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Une collecte d’images

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Steffen Haug

Épilogue. Vers l’œuvre d’art

Texte intégral

1Du rapport fondamental entre passé et présent que Benjamin a inscrit dans son projet des Passages, nous mettrons encore ici un dernier aspect en vedette : la relation entre d’un côté les images du xixe siècle qu’il a réunies dans ses notes et matériaux, et de l’autre la théorie visuelle qu’il élabore dans son essai sur l’œuvre d’art.

  • 1 Sur cet essai, voir essentiellement Burkhardt Lindner, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technisc (...)

2Pour ses Passages, Benjamin a choisi principalement des lithographies et des gravures sur bois ; autrement dit, des documents graphiques à grand tirage, destinés à un public de masse. Ces images ressortissent donc aux médiums étudiés dans « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique1 ». Dans cet essai, Benjamin s’intéresse certes pour l’essentiel au film, en tant que médium remarquable de son époque, mais il examine aussi les procédés d’impression graphique, lorsqu’il déroule la préhistoire de la reproduction technique.

  • 2 Voir la lettre du 7 octobre 1935 à Gretel Adorno (GB 5, p. 171 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 235). P (...)
  • 3 GS I, p. 431-469 ; WuN 13, p. 52-92.
  • 4 GS VII, p. 350-384 ; WuN 13, p. 96-141.
  • 5 Zeitschrift für Sozialforschung, 5e année (1936), p. 40-63 ; GS I, p. 709-739 ; WuN 13, p. 164-199.
  • 6 GS I, p. 471-508 ; WuN 13, p. 207-250 ; Œuvres III, p. 269-316. Benjamin poursuivra ses réflexions (...)

3On peut établir entre les Passages et « L’œuvre d’art » un triple lien chronologique, thématique et théorique. L’essai sur l’œuvre d’art a vu le jour dans la proximité immédiate des recherches que Benjamin a menées au Cabinet des estampes, où il travaille une première fois au printemps et à l’été 1935, puis au début de l’année 1936. C’est entre ces deux phases qu’il entame la rédaction de son texte. En septembre 1935, il commence déjà à lui donner une forme plus élaborée et en couche une première ébauche sur le papier2. Une première version aboutie est terminée en décembre3. Après en avoir discuté avec Horkheimer, Benjamin la remanie et une deuxième version est prête en février 19364, à peu près au même moment où il reprend ses travaux de recherche au Cabinet des estampes. En février 1936, l’essai est publié dans la Zeitschrift für Sozialforschung, dans une traduction française de Pierre Klossowski intitulée « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée5 ». En 1938, Benjamin reprend une nouvelle fois son texte et en achève une troisième version en mars 19396.

  • 7 Sur la structure de l’essai, voir le commentaire de Schöttker, ibid., p. 135.

4L’essai déploie son analyse en quinze chapitres, auxquels s’ajoutent un avant-propos et un épilogue. Les chapitres I-VII brossent l’histoire des médiums de reproduction et étudient les changements que cette évolution a produits dans la perception de l’œuvre d’art. La seconde partie de l’essai est consacrée à l’examen systématique du film du point de vue de sa production, de son esthétique et de sa réception7. Cet exposé est encadré par un avant-propos, où Benjamin inscrit sa réflexion dans le cadre de la théorie marxiste, et par un épilogue, où, au regard de la menace politique incarnée par le fascisme, il affûte encore les thèses qu’il vient de développer.

5Les images réunies pour les Passages peuvent être associées aux deux volets de l’essai sur l’œuvre d’art. D’une part, en effet, la lithographie y est directement abordée quand Benjamin retrace le développement des procédés techniques de reproduction. Ce qui en est dit se laisse rapporter à plusieurs images des Passages. D’autre part, Benjamin élabore ensuite, en partant du film, une théorie sur le rapport entre les genres artistiques et leur arrière-plan social et technique – théorie qu’il estime généralisable. Aussi examinerons-nous, pour finir, dans quelle mesure cette définition peut être appliquée à la lithographie et aux autres types de gravures composant la sélection d’images consignées dans ses notes.

6Dans presque toutes les lettres où il évoque, à l’automne 1935, son travail sur « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Benjamin fait état des rapports qui rattachent son essai aux Passages. Il mentionne d’ailleurs le lien historique direct entre les deux sujets. Ainsi indique-t-il dans sa lettre du 9 octobre 1935 à Gretel Adorno, où l’essai sur l’œuvre d’art est nommé pour la toute première fois :

  • 8 GB 5, p. 171 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 235.

