L’homme et les microbes. L’émergence des épidémies : réflexion prospective
p. 47-59
Note de l’auteur
Octobre 2018
Texte intégral
Introduction
1« Soit un être microscopique, habitant telle ou telle contrée de l’Afrique où il existerait sur des animaux, sur des plantes, des hommes même, et qui serait capable de communiquer une maladie à la race blanche. Une circonstance fortuite l’amène en Europe, il pourra devenir l’occasion d’une épidémie1 ». Ainsi s’exprimait Louis Pasteur en évoquant les risques que faisaient courir les microbes. Comment ne pas penser à l’un des tous premiers éléments de prospective à propos des infections émergentes ?
2Jusqu’au milieu du xviiie siècle, l’espérance de vie était proche de celle de la préhistoire. À côté des guerres et des famines, les infections bactériennes et virales représentaient une des principales causes de disparition des sociétés d’alors. Les épidémies ont ainsi marqué l’histoire, modifié l’avenir et le développement de régions entières, bouleversant leurs économies, décimant les familles2. Or, malgré de nombreux progrès notamment dus à l’hygiène, le risque infectieux est toujours d’actualité, à l’origine de près de 14 millions de morts chaque année dans le monde. La quasi-totalité survient dans les pays du Sud dont il représente plus de la moitié des causes de décès, notamment chez les enfants. De nouvelles espèces de virus telles Ebola, Chikungunya, Monkey pox (variole du singe), et bien sûr le VIH, n’ont été décelés que dans la deuxième moitié du xxe siècle. 90 % des bactéries et virus n’étaient pas connus il y a trente ans3. Si de nombreux pathogènes restent certainement encore à découvrir, chaque épidémie fait payer un lourd tribut humain et économique aux sociétés du monde, dont le bilan, fait notable, n’est jamais connu d’avance. Ainsi, le SRAS, qui apparut comme une des premières peurs du xxie siècle, fit près de 800 morts et paralysa plus de 30 pays. Son émergence en Chine a coûté 70 milliards d’euros en moins de cinq mois. En raison de la conjonction de deux événements, la double transgression des barrières d’espèces chiroptère-civette, puis civette-humain, et l’adaptation génétique rapide du virus à son hôte, son mode de propagation fut fulgurant, en empruntant les voies internationales de transport commercial. Pourtant, faute d’avions, cette pandémie a épargné les pays pauvres où elle était attendue4. Le virus disparut aussi vite qu’il était apparu, si bien que le destin de ce Coronavirus illustre une fois de plus la difficulté de prévoir la survenue des épidémies, leur évolution, et le fardeau ressenti par les nations touchées.
3Tandis que l’avenir est ainsi imprévisible pour de nouveaux microbes, l’émergence et la réémergence de maladies oubliées, comme la peste en Afrique, qui réapparaissent en raison du manque de prévention et d’hygiène, de troubles politiques, ou de guerres civiles, imposent de mieux connaître les facteurs qui prédisposent à leur survenue. La prévention des uns, les microbes négligés, guideront et peut-être combattront celles des autres, les inconnus. L’expertise scientifique est donc plus que jamais nécessaire pour guider les choix politiques, l’éducation pour encadrer les peurs et les rumeurs, la coordination des agences sanitaires pour mettre en place les mesures nécessaires à la prévention et à la lutte contre l’apparition et la dissémination de l’infection.
Éléments de contexte
Des facteurs pour l’émergence des épidémies
4Les conditions générales de survenue des épidémies sont assez largement connues5 et, au demeurant, ont leur logique. L’émergence et la dissémination de nouveaux microbes dépendent, entre autres, des réservoirs hommes et animaux, de leur augmentation et localisation, des contacts humains-humains et humains-animaux, des opportunités de rencontres, des risques occasionnés par la promiscuité, une mauvaise hygiène, des transports et échanges commerciaux. Elles dépendent aussi des microbes eux-mêmes dont le génome peut se modifier par mutation, sélection (antibiotiques) ou être conditionné par l’environnement (épigénétique). Aller plus loin dans l’analyse permet de mieux cerner les mesures qui pourraient être prises à partir d’une réflexion prospective.
