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Penser l'avenir

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Centre de prospective générale

Travaux menés sous la présidence de Francis Gutmann

La Méditerranée 2050, réflexions sur un champ de ruines

Jean-François Daguzan

Texte intégral

« Fluctuat nec … ? »

1Cette étude prospective sur l’avenir de la Méditerranée se caractérise par le fait qu’il n’y a qu’un scénario prévisible à un horizon 2050 : le scénario noir. Or, 2050, c’est demain.

  • 1 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, Panoramas géostratégiques, humains et éco (...)

2La démarche classique de la prospective est de partir d’une situation théorique à moyen ou long terme et de dérouler à rebours les éléments, leur dynamique et les suites logiques ayant permis l’émergence de cette situation. Dans le modèle prospectif traditionnel, on propose, le plus souvent, trois types de scénario (positif, moyen, dégradé) qui, généralement, donnent la ligne médiane comme ligne du probable et de la raison1.

  • 2 <https//www.magazine-decideurs.com/news/o-appert-ifri-l-approche-catastrophique>.

3Or, même si nous adhérons à la position d’Olivier Appert qui dit que « l’approche catastrophiste nuit à la rationalité du débat2», à regarder l’avenir de la Méditerranée à cet horizon accessible, aucun élément objectif ne permet d’envisager une évolution positive des conditions de vie politique, économique, sociale et écologique à moyen et long terme ni un environnement pacifié dans cette zone du monde. Nous allons dire pourquoi.

  • 3 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, op. cit., p. 224.
  • 4 N.B. : Notre Méditerranée est une Méditerranée élargie. Par nécessité stratégique, elle s’étend aux (...)

4De 1960 à 2010, les analystes de la question méditerranéenne, dont l’auteur de ces lignes qui a passé une partie de sa vie à noircir des pages sur le sujet, se sont inscrits dans une démarche plutôt positive. De fait, si l’on pouvait être inquiet de la dégradation actuelle ou prévisible de certains facteurs, il était possible d’envisager un rééquilibrage par l’amélioration sensible des autres. Désormais, aucune véritable lueur d’espoir ne semble apparaître sur les rives Sud et Est alors même que la rive Nord va demeurer en situation de grande fragilité. Cette perception était déjà sensible il y a dix ans : « En matière d’avenir, rien n’est vraiment souriant pour les pays de la région. » notait les auteurs de Méditerranée 2030, avant même les grands mouvements tectoniques3. Depuis cette date, tous les marqueurs de crise se sont dégradés4.

Le désastre de 2050

5En 2050, de 600 à 700 millions d’habitants vivront autour de la Méditerranée. De cette population, la moitié sera établie sur le littoral. Cette population sera affectée par des problèmes d’accès aux besoins primaires de base, sur les rives Sud et Est (logement décent, éclairage public, accès à l’administration, à l’éducation et à la sécurité) et sera confrontée à de très graves problèmes de pénurie d’eau. Par ailleurs, cette littoralisation exacerbée aggravera de façon intense la pollution de la mer elle-même. Cette pénurie chronique touchera également la rive Nord. Plusieurs pays européens seront en situation de stress hydrique aggravé (Espagne, Sud et Ouest de la France, Italie, Grèce) sans parler des îles. La dégradation hydraulique aura affecté les productions agricoles locales déjà malmenées. La plupart des pays du Sud et de l’Est (hormis la Turquie et partiellement Israël) seront obligés d’importer l’essentiel d’une alimentation de base dont la cherté retombera sur la population. Pour les pays producteurs d’hydrocarbures, la diminution progressive mais significative de la rente n’aura pu permettre de maintenir les niveaux de subvention des produits de base des époques fastes.

6La situation démographique placera les populations dans une situation paradoxale où les familles seront obligées d’assumer des aînés de plus en plus nombreux et de plus en plus vieux alors que les jeunes générations n’arriveront plus à sortir du cocon familial et ne pourront plus se marier faute de travail et de logement.

7Depuis la crise du Covid-19 qui s’est étalée sur cinq ans et s’est poursuivie de deux autres pandémies, les investissements étrangers ont fui la rive Sud alors que les troubles sociaux et les questions de mauvaise gouvernance en rendaient un retour difficile.

8Sur la frange sahélienne, l’effet conjugué de la poussée démographique massive de pays comme le Mali et le Niger et de l’existence de plusieurs émirats autoproclamés a conduit à une double pression migratoire : d’abord sur les pays riverains du Sud, puis sur la rive européenne.

  • 5 Voir notre article, « Armées et sociétés dans le monde arabe : entre révolte et conservatisme », in(...)
  • 6 « Le mot veut dire un groupement, un ensemble, un agglomérat de gens et pas forcément unis par la r (...)
  • 7 Voir notre ouvrage, La fin de l’État-Nation? De Barcelone à Bagdad, CNRS Éditions, Paris, 2015.

9Au plan politique, si la plupart des pays siègent encore à l’ONU, les modèles d’États-Nations issus de la décolonisation ont été fortement remis en cause. La Libye s’est partagée en diverses entités en compétition/coopération – certaines prenant la forme de villes-États sur le modèle du Moyen Âge ou de la Renaissance. D’autres se sont cristallisés en États-garnisons (Garrison States) mélangeant régimes militaires et autoritarisme islamique (sur le modèle du Pakistan des années 1980)5 la Turquie n’a pas échappé à ce schéma. D’autres, sur le modèle syrien ont dérivé en État « Taïfa » où la légitimité démocratique a été remplacée par l’allégeance à un ou plusieurs groupes dominants (tribus, groupes de solidarité économique, etc.6) Ces formes, proches du modèle médiéval, seront concurrencées par la poussée du quatrième totalitarisme mondial, l’islamisme politique révolutionnaire7.

10Cette situation impacte fortement l’Afrique du Nord. Le conflit du Sahara occidental se retrouve à nouveau au cœur des concurrences politiques locales alors que le djihadisme saharo-sahélien introduit par capillarité une nouvelle variable dans ce qui était autrefois une simple confrontation des puissances.

  • 8 On part de l’hypothèse que l’Iran n’a pas franchi le seuil nucléaire mais que la situation a dégéné (...)

11Les États du Golfe qui avaient joué un rôle d’influence, voire d’acteurs-gladiateurs dans cette partie du monde en raison de leurs moyens financiers illimités, jusqu’en 2030, ont vu cette influence diminuer. D’une part leur alliance avec Israël dans la guerre larvée contre l’Iran les a largement coupés de leurs liens avec les pays d’Afrique du Nord, y compris le Maroc ; d’autre part la montée des troubles sociaux et politiques sur place, liée entre autres à la crise hydraulique massive que connaît le Golfe depuis vingt ans, les a empêchés de déployer leur stratégie comme par le passé8. La confrontation d’une jeunesse très nombreuse et frustrée se heurte aux forces conservatrices arcboutées sur leur vision du monde et leurs privilèges.

12L’influence déjà faible de l’Union européenne (UE) sur les rives Sud et Est a continué de se dégrader. Les pandémies mondiales successives ont freiné, à plusieurs reprises, son redécollage ; ce qui a entraîné un repli global sur le pré-carré européen, renforcé par la pression migratoire accrue depuis de nombreuses parties du monde : Afrique/Méditerranée, certes mais aussi Asie du Sud-Ouest (Continent indien et Afghanistan). En son sein, certains États sont particulièrement affaiblis en raison de situation d’irrédentismes locaux. Ainsi la déclaration d’indépendance de la Catalogne, refusée par l’Espagne, a créé une situation insurrectionnelle de longue durée dans la péninsule. En France, les ruptures politico-sociales, sensibles depuis la crise des gilets jaunes, la multiplication des attentats et la situation économique tendue en permanence ont créé un mille-feuilles social et identitaire très difficile à recoudre et ont réduit sa capacité historique de projection internationale même si le pays demeure encore militairement capable d’intervention sporadique hors de ses frontières.

13Au plan international, l’UE a continué de se périphériser. La confrontation mondiale est désormais bien établie sur l’axe Pacifique où Chine et États-Unis entretiennent une compétition qui, comme pendant la guerre froide, flirte souvent avec le conflictuel. En Europe, les États-Unis n’ont plus maintenu qu’une présence symbolique dans l’Otan alors qu’en Méditerranée, seule compte la sécurité d’Israël, même si ce dernier pays s’est largement autonomisé depuis le retrait presque total des forces américaines du golfe Persique. En revanche, la présence militaire maritime chinoise s’est accrue en Méditerranée pour sécuriser les transports le long de la « route de la soie » maritime qui permet à l’empire du Milieu d’acheminer ses marchandises vers l’Europe à travers des points d’appuis portuaires : Port Saïd, Lattaquié, Le Pirée, Malte, et vers le Sud-Ouest, Bizerte, Cherchell, Tanger. La lutte contre la piraterie, qui s’est fortement accrue ces dernières années, est une des missions prioritaires de la marine chinoise.