« Je ne peux pas entrer dans les détails, mais seulement te dire que, sur le plan des principes, j’ai identifié ces dernières semaines la structure secrète de l’art actuel – celle de la situation actuelle de l’art – qui permet de comprendre ce qui est décisif pour nous et ce qui est pour la première fois prépondérant dans le “destin” de l’art du xixe siècle8. »

7C’est l’analyse de la situation présente qui permet à Benjamin d’identifier rétrospectivement les développements du xixe siècle qui se sont révélés « décisifs » pour son temps. Il l’exprime encore plus clairement dans une lettre du 16 octobre à Horkheimer :

  • 9 GB 5, p. 179 ; Correspondance II, p. 188.

« Si le sujet du livre, c’est le destin de l’art du dix-neuvième siècle, ce destin n’a quelque chose à nous dire que parce qu’il est gardé dans le tic-tac d’une horloge dont l’heure n’a sonné pour la première fois qu’à nos oreilles. Je veux dire là que c’est pour nous qu’a sonné l’heure fatale de l’art et j’en ai fixé la marque dans une série de réflexions passagères qui portent le titre suivant : “L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique”9. »

8À travers l’image du « tic-tac de l’horloge » et de l’« heure qui a sonné », Benjamin associe, dans un rapport de cause à effet, les développements du xixe siècle à son propre temps, où il voit un tournant décisif – « l’heure fatale de l’art », comme il le qualifie. Ce qui les relie, c’est la « reproductibilité technique ». Au cours du xixe siècle, celle-ci prend une telle importance qu’elle peut devenir au xxe siècle le trait caractéristique de toute une « époque ». Outre cette corrélation historique, Benjamin aborde également dans cette même lettre le second aspect qui réunit ces deux études : leur cohérence méthodologique et théorique. Il y explique avoir rédigé son essai en réaction aux critiques dont Horkheimer lui avait fait part. Après que Benjamin lui eut exposé les objets qu’il se proposait d’examiner dans les Passages, celui-ci lui avait en effet suggéré d’en préciser à présent la méthode, ce à quoi Benjamin répond :

  • 10 Ibid.

« Votre dernière lettre m’a incité à écarter le tableau historique, alors provisoirement mis en place [dans l’exposé], au bénéfice de réflexions sur la construction qui vont déterminer la physionomie globale de l’œuvre. Si provisoires que ces réflexions sur la construction soient encore, dans la forme où je les ai arrêtées, je puis néanmoins dire qu’elles font une avancée dans la direction d’une théorie esthétique matérialiste qui, elle, va déborder de beaucoup le projet que vous connaissez10. »

9L’essai sur l’œuvre d’art apparaît donc comme le fruit d’une réflexion qui s’est élaborée sur la structure théorique de base des Passages, celle qui détermine « la physionomie globale de l’œuvre ». Benjamin le souligne encore dans une autre lettre qu’il adresse quelques jours plus tard, le 24 octobre 1935, à Gershom Scholem :

  • 11 GB 5, p. 190 ; Benjamin-Scholem, p. 188.

« [Mon véritable travail] a fait un pas décisif ces derniers temps grâce à quelques découvertes fondamentales dans le domaine de la théorie de l’art. Avec le schéma historique que j’ai esquissé il y a environ quatre mois, elles formeront – comme linéaments systématiques – une sorte de trame dans laquelle viendront s’inscrire tous les cas particuliers. Ces réflexions ancrent l’histoire de l’art au xixe siècle dans la connaissance de la situation que nous vivons aujourd’hui11. »

  • 12 S’il est naturel aujourd’hui de considérer que les Passages procèdent à l’analyse des développement (...)

10Si la théorie développée dans l’essai sur l’œuvre d’art forme une « trame dans laquelle viendront s’inscrire tous les cas particuliers », cela vaut aussi, peut-on supposer, pour les images retenues par Benjamin dans ses notes. De quoi cette trame théorique se constitue-t-elle ? Comment se laisse-t-elle articuler aux matériaux des Passages12 ? Dans ses lettres, Benjamin explique que « L’œuvre d’art » et les Passages s’emploient pareillement à retracer un développement historique et à élaborer une théorie.

