1Francis Gutmann1, né le 4 octobre 1930 et qui nous a quittés le 25 juin 2020, fut de ces personnes qui, dans l’industrie comme dans la diplomatie, contribuèrent, par leur empreinte forte mais discrète, à façonner la France pendant près de quarante ans. Il est grand temps de prendre la mesure de l’ampleur, de la diversité, des talents d’un homme qui faisait peu gloire de sa carrière : les richesses de cette dernière se fondaient dans l’inquiétude du présent et l’obsession de l’avenir. Il faut pourtant dire que cette carrière, ouverte et quasiment close – pour son côté officiel – au Quai d’Orsay, mais riche de décennies de gouvernement d’entreprises, témoigne d’un destin rare, surtout en ces temps où la relation public/ privé a trop souvent pour symbole le pantouflage2.

2En entreprises, Francis Gutmann occupa différentes fonctions : directeur et membre du Comité exécutif de Pechiney, puis de Pechiney-Ugine-Kuhlmann (PUK) ; président-directeur général des produits chimiques Ugine-Kuhlmann et directeur des ressources humaines du groupe PUK ; directeur général de la Croix-Rouge française ; président et président d'honneur de Gaz de France ; président de l'Institut français du pétrole. Le retour sur ces responsabilités exécutives dans l’industrie permet de mesurer à quel point la disposition à préparer l’avenir, voire plus, à le façonner en en imaginant les bribes, fut l’élément central, organisateur, d’une vie professionnelle d’où l’intérêt national n’était jamais absent.

3Au Quai, il a redonné tout son lustre à la charge de secrétaire général. Les présidents de la V^e République apprécient souvent peu les ministres des Affaires étrangères quand ils sont trop influents ; en écho, les ministres des Affaires étrangères se méfient souvent du poids de leur numéro 2. Francis Gutmann, dans une période-clé, le début des années 1980, a été au cœur de la décision et de l’action de politique étrangère : Europe, Moyen-Orient… Plus tard, ambassadeur à Madrid, c’est aussi l’avenir qu’il a contribué à construire, tant la jeune démocratie espagnole avait besoin de soutiens et d’amis.

4L’échange avec Francis Gutmann était d’abord fait de sa discrétion sur ce qu’il avait été : un silence derrière lequel on découvrait progressivement le poids de l’expérience, sa richesse. Si, par à-coups, l’indulgence faisait défaut – « la bêtise n’est pas mon fort » disait-il –, c’était par exigence. Avec lui, le dialogue bénéficiait d’un profond savoir, politique et humain, qu’il n’exprimait jamais directement ; il faisait aussi preuve d’une grande écoute, comme si tout interlocuteur digne d’être entendu était important à écouter, à comprendre. Comme si, de chacun il fallait chercher, extraire, provoquer le meilleur, le porter au niveau qui était le sien, comme le révèlent les témoignages du présent volume.

5S’il parlait peu du passé, c’était par soif de l’avenir. À l’issue de ses engagements professionnels, Francis Gutmann présidera pendant 14 ans le Conseil scientifique de la Défense (CSD), auprès du ministre. Ce Conseil était fort d’une trentaine de membres, dont son président avait voulu élargir la diversité (à des scientifiques – de sciences « dures » et de sciences sociales –, des universitaires, des membres de think tanks, des industriels, des représentants de divers services de la Défense…). Le CSD formait un noyau de réflexion qui s’adjoignait les compétences extérieures nécessaires dans de multiples et effervescents groupes de travail. Son objectif général était d’éclairer le ministre sur les évolutions scientifiques susceptibles d’avoir un impact sur la sécurité du pays, et donc sur son appareil de défense. Il s’agissait, au sens propre, de tenter de penser des éléments de l’avenir, éléments épars mais déterminants : la prospective de défense (à l’époque à travers les travaux du plan prospectif à 30 ans – PP30 –) ; l’articulation nouvelles technologies / nouvelles menaces ; l’évolution de la place de l’homme dans les systèmes de défense… Plus d’une centaine d’avis à l’intention du ministre ont alors été transmis également au chef d’état-major des armées, au chef d’état-major de l’Élysée, au délégué général pour l’armement.

6Les avis, élaborés sous la plume précise et exigeante du président, étaient soumis au débat des membres du Conseil : la fermeté de Francis Gutmann sur ses propres principes garantissait une très large écoute des autres.

7C’est dans la logique de ce long travail au CSD que s’inscrit la création du club des Vingt – destiné à réfléchir sur le fond des options de la diplomatie française – et celle du Centre de Prospective Générale (CPG), qui se projette plus avant. Francis Gutmann apportait ici sa connaissance approfondie du présent et de ses héritages, ainsi que sa capacité à juxtaposer des imaginaires différents, et la puissance de synthèse que chacun lui reconnaissait.

8À ce titre, le CPG, en la personne de Francis Gutmann, a commandé à plusieurs de ses membres les études qui sont publiées dans cet ouvrage. Il reste à espérer qu’elles font honneur à la hauteur de vues, à l’exigence intellectuelle, mais aussi à l’humour et à la distance sur soi qui caractérisaient Francis Gutmann : un honnête homme du siècle qui cherchait d’autres siècles.