5La transmission, la diffusion et la prolifération des germes dépendent en partie des contacts interhumains et ainsi de l’évolution démographique du monde qui connaît aujourd’hui d’importantes modifications. Pendant la seconde moitié du xxe siècle la population mondiale a plus que doublé pour atteindre 7,3 milliards d’habitants en 2015 soit une augmentation de près d’un milliard d’humains au fil des douze années précédentes6.
6D’un autre côté l’évolution de la natalité varie selon les régions. En Asie du Sud-Est, Amérique latine, Moyen-Orient et Afrique du Nord, le taux de fécondité baisse, entraînant un vieillissement de la pyramide des âges et une baisse du taux de croissance démographique. À l’inverse, en Afrique sub-saharienne, les régions dévastées par les pandémies du Sida, de la tuberculose et du paludisme, ont un taux de natalité qui reste supérieur à cinq enfants par famille si bien que la grande majorité des jeunes de moins de 25 ans vivent dans les régions les plus pauvres où se concentrent les multiples causes et conséquences d’émergence épidémique. Cette natalité élevée fait des enfants la proie facile de nouvelles maladies infectieuses comme l’a montré le Sida. Ces constatations décèlent aussi un risque de fracture entre le Nord et le Sud, livrés à des choix médicaux opposés et à un dispositif de recherche et de l’industrie pharmaceutique très restreint dans les pays à faible niveau de vie.
7À ces préoccupations d’ordre démographique s’ajoutent celles qui concernent les déplacements des individus. Les voyages, les échanges commerciaux (transports de containers) offrent de multiples exemples d’émergences épidémiques insulaires. Dans le passé, le commerce des esclaves a apporté au Nouveau Monde le moustique Aèdes Aegypti et la fièvre jaune. Les transports d’aujourd’hui montrent bien qu’aucune frontière ne peut empêcher la progression des épidémies. D’un autre côté les migrants qui fuient les guerres, la faim, ou le manque de ressources représentent à l’évidence un facteur de diffusion des épidémies. D’une part ils trouvent dans leur nouvel asile des microbes avec lesquels ils n’étaient pas en contact, d’autre part ils peuvent transmettre de nouveaux virus et bactéries à des sujets sensibles. Or les mégapoles d’aujourd’hui exercent une attraction sur ces populations qui fuient les lieux les plus pauvres et dangereux. Dans les zones suburbaines se concentrent également un certain nombre d’animaux réservoirs ou vecteurs de microbe, tels les rats, puces ou poux. Ces pestes de toute nature sont autant ainsi la rencontre avec les animaux que la conséquence des taudis et de la mauvaise hygiène. De plus ces nappes urbaines du Sud sont à proximité des zones riches en biodiversité et en particulier de la faune sauvage.
8Les deux tiers des infections sont des zoonoses, la rencontre de l’humain avec l’animal formant un couple indissociable. Il est parfois difficile de discerner s’il s’agit d’une contagion à partir de la faune sauvage ou d’animaux domestiques. Ainsi lors de l’épidémie de H5N1 en 2005, les oiseaux migrateurs furent accusés d’en être la cause principale, mais il semble qu’il s’agissait plutôt d’un transport illégal d’un lot de volailles introduit dans l’hémisphère Nord7. La disparition de contrôle aux frontières trouve ici une de ses conséquences possibles. Or, la rencontre de l’humain et de l’animal dépend de multiples causes. Aux opportunités déjà signalées il faut ajouter celles liées à l’industrie et à l’agriculture intensive, tels les barrages sur les grands fleuves ou la déforestation, qui, en modifiant l’écologie des vecteurs, et notamment des insectes, a grandement facilité de nouvelles émergences. La destruction de forêts tropicales en Amazonie et en Indonésie a bouleversé les lieux de vie naturels de la faune sauvage et des moustiques, et a rapproché ceux-ci des êtres humains. D’autres facteurs tels l’agrotourisme et la consommation de viande vendue sur les marchés africains, viennent à leur tour apporter leur risque de contamination. Indépendamment de la faune sauvage, l’élevage intensif d’espèces animales domestiques pour la consommation, poulets, cochons ou ruminants, facilitent également la transmission des virus, et surtout permet la recombinaison entre espèces virales animales et humaines pour créer de nouveaux « microbes-chimères ».