11Le premier chapitre de l’essai sur l’œuvre d’art récapitule, sous une forme ramassée, l’histoire des procédés de reproduction. Benjamin la fait commencer par l’introduction de la gravure sur bois à la Renaissance, pour porter ensuite son attention sur les inventions du xixe siècle :

  • 13 Benjamin parle ici du « Moyen Âge », mais sans doute pense-t-il à la Renaissance. La gravure sur bo (...)
  • 14 GS I, p. 474 ; Œuvres III, p. 70.

« Avec la gravure sur bois, on réussit pour la première fois à reproduire le dessin […]. Le Moyen Âge13 ajoutera à la gravure sur bois la gravure sur cuivre ; le début du xixe siècle, la lithographie. Avec la lithographie, les techniques de reproduction atteignent un stade fondamentalement nouveau. Le procédé beaucoup plus direct, qui distingue l’exécution du dessin sur une pierre de son incision dans un bloc de bois ou une plaque de cuivre, permit pour la première fois à l’art graphique de mettre ses produits sur le marché, non seulement en masse (comme il le faisait déjà), mais sous des formes chaque jour nouvelles. Grâce à la lithographie, le dessin put accompagner désormais la vie quotidienne de ses illustrations. Il commençait à marcher du même pas que l’imprimerie. Mais à peine quelques dizaines d’années s’étaient-elles écoulées que la photographie, à son tour, allait la supplanter dans ce rôle14. »

  • 15 Ajoutons que ce sont aussi les coûts réduits de la lithographie, bien moins élevés que ceux de la g (...)

12Au xixe siècle, on atteint donc « un stade fondamentalement nouveau ». Tandis que les graveurs sur cuivre avaient jusqu’alors été des artisans qui ne faisaient généralement que reproduire les œuvres des peintres, voici maintenant que les artistes peuvent dessiner eux-mêmes à la craie sur la pierre lithographique15. Benjamin a trouvé au Cabinet des estampes une planche qui illustrait cette rupture (fig. 124). Sa note indique :

  • 16 [U 11a, 5] GS V, p. 730 ; Passages, p. 606.

« Une lithographie de P<l>attel représente “La gravure aux prises avec la lithographie”. Cette dernière semble avoir le dessus. C<abinet> d<es> E<stampes>16 »

Fig. 124 Henri Daniel Plattel, La Gravure aux prises avec la Lithographie, 1824 [BdF, 18 février 1824], lithographie, 20 × 20 cm (image), 36 × 28 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 16 → [U 11a, 5]

Fig. 124 Henri Daniel Plattel, La Gravure aux prises avec la Lithographie, 1824 [BdF, 18 février 1824], lithographie, 20 × 20 cm (image), 36 × 28 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 16 → [U 11a, 5]

Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-41-PET FOL, https://images.bnf.fr/​#/​detail/​747540/​11

  • 17 GS I, p. 481 ; Œuvres III, p. 281.

13Datée de 1824, la caricature de Daniel Henri Plattel donne à voir une rixe entre un graveur, sur la gauche, et un artiste lithographe, sur la droite. L’arrière-plan de l’image permet de comprendre comment chacun travaille. Du côté droit, on aperçoit une pierre lithographique posée sur une table disposée devant un chevalet, tandis que divers accessoires de peintre – palette, pinceaux, baguette – jonchent le sol. Le lithographe n’en a plus besoin, car il dessine directement sur la pierre. Il n’y a plus d’original qui présiderait à la reproduction. Ce changement, Benjamin le décrit de façon plus générale dans l’essai sur l’œuvre d’art : « De plus en plus, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une œuvre d’art conçue pour être reproductible17. » Le graveur sur cuivre s’est pris les pieds dans son tabouret et ne peut que céder à l’assaut triomphant du lithographe. La caricature est une lithographie et Plattel fait donc fièrement parade – en dépit de l’âpreté du combat – de la supériorité du nouveau médium qui est le sien.

14La simplicité du procédé d’impression permettait de produire des images qui pouvaient « accompagner la vie quotidienne » en l’illustrant. Les caricaturistes en firent abondamment usage et ce sont leurs planches que Benjamin, nous l’avons vu, allait lui-même utiliser à titre de documents historiques. En prenant pour thème les bouleversements et les ruptures en train de s’opérer dans les techniques de reproduction, des planches comme celle de Plattel mettaient en évidence des développements sur lesquels Benjamin élaborait en parallèle une réflexion théorique dans son essai sur l’œuvre d’art. Quant au nouveau médium de la photographie, qui allait « supplanter » quelque temps plus tard la lithographie, on pourrait évoquer la caricature de Maurisset (fig. 53), qui sut en pressentir très tôt le triomphe.

