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Une collecte d’images

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Steffen Haug

III. Correspondances. Les images du Livre des passages et l’exposé « Paris, capitale du XIXe siècle »

III.3. Grandville ou les expositions universelles

Texte intégral

  • 1 Sur les expositions universelles, voir Weltausstellungen im 19. Jahrhundert, dir. par Christian Beu (...)
  • 2 Les expositions universelles se sont déroulées jusqu’à la fin du siècle dans les villes suivantes : (...)

1Le troisième chapitre de l’exposé des Passages traite des expositions universelles, grands rassemblements internationaux où l’industrie et les arts appliqués faisaient parade de leurs prouesses. Organisées à partir de 1851, elles se sont tenues à intervalles irréguliers, environ tous les trois ans1, dans différentes villes – le plus souvent à Paris, qui les a accueillies à cinq reprises entre 1855 et 19002. Ce troisième chapitre se rattache à celui des passages, qui, avec leurs toits de verre, pouvaient être regardés comme des précurseurs des pavillons d’exposition, tel le Crystal Palace londonien de 1851. Les expositions universelles y sont mises en rapport avec les images créées par Grandville pour Un autre monde, un ouvrage auquel Benjamin s’était déjà intéressé en 1929 dans son texte « L’anneau de Saturne ou De la construction en fer ». Il en intègre ici de nouvelles vignettes, autour du thème de la marchandise.

  • 3 Chacun des quatre paragraphes est en outre séparé – à peu près en son milieu – par un tiret, de sor (...)
  • 4 Le chapitre se clôt avec l’Exposition universelle de 1867, dernière exposition universelle organisé (...)

2L’argumentation du chapitre est divisée en deux sections, comprenant chacune deux paragraphes3. Le premier paragraphe s’emploie à rappeler la préhistoire des expositions universelles, qui furent précédées d’un côté par les expositions industrielles nationales (la première a eu lieu en 1798 à Paris, sur le Champ-de-Mars) et préparées de l’autre par divers projets d’étendre l’empire de l’économie à la planète entière, à l’exemple des idées de développement que les saint-simoniens furent les premiers à énoncer. Le deuxième paragraphe présente les expositions universelles comme des lieux qui mettent en scène une « fantasmagorie », l’illusion d’un nouveau monde de la surabondance des marchandises, à laquelle font écho les trouvailles visuelles de Grandville. Dans le troisième paragraphe, Benjamin développe les parallèles entre l’art du dessinateur et les expositions universelles, en prêtant une attention particulière à la mode, en tant que rite où s’exacerbe le culte de la marchandise. Le dernier paragraphe traite du fossé qui, à partir du milieu du siècle, n’en finit plus de se creuser entre la bourgeoisie et le prolétariat. Au lieu de proposer des solutions à la question de la répartition sociale des richesses que l’industrialisation a soulevée, les expositions universelles ne font plus que dérouler le spectacle de la marchandise et du divertissement au seul usage des classes dominantes4.

  • 5 Le thème des expositions est abordé par deux citations de Construire en France, l’ouvrage de Giedio (...)

3En étudiant les expositions universelles, Benjamin s’inscrit dans la continuité de l’intérêt qu’il a précédemment porté à l’histoire de la réclame. Ses notes sur ces deux sujets sont réunies dans la liasse G « Expositions, publicité, Grandville ». Les premières concernent la publicité dans l’espace urbain ; les suivantes, les expositions universelles5. Aux notes iconographiques de la liasse G viennent s’en ajouter cinq tirées des liasses B « Mode », F « Construction en fer », g « La Bourse, histoire économique » et U « Saint-Simon ».

Les expositions universelles et le spectacle de la marchandise

  • 6 Voir Claude Fohlen, « Die Industrielle Revolution in Frankreich », in Carlo M. Cipolla (dir.), Euro (...)

4Deux notes de la liasse g « La Bourse, histoire économique » se laissent rattacher à l’histoire des origines des expositions universelles. L’une et l’autre se réfèrent à la reprise économique qui s’est opérée en France à la Restauration. Du fait de la Révolution de 1789 et des guerres napoléoniennes qui ont suivi, le développement économique s’était d’abord fortement ralenti, avant de marquer un retard considérable par rapport à l’Angleterre. Aussi la révolution industrielle n’a-t-elle véritablement commencé en France qu’à partir de 1815, à l’époque de la Restauration, quand la situation sociale fut redevenue à peu près stable6. La première note iconographique évoque ce moment de bascule :

  • 7 [g 2a, 3] GS V, p. 941-942 ; Passages, p. 783.

« Transition entre le régime de guerre de Napoléon et le régime de paix de la Restauration. Une gravure montre “Le soldat laboureur”, “Les soldats moissonneurs”, “Générosité d’un soldat français”, “La tombe des braves”. C<abinet> d<es> E<stampes>7 »

  • 8 Ce sont des « soldats moissonneurs » qui s’adonnent avec ardeur à leur tâche, tout en songeant aux (...)
  • 9 Dans son premier essai sur Baudelaire, Benjamin cite Karl Marx qui relevait, dans Le 18 Brumaire de (...)
  • 10 Sa veste, il est vrai, est déboutonnée, et l’homme est coiffé d’un calot, confortable et léger. L’u (...)

5Les légendes se rapportent à quatre petites scènes réunies sur une même planche. La première, « Le soldat laboureur », montre un vétéran des guerres napoléoniennes revenu sur ses terres (fig. 60). Il se tient fièrement debout, les bras croisés, devant sa gerbe de blé liée, déposée sur un muret. Ses compagnons ne sont pas encore aussi avancés que lui dans leur ouvrage, ce qui atteste le zèle et l’efficacité de l’ancien soldat. Les autres vignettes figurent elles aussi d’anciens conscrits de la Grande Armée, dont elles font voir les mérites respectifs8. Il s’agit d’une gravure patriotique édifiante qui, malgré la défaite, entend célébrer les vertus individuelles des simples soldats, en temps de guerre aussi bien que dans la paix à présent rétablie9. Le fait que le « soldat laboureur » soit encore vêtu de son uniforme10 alors qu’il a déjà repris son travail de paysan illustre clairement le moment de « transition » évoqué par Benjamin au début de sa note. C’est sans doute cet aspect qui l’a incité à retenir cette image.