14Politiquement, l’UE n’a toujours pas réussi à restructurer ses institutions pour devenir une force d’action susceptible de peser sur les décisions mondiales. La présence en son sein de nombreux régimes dits « illibéraux » a augmenté sa résistance vis-à-vis de l’immigration et a fait progresser sa dimension sécuritaire. L’arrêt par une Turquie désormais radicalisée de son rôle de sas pour les migrants venus de l’Est méditerranéen a accru ce phénomène.

Comment en est-on arrivé là ?

15Les experts de différentes disciplines font valoir un certain nombre d’éléments objectifs dont la survenue est désormais inéluctable avec seulement des variations à la marge. Ces éléments sont donc acquis pour 2030 et prévisibles pour 2050.

  • 9 Cette publication paraît tous les quatre ans. On citera dans cet articles les versions 2025, 2030, (...)

16Les perspectives connues avec certitude pour 2035 et au-delà concernent la démographie et sa répartition, la sécurité alimentaire, l’emploi et les facteurs migratoires. Le rapport ouvert de la CIA, Global Trends 2030, synthétise l’ensemble des problématiques évoquées comme suit : « Ces tendances sont : le vieillissement – un mouvement tectonique autant pour l’Ouest qu’en augmentation pour les pays en développement ; un nombre encore important mais déclinant de sociétés et États à forte jeunesse ; les migrations, qui seront de plus en plus une question transfrontalière et une urbanisation croissante –, un autre mouvement tectonique qui va attiser la croissance économique mais faire peser de nouvelles contraintes sur la nourriture et l’eau. Les pays vieillissants devront faire face à une bataille croissante pour maintenir leur niveau de vie. La demande pour du travail légal et illégal va continuer à attiser les migrations globales9 ».

Ce qui est acquis :

17Si l’on se concentre sur l’espace méditerranéen, on verra donc que les prévisions font apparaître :

18En matière démographique, un bassin méditerranéen surchargé et vieillissant : sur le pourtour, il y avait 281 millions d'habitants en 1970, 419 millions en 2000 et 572 millions sont prévus en 2030.

  • 10 Chercheur spécialiste des questions démographiques en Méditerranée, Université catholique de Louvai (...)
  • 11 « Europe 2020 : Suicide démographique », Questions d’Europe n°462, 12 février 2018, Fondation Rober (...)
  • 12 Selon les projections onusiennes, idem.

19Selon Yoann Doignon10 : « Tous les pays méditerranéens sont engagés dans le processus transitionnel. Toutefois, et il s’agit de la deuxième caractéristique révélée par la typologie, cette convergence généralisée de la mortalité/natalité vers des taux bas masque une grande diversité. Le processus ne se déroule pas de la même façon dans tous les pays : il n’existe pas un modèle unique de transition démographique en Méditerranée, mais bien plusieurs modèles. » La dégringolade démographique devrait continuer de se poursuivre, avec plus ou moins d’intensité selon les pays, dans l’UE en général. Mais elle touchera plus particulièrement des pays comme l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie. « Contrairement à l'Amérique du Nord qui verrait sa population augmenter de 75 millions d'habitants (soit deux fois moins que l'Amérique du Sud), l'Europe pourrait stagner autour de 500 millions d'habitants et perdre 49 millions de personnes en âge de travailler dans la tranche des 20-64 ans, dont 11 millions pour l'Allemagne. L'Espagne et l'Italie devraient aussi perdre de 7 à 8 millions d'actifs potentiels. La France pourrait se réjouir de quasiment rattraper l'Allemagne, ce qu'en réalité le Royaume-Uni devrait réaliser avant elle11 ». L’Afrique en revanche devrait gagner 1, 292 milliard d’habitants par rapport à 2015, soit atteindre 2, 478 milliards en 205012. Mais la pression ne viendra pas particulièrement de l’Afrique du Nord – en transition démographique – en dehors de l’Égypte (en croissance perpétuelle) et semble-t-il désormais de l’Algérie.

20La nouveauté sera la coexistence d’un fort vieillissement au Sud avec des générations montantes alors que ce vieillissement accéléré se déroulera au Nord sans renouvellement endogène significatif : « En effet, le vieillissement démographique est sans précédent, dans la mesure où les sociétés humaines n’ont jamais connu un phénomène équivalent ; universel car il touche (ou touchera) toutes les populations du monde ; durable puisqu’il continuera au xxie siècle ; irréversible et de grande portée ».

  • 13 Yoann Doignon, « Les transitions démographiques des pays méditerranéens depuis 1950 », 15 décembre (...)

21Ainsi, au Sud et à l’Est de la Méditerranée, ajoute Doignon, « nous assistons à l’émergence d’une ‘‘génération pivot’’ », c’est-à-dire des personnes (souvent des femmes) devant prendre en charge à la fois un ou plusieurs parent(s) âgé(s) en plus de leur(s) enfant(s).». « […] Cependant, les chercheurs s’interrogent sur une éventuelle dégradation des solidarités familiales, à la fois dans les pays développés et dans les pays du Sud, ce qui complique d’autant plus la gestion sociale de la vieillesse et de la dépendance13 », poursuit-il.

  • 14 Pour une analyse globale, voir Gérard-François Dumont, « L’urbanisation du monde : pourquoi, jusqu’ (...)
  • 15 Organisme créé par et pour les Nations Unies afin de se projeter utilement dans les prospectives mé (...)
  • 16 AVITEM, Les territoires urbains méditerranéens au défi des mutations démographiques et environnemen (...)

22En matière d’urbanisation : L’urbanisation massive devrait se poursuivre sur le littoral méditerranéen jusqu’en 2050. Si des tendances « déflationnistes » existent au plan mondial, la crise du Covid-19 pourrait les accélérer, elles ne devraient pas être encore sensibles autour du bassin14. « Accueillant, déjà, deux tiers des méditerranéens, en 2005, les villes verront leur population augmenter de 20 millions d’ici 2025, selon le Plan Bleu pour la Méditerranée15. L’urbanisation galopante des pays du Sud et de l’Est du bassin, estimée à 70 %, est accompagnée d’un phénomène, conjoint, de littoralisation des activités humaines et d’artificialisation des côtes, accentuant la pression anthropique sur la biodiversité environnante. Plus de la moitié des 46 000 km de côtes pourrait être bétonnisée, d’ici à 2025, contre 40 % déjà en 2000. La prégnance de quartiers informels, précisément là où les réseaux d’assainissement et les services urbains montrent certaines défaillances, témoigne des limites de la maîtrise de l’étalement urbain dans l’espace méditerranéen. […] Sur les littoraux, la densité de la population, estimée à 96 hab/km2, est beaucoup plus forte qu’à l’intérieur des terres. La population des régions côtières est ainsi passée de 95 millions en 1979 à 143 millions en 2000 et pourrait atteindre 174 millions en 2025 […] La densité du littoral n’est pas homogène. Très faible en Libye (20 hab/km2), elle est très élevée ailleurs (Delta du Nil). L’urbanisation croissante, et territorialement continue du littoral, contribue à saturer les territoires côtiers tout autour du bassin méditerranéen. Cette tendance se renforce singulièrement sous l’effet des variations saisonnières touristiques sur les rivages septentrionaux de la Méditerranée tout particulièrement16 ».

  • 17 Responsable du développement durable chez Suez-France.
  • 18 Caroline Orjebin-Yousfaoui, « L’accès à l’eau et à l’assainissement en Méditerranée. Les financemen (...)
  • 19 Stéphane Hallegate, Samuel Somot et Hypatie Nassopoulos, Région méditerranéenne & changement climat (...)

23En matière d’eau : D’après Caroline Orjebin-Yousfaoui17, « L’Afrique du Nord ne recèle que 0,1% des ressources mondiales d’eau naturelle renouvelable et le Moyen-Orient 1,1% pour une population totale de 280 millions d’habitants, soit environ 4 % de la population mondiale. Cette pression devrait s’accentuer dans les années à venir : l’indice régional de changement climatique de la région méditerranéenne est avec celui du Nord-Est de l’Europe le plus élevé au monde selon le Groupement International des Experts sur le Changement Climatique (GIEC). Des hausses de température de 2 à 4°C ainsi qu’une baisse de la pluviométrie de 4 à 30% sont prévues dans la région. La croissance démographique et urbaine des rives Sud et Est devrait également accentuer les pressions sur les ressources en eau18 ». Le stress hydrique pourrait alors concerner 300 millions de personnes19.

  • 20 AVITEM, op. cit.

24En matière de pollution : Avitem considère que « bien que la mer Méditerranée ne représente que 1,5% de la surface du globe, le commerce maritime méditerranéen, structuré par les métropoles portuaires de la région, représente 30% du commerce mondial20. » Cette situation pourrait être aggravée par la montée en puissance des « routes de la soie » maritimes que les Chinois souhaitent développer encore.

25Par ailleurs, l’urbanisation littorale massive va peser lourdement sur la pollution maritime. Déjà des axes comme Tanger, Rabat, Casablanca sont des réalités, tout comme le Grand Alger, ou la zone littorale tunisienne (le « Sahel »). C’est encore plus le cas sur la rive Nord chez les riverains de l’UE, en Turquie, au Liban et en Israël.

  • 21 Florian Maussion, « Réchauffement climatique, pollution : alerte maximale sur la Méditerranée », Le (...)