  • 18 Henri Bouchot, La Lithographie, Paris, 1895. Des citations du livre de Bouchot se trouvent en outre (...)
  • 19 Lorsque, juste au-dessous d’une citation de l’histoire de la lithographie de Bouchot, Benjamin note (...)
  • 20 [i 1, 4] GS V, p. 946 ; Passages, p. 786.
  • 21 Ibid.
  • 22 Ces mêmes citations du livre de Bouchot, Benjamin les a reprises ailleurs sous une forme condensée  (...)

15L’histoire de la lithographie – depuis son invention jusqu’au moment où elle perd son importance, après avoir joui d’une immense popularité – est retracée par ailleurs dans la liasse i des Passages. Cet ensemble intitulé « Technique de reproduction, lithographie » a été constitué tardivement, après décembre 1937, et réunit environ pour moitié des extraits de l’ouvrage historique publié en 1895 par Henri Bouchot18, qui dirigea le Cabinet des estampes de 1898 à sa mort en 1906. D’autres éléments que Benjamin livre sans donner de source proviennent vraisemblablement aussi de cette même étude19. Ces notes tardives se rattachent directement aux thèmes déjà traités. Quand Benjamin cite Bouchot en notant : « La lutte entre la lithographie et la gravure […] s’accentue de jour en jour, et, dès la fin de 1817, la victoire reste à la lithographie, grâce à la caricature20 », il complète la caricature de Plattel par un commentaire scientifique et historique autorisé, sans rien lui ajouter. Ou lorsque, dans un autre extrait, il indique que les premiers lithographes étaient « les chroniqueurs de la vie française au jour le jour21 », on retrouve la formule utilisée dans l’essai sur l’œuvre d’art, où Benjamin écrit que ces images ont pu « accompagner la vie quotidienne » en l’illustrant. En plus d’en éclairer les développements techniques, les autres extraits du livre de Bouchot réunis dans la liasse i s’intéressent aux motifs représentés sur les premières lithographies, en s’interrogeant sur le lien entre la popularité de certains sujets et l’immense succès remporté par ce nouveau médium22. La datation tardive de la liasse montre que Benjamin avait encore l’intention, après avoir publié l’essai sur l’œuvre d’art, de poursuivre et d’approfondir l’étude des « techniques de reproduction » dans le cadre des Passages.

  • 23 Nous avons déjà examiné certaines caricatures apparaissant comme des précurseurs de la figure de Mi (...)
  • 24 GS I, p. 480-482 ; Œuvres III, p. 279-282. Sur la critique de ce raisonnement, voir Horst Bredekamp (...)
  • 25 GS I, p. 503, note 29 ; Œuvres III, p. 309-310, note 2.

16Au-delà de ce lien thématique direct, il y a d’autres recoupements de contenu entre l’essai sur l’œuvre d’art et le projet des Passages, que nous nous contenterons d’évoquer ici brièvement23. Dans son essai, Benjamin indique que, à l’époque de sa reproductibilité, l’œuvre d’art perd complètement sa fonction rituelle au profit d’autres fonctions sociales et politiques24. On peut trouver de même, dans les images pour les Passages, des notes qui montrent comment la lithographie a été de plus en plus souvent utilisée comme médium de masse à des fins politiques, notamment lors des révolutions de 1830 (fig. 80, 110) et de 1871 (fig. 113, 115-118). L’essai sur l’œuvre d’art associe l’esthétique « de choc » propre au cinéma à l’accélération de la vie moderne, aussi bien dans les événements politiques que dans le trafic des grandes villes25. De même les matériaux pour les Passages consignent-ils une lithographie qui témoigne des origines de ce bouleversement (fig. 92), quand la concurrence entre les nouveaux moyens de transport apparus au xixe siècle pouvait également donner lieu à des conflits soudains.