Fig. 60 Jacques Marchand, Le soldat Laboureur, Les soldats Moissonneurs, Tombes des Braves, Générosité d’un soldat français, 1821 [BdF, 22 décembre 1821], gravure sur cuivre, 20 × 26,4 cm, dans le recueil « Graveurs français du xixe siècle. Œuvre de Jacques Marchand », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Ef-160-Fol. 37, G 38337 → [g 2a, 3]

Fig. 60 Jacques Marchand, Le soldat Laboureur, Les soldats Moissonneurs, Tombes des Braves, Générosité d’un soldat français, 1821 [BdF, 22 décembre 1821], gravure sur cuivre, 20 × 26,4 cm, dans le recueil « Graveurs français du xixe siècle. Œuvre de Jacques Marchand », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Ef-160-Fol. 37, G 38337 → [g 2a, 3]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Ef-160-Fol. 37, G38337

6La deuxième gravure date elle aussi de cette même période, mais elle a déjà pour thème l’industrie (fig. 61). Voici ce que Benjamin note à son propos :

  • 11 [g 2a, 5] GS V, p. 942 ; Passages, p. 783.

« Une gravure sur cuivre de 1818, “L’Étrangomanie blamée ou d’être Français il n’y a pas d’affront”. À droite, une colonne avec des inscriptions rappelant les hauts faits militaires et les grandes œuvres de la poésie et de l’art. Assis devant elle, un jeune homme avec le tableau d’honneur de l’industrie, le pied posé sur une feuille où sont écrits les mots “Produits des Manufactures Étrangères”. En face de lui, un autre Français qui montre la colonne avec orgueil. À l’arrière-plan, un civil anglais discute avec un militaire français ; les propos de ces quatre personnages sont inscrits dans des légendes. Au ciel, un ange, de dimensions très réduites, voltige en soufflant dans une trompette, à laquelle est accrochée une plaque avec les mots “À l’immortalité”. C<abinet> d<es> E<stampes>11 »

Fig. 61 Louis-François Charon, L’Étrangomanie blamée ou d’être Français il n’y a pas d’affront, 1818 [BdF, 28 février 1818], lithographie coloriée à la main, 25 × 19 cm (image), 43,5 × 28 cm (planche), dans les recueils « Caricatures allégoriques 1816-1820 » et « L’histoire de France, 1817-1818 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-46-Pet. fol., pl. 13, et Qb-1 (1817-1818) → [g 2a, 5]

Fig. 61 Louis-François Charon, L’Étrangomanie blamée ou d’être Français il n’y a pas d’affront, 1818 [BdF, 28 février 1818], lithographie coloriée à la main, 25 × 19 cm (image), 43,5 × 28 cm (planche), dans les recueils « Caricatures allégoriques 1816-1820 » et « L’histoire de France, 1817-1818 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-46-Pet. fol., pl. 13, et Qb-1 (1817-1818) → [g 2a, 5]

Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-46-PET FOL, https://images.bnf.fr/​detail/​939658

  • 12 La première bataille tout en haut de la liste, c’est celle de Marengo, que Benjamin mentionne dans (...)

7On peut ajouter à cette description détaillée que le civil à l’arrière-plan « parie cinq contre un » que les Anglais sont capables de faire aussi bien que leurs voisins – ce que le soldat français récuse en pointant du doigt le haut de la colonne « À la Nation française », qui déroule la liste des victoires de Napoléon (sans mentionner les défaites subies par la Grande Armée)12. Au premier plan à gauche, le personnage principal, montrant lui aussi la colonne « avec orgueil », proclame qu’il n’est rien de tel que d’être français. Le titre de la planche, « L’Étrangomanie blamée », réprouve la préférence affichée pour les produits étrangers, « manie » qu’il convient de « blâmer » au vu de la grandeur historique de la France.

  • 13 Voir David Todd, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme (1814-1851), (...)
  • 14 GS IV, p. 105 ; WuN 8, p. 32 ; Sens unique, p. 135.

8La réalité économique était pourtant tout autre : la supériorité effective et manifeste des manufactures anglaises poussa ainsi les autorités de la Restauration à frapper les importations de fortes taxes de douane, afin que la production française pût demeurer concurrentielle13. La gravure s’inscrit dans ce climat de protectionnisme, même si elle encourage « positivement » à acheter des produits français en se réclamant de la fierté nationale. Un slogan publicitaire évoqué par Benjamin dans Sens unique peut apparaître, au sens large, comme une sorte de contrepoint moderne à cette image. On y promouvait également la consommation de produits nationaux, mais d’une manière autrement impérieuse : au lieu de la gravure coloriée de 1818, avec son génie ailé qui embouche la trompette de la renommée et sa colonne triomphale, on se contentait, dans le Berlin des années 1920, de cet ordre : « Allemands, buvez de la bière allemande14 ! »

9Alors que la France devait encore rester longtemps à la traîne de l’Angleterre dans la production de biens de consommation de masse, elle put bientôt se mesurer de nouveau, vers le milieu du siècle, à ses concurrents internationaux en matière de produits de luxe. C’est à la faveur de ce changement que fut lancée l’idée, lors de l’exposition nationale des produits de l’industrie française de 1849 à Paris, de donner à l’avenir à cette manifestation une envergure internationale. Une ambition que les initiateurs de la Great Exhibition prévue à Londres en 1851 allaient reprendre au bond : élargissant leur propre projet, ils organisèrent ainsi la première exposition universelle de l’histoire.

  • 15 Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, from the originals, painted for (...)
  • 16 En faveur de cette hypothèse de 1934 plaide le fait que c’est seulement à cette date que le thème d (...)

10La note sur la série d’images de la Great Exhibition londonienne réunies dans un somptueux album15 compte parmi les premières que Benjamin ait intégrées à la liasse G sur les expositions universelles. Il l’a probablement écrite dès 1934, avant la rédaction de l’exposé et ses recherches au Cabinet des estampes16 :

  • 17 [G 2a, 7] GS V, p. 239 ; Passages, p. 196.

