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Une collecte d’images

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Steffen Haug

III. Correspondances. Les images du Livre des passages et l’exposé « Paris, capitale du XIXe siècle »

III.7. Conclusion de l’exposé

Texte intégral

1Tout à la fin de son exposé, Benjamin récapitule une dernière fois les traits communs aux diverses facettes du changement produit par l’industrialisation, mutation qu’il a étudiée en se penchant, dans chaque chapitre, sur un domaine social en particulier :

  • 1 GS V, p. 59 ; Passages, p. 46.

« Au xixe siècle, le développement des forces productives a émancipé les formes plastiques de la tutelle de l’art […]. L’architecture montre la voie en devenant construction d’ingénieur. Vient ensuite la photographie comme reproduction de la nature. La création imaginaire se prépare à devenir pratique en mettant les arts graphiques au service de la publicité. La littérature se soumet au montage dans les pages littéraires des journaux. Tous ces produits ont l’intention de se présenter à titre de marchandises sur le marché. Mais ils hésitent encore sur le seuil. De cette époque datent les passages et les intérieurs, les halls d’exposition et les panoramas. Ce sont les résidus d’un monde de rêve. L’exploitation des éléments du rêve au réveil est le cas type de la pensée dialectique1. »

2La transition décrite fut d’abord déclenchée par des développements techniques comme l’invention de la construction en fer et de la photographie. S’y sont ajoutées les mutations économiques de la société de consommation, des beaux-arts et de la littérature, comme Benjamin l’a observé à l’aide de nombreux exemples. La transformation de l’art, qui devient « pratique » pour « se présenter à titre de marchandises sur le marché », se fait notamment jour dans la caricature d’un peintre académique portant encore fièrement son frac et son haut-de-forme, mais partant déjà livrer les enseignes de boucherie avec lesquelles il gagne sa vie (fig. 91). Lui aussi se trouve encore « sur le seuil » de la mutation sociale en cours, le processus et le siècle venant tout juste de commencer.

  • 2 Voir Heiner Weidmann, « Erwachen/Traum », in Opitz et Wizisla (dir.), Benjamins Begriffe, 2000, vol (...)
  • 3 [K 1, 5] GS V, p. 492 ; Passages, p. 406-407.
  • 4 [N 4, 1] GS V, p. 580 ; Passages, p. 481.

3Le concept benjaminien d’« exploitation des éléments du rêve au réveil », sur lequel il a consigné ses autres réflexions théoriques dans les liasses K « Ville de rêve […] » et N « Réflexions théoriques sur la connaissance », a été abondamment discuté2. Benjamin envisage le rêve et le réveil sur un mode dialectique, et non comme une opposition figée. Ce qu’il observe, c’est « une variété infinie d’états de conscience concrets, conditionnés par tous les degrés imaginables de l’état de veille dans les différents centres psychiques3 ». Ainsi pourrait-on repérer, dans les phénomènes étudiés du xixe siècle, les rêves sous leurs différents aspects et jusque dans leurs détails singuliers. Dans les vues de l’Exposition universelle de 1851 peintes par Nash, la rationalité des constructions d’ingénieur se conjugue aux décorations féeriques, « dans le goût des contes orientaux », des gigantesques pavillons (fig. 62). Dans la liasse N, il est indiqué que « l’historien assume […] la tâche de l’interprétation des rêves4 ». Pour Benjamin, il s’agit donc de décrire le rapport entre les « éléments du rêve » et les circonstances techniques, économiques et sociopolitiques de l’époque étudiée. C’est en ce sens que l’exposé des Passages, en même temps qu’il présente les bouleversements techniques et sociaux du xixe siècle, déroule l’évolution de ses « images oniriques ». Au fil des progrès de l’industrialisation, elles se réalisent d’abord dans les passages, sous forme d’« images de souhait », puis sont magnifiées dans les fantasmagories d’une prospérité universelle qui s’affiche dans les Expositions universelles, avant que le fossé entre prolétariat et bourgeoisie ne se creuse au point d’aboutir à la révolution. Alors se révèle, dans sa pleine évidence, l’écart qui sépare les fantasmagories de la réalité.