17L’essai sur l’œuvre d’art forme sur le plan théorique, comme Benjamin l’indique dans sa lettre à Scholem, les « linéaments systématiques » et la « trame » dans le cadre desquels les objets du xixe siècle seront étudiés. Pour saisir plus précisément ce qu’il faut entendre par ces termes, on peut en appeler à la définition explicite que Benjamin formule dans une note de son essai, à propos du film et, plus largement, des « formes artistiques », dans leur rapport avec les conditions techniques et sociales de leur production :

  • 26 GS I, p. 500-501, note 26 ; Œuvres III, p. 306-307, note 1.

« Toute forme artistique pleinement développée se trouve, en effet, au croisement de trois lignes évolutives. En premier lieu, la technique tend vers une certaine forme artistique. […] En second lieu, les formes d’art traditionnelles, à certains stades de leur développement, tendent péniblement vers des effets qui, plus tard, sont obtenus sans effort par la nouvelle forme d’art. […] En troisième lieu, des transformations, souvent peu apparentes, de la société tendent vers un changement du mode de réception, dont ne bénéficiera que la nouvelle forme d’art26. »

18Les formes artistiques sont définies comme le croisement et la corrélation de certaines évolutions techniques, artistiques et sociales. Cette définition résume avec concision ce que Benjamin avait déjà énoncé, sur le mode de la description, dans son exposé, en particulier dans le chapitre sur Daguerre, qui dépeint de telles interactions. Benjamin y présente les inventions techniques – depuis l’architecture circulaire du panorama jusqu’à la photographie –, les ambitions esthétiques – l’impératif d’un rendu exact de la réalité auquel tente de répondre le panorama et que satisfera bientôt, « sans effort », la photographie – et les conditions sociales – le public de la grande ville, qui assiste aux spectacles du panorama, et la bourgeoisie montante, qui devient la clientèle toute désignée des portraits que sait produire la nouvelle technique de la photographie. La « trame » condensée dans l’essai sur l’œuvre d’art était donc déjà implicitement présente dans l’exposé, mais Benjamin prend soin d’en redonner une formulation explicite.

  • 27 Pour le film, Benjamin mentionne le rôle précurseur des dadaïstes : « Avant que le film fût en fave (...)
  • 28 Dans le cas de Marlet, Benjamin évoque explicitement les séries gravées au xviiie siècle par Hogart (...)
  • 29 Voir Michael Diers, « Ende der Kunst und Anfang des Bildes. Über den Start ins Medienzeitalter um 1 (...)

19On peut cependant se demander si cette analyse systématique des formes artistiques s’applique également à la gravure, dont Benjamin n’a pas traité spécifiquement. Le premier aspect, l’importance de la nouvelle technique, a déjà été abordé plus haut, avec l’exemple de la planche montrant « la gravure aux prises avec la lithographie » (fig. 124). Concernant le deuxième aspect, les évolutions esthétiques, Benjamin ne donne aucun exemple qui pourrait directement correspondre à la lithographie27. On peut néanmoins penser à trois développements. Premièrement, les caricatures s’appuient, en France, sur la tradition anglaise des gravures à contenu social, à laquelle Benjamin renvoie, en évoquant par exemple les emprunts de Marlet aux séries de Hogarth, même si celles-ci étaient encore de coûteuses gravures sur cuivre28. Deuxièmement, la littérature de la grande ville, qui prend naissance avec Mercier et son Tableau de Paris, fut la première à représenter, en l’illustrant et en la commentant, la « vie quotidienne », ainsi que l’ont clairement montré les exemples de Jouy (fig. 3) et de Marlet (fig. 6). Troisièmement – au-delà des thèmes directement traités dans les Passages –, l’accélération croissante des événements politiques, qui devinrent bientôt plus rapides que le rythme de production de la peinture : avant qu’on ait pu finir un tableau, la situation politique avait déjà changé, de sorte que les nouvelles techniques d’impression, plus aptes que la peinture à remplir la fonction de documenter les événements au jour le jour, gagnèrent de l’importance. Ainsi le « reportage illustré » a-t-il en partie repris la mission de la peinture d’histoire, et l’on peut définir le début du xixe siècle comme un moment de transition entre deux époques, comme un seuil marquant « la fin de l’art et la naissance de l’image29 ». La lithographie et ses schémas visuels, tels qu’ils se sont formés au xixe siècle, ont donc été influencés par des développements artistiques qui trouvent leur origine dans l’histoire de la caricature, dans la littérature de la grande ville et dans la peinture.

20La troisième évolution, le changement dans les habitudes de réception, s’observe elle aussi concrètement dans les images. Benjamin écrit à cet égard, dans son essai sur l’œuvre d’art :

  • 30 GS I, p. 500-501, note 26 ; Œuvres III, p. 306-307, note 1.