« Joseph Nash a peint pour le roi d’Angleterre une série d’aquarelles qui représentent le palais de Cristal, le bâtiment édifié spécialement pour la grande exposition industrielle de Londres, en 1851. La première exposition universelle et la première construction monumentale en fer et en verre ! On découvre avec étonnement, dans ces aquarelles, comment on s’efforça de décorer ce colossal espace intérieur dans le goût des contes orientaux, et comment, à côté des marchandises stockées sous les arcades, des groupes monumentaux en bronze, des statues de marbre et des jets d’eau emplissaient les gigantesques pavillons. ■ Fer ■ Intérieur ■17 »

11Dans sa version imprimée, qui est certainement celle que Benjamin a consultée, la série de Nash comprend cinquante-cinq chromolithographies d’après les aquarelles originales peintes pour le prince Albert (fig. 62). Elles sont réunies en deux tomes, chaque image étant accompagnée par un texte de commentaire. L’album propose, à travers la succession de ses planches, une visite virtuelle du Crystal Palace. Il s’ouvre par un frontispice montrant le transept nord, avec sa grille d’entrée (fig. 62a), suivi d’une image de la cérémonie d’inauguration, le 1er mai 1851, par la reine Victoria (fig. 62b). Viennent ensuite, dans le premier tome, des vues de l’aile orientale où étaient accueillis les exposants de quarante-quatre pays étrangers et, dans le second, des images de l’aile occidentale, avec les productions des colonies britanniques, réparties en quatre sections : matières premières, machines, produits manufacturés et objets d’art. La série se termine par la cérémonie de clôture de l’exposition, le 11 octobre 1851 . L’impression des chromolithographies était un procédé complexe et les deux tomes de l’album se donnent ainsi comme un exemple de la technique de reproduction la plus avancée de l’époque : le luxe et la modernité ne sont pas seulement figurés sur les vues des stands d’exposition, ils s’incarnent à proprement parler dans l’ouvrage lui-même.

Fig. 62a Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : frontispice du vol. I, North Transept. Waiting for the Queen → [G 2a, 7]

Fig. 62a Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : frontispice du vol. I, North Transept. Waiting for the Queen → [G 2a, 7]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741

Fig. 62b Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. I, The Inauguration → [G 2a, 7]

Fig. 62b Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. I, The Inauguration → [G 2a, 7]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741

Fig. 62c Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. VI, Belgium → [G 2a, 7]

Fig. 62c Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. VI, Belgium → [G 2a, 7]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741

Fig. 62d Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXII, Turkey → [G 2a, 7]

Fig. 62d Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXII, Turkey → [G 2a, 7]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741

Fig. 62e Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXVI, Foreign Nave → [G 2a, 7]

Fig. 62e Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXVI, Foreign Nave → [G 2a, 7]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741

  • 18 Voir les entrées [F 4, 2] (GS V, p. 221 ; Passages, p. 180), [F 5a, 1] (GS V, p. 225 ; Passages, p. (...)
  • 19 Ce contraste entre architecture et décoration, Benjamin le souligne également à la fin de sa note, (...)

12Le commentaire de Benjamin établit d’abord un lien entre expositions universelles et construction en fer. L’architecture du Crystal Palace dessiné par Joseph Paxton (1803-1865) est par ailleurs étudiée dans plusieurs notes de la liasse F « Construction en fer », avec une attention particulière pour ses aspects fonctionnels18. Mais ce qui retient ici le plus Benjamin, c’est l’« étonnement » éprouvé à la vue de son aménagement intérieur, le contraste qu’il observe entre un bâtiment gouverné tout entier par la rationalité et la fantaisie de ses décorations à la mode orientale19.

  • 20 L’image ressemble à celle du grand magasin « À la ville de Saint-Denis » (fig. 35), qui semble s’in (...)
  • 21 Il s’agissait de la première fontaine en verre jamais construite ; voir http://en.wikipedia.org/wik (...)

13Le « goût des contes orientaux » se retrouve dans plusieurs planches de l’album. Les stands de nombreux pays étrangers en témoignent spécifiquement, par exemple la section de la Turquie, avec ses tapis et ses personnages vêtus de costumes ottomans (fig. 62d)20. L’aspect féerique transparaît jusque dans les objets qu’on expose – telle cette « fontaine de cristal » érigée au centre du bâtiment (fig. 62e)21 –, mais il résultait aussi de l’assemblage apparemment spontané des éléments naturels et des produits de la technique.

  • 22 La planche du Zollverein, l’Union douanière allemande, montre une Amazone en train de se battre ave (...)
  • 23 La statue équestre qui se dresse au centre de la planche VI « Belgium » représente Godefroy de Boui (...)

14Paxton a couronné le transept de son bâtiment d’une voûte en berceau s’élevant à trente-trois mètres de hauteur, de sorte que les grands ormes de Hyde Park furent intégrés à la construction temporaire. Des palmiers les entouraient, créant avec les autres variétés de la flore exotique un paysage idéal qui n’aurait pu exister nulle part dans la réalité et que venaient compléter, dans la nef centrale, des groupes monumentaux en bronze et des statues en marbre figurant des amazones antiques22 ou des héros des Croisades du Moyen Âge (fig. 62c)23, en mêlant librement les époques, la mythologie et l’histoire. Outre tous les objets propres à susciter l’admiration des visiteurs, l’impression de « féerie » découlait aussi d’une opulence qui dépassait toute mesure ; jamais une telle diversité de pays, de zones climatiques, de peuples et de biens culturels n’avait été réunie jusque-là dans un même espace.

  • 24 Comme l’annonce d’emblée le titre circonstancié de la publication : Exposition universelle de 1867, (...)

15Le document visuel auquel Benjamin s’intéresse ensuite est un album présentant les installations les plus remarquables de l’Exposition universelle de 1862 à Londres. Publié en 1866, cet ouvrage visait à fournir des modèles de vitrines aux futurs exposants de l’Exposition parisienne de 186724. Benjamin cite un extrait de l’introduction, avant de passer aux planches :

  • 25 [G 13, 1] GS V, p. 261 ; Passages, p. 213-214.

« Technique de l’exposition : “Une règle fondamentale que l’observation fait bientôt découvrir, c’est qu’aucun objet ne doit être placé directement sur le sol au niveau des voies de circulation. […]” Exposition universelle de 1867, à Paris – Album des installations les plus remarquables de l’exposition de 1862, à Londres, publié par la Commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866 <p. 5>. Recueil de planches, format grand in-folio, avec de très intéressantes illustrations, en partie en couleurs, reproduisant, selon les cas, en coupe transversale ou en coupe longitudinale, les pavillons de l’Exposition universelle de 1862. B<ibliothèque> N<ationale>, V.64425. »

  • 26 Sur les stratégies et les types de présentation adoptés lors des Expositions universelles, voir Vol (...)