4Les images réunies par Benjamin se rangent à la fois du côté du « rêve » et du côté du « réveil ». Pour la plupart, elles ont fait voir et propagé les univers oniriques liés au moment où elles furent publiées. Cela concerne d’abord l’architecture et ses constructions qui font appel à des éléments du passé ou de pays lointains. Viennent ensuite des scènes fictives présentées dans les panoramas et des scènes à connotation exotique ou érotique en rapport avec l’intérieur, la mode et la publicité. Quelques images parodient, sur le mode de la satire et de la critique, le monde de la marchandise – par exemple celles de Philipon ou de Grandville, qui caricaturait déjà la société de consommation en la figurant comme un univers de rêve –, tandis que d’autres évoquent les conflits de la modernisation ou le fossé toujours plus grand entre les riches et les pauvres. L’opposition entre « image de souhait » et document n’a pas été plaquée après coup sur cette époque ; le rêve et le réveil y ont toujours été en conflit déclaré.

  • 5 À l’époque de Benjamin aussi, d’autres types d’images contribuaient à transfigurer les rapports soc (...)

5Benjamin avait pour projet d’analyser les « éléments oniriques » du xixe siècle, avec leurs contradictions, pour éviter qu’ils ne se perpétuent sous de nouvelles formes5. En ce sens, le « réveil » par l’« interprétation des rêves » et par la mise à nu de ces schémas de transfiguration visait à triompher de l’hégémonie capitaliste bourgeoise. Cette perspective, Benjamin la dévoile dans le dernier paragraphe de son exposé, mais en la rapportant à son propre temps. C’est la seule fois où il ne parle pas des objets de son étude, mais directement de l’époque où il vit :

  • 6 GS V, p. 59 ; Passages, p. 46.

« Avec l’ébranlement de l’économie marchande, nous commençons à percevoir les monuments de la bourgeoisie comme des ruines avant qu’ils ne s’écroulent6. »

Notes de fin

1 GS V, p. 59 ; Passages, p. 46.

2 Voir Heiner Weidmann, « Erwachen/Traum », in Opitz et Wizisla (dir.), Benjamins Begriffe, 2000, vol. I, p. 341-362, où l’on trouvera une ample bibliographie.

3 [K 1, 5] GS V, p. 492 ; Passages, p. 406-407.

4 [N 4, 1] GS V, p. 580 ; Passages, p. 481.

5 À l’époque de Benjamin aussi, d’autres types d’images contribuaient à transfigurer les rapports sociaux. Pour Benjamin, le fossé entre productivité technique et distribution sociale des richesses était l’un des problèmes existentiels majeurs de son temps, comme il l’expose avec force dans son essai sur l’œuvre d’art : « Le fascisme voudrait organiser les masses récemment prolétarisées sans toucher au régime de la production et de la propriété, que ces masses tendent cependant à supprimer. Il croit se tirer d’affaire en permettant aux masses, non de faire valoir leurs droits, mais de s’exprimer. […] Les masses ont le droit d’exiger une transformation du régime de la propriété ; le fascisme veut leur permettre de s’exprimer tout en conservant ce régime. Son aboutissement logique est une esthétisation de la vie politique. […] En langage technique, on formulera les choses ainsi : seule la guerre permet de mobiliser tous les moyens techniques de l’époque actuelle sans rien changer au régime de la propriété. […] La guerre impérialiste, en ce qu’elle a d’atroce, se définit par le décalage entre l’existence de puissants moyens de production et l’insuffisance de leur usage à des fins de production (autrement dit, le chômage et le manque de débouchés). » GS I, p. 467-468 ; Œuvres III, p. 110-113. En d’autres termes, il se crée de nouvelles « fantasmagories » qui empêchent de changer le cours effectif des choses.

6 GS V, p. 59 ; Passages, p. 46.

© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2022

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