« Avant que le cinéma eût commencé à former son public, les gens se rassemblaient déjà au Panorama impérial pour voir des images (qui avaient cessé d’être immobiles)30. »

21Or, c’est exactement un tel public, intéressé par les nouveaux médiums, que l’on voit déjà rassemblé – fût-ce en nombre encore assez réduit – sur la caricature de Raffet, « Tout ce qui est nouveau est toujours beau » (1826), qui montre une foule se pressant devant l’échoppe d’un éditeur de lithographies (fig. 1). Neuf ans plus tôt, la planche « L’amour des nouvelles » se moquait déjà d’une bousculade comparable où l’on s’arrachait la dernière édition des journaux (fig. 90). Lorsque la lithographie s’impose dans les années 1820, elle rencontre déjà un public croissant, avide des nouvelles politiques et sociales publiées dans la presse et prêt à les recevoir aussi sous une forme visuelle.

22En un mot, le triple changement qui affecte selon Benjamin les nouvelles formes artistiques – mutation technique, esthétique et évolution des modes de réception – s’applique aussi à la gravure à grand tirage du xixe siècle. Dès lors, il nous faut revenir une dernière fois sur la lettre du 9 septembre 1935 que nous avons citée tout au début, où Benjamin disait à son amie Gretel Adorno vouloir ajouter une partie illustrée à son livre des Passages. Voici ce qu’il écrit, au moment où il se met donc à la rédaction de son essai sur l’œuvre d’art :

  • 31 GB 5, p. 161-162 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 230.

« Voilà une nouveauté : pour mes recherches, je prends des notes sur un important matériau iconographique oublié. Mon livre, à ce que je sais depuis quelque temps, pourrait se munir des documents illustrés les plus significatifs et je ne veux pas d’avance le priver de cette possibilité31. »

23« Important », ce matériau l’était déjà par ses sujets. Nous avons montré que ces images constituaient pour Benjamin non seulement des sources littéraires auxquelles il puisait, mais aussi des documents historiques autonomes. S’il a choisi des lithographies et des gravures sur bois, c’est justement parce qu’elles accompagnaient désormais la « vie quotidienne » en l’illustrant. Vite produites, les planches étaient vite remplacées jour après jour par de nouvelles images et disparaissaient de la conscience collective. Ajoutons qu’elles n’étaient presque jamais conservées, de sorte qu’il n’existe parfois plus que quelques échantillons d’une gravure qui avait à l’origine été tirée à plusieurs milliers d’exemplaires : les planches du Cabinet des estampes. Or, Benjamin reconnaît une haute valeur documentaire à ces matériaux graphiques auxquels, à peine avaient-ils été publiés, on ne prêtait plus attention – les deux adjectifs « important » et « oublié » se trouvant ainsi indissociablement liés. De nature éphémère, les gravures à grand tirage font partie de cette production accélérée d’images qui prend naissance « à l’époque de leur reproductibilité technique ». Ce n’est qu’en vertu de cette double importance historique, par leurs sujets et en tant que nouveau médium, que l’on comprendra le prix que Benjamin leur accordait pour ses Passages et pour l’analyse du xixe siècle qu’il entendait y proposer.

Notes de fin

1 Sur cet essai, voir essentiellement Burkhardt Lindner, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », in id. (dir.), Benjamin-Handbuch, 2006, p. 229-250, où l’on trouvera une bibliographie. Signalons en outre deux éditions abondamment commentées : Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, édition commentée par Detlev Schöttker, Francfort, 2007, et Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, édition établie par Burkhardt Lindner, Francfort, 2013 (WuN 16).

2 Voir la lettre du 7 octobre 1935 à Gretel Adorno (GB 5, p. 171 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 235). Probablement rédigée en septembre, la toute première version du texte a été publiée pour la première fois in WuN 16, p. 7-51 (pour la datation, voir ibid., p. 327-328).

3 GS I, p. 431-469 ; WuN 13, p. 52-92.

4 GS VII, p. 350-384 ; WuN 13, p. 96-141.

5 Zeitschrift für Sozialforschung, 5e année (1936), p. 40-63 ; GS I, p. 709-739 ; WuN 13, p. 164-199.

6 GS I, p. 471-508 ; WuN 13, p. 207-250 ; Œuvres III, p. 269-316. Benjamin poursuivra ses réflexions sur ce sujet au-delà de cette date, comme le montrent les notes complémentaires qu’il consigne jusqu’en mars 1940. Voir Schöttker, « Entstehungsgeschichte », in Benjamin, Das Kunstwerk, 2007, p. 132-133.