16La « règle fondamentale » commande que les objets d’exposition ne soient jamais placés directement sur le sol, mais disposés en hauteur, sur un socle ou un plancher surélevé. Selon la nature ou la valeur du produit exposé, on le mettra sous vitrine, pour éviter tout contact de l’air ou de la main, ou à l’air libre26. Les « installations les plus remarquables », vitrines, socles et agencements divers, sont présentées en trente-cinq planches, sous leurs aspects les plus variés : grandeur et proportions, matériaux, décoration, couleur, etc. (fig. 63). Les gravures donnent en outre des exemples de disposition des objets dans les vitrines. L’album était donc destiné à un public très spécialisé : celui des exposants en train de préparer leurs stands. Ce n’est qu’après coup que la publication a pris valeur de document historique sur les expositions universelles, Benjamin y trouvant spécifiés, dans les moindres détails et avec une précision centimétrique, les modèles de vitrines et d’installations préconisés par la Commission impériale.

Fig. 63a Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 4, Exposition de couleurs et de produits chimiques. Angleterre → [G 13, 1]

Fig. 63a Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 4, Exposition de couleurs et de produits chimiques. Angleterre → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

Fig. 63b Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 8, Installation de vins. Autriche → [G 13, 1]

Fig. 63b Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 8, Installation de vins. Autriche → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

Fig. 63c Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 11, Exposition de bougie et de stéarine. Autriche → [G 13, 1]

Fig. 63c Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 11, Exposition de bougie et de stéarine. Autriche → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

Fig. 63d Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 12, Vitrine d’arquebuserie. Prusse – Exposition de bijouterie de M. Kobek. Autriche → [G 13, 1]

Fig. 63d Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 12, Vitrine d’arquebuserie. Prusse – Exposition de bijouterie de M. Kobek. Autriche → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

Fig. 63e Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 19, Exposition de reliure. Angleterre → [G 13, 1]

Fig. 63e Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 19, Exposition de reliure. Angleterre → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

Fig. 63f Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 26, Vitrine d’orfèvrerie. Autriche → [G 13, 1]

Fig. 63f Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 26, Vitrine d’orfèvrerie. Autriche → [G 13, 1]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item

17Certaines des vitrines reproduites sont de forme très simple : par exemple, la vitrine d’orfèvrerie de la section autrichienne, complètement vitrée, qui permettait de bien voir les grandes pièces présentées – ce que le commentaire ne manque pas de souligner (fig. 63f). Plusieurs modèles de grandes dimensions peuvent ressembler aux devantures qu’on trouve dans les passages : par exemple, la vitrine d’un relieur anglais (fig. 63e). Parmi les installations qui frappent par leur originalité, il y a celle d’un marchand de vins autrichien : un système de treilles où les bouteilles paraissent surgir directement des grappes de raisin (fig. 63b). La Commission impériale recommande à plusieurs reprises qu’il y ait correspondance entre le produit exposé et le décor choisi pour sa présentation, à l’exemple de la planche en couleurs montrant la vitrine d’un fabricant autrichien de bougies et de stéarine (fig. 63c). La deuxième planche de l’album fait remarquer l’effet éclatant que produisent les pigments de couleur placés dans des soucoupes ou des verres se détachant sur un fond sombre (fig. 63a). En feuilletant ce recueil de gravures, Benjamin a pu découvrir une sorte de manuel primitif de décoration publicitaire qui témoignait du soin très attentif avec lequel furent conçues les vitrines destinées au spectacle de la marchandise. Dans une note ultérieure, il allait formuler un jugement qui pourrait tenir lieu de légende à l’ensemble de ces planches :

  • 27 [G 16, 6] GS V, p. 267 ; Passages, p. 219. La formule par laquelle Benjamin concluait sa note était (...)

« Les expositions universelles furent la haute école où les masses exclues de la consommation apprirent l’identification à la valeur d’échange. “Tout regarder, ne toucher à rien.”27 »

18La vitrine d’exposition des produits d’orfèvrerie autrichiens est le symbole parfait de ce principe : il s’agit d’un simple cube de verre vide où n’importe quel objet pourrait être enfermé (fig. 63d). Ainsi les dispositifs d’exposition incarnent-ils en réduction le même processus que Benjamin analyse de manière globale dans son exposé, en y reconnaissant la véritable fonction des expositions universelles :

  • 28 GS V, p. 50 ; Passages, p. 39.

« Les expositions universelles sont les lieux de pèlerinage de la marchandise comme fétiche. […] [Elles] transfigurent la valeur d’échange des marchandises. Elles créent un cadre où la valeur d’usage passe au second plan. Elles inaugurent une fantasmagorie où l’homme pénètre pour se laisser distraire28. »

  • 29 Marx a exposé son analyse économique de la marchandise dans le premier livre de son ouvrage Das Kap (...)
  • 30 Voir les diverses entrées entre [X 3a, 3] (GS V, p. 806 ; Passages, p. 670) et [X 4a, 3] (GS V, p.  (...)

19Présentés sous verre, les objets n’ont plus à faire la preuve de leur utilité ; ils sont soustraits à leur « valeur d’usage ». Les vitrines forment un premier « cadre » autour duquel s’élabore toute la mise en scène des espaces d’exposition, tels qu’on les voit figurés dans les planches de Nash. En recourant aux deux concepts de « valeur d’échange » et de « valeur d’usage », ainsi qu’aux notions de « caractère fétiche de la marchandise » et de « fantasmagorie », Benjamin se réfère au premier volume du Capital (1867) de Karl Marx29, et plus spécialement au chapitre intitulé « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », dont il cite par ailleurs de nombreux extraits dans les notes de la liasse X « Marx »30.

20Tandis que la valeur d’usage désigne l’emploi concret qu’on fait d’un objet, sa valeur d’échange renvoie à son caractère de marchandise, d’objet produit afin d’être échangé. La valeur d’un produit repose fondamentalement sur la quantité de travail qui a été nécessaire à sa fabrication, quantité qui peut se mesurer en temps. Mais, dans un système économique de grandes dimensions, elle dépend de la combinaison de multiples facteurs comme le prix des matières premières ou la rationalisation des processus de production, qui modifient le prix d’un produit. À mesure que l’économie se complexifie, le nombre d’éléments entrant dans le calcul de la valeur augmente, jusqu’à dépasser souvent les facultés de compréhension de l’individu. Aussi les marchandises et leur « valeur d’échange » perpétuellement changeante ont-elles l’air de « vivre leur propre vie », autonome et impénétrable. Marx compare cette perception avec ce que l’on ressent habituellement devant les objets magiques ou religieux. Benjamin cite les propos de Marx à ce sujet, tels qu’Otto Rühle les rapporte dans sa biographie du philosophe, en commençant par un extrait du Capital :

  • 31 [G 5, 1] GS V, p. 245 ; Passages, p. 200-201. Benjamin cite d’après « Otto Rühle : Karl Marx, Helle (...)

