès de la peinture d’histoire, le portrait continua à posséder une signification majeure, en particulier au sein d’une société qui se distinguait par une mobilité sociale inconnue jusqu’alors. L’ancienne noblesse d’épée cédait de plus en plus le pas à une nouvelle aristocratie, la noblesse de robe, et à la haute bourgeoisie. Le portrait offrait précisément ici la possibilité d’étayer son propre rang, de conserver un statut transmis de génération en génération ou de faire valoir ses prétentions à une nouvelle position sociale. Par conséquent, même à la Cour, cet art ne perdit pas de son importance, bien au contraire. On observe même dans la seconde moitié du siècle une augmentation sensible du prix des portraits5.

  • 6 « Arrest du Conseil portant injonction à tous les Peintres du Roy de s’unir à l’Académie, revoquant (...)

8La prédilection pour la peinture d’histoire est un processus qui s’étira sur l’ensemble du siècle et s’acheva pour une large part avec les Conférences. Un processus qui se déroula essentiellement dans le contexte de la Cour, et par conséquent dans le cadre de la politique artistique royale, à laquelle participaient aussi les membres de l’Académie, qui acquirent à partir de 1663 le privilège d’exécuter toutes les commandes royales6 : galerie Médicis, cycle d’Alexandre, galerie des Glaces, pour ne citer que les exemples les plus prestigieux de l’intérêt porté par le pouvoir à la peinture d’histoire. Ce processus, pourtant, ne fut pas exempt d’entorses ni de contradictions. Ainsi, la très ambitieuse galerie Médicis fut suivie à peine quelques années plus tard par la non moins ambitieuse galerie des Hommes illustres au palais du cardinal de Richelieu, peinte sous la forme traditionnelle d’une galerie de portraits.

  • 7 Voir Le Livret de l’exposition faite en 1673 dans la cour du Palais-Royal, réimprimé avec des notes (...)
  • 8 Collection des livrets des anciennes expositions depuis 1673 jusqu’en 1800, 13 vol., Paris, Liepman (...)

9Même si le rôle éminent accordé à la peinture d’histoire doit être mis en rapport avec la représentation louis-quatorzienne et l’Académie royale, il ne saurait être limité à ce contexte. Cette évolution se dessina aussi en dehors de la Cour, principalement sous l’influence de la théorie artistique et de l’art italiens. Quand bien même l’Académie se refusa à prendre en considération le portrait dans l’élaboration de sa théorie et ne transmit aucun document à la postérité susceptible de prouver la tenue de débats consacrés à ce genre, il est fort probable que de telles discussions eurent lieu. Au fond, de nombreux membres de l’institution vivaient de la peinture de portraits, activité dont les deux expositions des académiciens organisées au xviie siècle nous fournissent au moins une vague idée. Dans la première exposition, présentée en 1673 dans la cour du Palais-Royal, étaient montrés, à côté des tableaux d’histoire, surtout des portraits7. Parmi les 115 peintures, 42 représentaient des scènes historiques et 37 des portraits, auxquels il faut encore ajouter trois effigies du roi et de la reine. Et lors de la seconde exposition, en 1699, essentiellement dédiée aux œuvres exécutées sur commande royale, 125 des 226 peintures relevaient du grand genre et 64 de l’art du portrait (plus une effigie royale)8.

10Il s’agit par conséquent de corriger une image façonnée, en définitive, par le Grand Siècle lui-même et de reconstituer une discussion animée autour du portrait, qui se déroula au sein de l’Académie et surtout en dehors de ses murs. Divers concepts plus ou moins élaborés se concurrençaient, mais dialoguaient aussi entre eux. D’une remarquable cohérence, les réflexions émanant des cercles jansénistes et des moralistes proches de ce mouvement enrichirent durablement les débats. Tandis que les académiciens établissaient un concept exhaustif et détaillé de peinture d’histoire, les jansénistes et leurs partisans artistes et gens de lettres procédaient de même pour le portrait.

Notes de fin

1 Ces informations figurent déjà dans d’autres ouvrages. Outre les études monographiques consacrées à une série de portraitistes, il convient surtout de citer ici, pour le règne de Louis XIV, le cat. exp. Visages du Grand Siècle. Le portrait français sous le règne de Louis XIV, 1660-1715, Emmanuel Coquery (éd.), Nantes / Toulouse, 1997-1998, Paris, Somogy, 1997, qui analyse cette époque de manière exemplaire. Un panorama général, comme celui dressé pour le xvie siècle par Louis Dimier, Histoire de la peinture de portrait en France au xvie siècle. Accompagnée d’un catalogue de tous les ouvrages subsistant en ce genre de crayon, de peinture à l’huile, de miniature, d’émail, de tapisserie et de cire en médaillons, 3 vol., Paris, G. Van Oest & Cie, 1924-1926, n’existe pas pour le xviie siècle et ne semble d’ailleurs guère possible. Sur le portrait gravé, voir Thomas Head Thomas, French Portrait Engraving of the xviith and xviiith Centuries, Londres, G. Bell and sons, 1910.

2 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, texte établi, traduit et commenté par J.-M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 101.

3 André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture pendant l’année 1667, Paris, chez F. Léonhard, 1668, Préface, [p. XV].

4 À l’exception de la conférence de Guillet de Saint-Georges Sur le « Portrait du Roi » de Henry Testelin du 6 octobre 1691. Toutefois, les réflexions de l’auteur ne concernent pas le portrait en tant que genre artistique, mais plutôt la concurrence entre les médiums : Guillet de Saint-Georges, « Sur le “Portrait du Roi” de Henry Testelin (1667) », dans Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, t. 2, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2008, p. 409-417.

5 Voir Emmanuel Coquery, « La fabrique du portrait », dans cat. exp. Nantes / Toulouse, 1997 (note 1), p. 157-160.

6 « Arrest du Conseil portant injonction à tous les Peintres du Roy de s’unir à l’Académie, revoquant à cet effet leurs brevets. Du 8 Février 1663 », dans Louis Vitet, L’Académie royale de peinture et de sculpture. Étude historique, Paris, Michel Lévy frères, 1861, p. 255. Cette décision fut entérinée par le Parlement en 1668 ; voir « Arrest du Parlament portant deffenses à toutes personnes de prendre qualité de Peintre du Roy. Du 22 Décembre 1668 », ibid., p. 275 et suiv.

7 Voir Le Livret de l’exposition faite en 1673 dans la cour du Palais-Royal, réimprimé avec des notes et suivi d’un essai de bibliographie des livrets et des critiques de salons depuis 1673 jusqu’en 1851, Anatole de Montaiglon (éd.), Paris, J.-B. Moulin, 1852. Voir également à ce sujet Stéphane Loire, « Le Salon de 1673 », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1992-1993, p. 31-68.

8 Collection des livrets des anciennes expositions depuis 1673 jusqu’en 1800, 13 vol., Paris, Liepmannssohn et Dufour, 1869-1872, t. 2, Exposition de 1699.

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