9Les antibiotiques depuis leurs plus anciens usages, peuvent entraîner l’apparition de microbes résistants. Alexander Fleming, le découvreur de la pénicilline, fut l’un des premiers à constater ce phénomène qui a été à l’origine de l’utilisation de cocktails d’antibiotiques pour en limiter le risque par une plus grande efficacité sur les microbes. Cette stratégie n’a pas empêché totalement l’apparition de mutants résistants car les mutations n’en sont pas uniquement responsables. La résistance peut dépendre également d’un transfert d’information entre bactéries par conjugaison sexuelle, indépendamment de toute pression de sélection. Les modifications de génomes viraux et bactériens ne sont d’ailleurs pas seules en cause. Les facteurs de l’hôte jouent également un rôle. Ainsi l’épidémie de sida et l’immunodépression induite par le VIH a facilité l’apparition de germes opportunistes rapidement résistants. Le bacille de la tuberculose fut l’un de ceux-là. Diverses occasions liées à l’emploi inconsidéré ou inobservant des antibiotiques ont abouti à la création d’espèces multi et ultrarésistantes aux chimiothérapies antituberculeuses. De fait, la résistance aux antibiotiques s’observe après leur mauvaise utilisation et notamment à la suite d’un traitement insuffisamment prolongé.
10Le développement de nouveaux antibiotiques pourrait y pallier, mais le faible bénéfice des ventes d’antibiotiques fait que leur production n’est plus aujourd’hui une des priorités de l’industrie pharmaceutique. L’antibiorésistance représente un fléau mondial dans les pays du Nord comme du Sud, et un facteur majeur de cause d’émergence et de réémergence de nouvelles épidémies. À ces résistances observées après des cas d’antibiothérapie humaine, s’ajoute la survenue de celles déclenchées par l’emploi d’antibiotiques chez l’animal, largement utilisés pour accroître le rendement industriel pour la production de lait, fromage, et viande. Leur action possible sur le microbiote animal et la sélection de germes qui facilitent l’obésité ne justifient pas leur utilisation, au demeurant incontrôlée.
11La liste de ces causes n’est pas exhaustive car d’autres événements peuvent être à l’origine de l’émergence épidémique, dont le changement climatique. Son importance, qui peut avoir été questionnée8, mérite cependant vigilance. La possibilité de diffusion de la dengue ou du Chikungunhya en Europe, de la fièvre de la vallée du Rift dans diverses régions d’Afrique semble ainsi bien réelle. Ailleurs on évoquera le délabrement de certaines politiques hospitalières et la disparition, le rejet, ou l’inobservance de mesures de prévention dont les vaccins et l’hygiène hospitalière (infections nosocomiales).
12On voit qu’il existe ainsi des causes multiples qui favorisent l’émergence par le rapprochement des contacts humain-humain et animal-humain, par la circulation des microbes quel qu’en soit le mécanisme, et par la survenue de mutations et recombinaisons entre microbes facilitant leur agressivité et leur infectivité. Des mesures de détection, de riposte en temps épidémique, de politique sociale et d’éducation en temps de paix, sont à cet égard parmi les seules susceptibles de diminuer ces facteurs de risque. Encore faut-il un personnel et des agences capables de les promouvoir.
Des hommes pour la lutte contre les épidémies émergentes
13Trois catégories de personnel sont concernées particulièrement par les épidémies : les experts médicaux et scientifiques, les responsables sanitaires et gouvernementaux, les médias.