« “Une marchandise paraît au premier regard quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques.” Soustraite à la volonté de l’homme, elle s’insère dans une hiérarchie mystérieuse, développe ou perd l’aptitude à l’échange, agit selon des lois propres, tel un acteur sur une scène irréelle. Dans les informations boursières, le coton “monte”, le cuivre “s’effondre”, le maïs est “animé”, la lignite “languissante”, le blé “attire les acheteurs” et le pétrole “manifeste une tendance favorable”. Les choses se sont émancipées et adoptent un comportement humain […]. La marchandise s’est transformée en idole qui, bien qu’elle soit le produit de la main de l’homme, commande à ce dernier. Marx parle du caractère fétiche de la marchandise. “Ce caractère fétiche du monde des marchandises provient du caractère social spécifique du travail qui produit des marchandises […]. C’est seulement un rapport social déterminé par les hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport des choses entre elles.” […]31 »

  • 32 Voir Christine Blättler, « Phantasmagorie statt Fetisch. Zur modernen Signatur der Dinge », in Mart (...)

21Ce transfert des rapports sociaux sur la marchandise, Marx le désigne comme un rapport « fantasmagorique » des choses entre elles, en empruntant le terme aux spectacles de la lanterne magique, où l’on projetait par exemple des images sur du brouillard artificiel pour rendre ces apparitions particulièrement vivaces et mystérieuses. Alors que le mot ne fait que survenir incidemment chez Marx, Benjamin lui prête une signification plus forte : ce sont les expositions universelles, avec leurs décors, qu’il qualifie de « fantasmagorie », comme une gigantesque illusion mise en scène à grands frais32. L’image « projetée » est celle d’une coexistence de tous dans la paix et l’abondance paradisiaque assurées par l’industrialisation et les échanges marchands.

22Mais, pour qu’un nouveau rapport de pensée puisse s’établir entre les choses et des images idéalisées comme celles que font naître le contexte et le décor de l’exposition, il faut d’abord que les choses soient isolées des conditions concrètes de leur production dans les usines et de leur usage dans la vie de tous les jours. C’est pour cela que les vitrines sont tout aussi importantes que les décorations « féeriques » que Nash dépeint dans ses aquarelles. Isolement de la réalité effective et mise en scène d’un monde idéalisé auquel les choses sont ensuite associées de manière inédite, tels sont les deux aspects indispensables au fonctionnement des « fantasmagories ».

  • 33 [G 15, 4] GS V, p. 265 ; Passages, p. 217. Dans les Gesammelte Schriften, « Pellerin » a été transc (...)
  • 34 Sur cette diffusion des images jusque dans les villes de province et dans les chambres d’enfants, o (...)

23Outre ces deux notes iconographiques assez longues, la liasse G en contient une troisième, très courte au contraire. Elle a été rédigée après décembre 1937 et se rapporte à l’Exposition universelle de 1855 à Paris : « Une “image d’Épinal” de Pellerin représente l’“Exposition universelle” de 185533. » Benjamin n’entre pas dans les détails de l’image, pas plus qu’il ne dit où il l’a vue. L’image que nous donnons ici à titre de comparaison provient du Cabinet des estampes. Elle illustre, comme l’annonce le titre de la planche, une petite « Promenade à l’Exposition universelle de Paris », en neuf scènes faisant voir quelques-unes des sections nationales, avec de splendides objets décoratifs et des visiteurs venus d’Europe, mais aussi du Proche-Orient et d’Asie (fig. 64). Dans sa note, Benjamin se contente d’indiquer le sujet de l’image, le genre auquel elle appartient et le nom de l’éditeur. On peut donc penser que ce qui l’intéresse ici, c’est moins tel ou tel motif en particulier que le médium lui-même, l’image d’Épinal, destinée aux gens simples et tirée à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires. Les visiteurs des expositions universelles n’étaient pas les seuls à découvrir le luxe et le spectacle de la marchandise ; ce nouveau monde se propageait aussi et en même temps dans les campagnes, dans les maisons et jusque dans les chambres d’enfants34.

Fig. 64 Jules Chaste, Promenade à l’Exposition universelle de Paris. 1855, 1855, lithographie coloriée, 37 × 47 cm, dans le recueil « Images d’Épinal de la Maison Pellerin : 1855-1857 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Li-59 (5)-Fol. Il existe d’innombrables images d’Épinal sur l’Exposition universelle de 1855 à Paris ; nous en proposons ici une qui est au Cabinet des estampes, sans savoir si Benjamin l’a effectivement vue, puisqu’il cesse d’y travailler au cours de l’année 1936 et que sa note peut être datée d’après décembre 1937. → [G 15, 4]

Fig. 64 Jules Chaste, Promenade à l’Exposition universelle de Paris. 1855, 1855, lithographie coloriée, 37 × 47 cm, dans le recueil « Images d’Épinal de la Maison Pellerin : 1855-1857 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Li-59 (5)-Fol. Il existe d’innombrables images d’Épinal sur l’Exposition universelle de 1855 à Paris ; nous en proposons ici une qui est au Cabinet des estampes, sans savoir si Benjamin l’a effectivement vue, puisqu’il cesse d’y travailler au cours de l’année 1936 et que sa note peut être datée d’après décembre 1937. → [G 15, 4]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FOL-LI-59 (5), https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​btv1b69381898/​f1.item

24Après les images de Nash et de Pellerin, qui montraient concrètement les expositions universelles et leurs mises en scène, Benjamin se penche, dans la seconde section du chapitre, sur les images mentales qui leur sont associées.

Grandville et le monde imaginaire de la marchandise

25En couplant Grandville et les expositions universelles, Benjamin rattache deux phénomènes qui se sont en réalité succédé dans le temps. Un autre monde de Grandville a paru en 1843-1844 ; l’artiste meurt en 1847, à l’âge de quarante-quatre ans, et ce n’est que quatre ans plus tard que s’ouvre à Londres, en 1851, la première exposition universelle de l’histoire. S’il y a comparaison possible, c’est parce qu’ils se détachent sur une même toile de fond : la nouvelle culture de la consommation qui naît et se développe autour de 1840. Grandville y avait déjà observé un trait caractéristique de son époque et en avait fait le thème de prédilection de ses fantaisies visuelles, avant que les expositions universelles lui donnent des dimensions prodigieuses et la propagent partout. Dans son exposé, Benjamin note à propos du dessinateur :

  • 35 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39-40.