26Le dernier rapport du Plan Bleu insiste de son côté sur l’effet conjugué des différents facteurs : « L'exploitation des ressources et des ­organismes, la pollution et le changement climatique devraient exacerber les fragilités préexistantes [...], mettant en danger la santé et les moyens de subsistance. » Qui plus est, « particulièrement vulnérable au réchauffement climatique, la Méditerranée est également l'une des zones les plus touchées par les déchets marins au monde21 ».

  • 22 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Médi (...)

27En matière de sécurité alimentaire : La dégradation de tous ces indicateurs va encore affecter une capacité à produire sur place déjà très affaiblie. « À cette préciosité de l’eau se double une rareté foncière, prés de 95% des sols arables des pays méditerranéens seraient d’ores et déjà exploités. Il n’y a presque plus de réserve foncière sur ce pourtour méditerranéen soumis à l’urbanisation […] à l’érosion et à la désertification. […] Ces phénomènes peuvent conduire à la perte progressive de productivité des sols, voire à la disparition du couvert végétal », note Sébastien Abis22.

  • 23 Ibid., p. 47.

28L’importation de produits agricoles est déjà le poste le plus important des échanges internationaux des États du Sud et ce phénomène ne va faire que croître. « Ainsi, par exemple, un quart des biens que l’Égypte achète à l’étranger sont des denrées agricoles23 ».

  • 24 Dilek Gürsel, « Deterioration of food (in)security in the Southern Mediterranean and the MENA Regio (...)

29La pandémie de covid-19 ne devrait rien arranger dans la capacité des États des rives Sud et Est (à l’exclusion d’Israël) à assurer la sécurité alimentaire, déjà chancelante, d’une partie croissante des populations. D’après l’économiste Dilek Gürsel, cette pandémie « continue de défier le système global. […] Les inégalités existantes dans la région MENA et dans le sous-groupe des pays de la Méditerranée du Sud, devraient s’exacerber et les pays de la région les plus vulnérables souffrir de façon disproportionnée de son impact économique. En raison de la persistance des conflits violents, des instabilités politiques et de la crise économique qui frappent la région, les capacités de réaction et de développement de mesures propres à absorber des conséquences dévastatrices de la crise sont limitées. Le manque de marge dans l’économie réduit les réponses ciblées pour le secteur agricole. […] Dans le passé, l’insécurité alimentaire avait conduit à la migration du rural vers les villes en raison de l’absence d’horizon agricole (ex : pas d’eau pour l’irrigation), […] la pression sur les villes va s’accroître24 ».

30En matière pandémique : On est loin d’avoir pesé l’impact de ce fléau sur les pays des rives Sud et Est. Déjà affectées par les problèmes liés au terrorisme et aux instabilités régionales, ainsi qu’aux aléas de la rente pétro-gazière, le Covid-19 aggrave un peu plus des situations socio-économiques largement précaires. Il pèse aussi, plus qu’ailleurs sur les zones à haute densité de réfugiés et de migrants pour lesquels les mesures prophylactiques sont souvent presque nulles.

  • 25 Ibid.

« Le fardeau d’une région fortement marquée par les déplacements internes et les réfugiés va s’intensifier entraînant des risques élevés d’infection dans les espaces urbains surchargés et dans les camps de regroupement saturés face à des administrations dépassées25 ».

  • 26 Le choix est infini : coronavirus, filovirus, icosaé-driques, hélicoïdaux, enveloppés, complexes, p (...)

31Le xxe siècle a connu six pandémies mondiales (la grippe espagnole, la grippe de Hong Kong, le SRAS, la grippe aviaire, le H1N1, et le MERS-cov). Le xxie démarre sur les chapeaux de roue avec la covid 19. Or, l’urbanisation massive et les mouvements de populations rendent le contact entre l’homme et la nature de plus en plus étroit, rendent le fabuleux réservoir de virus disponible en nouvelles zoonoses26.

  • 27 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Médi (...)

32En matière de changement climatique : Les experts, de quelque origine que ce soit, semblent se rejoindre pour annoncer une situation gravissime à partir de 2050 si des mesures drastiques ne sont pas prises pour remédier au réchauffement. Or, on voit déjà les immenses difficultés des États européens pour atteindre les objectifs de la conférence de Paris, COP-21. « Selon les travaux du GIEC, d’ici la fin du siècle, la température annuelle moyenne en Méditerranée devrait augmenter de 2,2 à 5,1°C, soit nettement plus que la moyenne planétaire. Les précipitations estivales pourraient diminuer de 35% sur la rive Sud et 25% sur la rive Nord, tandis que le nombre de jours de pluie va se réduire significativement27 ».

  • 28 Ibid.

« Si l'ensemble de la planète souffre aujourd'hui du réchauffement climatique, le bassin méditerranéen se réchauffe 20 % plus vite que la moyenne […] Une telle augmentation rendra plus régulières les vagues de chaleur, qui seront amplifiées dans les villes, avec une baisse de 10 à 15 % des précipitations au cours de l'été. Cette aridité exacerbée entraînera ‘‘un risque accru d'incendies, à la fois plus fréquents et plus graves’’, ainsi qu'une ‘‘baisse de 21 % d'ici 2080’’ de la productivité des cultures dans l'ensemble des pays de la région, particulièrement marquée au Maghreb. […] Ce réchauffement climatique sera accompagné d'une hausse de la température des eaux, qui pourrait atteindre entre +1,8 et +3,5 °C d'ici 2100. Leur niveau devrait également s'élever plus rapidement. Il pourrait ainsi progresser de 3 cm tous les dix ans, contre 7 millimètres par décennie entre 1945 et 200028. »

  • 29 Florian Maussion, « Réchauffement climatique, pollution : alerte maximale sur la Méditerranée », op (...)

33En outre, la hausse de la température de la mer Méditerranée « va provoquer une acidification, qui devrait avoir des impacts négatifs sur la biodiversité marine, avec une augmentation des épisodes de mortalité massive des espèces sensibles, va aussi favoriser des espèces non-­autochtones, et les activités humaines qui en dépendent ». Une situation d'autant plus préoccupante que la pêche « joue un rôle socio-économique majeur dans toute la région », et fait travailler plus de 227 000 personnes pour des revenus annuels supérieurs à 2,4 milliards de dollars29 ».

  • 30 Gérard-François Dumont, « Le système migratoire méditerranéen », Outre-Terre, 2009/23 (n°3), p. 257
  • 31 Gérard-François Dumont, « La Méditerranée en 2030 : Les voies d’un avenir meilleur », IPEMED, Etude (...)
  • 32 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Médi (...)

34En matière migratoire : Comme le note Gérard-François Dumont, « la Méditerranée est un espace migratoire majeur dans le monde sous l’effet de la combinaison de nombreux facteurs, allant de ceux découlant de la proximité géographique aux facteurs climatiques, en passant notamment par divers facteurs géopolitiques30 ». Analyse que confortent les travaux de l’IPEMED : « Dernier défi méditerranéen, les migrations “méditerranéennes” sont amenées à se poursuivre à la fois en raison de facteurs push (différentiel démographique et de revenu entre les deux rives ; phase d’émergence économique favorable à la migration des classes moyennes en risque de déclassement) et pull (pénuries de main d’œuvre en Europe voisinant avec un fort taux de chômage ; volonté d’attirer la main d’œuvre très qualifiée ; approfondissement de l’intégration ­régionale)31. » L’insécurité alimentaire, que nous venons d’évoquer jouera un rôle majeur sur la pression migratoire. « Si les insécurités humaines progressent en milieu rural et augmentent sur le plan alimentaire, cette zone du monde deviendra incontrôlable et le nombre de candidats à la migration explosera.32 »

  • 33 Philippe Fargues, « Un million de migrants arrivés sans visa en Europe en 2015. Qui sont-ils ? » Po (...)

« Finalement, ajoute Philippe Fargues, il faut se rappeler que la crise des réfugiés se déroule avec en arrière-fond deux autres crises : une interminable crise économique productrice de chômage chez les Européens et une crise démographique qui fait planer la perspective de dépopulation. Les migrants peuvent être vus à la fois comme un problème (ils viennent concurrencer les natifs pour de maigres emplois disponibles), et une solution (ils pourront remplacer les natifs qui manquent). Alors que la crise économique va passer, la crise démographique va prendre de l’ampleur et sa résolution prendra du temps33 ».

  • 34 Gérard-François Dumont, « Le système migratoire méditerranéen », op. cit.
  • 35 Alicia Piveteau, « Le Sahel est une bombe démographique », Défis humanitaires, 15 novembre 2019. En (...)

35Mais la crise alimentaire de la frange littorale cache celle en profondeur de l’Afrique subsaharienne. Là, la conjugaison d’une démographie non maîtrisée et de l’effondrement prévisible de l’agriculture et des conditions de vie consécutive au changement climatique devrait provoquer des migrations qui se porteront d’abord sur l’Afrique du Nord, qui est devenue aussi terre d’immigration, puis sur l’Europe34. Comme le souligne Alicia Piveteau, « Les pays du G 5 Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso, Mauritanie, Tchad) vont passer de 83,7 millions d’habitants en 2019, dont environ 50% de moins de 15 ans, à 196 millions en 205035 ». Or les perspectives de développement sont incapables, à moyen terme, de répondre aux besoins de nourriture et de travail de ces populations à venir.