14Les experts médicaux et scientifiques. Le panel d’experts aujourd’hui nécessaire pour détecter et analyser l’émergence de nouveau microbes et la diffusion des épidémies doit assumer différentes tâches. Une des premières expertises recherchées est d’ordre épidémiologique. Il s’agit en effet de collecter des échantillons potentiellement infectieux chez l’humain mais aussi, et surtout, chez les animaux qui en sont les principaux réservoirs. Le risque de contamination de la faune sauvage nécessite l’organisation d’expéditions dans les forêts primaires pour effectuer des prélèvements, le plus souvent sur selles ou carcasses d’animaux disséminées sur le terrain, ou par captures de spécimens. Le but de telles recherches est de décrire les processus dynamiques des épidémies et de les orienter dans le temps et l’espace. Or les conditions qui sont responsables de l’apparition des épidémies et celles qui en facilitent la diffusion tiennent autant des microbes que de l’hôte qui est plus ou moins permissif au pathogène. Le microbe peut se transformer par mutation génétique ou par influence épigénétique qui permettent ainsi les modifications fonctionnelles de son infectivité ou de sa pathogénicité. Ainsi, il est non seulement nécessaire de conduire une expertise en épidémiologie pour recueillir les échantillons, mais il faut aussi regrouper des compétences dans de très nombreux domaines complémentaires pour les analyser, les interpréter, les associer aux facteurs comportementaux des populations à risque. Des études et expertises en génétique, bioinformatique, biologie, géographie de la santé disposant de systèmes d’information spatiales, en sciences humaines et sociales, sont également nécessaires. La compétence est ainsi multiple et requiert de passer du lit au laboratoire, et vice versa. La riposte doit s’organiser dans l’urgence et repose sur la détection des symptômes cliniques d’abord, et de la suspicion d’un risque épidémique, autant que de l’apparition d’un nouveau microbe. Le diagnostic impose un travail analytique qui doit éliminer les agents connus et détecter les nouvelles souches microbiennes. Il sera nécessaire d’évaluer les risques et d’effectuer des transports d’échantillons dans des laboratoires performants capables d’isoler les microbes dans des zones de haute sécurité. Au total, la chaîne d’expertise doit être pluridisciplinaire. Elle doit avoir pour vocation d’être placée dans les zones les plus sensibles, et intéresser, du terrain à l’hôpital, des infrastructures et des experts de diverses spécialités. Ces circonstances sont rarement trouvées dans les zones à risque que représentent les pays les plus pauvres de la planète.
15Les responsables sanitaires et gouvernementaux. Il existe différents systèmes de gouvernance pour prévenir les épidémies et mettre en œuvre la riposte afin de lutter contre elles. En France, celle-ci s’exerce autant au niveau central, Direction Générale de la Santé, Institut National de Veille Sanitaire, qu’à l’échelon régional à travers les Agences de santé et les départements. Au niveau européen il existe plusieurs systèmes de veille du risque infectieux, depuis les réseaux de surveillance des maladies transmissibles créé par la Commission Européenne, jusqu’à un Centre Européen de Prévention et Contrôle chargé d’évaluer les risques liés aux maladies infectieuses et de recueillir les données. La gouvernance mondiale s’effectue à partir de deux organisations principales, l’une pour l’homme, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’autre pour l’animal, l’Office International des Epizooties (OIE). L’OMS, qui regroupe 193 États, labellise des centres coopérateurs à partir des institutions nationales. L’OIE, créé en 1924 à la suite d’un épisode de peste bovine, renseigne sur les zoonoses. Le rôle important de la faune sauvage et des animaux domestiques comme vecteurs et réservoirs de germes fait de cette organisation une institution de grande importance pour la lutte contre les épidémies.
16À côté de ces deux institutions majeures existent des réseaux internationaux de veille, mais ceux-ci sont souvent monodisciplinaires ou se sont organisés pour la détection, tels le Global Oubreack Alert and Response Network coordonné par l’OMS ou la Global Forecasting Initiative (GVFI) créée pour la recherche de germes inconnus. Il existe également d’autres réseaux spécialisés tels les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américain créés en 1942 pour la surveillance du paludisme.
17Couvert par ses multiples institutions, le monde pourrait se sentir protégé, mais les pathogènes proviennent pour la plupart des pays les plus pauvres là où les réseaux sont peu ou pas représentés, et ne disposent que de rares épidémiologistes et de cliniciens insuffisamment formés qui n’ont pas toujours la possibilité ni les moyens d’exercer des diagnostics rapides et de mettre en place des traitements efficaces, y compris des mesures simples d’isolement.