« L’intronisation de la marchandise et l’éclat des divertissements qui l’entourent, voilà le thème secret de l’art de Grandville. […] Les subtilités dans sa manière de présenter des objets inanimés correspondent à ce que Marx appelle les “arguties théologiques” de la marchandise. […] Sous le crayon de Grandville, c’est la nature entière qui se transforme en spécialités. Il les présente dans l’esprit où la publicité, la “réclame” – un autre mot qui naît à cette époque – commence à présenter ses articles. Il finit dans la folie35. »

  • 36 « Les machines remplaceront les créatures », est-il proclamé à la fin du livre (Grandville, Un autr (...)
  • 37 Grandville, Un autre monde, 1844, p. 22. Voir aussi Hannoosh, « The allegorical artist », 1994, p.  (...)
  • 38 Ibid., p. 245.
  • 39 Ibid., p. 265.
  • 40 Hannoosh, « The allegorical artist », 1994, p. 44-45.
  • 41 Ibid., p. 52.

26L’univers de la marchandise est, pour Benjamin, « le thème secret de l’art de Grandville ». Si aucun chapitre d’Un autre monde ne lui est explicitement consacré, on y trouve en revanche plusieurs passages qui traitent des bouleversements économiques et sociaux de l’époque et ont étroitement rapport à « l’intronisation de la marchandise ». Ainsi est-il question, dans la planche « Concert à la vapeur » (fig. 65), de la mécanisation croissante du monde36 : « Dans ce siècle de progrès, la machine est un homme perfectionné37 », indique l’épigraphe du chapitre. Dans le chapitre « Les noces de Puff et de la Réclame », un des personnages du livre épouse la Réclame, que sa mère l’Annonce offre à marier et qui est conduite à l’autel par son frère le Canard (fig. 66). Ailleurs, on assiste au triomphe du Veau d’or, « l’ignoble divinité des gens sans cœur », portée en cortège par quatre banquiers accourus des quatre coins du monde38. Ailleurs encore, on parodie le système de Fourier (fig. 67)39. Or, les illustrations choisies par Benjamin ne sont pas tirées de ces chapitres, mais d’un autre qui, à première vue, ne semble pas avoir de dimension critique, puisqu’il relate le voyage dans l’espace de Hahblle, l’un des trois personnages du livre. Ce qui importe à Benjamin, c’est de montrer que la nouvelle relation qui s’établit à cette époque avec les produits industriels est une sorte de motif fondamental que l’on peut repérer jusque dans les chapitres qui suivent un tout autre fil narratif. Michele Hannoosh a fait observer qu’Un autre monde décrit, sur le mode de la fiction, certains objets qui ressemblent en partie à ceux qui seront effectivement exposés en 185140. Ainsi y est-il question d’une place publique ornée d’une fontaine, « mais l’eau qui en coulait était en verre et se mouvait comme le jet d’une pendule à ressort41 » : de fait, l’une des attractions de l’exposition londonienne était une fontaine en cristal (fig. 62e).

Fig. 65 J.J. Grandville, Concert à la vapeur, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 16 et 17

Fig. 65 J.J. Grandville, Concert à la vapeur, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 16 et 17

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f46.item

Fig. 66 J.J. Grandville, Les noces de Puff et de la Réclame, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 240 et 241

Fig. 66 J.J. Grandville, Les noces de Puff et de la Réclame, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 240 et 241

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f321.item

Fig. 67 J.J. Grandville, Système de Fourier, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 264 et 265

Fig. 67 J.J. Grandville, Système de Fourier, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 264 et 265

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f351.item

27La seule illustration de Grandville que Benjamin mentionne dans son exposé est celle du pont de planètes (fig. 16), qu’il avait déjà évoquée au début de son texte « L’anneau de Saturne » de 1929. L’interprétation qu’il en avait donnée alors, celle des possibilités apparemment infinies de la technique, reste valable dans ses grandes lignes, mais l’attention se porte davantage à présent du côté de la marchandise. Voici ce qu’on lit en effet dans l’exposé :

  • 42 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

« Les expositions universelles construisent l’univers des marchandises. Les fantaisies de Grandville donnent à l’univers tout entier le caractère d’une marchandise. Elles le modernisent. L’anneau de Saturne devient un balcon de fer forgé où les habitants de Saturne viennent prendre l’air à la tombée de la nuit42. »

  • 43 GS V, p. 50 ; Passages, p. 39.
  • 44 C’est ce que montre bien le même passage dans la version française de l’exposé de 1939 : « Les expo (...)

28De nouveau, Benjamin interprète l’image en partant du motif de l’univers, qui est ici « modernisé ». L’expansion de l’économie, qui venait de s’emparer dans les années 1830 et 1840 de la France et de l’Europe, est étendue à tout le cosmos. Dans le premier paragraphe sur la préhistoire des expositions universelles, il donne l’exemple contemporain des « saint-simoniens qui avaient fait le projet d’industrialiser la planète43 ». Que ce soit la « planète » ou l’« univers » entier qu’on modernise ainsi, il s’agit certes d’échelles différentes, mais dans les deux cas s’exprime une même ambition totalisante de l’industrialisation et de l’économie44. Dans une longue lettre du 2 août 1935, Theodor W. Adorno oppose à cette lecture de la vignette de Grandville une interprétation divergente, en prenant lui aussi pour point de départ l’essai sur « L’anneau de Saturne » :

  • 45 GS V, p. 1133 ; Adorno-Benjamin, p. 127.

« Je me souviens avec Felizitas de la puissante impression que nous avait faite en son temps la citation de Saturne ; cette citation n’a pas résisté au dégrisement. Ce n’est pas l’anneau de Saturne qui devrait se muer en balcon de fonte, mais ce balcon de fonte en un anneau de Saturne vivant, et là je suis heureux de ne vous opposer rien d’abstrait, mais au contraire votre propre réussite : l’incomparable chapitre sur la lune de l’Enfance, dont la teneur philosophique aurait sa place ici45. »

  • 46 GS IV, p. 300 et suiv. ; Sens unique, p. 100-103. Sur ce texte, voir Anja Lemke, Gedächtnisräume de (...)