  • 36 Tancrède Josseran, Florian Louis et Frédéric Pichon, Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique d (...)
  • 37 « The fact remains that the MENA-6 have generally a large exposure to external financial threats wh (...)

36En matière économique : Aucun indicateur n’est aujourd’hui au vert. Comme dernier maillon de la chaîne de la mondialisation, une partie des pays des rives Sud et Est avait pris de plein fouet les conséquences industrielles de la crise financière – qui, elle, avait dévasté économiquement l’UE. La rente touristique a fui et la rente pétrolière a vraisemblablement connu son apogée. La crise économique consécutive au Covid-19 s’est révélée plus brutale encore que la crise financière et a achevé le secteur touristique et mis l’économie mondiale au ralenti. « Il est frappant de constater qu’en faisant abstraction de la Turquie et d’Israël, les pays de la zone sont aujourd’hui moins industrialisés qu’ils ne l’étaient en 1970. Ces pays sont restés globalement à l’écart du phénomène d’émergence des pays en développement et leur régime de croissance a nettement ralenti. Leur marginalisation dans l’économie mondiale, constatée dans les années 1990, risque donc de s’accentuer. […] Les pays de la région ne réalisent en moyenne que 1% de leurs échanges à l’intérieur de la zone, ce qui traduit l’absence totale d’intégration économique régionale. […] l’ensemble des pays de la zone ne réalise que 5% des échanges mondiaux, pétrole compris36 ». Ce constat de 2012 serait susceptible d’être réévalué… en pire37. Le tourisme pourra peut-être reprendre dans certains pays. Il ne modifiera pas les équilibres économiques globaux.

Conclusion patielle : dégradation partielle de tous les indicateurs

  • 38 Constat partagé par Jurgen Scheffran, « The Geopolitical impact of Climate Change of the Mediterran (...)

37De ce constat implacable, on déduira donc pour les dix années à venir, une très grave crise économique, sociale et politique38. Les toujours colossaux bénéfices des pays producteurs de pétrole, et la société technologique et mondialisée israélienne, ne peuvent masquer l’absence de dynamique et d’insertion des autres pays. De même, la violence politique et terroriste, tout comme « l’espérance » de l’immigration sont des indicateurs de sociétés en crise et de régimes autoritaires incapables d’assumer la modernisation des appareils et des esprits.

38Si l’on se place dans une perspective géopolitique globale, la situation est encore plus préoccupante. On a assisté en quelques années à un déplacement du centre de gravité du monde. Autrefois placé à la charnière atlantique, c’est-à-dire en Europe occidentale, pendant la guerre froide, celui-ci est désormais situé en Asie. La crise économique et financière mondiale depuis 2008 et celle du Covid depuis 2021 a accéléré ce processus. Le développement économique massif de cette zone, les grandes problématiques stratégiques mondiales, la question écologique, tous sujets qui se concentrent suivant un axe États-Unis / Chine.

39Dans ce schéma, la Méditerranée est marginalisée et renvoyée aux marches de l’histoire et du monde en mouvement. L’Union européenne, que d’aucuns voyaient comme le centre majeur de la nouvelle dynamique du xxie siècle, est paralysée par sa crise économique, institutionnelle et d’identité, et participe donc de cette périphérisation.

  • 39 Henri Regnault, « La Méditerranée dans la division internationale du travail », in Xavier Gizard (d (...)

40La « dérive des continents économiques » qu’évoquait Henri Regnault autrefois pour marquer le rapprochement des économies euro-­américano-asiatiques au détriment des zones méditerranéennes et de l’est39, s’est transformée en une dérive stratégique américano-asiatique dont l’Europe est également exclue.

Ce qui est mobile :

  • 40 Pour ceux qui s’intéressent à l’analyse des choix stratégiques désastreux ayant conduit aux plus be (...)
  • 41 Pour reprendre la formule de Frédéric Gros, qui cherche à conceptualiser ce qui ne relève plus du m (...)

41Les incertitudes sur la situation 2050 en Méditerranée vont peser dans les domaines et les secteurs pour lesquels les modèles prédictifs trouvent leurs limites, comme la politique et la guerre notamment. En effet, dans la litanie des choix rationnels malheureux des décideurs, la guerre est une option qu’on ne peut jamais éliminer, sans pouvoir à long terme prédire son déclenchement ni en déduire ses résultats40. Des phénomènes de hasard malheureux (la cascade négative) existent également. L’irruption d’une guerre civile ou de violences nationales de très haute intensité aussi. Nul ne pouvait prédire sous cette forme et dans sa durée la crise des gilets jaunes dans la France de 2018/2019, et ce, même si un mécontentement social et une défiance des élites était palpable dans ce pays depuis longtemps. On ne peut donc avancer que quelques hypothèses à large spectre – emportant cependant la certitude de la continuation « d’États de violence » sporadiques ou réguliers41 – étayées ici ou là par d’autres analyses prospectives. L’éclatement d’un ou plusieurs acteurs lourds – d’un ou plusieurs « pôles ».

42En matière de conditions politiques : Au vu des éléments quantitatifs objectifs de la première partie, la dégradation globale des conditions de vie devrait rejaillir sur la situation politique de la zone Sud et Est. À ­l’exception d’Israël – qui de son côté sera perturbé par la montée croissante de l’orthodoxie juive – les pays arabes et, peut-être dans une moindre mesure la Turquie seront affectés par la crise globale des ressources et de l’économie. Dans le Golfe, la question sera de savoir si ses États, comme les Émirats et l’Arabie Saoudite, auront réussi leur transformation de « modernisation à la Chinoise » (c’est-à-dire la société technologique sans la démocratie). Au Proche et Moyen-Orient, l’Irak et la Syrie ­n’apparaissent pas susceptibles de se rétablir significativement, pas plus que le Yémen et le Liban – tous pays pris dans un ensemble complexe de fragmentations confessionnelles, sociales, insurrectionnelles.

43L’évolution de la situation politique des pays des zones Sud et Est interpelle sur la résilience des États à structure faible. Trois scénarios sont envisageables :

  • 42 En référence au modèle iranien qui a développé une armée parallèle à l’armée régulière totalement d (...)

44La reconstruction d’États sur les ruines du modèle néopatrimonial (régimes autoritaires, dictatures) ; l’apparition à terme d’un modèle militaro-islamiste sur le modèle pakistanais du général Zia-ul-Haq n’est pas à négliger. Elle semble se dessiner en Égypte. La situation peut aussi évoluer vers un modèle oligarco/théocratique officiel à l’iranienne ou oligarchique officieux, comme en Algérie. Par ailleurs, la « pasdaranisation » ou « hezbollisation » de la sécurité, c’est-à-dire l’officialisation de milices parallèles aux armées classiques et totalement dévolues au pouvoir en place, a déjà commencé en Syrie, en Irak et désormais aussi en Turquie42.

45Le modèle « irakien » qui conjugue la fiction d’un État national fédéral et la « dérive des continents » des groupes religieux, politiques ou ethniques exerçant une autonomie renforcée de fait (ex : le quasi-État kurde).

46La somalisation ou balkanisation ; c’est-à-dire la disparition de l’État central au profit de groupes locaux ou régionaux en conflits les uns avec les autres et en situation d’indépendance de fait (le modèle libyen s’en rapproche).

47En matière étatique : Le début du xxie siècle a fait apparaître la faiblesse des États et des systèmes politiques arabes. Seuls l’Arabie Saoudite, les Émirats, Koweït, Oman et l’Algérie avaient échappé à la vague protestataire, voire révolutionnaire de ce qui fut lyriquement appelé les « printemps arabes ». Mais cette situation peut n’être que temporaire. Avec 50% de la population de moins de quinze ans et des rêves de plus en plus exprimés d’une nouvelle façon de vivre, libérée des carcans du conservatisme, la tension interne risque d’être de plus en plus forte. Après avoir échappé au « printemps de 2010 », l’Algérie a été rattrapé par le Hirak (« le mouvement ») en 2019. Désormais deux modèles de société se font face dans ce pays (trois si on y ajoute les islamistes).

48Sur la question de l’État, dix ans après les « printemps arabes » le bilan est fortement contrasté : rupture politique et tribalisation perdurent en Libye ; le régime syrien a survécu au prix de la destruction de son propre pays, le Yémen est toujours dans une guerre civile sans fin alimentée par proxies. L’Égypte a renoué avec un autoritarisme renforcé mâtiné d’islamisme conservatoire, voie que cherche à prendre le régime algérien pour contrer le Hirak né avec la chute du clan Bouteflika. La Tunisie, seule à avoir réussi une transition politique réelle, s’enfonce dans un modèle de crise larvée et de non-gouvernabilité. Le Maroc se bat pour maintenir une structure politique forte en apparence mais qui risque d’être progressivement minée par l’absence de réformes de fond, l’islamisme radical et les crises sociales. Au sein même de l’Europe, les tendances centrifuges sont à l’œuvre (revendications de l’indépendance de la Catalogne, de l’Écosse, de la Lombardie, de la Flandre, etc.) Enfin, l’ombre d’Al Qaïda et de Daesh plane sur l’ensemble de la Méditerranée, de l’Est à l’Ouest et du Sud au Nord…

  • 43 Hamit Bozarlan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2008.