18Ne pouvant se contenter de l’émergence, et constatant la déficience des systèmes de santé dans les zones à risques, dans la foulée des Objectifs du millénaire pour le développement, les États membres de l’ONU ont institué divers organismes pour s’occuper de la prise en charge des grandes pandémies : Sida, tuberculose, paludisme. Ce grand élan de solidarité créa ainsi le Fonds Mondial de lutte contre le Sida, la tuberculose et le paludisme, puis UNITAID soutenu par l’initiative française de taxe sur les billets d’avion, enfin en soutien de la recherche sur ces pandémies, l’initiative européenne EDCTP : Partenariat Europe-Pays en développement pour les essais cliniques. À ces organismes multilatéraux sont venus s’agréger des organisations de plaidoyer : Onusida, StopTB, Roll Back Malaria. La diplomatie s’est ainsi lancée dans la préservation des biens publics mondiaux, la santé en tête, à travers de multiples initiatives. Mais celles-ci sont peu, voire pas, coordonnées entre elles, et se sont adressées aux pandémies déclarées, et non à leur émergence. Faute d’avoir prévu cela, la santé mondiale s’est laissée déborder par les récentes épidémies d’Ebola ou Zika.
19Les infections émergentes n’ont reçu une réelle attention qu’après ces dernières manifestations infectieuses. Ainsi fut créé GLOPID, un réseau international dont la direction est confiée à la fondation Mérieux pour se préparer à la recherche sur les maladies émergentes en cas de survenue. Dans le même temps la fondation Bill et Melinda Gates, le Wellcome Trust associés avec les gouvernements de Norvège, d’Allemagne et du Japon, créaient une coalition pour stimuler la production de vaccins contre nombre de virus émergents, Lassah, Nipah, Marburg, MERS, SARS, à travers l’initiative de la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI).
20Ce qu’il faut en retenir est ainsi le foisonnement d’initiatives nationales, européennes et internationales, peu coordonnées, qui couvrent insuffisamment tous les spectres de la riposte, notamment ceux de l’épidémiologie et de la recherche.
21Les médias jouent un rôle important dans l’alerte et la communication des informations nationales, européennes ou internationales. Ils sont en prise directe avec la société et les décideurs. Il est ainsi critique qu’ils soient eux-mêmes éduqués aux risques et enjeux des épidémies, de leur possible émergence et des fausses rumeurs qui les accompagnent dans la majorité des cas. Quel que soit leur support, il est indispensable de les associer correctement à la riposte. Les scientifiques et les décideurs doivent savoir et pouvoir interagir avec eux.
Des politiques pour la lutte : réflexion sur les moyens d'action
22Si le constat est que les maladies infectieuses émergentes sont très nombreuses – plusieurs centaines recensées à l'heure actuelle9 –, que les mécanismes d'émergence sont extrêmement variés selon les combinaisons intervenant dans l'apparition d'un virus, que les situations sanitaires sont très hétérogènes selon les zones climatiques, les mécanismes sociaux ou institutionnels des pays, que les conditions de diffusion épidémiques des maladies diffèrent très nettement les unes des autres avec des temps d'incubation spécifiques allant de quelques heures à plusieurs années, que les modes de transmission sont eux-mêmes multiples etc…, aucune matrice ne pourrait rendre compte de cette multiplicité des possibles.
23Il existe certes des mesures qui pourraient être prises pour éviter les migrations liées à la famine, la guerre, les mauvaises conditions d’hygiène, les zones suburbaines surpeuplées, les bouleversements écologiques, et de manière générale la lutte contre la pauvreté des pays à risques, mais ces mesures touchent la gouvernance de la mondialisation, le souci humanitaire des puissances les plus riches, et interfèrent avec les défis posés par les politiques locales. Les grandes mesures de financement trouvent rapidement leur limite, les besoins de la santé sont sans fond. Pourtant, il vaut mieux prévenir que guérir, et la fracture Nord-Sud doit interroger sur les mesures qui pourraient être prises dans les zones à risque. Une réflexion prospective ne peut ainsi se passer d’un cadre de propositions pour contribuer à limiter le risque, le contrôler, et tenter d’en limiter les conséquences humaines, sociales et économiques. Quatre piliers de propositions pourraient ainsi être évoquées dans ce cadre : suggérer une meilleure gouvernance mondiale, accroître nos capacités cognitives et technologiques sur les pathogènes et leur risque à travers l’innovation diagnostique et pronostique, mieux articuler les rôles entre recherche, expertise et évaluation du risque, préparer les sociétés à de nouveaux risques.