29Au contraire de celle de Benjamin, l’interprétation d’Adorno part du motif du balcon et envisage l’univers qui l’entoure comme un reflet des représentations suscitées à l’époque par les nouveaux objets techniques. L’accent n’est pas mis cette fois sur l’ambition de totalité ; Adorno souligne la fascination pour la technique, considérée comme un nouveau cosmos en soi. À l’appui de son raisonnement, il cite le texte de « La lune » dans Enfance berlinoise46. Benjamin y raconte comment la clarté de la lune pénétrant dans sa chambre déclenchait en lui une inquiétante fascination, jusqu’à lui faire croire que la Lune n’était pas le simple satellite de la Terre, mais la puissance ultime gouvernant le cours des choses. « [La Terre] n’est plus celle que la lune suit comme satellite. C’est la Terre elle-même qui se transforme en satellite de la lune. » Pour Adorno, les expositions universelles exercent une telle influence sur leurs visiteurs que les rapports de causalité leur paraissent inversés : les objets ne sont plus fabriqués par les hommes, ils constituent un univers propre que l’on ne peut qu’habiter en s’étonnant. Benjamin lui répond deux semaines plus tard, dans une lettre du 16 août :

  • 47 GB 5, p. 144 ; Adorno-Benjamin, p. 136.

« Je ne veux absolument pas contester que “le balcon de fonte devrait devenir l’anneau de Saturne”. Mais il me faudra sans doute expliciter : mener cette métamorphose jusqu’à son terme ne peut aucunement être l’œuvre d’une considération isolée, et surtout pas de celle portant sur le dessin de Grandville, mais cela incombe exclusivement au livre dans sa totalité. Ce livre ne doit justement emprunter en aucun de ses passages, et cela sans la moindre concession, des formes telles qu’en offre l’Enfance berlinoise47. »

  • 48 Sur l’analyse théorique que donne Benjamin des représentations mentales collectives de son temps, v (...)

30Benjamin se range certes à l’interprétation d’Adorno, en faisant toutefois valoir une réserve : la base nécessaire à une telle lecture, seule une argumentation globale pourra la fournir. Il faudra d’abord décrire, au prix d’une analyse théorique de fond, le rapport entre la réalité et le monde imaginaire des « fantasmagories » du xixe siècle, avant de pouvoir montrer que c’est exactement ce type de relation que l’art de Grandville s’emploie à transposer en image, sur le mode de la caricature48. Contrairement au recueil de textes d’Enfance berlinoise, où l’environnement personnel et les perceptions qui s’y rattachent sont le fruit d’une expérience directe, l’histoire collective et ses représentations ne sauraient être racontées qu’indirectement, à travers les traces qu’elles ont laissées. L’accord profond de Benjamin avec l’interprétation proposée par Adorno est pourtant patent, puisqu’il l’intégrera en 1939 à la version française de son exposé :

  • 49 GS V, p. 66 ; Passages, p. 51.

« Les fantaisies de Grandville […] modernisent l’univers. L’anneau de Saturne devient pour lui un balcon de fer forgé où les habitants de Saturne prennent l’air à la tombée de la nuit. De la même façon, un balcon en fer forgé représenterait à l’exposition universelle l’anneau de Saturne et ceux qui s’y avancent se verraient entraînés dans une fantasmagorie où ils se sentent mués en habitants de Saturne49. »

  • 50 Pour le dire de façon plus générale : dans les expositions universelles, les visiteurs se trouvent (...)
  • 51 Il existe en outre d’autres descriptions contemporaines, avec des métaphores qui ressemblent à cell (...)

31La lecture d’Adorno prolonge la première interprétation de Benjamin. Les deux leçons se tiennent côte à côte, aussi légitimes l’une que l’autre. Prenant pied sur un balcon en fonte, les visiteurs de l’exposition universelle sont entraînés dans une fantasmagorie qui leur donne le sentiment d’être métamorphosés en habitants de Saturne. Benjamin reprend ainsi le thème de la « fantasmagorie où l’homme pénètre », mais de façon encore plus tranchante, puisque l’illusion paraît désormais si complète que les visiteurs se croient transportés sur une autre planète50. À l’instar des illustrations de Grandville, les expositions universelles créent, par leurs mises en scène, un autre monde détaché de la réalité des choses51. Elles tentent de le faire de la manière la plus frappante et la plus globale possible. Quelques années plus tôt, Grandville observait déjà la puissante fascination exercée sur ses contemporains par la technique et le monde de la marchandise ; c’est ce sortilège qu’il a fixé dans ses images.

32Benjamin a intégré trois autres illustrations d’Un autre monde dans la liasse B « Mode », en concentrant son interprétation sur les lois spécifiques qui régissent la mode au xixe siècle. Dans l’exposé, la mode est mise en relation directe avec les expositions universelles, parce qu’un grand nombre de traits caractéristiques de la marchandise s’y trouvent intensifiés :

  • 52 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

« La mode prescrit le rite suivant lequel ce fétiche qu’est la marchandise demande à être adoré. Grandville étend l’autorité de la mode sur les objets d’usage quotidien aussi bien que sur le cosmos. En la poussant jusqu’à ses conséquences extrêmes, il en révèle la nature52. »

33Cette « extension » de l’autorité de la mode sur les objets de tous les jours, comme la « révélation » de sa « nature » par Grandville, est un phénomène que Benjamin a pu observer en s’appuyant sur trois gravures. La longue note détaillée qui leur est consacrée est antérieure à la rédaction de l’exposé. Elle commence par une citation de l’écrivain Karl Gutzkow :

  • 53 [B 1a, 2] GS V, p. 112-113 ; Passages, p. 90.

« “On peut traduire des contes populaires russes, des sagas suédoises, des histoires criminelles anglaises, nous en reviendrons toujours à la France quand il s’agira de donner le ton à la masse, non pas parce que ce sera toujours la vérité, mais parce que ce sera toujours la mode.” Gutzkow, Briefe aus Paris, II <Leipzig, 1842>, p. 227-228. Mais ce qui donne le ton, c’est toujours ce qu’il y a de plus nouveau lorsqu’il apparaît parmi les choses les plus anciennes, les plus ordinaires, les plus habituelles. Ce spectacle – la naissance de ce qui est, à une époque, tout nouveau parmi les choses ordinaires – fait le véritable spectacle dialectique de la mode. C’est seulement en les considérant ainsi comme une grandiose présentation de cette dialectique que l’on peut comprendre les livres singuliers de Grandville, qui firent fureur au milieu du siècle : lorsqu’il présente un nouvel éventail comme l’“éventail d’Iris” et que son nouveau dessin représente un arc-en-ciel, lorsque la Voie lactée représente une avenue éclairée la nuit par des becs de gaz, lorsque “la lune, peinte par elle-même”, repose, non sur des nuages, mais sur des coussins de peluche à la dernière mode, on découvre alors seulement que dans ce siècle très sec, et sans aucune imagination, toute l’énergie onirique d’une société s’est réfugiée, avec une ardeur redoublée, dans le royaume nébuleux, silencieux et impénétrable de la mode, là où l’entendement ne pouvait la suivre. La mode est la devancière du surréalisme ; non, elle en est l’éternelle suppléante53. »