7 Sur la structure de l’essai, voir le commentaire de Schöttker, ibid., p. 135.

8 GB 5, p. 171 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 235.

9 GB 5, p. 179 ; Correspondance II, p. 188.

10 Ibid.

11 GB 5, p. 190 ; Benjamin-Scholem, p. 188.

12 S’il est naturel aujourd’hui de considérer que les Passages procèdent à l’analyse des développements simultanés de l’art, de la technique et de la société, cette vision des choses ne s’est probablement cristallisée que peu à peu chez Benjamin, au fil du processus de réflexion sur les matériaux qu’il avait réunis. C’est du moins ce que suggèrent les lettres que nous avons citées.

13 Benjamin parle ici du « Moyen Âge », mais sans doute pense-t-il à la Renaissance. La gravure sur bois, qui a son origine dans l’impression des étoffes, a été introduite dans les arts graphiques vers 1400. La gravure sur cuivre a été inventée vers 1420, l’eau-forte vers 1515.

14 GS I, p. 474 ; Œuvres III, p. 70.

15 Ajoutons que ce sont aussi les coûts réduits de la lithographie, bien moins élevés que ceux de la gravure sur cuivre, qui ont permis d’imprimer des caricatures illustrant la « vie quotidienne » et ne prétendant pas durer plus d’un jour. Voir Michael Twyman, Lithography 1800-1850. The techniques of drawing on stone in England and France and their application in works of topography, Londres, 1971, p. 113. Il suffit de légèrement abraser et polir la pierre lithographique pour qu’elle puisse servir de support à un nouveau motif. En moyenne, on pouvait tirer de 2 000 à 3 000 exemplaires d’un dessin sur une même pierre. Pour obtenir des tirages plus élevés, on reportait le dessin sur une autre pierre.

16 [U 11a, 5] GS V, p. 730 ; Passages, p. 606.

17 GS I, p. 481 ; Œuvres III, p. 281.

18 Henri Bouchot, La Lithographie, Paris, 1895. Des citations du livre de Bouchot se trouvent en outre dans d’autres liasses : voir [A 11, 1] GS V, p. 106 ; Passages, p. 84 ; [E 9a, 3] GS V, p. 202 ; Passages, p. 164 ; [G 13, 5] GS V, p. 262 ; Passages, p. 214 ; et [p 2a, 5 et 6] GS V, p. 975 ; Passages, p. 808.

19 Lorsque, juste au-dessous d’une citation de l’histoire de la lithographie de Bouchot, Benjamin note : « Pigal décrit le peuple, Monnier la petite bourgeoisie, Lami l’aristocratie » ([i 1, 2] GS V, p. 946 ; Passages, p. 786), il tire certainement cette information du même ouvrage. Voici ce qu’on peut lire en effet chez Bouchot : « Pigal recherchait le peuple, Monnier s’est attaqué aux boutiquiers, aux fonctionnaires, aux ménages médiocres. Tous deux se complètent, et lorsque Lami nous aura […] montré les hautes classes […], nous aurons, grâce à la lithographie, une idée très nette des trois éléments principaux de la société au moment de la Restauration » (Bouchot, La Lithographie, 1895, p. 109-110). De plus, Bouchot reproduit dans son livre des caricatures de ces trois artistes. On peut donc supposer que Benjamin les connaissait et que, en rédigeant sa note, il avait en tête des exemples concrets et précis.

20 [i 1, 4] GS V, p. 946 ; Passages, p. 786.

21 Ibid.

22 Ces mêmes citations du livre de Bouchot, Benjamin les a reprises ailleurs sous une forme condensée : « La lithographie a été introduite par Raffet et ses représentations de la légende napoléonienne, elle s’est nourrie des écrivains romantiques et pour finir, avec Pigal, Monnier, Lami, des physiologies. Elle fut évincée vers 1870 par l’héliogravure. S’ajouta le fait que la conservation des encombrantes et lourdes pierres dans les magasins des éditeurs était trop coûteuse » (GS II, p. 1360 ; Benjamin-Archiv, Ms 996). Benjamin s’appuie ici sur les notes [i 1, 1], [i 1, 2] et [i 1, 6] GS V, p. 946-947 ; Passages, p. 786.