S'agissant des leviers d'action sur la gouvernance mondiale
24Il est essentiel d'adopter une approche qui soit mieux coordonnée pour être réactive pour la prise en charge des menaces existantes comme de celles qui sont imminentes. Il faut une attitude plus proactive et stratégique des décideurs politiques qui doivent mieux prendre en compte les menaces nombreuses et diverses pouvant émerger à l'avenir. Une meilleure coordination des agences et institutions réglementaires, de veille, de prise en charge, de recherche, d’initiatives privées-publiques etc., apparaît nécessaire et devrait être réfléchie.
25Une disparité extrême existe en matière de gestion sanitaire et de capacités de décisions dans différentes parties du globe. Pour pouvoir s'attaquer à des maladies rapidement où qu'elles surviennent, peut-on continuer à laisser cette disparité persister ? Il faut mettre en place au Sud, dans les zones les plus à risques, l’expertise médicale, scientifique et politique nécessaire. Le désert en Guinée laissé après l’effervescence d’aides au moment de la crise d’Ebola, même si des initiatives, en partie françaises, y pallient, doit faire réfléchir.
26Les programmes de gestion sanitaire en place dans l'ensemble du monde manquent de cohérence. Il existe trop de programmes verticaux axés sur des maladies uniques. Ne faut-il pas adopter une approche plus unie dans la gouvernance sanitaire mondiale ? Par exemple, l'OMS, l'OIE et la FAO doivent mieux coordonner leur système mondial d'alerte précoce et de réponse, le Global Early Warning System (GLEWS). UNITAID et le Fonds mondial devraient s’associer à l’EDCTP pour la prise en compte des infections émergentes et ouvrir tout le spectre des interventions depuis la recherche jusqu’au soutien aux systèmes de santé.
S'agissant des innovations technologiques
27L'évolution des moyens d'action permet d'envisager d’intervenir dans différents champs du diagnostic et de l’évaluation pronostique. Quelques pistes pourraient être ainsi proposées :
28Il faut prôner l’utilisation de nouvelles technologies de l'information pour la capture, l'analyse et la modélisation des données pour la détection précoce d'événements pathologiques infectieux.
29Le recours à la génomique et à la post-génomique pour la détection et la caractérisation précoces d'agents pathogènes nouveaux ou qui ont nouvellement acquis une résistance/virulence doit être soutenu par la promotion et la dispersion de telles technologies.
30Il faut faciliter le transfert technologique pour l'identification et la caractérisation de maladies infectieuses humaines à l'échelon individuel par la mise au point de systèmes de prélèvement
31« Intelligents » ou de dispositifs portables à main par exemple pour la réalisation de tests sur des fluides).
32Le dépistage à haut débit des maladies infectieuses dans les populations humaines et les espèces animales et végétales au moyen de marqueurs de substitution non invasifs (comme les rayons électromagnétiques ou des composés organiques volatils) par exemple dans les aéroports, les conteneurs de transport maritime/routier et les marchandises, devrait être encouragé.
33La mise en place d'une politique rapide de vaccins et/ou d’autres méthodes d'immunothérapie pour contrôler et prévenir l'extension des germes émergents doit être réfléchie, même si l’initiative très récente CEPI va dans ce sens.
Articuler recherche, expertise et anticipation du risque au Nord comme au Sud
34L'alerte et la réponse à l'alerte impliquent :
- Des connaissances en lien avec la recherche et avec les partenaires, et des études épidémiologiques ou la mise en place de réseaux de surveillances locales mieux organisés ;
- Des recommandations en matière de contrôle, notamment des interfaces entre les autorités sanitaires, les professionnels de santé et le public ;
- Des démarches d'anticipation du risque par un (des) plan(s) de préparation à l'émergence (surveillance, mesures de gestion du risque), notamment dans les pays à risques.