49Désormais, on voit s’organiser une triple tendance. D’un côté des régimes s’arcboutent autour d’un autoritarisme renforcé justifié par des surenchères nationalistes et islamistes (car il faut justifier d’être plus « musulman » que les islamistes radicaux.) D’un autre, on a la tentation du développement « à la chinoise », c’est-à-dire de la croissance sans la démocratie, comme tentent de le réaliser les monarchies du Golfe et, sous un autre modèle, plus tempéré et plus subtil, le Maroc. Enfin, les efforts désespérés de la communauté internationale ou les victoires d’un camp sur l’autre, ne parviennent pas à masquer l’impossibilité à reconstruire après des situations conflictuelles lourdes. En témoignent l’Irak, la Syrie et la Libye en raison de facteurs contemporains mais aussi d’une très ancienne structuration de la violence politique et sociale dans cette zone43.

  • 44 Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l’État, Hachette, Paris, 1982
  • 45 Maxime Rodinson, L’Islam: politique et croyance, op. cit., p. 154.
  • 46 « La question des minorités en Méditerranée, Paradoxes et paradigmes », in Carlos de Cueto Nogueras (...)

50La notion développée par Bertrand Badie et Pierre Birnbaum de « centre » sans État peut ici trouver sa place44. « Alors, s’achemine-t-on vers la généralisation de la Taifa (le groupement) au sens de Rodinson45 » ?« Sommes-nous à l’aube d’un modèle politico-social communautarisé et libanisé ? La question n’est pas triviale. Il est certain que nous serons confrontés, pendant le xxie siècle, à une forte tension entre minorités et espaces collectifs plus larges : États, corps social national46 ». La fluidité tend à s’imposer et l’État « borné » c’est-àdire avec des frontières et des organisations administratives internes pourrait céder progressivement la place à un modèle d’ensembles complexes ou échange et troc entre les différents acteurs socio-politiques concernés. Ces acteurs assureraient le rôle de fournisseur de biens publics (sécurité, économie, etc.). Le caractère démocratique pouvant être assuré par les conseils de tribus ou autres Loya Jirga…

  • 47 « Le premier scénario fondé sur la race, nous offre la triste perspective d’une retribalisation de (...)

51En matière de révolution : En 1995, le sociologue américain Benjamin Barber annonçait que l’État serait menacé par deux fléaux : Jihad et McWorld ! « Notre planète, prise entre ces deux tendances, Babel et Disneyland, se fracture à une cadence effrénée et, en même temps, s’unifie, même si ce n’est pas sans réticences47 ». Barber pensait, dès cette date, que la mondialisation par l’économie et le rejet de cette dernière par un projet politique transnational violent (auquel il attribue le nom générique de jihad) pouvaient conduire à la fragmentation des unités politiques classiques – c’est-à-dire des États constitués sur le modèle de la fin du xixe siècle.

  • 48 Scott Atran, L'État islamique est une révolution, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016.

52Des groupes comme Al Qaïda et Daesh poursuivent leur lutte pour une révolution islamique globale. Nous adhérons à l’analyse de Scott Atran qui considère que l’islam radical armé est par nature révolutionnaire et que les mouvements qui s’y rattachent, pris globalement malgré leurs différences tactiques ou idéologiques, sont l’expression d’un ­troisième ou quatrième totalitarisme mondial (après le communisme stalinien et le fascisme/nazisme)48. Les deux groupes, quels que soient les coups qui leurs sont portés, se reconstituent sur un modèle de goutte de mercure et s’installent dans les interstices des chaînes nationales où, utilisant des situations préexistantes d’insatisfaction et de ressentiment, nourrissent leur combat contre les gouvernements en place. Toujours présents en Syrie, en Irak et au Yémen, leur action s’étend désormais en Afrique australe, jusqu’au Mozambique. Néanmoins, le Sahel demeure l’espace de prédilection de ces mouvements en raison de l’espace territorial disponible et la faiblesse des structures politiques qui les gouvernent. Les efforts méritoires de la France pour contrer cette menace – au risque de la dégradation rapide de son image sur place – ne seront peut-être pas suffisants…

53En matière d’influence : Depuis quelques années de nouveaux acteurs ont fait leur apparition dans la zone méditerranéenne ; on ne les a peut-être pas vu venir. À l’occasion de la crise syrienne, la Russie puis la Turquie ont fait leur grand retour sur la scène méditerranéenne. Jouant à peu de frais et profitant des faiblesses des coalitions occidentales, elles tentent de s’imposer comme acteurs majeurs.

  • 49 Voir Igor Delanoë, « Le retour de la Russie en Méditerranée », in Les Cahiers de la Méditerranée, 8 (...)

54La Russie s’est durablement implantée sur la côte méditerranéenne par les installations de Tartous et Lattaquié en Syrie. Elle pèse militairement sur la frontière syrienne et jusqu’en Irak. Elle agit en Libye par le biais de ses compagnies de mercenaires et ses soutiens (variables) aux parties en présence. Maritimement, le retour de la flotte russe en Méditerranée marque symboliquement le renouveau de cette présence. Son rôle de marchand d’armes lui donne également un rayonnement élargi49.

55La Turquie, surtout, fait feu de tout bois : active en Libye et dans le Caucase avec ses forces mercenaires, diplomatiquement dynamique en Afrique subsaharienne, désormais impliquée – grâce au Qatar – dans les négociations avec les Talibans, elle joue un jeu dangereux autour des gisements off shore de Méditerranée orientale. Erdoğan essaie de placer son pays dans un rôle de puissance erga omnes. Mais sa situation économique est hautement périlleuse. En réalité, la Turquie tente difficilement de valoriser une position géographique centrale mais aux capacités de projection limitée. C’est pourquoi ses alliances, toujours ponctuelles, sont fragiles : coopération/concurrence avec la Russie et l’Iran ; chaud et froid et test des limites avec les États-Unis et l’UE ; rapprochements maladroits avec l’Algérie et l’Égypte. Ses « victoires » militaro-diplomatiques dans le Caucase et en Libye masquent peut-être une situation plus mauvaise et plus limitée.

56Les États du Golfe, moins visibles, jouent également un rôle important en Méditerranée. Au plan financier, l’Arabie Saoudite soutient l’Égypte, notamment dans ses dépenses militaires, les Émirats et le Qatar s’affrontent en Libye par champions interposés. Au Moyen-Orient et dans le Golfe c’est contre l’Iran et ses proxies que les deux pays font porter leurs efforts. Enfin, sur le Sahel, la bataille d’influence fait rage, favorisant ainsi la montée de l’islam conservateur du Golfe au détriment de l’islam traditionnel malékite et des confréries.

  • 50 François Lafargue, La présence économique de la Chine au Maghreb: Ambitions et limites, Fondation (...)

57La Chine joue aussi un rôle à travers sa puissance économique et ses capacités d’influence. Comme la Russie, à l’occasion de la crise de la Covid-19, l’empire du Milieu, désormais partenaire économique majeur, distribue à certains pays – ainsi l’Algérie – des centaines de milliers de doses de vaccin. Face à une Europe qui peine à se vacciner elle-même et donc à se projeter, ce pays joue une alternative de « fraternité tiersmondiste » dépourvue de la conditionnalité européenne en matière de valeurs50.

  • 51 La révision constitutionnelle de 2020 autorise désormais ses armées à sortir du cadre national pour (...)

58En matière conflictuelle : Aujourd’hui la frange sahélienne, le Nord syrien, la Libye sont les espaces de la guerre. Ceux-ci peuvent-ils s’élargir ? D’aucuns envisagent les velléités guerrières d’un Erdoğan. Mais le leader turc ou ses successeurs pourront-ils prendre le risque d’aller au-delà des provocations maritimes et de l’usage des mercenaires ? Il peut y avoir cher à payer au « test à l’acide » de confrontations militaires avec des pays occidentaux ou avec la Russie. L’Égypte peut décider de régler militairement la question des barrages sur le Nil en Éthiopie et au Soudan. L’Algérie, pays le plus armé d’Afrique, pourrait tenter d’évacuer ses problèmes internes par un retour conflictuel au prétexte du Sahara occidental51. La grande question demeure un conflit avec l’Iran. La nouvelle alliance entre Israël et les deux principaux pays du Golfe peut laisser entrevoir une option militaire dans le Golfe pour les années à venir si les États-Unis se retirent progressivement du dossier ou dans l’hypothèse où un nouvel accord, obtenu par la nouvelle administration Biden n’aurait pas été respecté.

59Dans tous les cas de figure ; au-delà du conflit ouvert, l’emploi de menaces hybrides mêlant action psychologique, cyberattaques (de notoriété, économiques et infox) et actions terroristes voire insurrectionnelles devrait représenter la nouvelle réalité stratégique en Méditerranée pour une durée indéterminée.