23 Nous avons déjà examiné certaines caricatures apparaissant comme des précurseurs de la figure de Mickey Mouse que Benjamin évoque dans son essai sur l’œuvre d’art. En plus des parallèles avec les notes iconographiques, il existe de nombreux recoupements de texte entre les deux études. Ainsi l’exposé indique-t-il que « les panoramas annoncent, par-delà la photographie, le film et même le film sonore » (GS V, p. 48 ; Passages, p. 37). Une autre entrée de la liasse I « L’intérieur, la trace » parle de l’« aboutissement du chapitre sur l’intérieur : l’apparition de l’accessoire dans le film » ([I 6, 3] GS V, p. 296 ; Passages, p. 243). On rencontre en outre dans les liasses des réflexions essentielles qui ont été élaborées avant même que Benjamin rédige son exposé, par exemple quand il note que « tous les problèmes de l’art actuel ne peuvent trouver leur formulation définitive qu’en corrélation avec le film. ■ Précurseurs ■ » ([K 3, 3] GS V, p. 498 ; Passages, p. 412).

24 GS I, p. 480-482 ; Œuvres III, p. 279-282. Sur la critique de ce raisonnement, voir Horst Bredekamp, « Der simulierte Benjamin. Mittelalterliche Bemerkungen zu seiner Aktualität », in Andreas Bernd et al. (dir.), Frankfurter Schule und Kunstgeschichte, Berlin, 1992, p. 117-140, ici p. 125-137. Dans sa critique, Bredekamp se réfère en particulier aux œuvres de l’art chrétien rhénan vers 1400. Du fait des analogies formelles avec le modèle – souvent doté d’une relique – qu’elles reproduisent, elles en transposent aussi le caractère sacré. Dans ce cas, la reproduction ne perd pas la valeur culturelle de l’original, elle permet au contraire de la multiplier. Examiner les images choisies par Benjamin dans ses matériaux pour les Passages n’affaiblit en rien la critique très spécifique formulée par Bredekamp. On voit quelles planches Benjamin a lui-même retenues, où le lien entre reproduction et politique est clairement identifiable. La critique de Bredekamp contribue à éclairer le rapport entre les thèses que Benjamin énonce et les matériaux concrets sur lesquels il s’appuie pour le faire.

25 GS I, p. 503, note 29 ; Œuvres III, p. 309-310, note 2.

26 GS I, p. 500-501, note 26 ; Œuvres III, p. 306-307, note 1.

27 Pour le film, Benjamin mentionne le rôle précurseur des dadaïstes : « Avant que le film fût en faveur, les dadaïstes, par leurs manifestations, cherchaient à susciter dans le public un mouvement que Chaplin, par la suite, devait provoquer d’une façon plus naturelle » (GS I, p. 500-501, note 26 ; Œuvres III, p. 306-307, note 1). Pour la lithographie, on peut songer tout pareillement à plusieurs références indirectes.

28 Dans le cas de Marlet, Benjamin évoque explicitement les séries gravées au xviiie siècle par Hogarth ([G 3a 2] fig. 6). De même, il parle de l’influence de l’art anglais à propos des planches londoniennes de Gavarni ([J 82a, 5] fig. 96).

29 Voir Michael Diers, « Ende der Kunst und Anfang des Bildes. Über den Start ins Medienzeitalter um 1800 », in Rolf Reichardt (dir.), Revolution und Gegenrevolution in der europäischen Bildpublizistik 1789-1889, Hildesheim (Olms), 2010, p. 151-184, ici p. 154. Diers donne pour exemple Le Serment du Jeu de paume (1791) de Jacques-Louis David, resté inachevé parce que la situation politique avait changé.

30 GS I, p. 500-501, note 26 ; Œuvres III, p. 306-307, note 1.

31 GB 5, p. 161-162 ; Benjamin-Gretel Adorno, p. 230.

Table des illustrations

Titre Fig. 124 Henri Daniel Plattel, La Gravure aux prises avec la Lithographie, 1824 [BdF, 18 février 1824], lithographie, 20 × 20 cm (image), 36 × 28 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 16 → [U 11a, 5]
Crédits Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-41-PET FOL, https://images.bnf.fr/​#/​detail/​747540/​11
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