35Outre les mesures de coordination entre décideurs, proposées plus haut, l’articulation des mesures de prévention, recherche et soin doit être mieux pensée. De plus, le soutien budgétaire de ces différentes étapes, au demeurant indispensable, est inégal. La recherche, en particulier, pourrait être mieux et plus subventionnée, même s’il faut reconnaître des prises en compte récentes, européennes et internationales, après les dernières épidémies. Il faut également, et peut être surtout, soutenir les partenaires du Sud et autres régions à risque, en formation, soins et recherche. Faute de cette dernière considération, ni les sociétés du Nord ni celles du Sud, ne seront suffisamment protégées.
Préparer les sociétés pour maîtriser les nouvelles pandémies
36L'information des populations sur les mesures de prévention et réaction doit aller vers un modèle dynamique, interactif et flexible. Il est nécessaire d'intégrer la dimension psycho-socio-comportementale tout au long d'un processus de réévaluation du risque en cas d’épidémie. L’action des pouvoirs publics et des médias est à cet égard critique. Il faut savoir employer les scientifiques pour aider à une meilleure compréhension des manifestations infectieuses et de leur prévention. Cette intégration nécessite d'adapter les messages/programmes en fonction de l'identification des groupes les plus vulnérables et les moins inquiets. La communication sur le risque ne peut être conçue comme la simple continuité d'une réponse planifiée antérieurement, mais comme le résultat d'une connaissance produite en situation/temps réel.
37Prévenir l’« infodémie », la diffusion de fausses rumeurs, concernant une épidémie est indispensable. L'intégration de ces nouveaux modes de communication impliquerait de réformer les cadres de diffusion de l'information sanitaire dans notre pays. Au-delà d’une information émise de façon verticale par les autorités sanitaires, il s'agit de développer de nouveaux modes d'échange avec le public sur sa perception des risques.
38L’éducation du grand public en temps de paix, c'est-à-dire en temps de non émergence, est capitale. Seul un enseignement et un renseignement raisonnés sur les microbes, leur histoire, leurs risques, leur diffusion, leurs spécificités et sur les multiples mécanismes de défense naturelle (immunologie) et acquise (vaccin) permettra à la société d’appréhender les risques, les crises, et les mesures de lutte. Il faut les développer à tous les niveaux socioprofessionnels et à tous les âges, notamment dès l’enfance et l’adolescence dans les lycées. Parmi toutes les mesures proposées qui reposent pour la plupart sur les gouvernants et sur leurs budgets, ces mesures d’éducation populaire seraient simples à mener, efficaces et peu coûteuses. Elles pourraient mobiliser scientifiques, politiques et médias autour d’une culture commune du risque infectieux. Au-delà de l’ambition de mieux faire comprendre et connaître les crises, elles rapprocheraient la science de la société.
39En matière de prospective, il apparaît ainsi que toute réflexion en ce sens doit aider à une meilleure prise en compte du problème, à faciliter une réflexion nationale, européenne, et internationale sur les moyens de coordination sanitaire, à soutenir la recherche et l’innovation technologique dans ses divers champs d'action, et à une meilleure éducation des sociétés, du Nord comme du Sud.
40« Toute négligence dans l’étude des maladies en quelque part de notre planète est à notre propre péril », énonçait avec justesse Joshua Lederberg, qui reçut en 1958 le prix Nobel de Médecine et physiologie10. La sagesse impose d’y réfléchir.
Notes de bas de page
1 Patrice Debré, Louis Pasteur, Paris, Flammarion, 1994, p. 364
2 Voir Fabienne Keller, Les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes, Rapport d’information du Sénat, 2012, numéro 138 ; Patrice Debré et Jean-Paul Gonzalez, Vie et mort des épidémies, Paris, Odile Jacob, 2013
3 Ibid.
4 Patrice Debré et Jean-Paul Gonzalez, Vie et mort des épidémies, op. cit.
5 Voir ibid. et Fabienne Keller, Les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes, op. cit.
6 United Nations Department of Economic and Social Affairs/Population Division, World Population Prospects: The 2015 Revision, Key Findings and Advance Tables, 2015, p. 1
7 Patrice Debré et Jean-Paul Gonzalez, Vie et mort des épidémies, op. cit.
8 Fabienne Keller, Les nouvelles menaces des maladies infectieuses émergentes, op. cit.
9 Ibid.
10 Jean-François Saluzzo, Des hommes et des germes, Paris, PUF, 2004, p. 245.
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