60En matière de coopération multilatérale : Au-delà des difficultés européennes, on note une défaillance générale des modèles coopératifs qui avaient donné tant d’espoir après la seconde guerre mondiale. Le système onusien tourne en rond, les organisations régionales donnent peu de résultats concrets. La présidence Trump s’est employée à liquider ce modèle (y compris l’OMC). Si l’on sent un désir de Joe Biden de revenir à plus de multilatéralisme, il n’est pas sûr qu’il puisse dépasser un certain niveau avec les limites immédiatement posées par la Russie et la Chine et des pays bien plus modestes (y compris en Europe) mais qui ne veulent pas se sentir tenus par des obligations internationales.

  • 52 National Intelligence Council, Global Trends, Paradox of Progress, janvier 2017, p. 11. En ligne : (...)
  • 53 National Intelligence Council, Global Trends 2025, A Transformed World, p. 4. En ligne : <https://www.files.ethz.ch/isn/94769/2008_11_global_trends_2025.pdf>.

61Le rapport de prospective des services américains pour 2035 voit le modèle à venir selon trois scénarios « îles, orbites, et communautés52 ». Le scénario « île », donne la mondialisation mise à mal et projette soit le repli individuel, soit l’agrégation des États en associations distinctes et opposées, organisées en coopérations empiriques. Le scénario « orbites » envisage la constitution de « sphères d’influence », de systèmes « solaires » autour d’un champion autour duquel veulent se sécuriser des États plus faibles. Et le scénario « communautés » imagine une fragmentation plus prononcée et un regroupement autour de valeurs basiques (identité, religion). Il est possible que le dernier connaisse un certain succès. Mais, l’élément peut-être le plus intéressant des analyses américaines, tiré de l’avant dernier rapport, concerne la disparition de la prépondérance occidentale sur les affaires du monde. Cette publication anticipant l’avenir à horizon 2025 voyait l’émergence d’un « monde sans l’Ouest53 ». La Méditerranée, prise au sens large, reflète assez bien cette évolution. Certes, pour un certain temps, l’intervention sporadique de « pompiers » comme la France est possible. Mais l’évolution globale du « marché » de la sécurité et des relations internationales devrait être particulièrement ouvert, fluide et concurrentiel. L’UE qui aurait pu être ce contrepoids politique et diplomatique à l’effacement des États-Unis ne semble pas démontrer dans la courte et moyenne durée de capacité à proposer une vision, d’abord, et des capacités d’action, ensuite. La « Stratégie » de l’UE de juin 2016 est, à cet égard, un excellent catalogue d’analyse des risques et des menaces, affectant ou devant affecter notre continent. Mais les réponses proposées – renforcer le multilatéralisme ou le dialogue – ne sont pas à la hauteur de la pyramide de problèmes qui s’avancent. Au vu des fractures internes et des difficultés à retrouver ne serait-ce qu’une cohérence économique, il n’est pas sûr que l’on assiste à l’émergence d’une « Europe puissance » à moyenne échéance.

  • 54 Pour ceux qui sont intéressés par une brève histoire de ces échecs, voir cet auteur, Les politiques (...)
  • 55 Voir cet auteur, « La France et l’UE en Méditerranée : entre esprit de système et réalités », Polit (...)

62À partir de 1995, on avait pensé assister à une structuration réussie de l’espace euro-méditerranéen par l’Union européenne naissante. La Déclaration puis le Partenariat de Barcelone, lancé lors de la conférence des 27-28 octobre 1995, proposaient une sorte de marché fondé à la fois sur la sécurité commune (refus de la prolifération du terrorisme, règlement pacifique des conflits, acceptés par le Sud), sur le développement économique soutenu par l’UE et sur une évolution positive des questions sociales et démocratiques aux critères du Nord. Les années qui suivirent ne furent qu’une suite de désillusions – scandée par la dégradation constante des relations israélo-arabes. La relance engagée par Nicolas Sarkozy en 2008, l’Union pour la Méditerranée (UPM), fut un échec politique et ne trouva pas d’élan économique. La relance de la Politique de voisinage (PEV), après les printemps arabes, tout comme la nouvelle Stratégie de l’UE, passé le lucide et glaçant constat sur la situation actuelle, ne proposent aucune option sérieuse de relance54. Les initiatives proposées par le président Macron, depuis son élection, n’ont pas trouvé de réel écho55. Côté rive Sud, L’Union du Maghreb arabe est paralysée à longue échéance par l’opposition algéro-marocaine. En réalité, les conditions politico-économiques ont tellement changé qu’il serait impossible de signer aujourd’hui ce qui avait été accepté par tous en 1995 à Barcelone. Une bonne partie des pays du Sud et de l’Est sont aujourd’hui, faute de leadership ou en crise interne profonde, dans l’incapacité politique ou managériale de s’engager sur une politique coopérative sérieuse.

Conclusion : « plus pire » ou « moins pire » ?

63Ces deux magnifiques fautes de français sont là pour souligner le dilemme qui sous-tend. Y-a-t-il une alternative pour d’autres scénarios que celui du pire ?

  • 56 Version numérique en anglais, p. 38. Version française, op. cit., p. 100.

64Le rapport de la CIA pour 2035 est assez clair : « Les tendances de la région iraient toutes plutôt dans la mauvaise direction56. » Autrement dit, pour cette date et au-delà, les évolutions politiques et économiques positives probables ne peuvent agir qu’à la marge.

  • 57 Mais aussi l’évolution des structures familiales, des femmes, du travail, etc. Voir Youssef Courbag (...)
  • 58 En ligne : <https://planbleu.org/wp-content/uploads/2021/02/File-RED-2020-Rapport-complet.pdf>.

65Au niveau du climat, la nécessité d’éviter une augmentation de la chaleur de plus de deux degrés apparaît, pour de nombreux pays de la zone, déjà illusoire. La ressource en eau et la sécurité alimentaire en seront affectées. Même si des experts comme Youssef Courbage et Emmanuel Todd, ont pu montrer que des phénomènes transitionnels étaient en marche dans certains pays57 – à condition que des entraves idéologiques ne viennent pas les contrecarrer, les courbes démographiques sont déjà acquises au même horizon. Elles conditionneront donc les situations urbaines littorales dégradées. Le dernier rapport du Plan bleu pour la Méditerranée est, sous une rédaction policée, dramatique58.

66Plus encore, les risques de dissociation/dislocation des sociétés et des États sont présents et ils affectent le Nord au même titre que le Sud et l’Est. La mise en place progressive d’un « mille-feuille » identitaire social et politique est une réalité en marche. Le rapport 2040 de la CIA donne pour maîtres mots : fragmentation, déséquilibres, contestation. Et une seule réponse : adaptation. Il n’est pas sûr que cette qualité soit au rendez-vous pour bon nombre de pays des rives Sud et Est de la Méditerranée et, ni même pour l’Europe.

67Enfin, les mouvements arabes débutés en 2010 en Tunisie, en Égypte et ailleurs ne sont pas finis. La région est loin d’avoir terminée sa mue. Celle-ci ne se fera pas sans violence. Le désir de changement de la jeunesse, y compris au niveau des valeurs religieuses, se heurte à la résistance des ultra-conservateurs et cela ne se passera pas bien .

L’espoir existe-t-il encore ?

68Les facteurs permettant de limiter – tout du moins partiellement – les effets structurels que l’on a décrits sont connus :

    • Limitation drastique des productions de gaz à effet de serre ;
    • Axer l’économie vers une croissance verte raisonnée avec une transition longue dont le nucléaire ne peut être exclu ;
    • Trouver une cohérence de gouvernance de l’Union européenne qui permette de peser à nouveau sur sa périphérie ;
    • Convaincre les États méditerranéens du Sud et de l’Est de rentrer dans la nouvelle révolution industrielle alors même qu’ils ont été exclus de la dernière – ce qui implique un accompagnement fort en termes économiques et sociaux (en anticipant la fin du tourisme de masse, du pétrole, etc.) ;
    • Parvenir à un accord général sur les migrations ;
    • Revenir à une coopération multilatérale régionale renforcée permettant le règlement pacifique des conflits ;
    • Combattre le totalitarisme djihadiste en concertation et coopération par tous les moyens (politiques, économiques, sociaux et militaires).

69Les chances d’actionner efficacement tout ou partie de ces leviers sont minimes.

  • 59 Banque mondiale, Dépenses de recherche et développement (% du PIB). En ligne : <https://donnees.banquemondiale.org/indicator/GB.XPD.RSDV.GD.ZS>.

70La technologie peut-t-elle contribuer à modifier ces tendances préoccupantes ? On peut imaginer une évolution marquée vers l’économie verte, notamment du côté de l’UE, mais les effets d’un tel changement – s’il se produit – ne donnera des effets qu’après 2050. Ailleurs, on voit mal un effort vertueux sérieux – Israël, comme toujours, mis à part – faute de gouvernance efficace de la part des autres États du Sud et de l’Est. Les statistiques mondiales de recherche et développement (R&D) dressent un tableau sévère. Le pourcentage de dépenses de R&D rapportées au PIB sur 10 ans montre une moyenne mondiale oscillant entre 2 et 2, 3%. Aucun pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient n’atteint cette moyenne (Algérie 0,34 ; Tunisie 0,60 ; Maroc 0,71 ; Égypte 0,72 ; Qatar 0,51, Koweït 0,06). Même l’Arabie Saoudite (0,82) et les Émirats (1,30) ne font pas le poids face aux 3,26 du Japon ; aux 2,84 des États-Unis, aux 3,09 de l’Allemagne, aux 2,19 de la Chine et aux 2,20 de la France59.

71Certes les énormes PIB saoudiens et émiratis compensent la faiblesse de ces statistiques. Mais construire une société basée sur la recherche nécessite qu’elle soit bâtie sur un socle capable globalement de soutenir l’effort (économiquement, sociologiquement, techniquement et politiquement). Or, les dynamiques pour initier de « nouvelles sociétés » engagées par les Émirats et l’Arabie Saoudite sont fragiles et essentiellement portés par une main d’œuvre mercenaire. Les oppositions au sein des pouvoirs respectifs sont très fortes car elles impliquent pour pouvoir réussir un changement social profond, tant pour les femmes que les hommes, considéré comme insupportable pour les conservateurs. Globalement, seul Israël devrait être susceptible de rentrer dans la course au pouvoir technologique de demain. Pour les États du Golfe précités, tout dépendra de leur stabilité politique, économique et sociale. L’UE, de son côté, risque, faute d’une politique proactive forte, de se retrouver en situation d’archipel avec des niches de compétences éclatées. Certains États, comme la Turquie, peuvent trouver le salut dans des coopérations renforcées (Chine, Russie). Ailleurs, les systèmes de recherche sont faibles voire indigents et la fuite des cerveaux et les crises leur laissent peu d’espoir.

  • 60 Jacques Huntzinger, Il était une fois la Méditerranée, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 264. Nouvelle (...)

72De très bons observateurs de la Méditerranée tentent toutefois de se projeter dans une dynamique positive. Ainsi, un ancien acteur désormais analyste comme Jacques Huntzinger, choisit une démarche proactive : « Un travail de réflexion doit être mené sur la nature d’un projet politique méditerranéen qui serait à même de mobiliser nos partenaires méditerranéens et de les faire rentrer dans une trajectoire organisée du vivre-ensemble et du croître ensemble […] Si l’on admet la réalité des conflits civilisationnels en Méditerranée et si l’on prend en compte les dynamiques nouvelles inscrites au cœur de ces conflits civilisationnels, ce que l’on a tenté de faire dans cet essai, on doit en conclure à l’impératif d’une nouvelle politique méditerranéenne qui soit proposée par l’Union européenne à ses partenaires du Sud60 ».

  • 61 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, op.cit., p. 228. Les autres scénarios éta (...)
  • 62 « Le centre de gravité de cette liaison Europe-Afrique c’est l’Europe méditerranéenne (y compris l’ (...)

73L’IPEMED, dans Méditerranée 2030, tentait un « scénario d’opportunité nouvelle », invoquant la « centralité » de la Méditerranée, pivot des échanges entre Golfe, Afrique et Europe61. Jean-Louis Guigou la voit aujourd’hui comme l’espace intermédiaire de la « Verticale » Afrique, Méditerranée, Europe (AME)62. Mais pour les auteurs de Méditerranée 2030, le seul espoir de fonctionnement d’un nouveau projet ne pouvait passer que par « l’intégration » à l’UE, comme il avait été fait pour les États européens d’Europe centrale et orientale et les îles. Inutile de dire que dans les conditions politiques d’aujourd’hui, cette hypothèse est quasiment nulle.

74Au terme de cette analyse peut-on quand même entrevoir un avenir moins noir que celui décrit ? Puisque la prospective est action. Pour Futuribles le travail de prospective « consiste donc à repérer, analyser et comprendre les grandes transformations en cours, à cerner les principales incertitudes, à concevoir des processus de décision et d’action intégrant la prise en compte du long terme et l’implication des acteurs dans la construction du futur ».

75La célèbre institution se place dans une perspective dynamique car « l’avenir est domaine de liberté, l’avenir est domaine de pouvoir, l’avenir est domaine de volonté. » L’avenir est liberté car, contrairement à certaines théologies, rien n’est écrit et l’incertitude demeure. L’avenir est pouvoir car des actions ou des évènements (une pandémie) peuvent l’infléchir et l’avenir est volonté car l’homme peut, dans une certaine mesure, modifier un futur prévisible (l’objectif de moins de deux degrés du changement climatique en est un bon exemple.) Le problème est que le repli (contraint ou désiré) des citoyens et des gouvernements vers l’intérieur est tel qu’on ne voit pas se dessiner une volonté collective susceptible de renverser la muraille de difficultés qui se dresse désormais pour la Méditerranée. La technologie à venir ne semble pas non plus pouvoir y porter remède. L’optimisme est à décaler pour après 2050…

« La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »
René Char, Feuillets d’Hypnos, 1946.

76Mai 2021

Notes

1 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, Panoramas géostratégiques, humains et économiques, IPEMED, Paris, 2009.

2 <https//www.magazine-decideurs.com/news/o-appert-ifri-l-approche-catastrophique>.

3 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, op. cit., p. 224.

4 N.B. : Notre Méditerranée est une Méditerranée élargie. Par nécessité stratégique, elle s’étend aux confins du Golfe et du Sahel et implique l’Union européenne en son entier.

5 Voir notre article, « Armées et sociétés dans le monde arabe : entre révolte et conservatisme », in Jean-François Daguzan et Stéphane Valter (dirs.), Les armées du Moyen-Orient face à Daesh, MA, Paris, 2016, p. 5789.

6 « Le mot veut dire un groupement, un ensemble, un agglomérat de gens et pas forcément unis par la religion. » : Maxime Rodinson, L’Islam: politique et croyance, Fayard, Paris, 1993, p. 154. D’autres reprennent le vieux concept d'assabyya d'Ibn Khaldoun, qui fait de l'allégeance du groupe, du gang, de la tribu, le cœur du pouvoir moderne des dictatures, décrit par Michel Seurat dans Syrie. L’état de Barbarie, PUF, collection Proche-Orient, Paris, 2012.

7 Voir notre ouvrage, La fin de l’État-Nation? De Barcelone à Bagdad, CNRS Éditions, Paris, 2015.

8 On part de l’hypothèse que l’Iran n’a pas franchi le seuil nucléaire mais que la situation a dégénéré en un modèle de guérilla éruptive accompagné, de part et d’autre, de stratégies hybrides et d’actions terroristes et insurrectionnelles.

9 Cette publication paraît tous les quatre ans. On citera dans cet articles les versions 2025, 2030, 2035 et 2040. National Intelligence Council, Global Trends 2030: Alternative Worlds, décembre 2012, p. IV. En ligne : <https://www.dni.gov/files/documents/GlobalTrends_2030.pdf>.

10 Chercheur spécialiste des questions démographiques en Méditerranée, Université catholique de Louvain.

11 « Europe 2020 : Suicide démographique », Questions d’Europe n°462, 12 février 2018, Fondation Robert Schumann. En ligne :<https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0462-europe-2050-suicide-demographique>.

12 Selon les projections onusiennes, idem.

13 Yoann Doignon, « Les transitions démographiques des pays méditerranéens depuis 1950 », 15 décembre 2020. En ligne : <http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-regionaux/la-mediterranee-une-geographie-paradoxale/articles-scientifiques/transitions-demographiques>.

14 Pour une analyse globale, voir Gérard-François Dumont, « L’urbanisation du monde : pourquoi, jusqu’où ? », Politique étrangère, 2020/3 (automne), p. 113-128.

15 Organisme créé par et pour les Nations Unies afin de se projeter utilement dans les prospectives méditerranéennes notamment en termes d’environnement. Il joue un très ancien rôle de prospective sur la protection de la mer et du littoral.

16 AVITEM, Les territoires urbains méditerranéens au défi des mutations démographiques et environnementales.

17 Responsable du développement durable chez Suez-France.

18 Caroline Orjebin-Yousfaoui, « L’accès à l’eau et à l’assainissement en Méditerranée. Les financements innovants : solution ou illusion ? » IPEMED, Coll. « Construire la Méditerranée », Septembre 2015, p. 1. En ligne : <http://www.ipemed.coop/fr/publications-r17/collection-construire-la-mediterranee-c49/financer-lacces-aleau-et-a-lassainissement-en-mediterranee-les-financements-innovants-solution-ou-illusion--a2290.html>.

19 Stéphane Hallegate, Samuel Somot et Hypatie Nassopoulos, Région méditerranéenne & changement climatique, une nécessaire anticipation, IPEMED, Paris, 2009, p. 4. En ligne : <http://www.ipemed.coop/fr/publications-r17/collec-tion-construire-la-mediterranee-c49/region-mediterra-neenne-changement-climatique-une-necessaire-antici-pation-a189.html>.

20 AVITEM, op. cit.

21 Florian Maussion, « Réchauffement climatique, pollution : alerte maximale sur la Méditerranée », Les Échos, 18 novembre 2020. En ligne : <https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/rechauffement-climatique-pollution-alerte-maximale-sur-la-mediterranee-1266165>.

22 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Méditerranée », in Jean-François Coustillière(dir.), Dimension stratégique du changement climatique en Méditerranée occidentale d’ici 2050, FRS-L’Harmattan, Paris 2017, p. 42-43.

23 Ibid., p. 47.

24 Dilek Gürsel, « Deterioration of food (in)security in the Southern Mediterranean and the MENA Region in times of COVID-19 », CMI-FEM Brief, n°13, décembre 2020. En ligne : <https://www.femise.org/wp-content/uploads/2020/12/CMI-FEM-Brief-13fnl.pdf>.

25 Ibid.

26 Le choix est infini : coronavirus, filovirus, icosaé-driques, hélicoïdaux, enveloppés, complexes, pouvant favoriser le développement des grippes, hépatites, fièvres hémorragiques, poliomyélite et autres pestes sans compter les maladies concernant les animaux ou les plantes. (Dieu merci, sur les 5000 formes connues, seules 129 sont pathogènes).

27 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Méditerranée », op. cit., p. 40 . Voir aussi S. Hallegate , S. Somot et H. Nassopoulos, Région méditerranéenne & changement climatique, une nécessaire anticipation, op. cit., p. 3

28 Ibid.

29 Florian Maussion, « Réchauffement climatique, pollution : alerte maximale sur la Méditerranée », op. cit.

30 Gérard-François Dumont, « Le système migratoire méditerranéen », Outre-Terre, 2009/23 (n°3), p. 257.

31 Gérard-François Dumont, « La Méditerranée en 2030 : Les voies d’un avenir meilleur », IPEMED, Etudes et analyses, mai 2010.

32 Sébastien Abis, « Agriculture et climat : liaisons dangereuses donc priorités d’action pour la Méditerranée », op. cit., p. 50 

33 Philippe Fargues, « Un million de migrants arrivés sans visa en Europe en 2015. Qui sont-ils ? » Populations et sociétés, n°502, avril 2016, p. 4.

34 Gérard-François Dumont, « Le système migratoire méditerranéen », op. cit.

35 Alicia Piveteau, « Le Sahel est une bombe démographique », Défis humanitaires, 15 novembre 2019. En ligne : <https://defishumanitaires.com/2019/11/15/le-sahel-est-une-bombe-demographique/>.

36 Tancrède Josseran, Florian Louis et Frédéric Pichon, Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, du Maroc à l’Iran, PUF, Paris, 2012, p. 86-87.

37 « The fact remains that the MENA-6 have generally a large exposure to external financial threats which can quickly destabilise not only their external balances but also their fiscal positions », Dohaa Salman & Vassilis Monastiriotis, « External and Internal Imbalances in Southern Mediterranean Countries: Challenges and Costs », FEMSE Research Papers, FEM42-13, august 2018, p. 77

38 Constat partagé par Jurgen Scheffran, « The Geopolitical impact of Climate Change of the Mediterranean Region : Climate change as a trigger of conflict and migration », IEMed Mediterranean Yearbook 2020, Barcelone, p. 55-61.

39 Henri Regnault, « La Méditerranée dans la division internationale du travail », in Xavier Gizard (dir.), La Méditerranée inquiète, Datar/Editions de l’Aube, La Tour d’Aygues, 1993, p. 52.

40 Pour ceux qui s’intéressent à l’analyse des choix stratégiques désastreux ayant conduit aux plus belles catastrophes, on ne saurait trop conseiller la « revigorante » étude de David C. Gompert, Hans Binnendijk et Bonny Lin, Blinders, Blunders and Wars, Decembre 2014. En ligne : <https://www.rand.org/pubs/research_reports/RR768.html>.

41 Pour reprendre la formule de Frédéric Gros, qui cherche à conceptualiser ce qui ne relève plus du modèle de guerre conventionnelle mais d’états intermédiaires ou hybrides plus propres à caractériser la violence actuelle du monde, in États de violence, essai sur la fin de la guerre, Paris, Gallimard, 2006.

42 En référence au modèle iranien qui a développé une armée parallèle à l’armée régulière totalement dévolue, totalement inféodée au pouvoir, les Gardiens de la révolution ou Pasdarans. Ce modèle n’est pas une nouveauté, c’est celui qui avait été mis en place par les Nazis avec la Waffen-SS versus Wermacht et SD versus police et renseignement, ou en Chine maoïste avec les Gardes rouges.

43 Hamit Bozarlan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient, La Découverte, Paris, 2008.

44 Bertrand Badie et Pierre Birnbaum, Sociologie de l’État, Hachette, Paris, 1982

45 Maxime Rodinson, L’Islam: politique et croyance, op. cit., p. 154.

46 « La question des minorités en Méditerranée, Paradoxes et paradigmes », in Carlos de Cueto Nogueras & Abdelkhader Sid Ahmed, Droits humains et diversité ethnoculturelle dans l’espace euroméditerranéen: réalités et perspectives, Editions Publisud – Fondation Euro-Arabe des Hautes Etudes, Paris, 2007, p. 255-268.

47 « Le premier scénario fondé sur la race, nous offre la triste perspective d’une retribalisation de grands pans de l’humanité au prix de guerre et de bains de sang. Nous sommes menacés d’une balkanisation des États-Nations, où l’on verra se dresser culture contre-culture, peuple contre peuple, tribu contre tribu. […] Le second scénario décrit dans de charmants tons pastel un avenir édifié par des mouvements et des forces économiques, technologiques et écologiques exigeant l’intégration et l’uniformisation, un avenir qui fascinera les peuples du monde entier par son rythme endiablé […] », Djihad versus McWorld. Mondialisation et intégrisme contre la démocratie, Desclée de Brouwer, Paris, 1996.

48 Scott Atran, L'État islamique est une révolution, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016.

49 Voir Igor Delanoë, « Le retour de la Russie en Méditerranée », in Les Cahiers de la Méditerranée, 89/2014 : Recompositions géopolitiques en Méditerranée : un défi pour les Mediterranean Studies, p. 23-35. En ligne : <https://journals.openedition.org/cdlm/7652>.

50 François Lafargue, La présence économique de la Chine au Maghreb: Ambitions et limites, Fondation pour la recherche stratégique, Note, 29 octobre 2018.

51 La révision constitutionnelle de 2020 autorise désormais ses armées à sortir du cadre national pour défendre la sécurité de la nation. Article 30-4 : « L’Armée Nationale Populaire défend les intérêts vitaux et stratégiques du pays conformément aux dispositions constitutionnelles. » Le Président de la République, article 91-2 « décide de l’envoi des unités de l’armée nationale populaire à l’étranger… » Constitution algérienne du 20 décembre 2020.

52 National Intelligence Council, Global Trends, Paradox of Progress, janvier 2017, p. 11. En ligne : <https://www.dni.gov/files/documents/nic/GT-Full-Report.pdf>.

53 National Intelligence Council, Global Trends 2025, A Transformed World, p. 4. En ligne : <https://www.files.ethz.ch/isn/94769/2008_11_global_trends_2025.pdf>.

54 Pour ceux qui sont intéressés par une brève histoire de ces échecs, voir cet auteur, Les politiques méditerranéennes de l’Europe : trente ans d’occasions manquées, Politique étrangère n°4 Hiver 2016-2017, p. 11-24.

55 Voir cet auteur, « La France et l’UE en Méditerranée : entre esprit de système et réalités », Politique étrangère, n°3 2020, p. 109-120.

56 Version numérique en anglais, p. 38. Version française, op. cit., p. 100.

57 Mais aussi l’évolution des structures familiales, des femmes, du travail, etc. Voir Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, Paris, 2007.

58 En ligne : <https://planbleu.org/wp-content/uploads/2021/02/File-RED-2020-Rapport-complet.pdf>.

59 Banque mondiale, Dépenses de recherche et développement (% du PIB). En ligne : <https://donnees.banquemondiale.org/indicator/GB.XPD.RSDV.GD.ZS>.

60 Jacques Huntzinger, Il était une fois la Méditerranée, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 264. Nouvelle édition augmentée prenant en compte les « printemps arabes » qui ne modifie pas les conclusions, Biblis, Paris 2014.

61 Cf. Guillaume Alméras et Cécile Jolly, Méditerranée 2030, op.cit., p. 228. Les autres scénarios étant le « néocolonialiste », improbable également, et le scénario de « conflits méditerranéens », dont la réalisation a été en avance de dix ans sur la prospective, voir p. 226-227.

62 « Le centre de gravité de cette liaison Europe-Afrique c’est l’Europe méditerranéenne (y compris l’Espagne qui, depuis quelques siècles, a été éloignée des grands événements de l’histoire) et le Maghreb ; voilà par quoi passera la connexion de l’Europe à l’Afrique. », Jean-Louis Guigou et Pierre Beckouche, Afrique, Méditerranée, Europe, La Verticale pour un avenir commun, p. 103. En ligne :<http://www.ipemed.coop/adminIpemed/media/fich_article/1513334640_la-verticale-ame.pdf>.

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