34Gutzkow souligne la puissance de rayonnement de la mode parisienne, dont l’influence s’exerce selon lui jusque sur la littérature populaire étrangère. Mais, pour Benjamin, ce qui est crucial, c’est moins l’impact général de la mode que le cadre tout à fait spécifique des choses ordinaires ou traditionnelles dans lequel elle réussit à s’établir. Si le nouveau « donne le ton », c’est parce qu’il se met exactement à la place des « choses les plus anciennes », depuis longtemps reconnues et acceptées comme allant de soi. Benjamin retrouve ce principe dans les illustrations de Grandville, où il est poussé « jusqu’à ses conséquences extrêmes ». Chez lui, non seulement la mode remplace les traditions culturelles, mais elle s’impose à ce qui est « le plus ancien », à l’ordre du cosmos.

  • 54 Son origine mythologique se reconnaît aussi à sa robe, qui se métamorphose et se confond avec les n (...)

35La première planche, « L’éventail d’Iris » (fig. 68a), illustre le chapitre où le néo-dieu Hahblle poursuit son voyage dans l’espace. Il y apprend les secrets des « Quatre saisons », dont les causes se révèlent toutes bien trop humaines. Ainsi Iris – la divinité antique de l’arc-en-ciel et des vents54 – fait-elle sécher son écharpe après avoir été surprise en plein été par un orage. Ses six nymphes – vêtues elles aussi de toilettes à la mode – la déploient au soleil comme un éventail, livrant du même coup une « explication » de l’arc-en-ciel. Mais Benjamin se soucie peu d’intégrer l’épisode au cadre du récit. Ce qui l’intéresse, c’est l’image elle-même : l’arc-en-ciel y est transformé en éventail. Ce qui était jadis un phénomène naturel n’est plus qu’un simple accessoire de mode.

Fig. 68a J.J. Grandville, L’Éventail d’Iris, 1843-1844, gravure sur bois, 17 × 15,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 150 et 151 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

Fig. 68a J.J. Grandville, L’Éventail d’Iris, 1843-1844, gravure sur bois, 17 × 15,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 150 et 151 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f209.item#

  • 55 Il s’agit du chapitre 15, intitulé « Une éclipse conjugale », qui prétend livrer l’explication du p (...)
  • 56 Schivelbusch, Lichtblicke, 1983, p. 109.

36La deuxième image, « Les pérégrinations d’une comète » (fig. 68b), est tirée d’un chapitre antérieur55. Une comète y est entraînée dans une sorte de triangle amoureux avec le Soleil et la Lune, anciens époux désormais séparés de corps. Ici encore, Benjamin n’a que faire des péripéties du récit ; il ne retient que le détail des becs de gaz éclairant une « avenue » qui a pris la place de l’ancienne Voie lactée. Le même type de globes sphériques est déjà apparu sur la planche représentant la façade d’une boutique de la galerie Véro-Dodat (fig. 31). Ce n’est que dans les années 1840 que l’éclairage au gaz a progressivement remplacé les lampes à huile dans les rues de Paris56, de sorte que Grandville montre effectivement une réalité de son temps : l’implantation de la nouvelle technique et la ville fraîchement équipée de becs de gaz. Le dessinateur fait en outre alterner les sources lumineuses au sommet des réverbères en fonte qui bordent l’avenue : une étoile vient s’interposer entre deux globes servant à l’éclairage au gaz, ce qui donne l’impression que la lumière naturelle et la lumière artificielle peuvent se substituer l’une à l’autre.

Fig. 68b J.J. Grandville, Pérégrinations d’une comète, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 94 et 95 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

Fig. 68b J.J. Grandville, Pérégrinations d’une comète, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 94 et 95 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

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  • 57 Voir Gaehtgens, « Absurde Bildwelt und Gesellschaftskritik in J.J. Grandvilles “Un autre monde” », (...)
  • 58 La planche est une des illustrations du chapitre 25, « Les mystères de l’infini ». Au terme de plus (...)

37La troisième planche, « La Lune peinte par elle-même », se rattache elle aussi au voyage de Hahblle dans le cosmos. On y voit la Lune en train de contempler son reflet à la surface d’un lac, dans une sorte de parodie moderne du mythe de Narcisse (fig. 68c)57. Benjamin retient surtout le motif des « coussins de peluche à la dernière mode ». Avec leurs glands et leurs ornements de broderie à l’antique, ils semblent offrir le confort moelleux des nuages58. Pour comprendre les livres si « singuliers » de Grandville, indique Benjamin, il faut considérer qu’ils déploient avec splendeur le spectacle dialectique de la mode. Dans Un autre monde, le dessinateur multiplie les exemples de ces stratégies où ce qu’il y a de plus nouveau apparaît « parmi les choses les plus anciennes, les plus ordinaires, les plus habituelles », en prêtant à ce phénomène une portée générale.

Fig. 68c J.J. Grandville, La Lune peinte par elle-même, 1843-1844, gravure sur bois, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 144 et 145 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

Fig. 68c J.J. Grandville, La Lune peinte par elle-même, 1843-1844, gravure sur bois, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 144 et 145 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]

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38À la fin de sa note, Benjamin ajoute que c’est en contemplant les vignettes de Grandville que l’on découvre que « toute l’énergie onirique d’une société s’est réfugiée […] dans le royaume nébuleux […] de la mode ». Dès lors, ses images apparaissent aussi comme l’expression des représentations mentales qui s’associent aux objets. Comme dans la discussion autour de l’anneau de Saturne, les deux lectures se juxtaposent. L’« énergie onirique » conduit, pour finir, dans les parages du surréalisme. De même que le surréalisme explore dans le réel la réalité du rêve, la mode enchevêtre toujours à la réalité matérielle son propre monde onirique. En établissant cette corrélation entre Grandville, la mode et le surréalisme, Benjamin fait écho au jugement des surréalistes, qui regardaient eux-mêmes l’artiste d’Un autre monde comme l’un de leurs précurseurs.

  • 59 [B 4a, 2] GS V, p. 501 ; Passages, p. 97.
  • 60 Voir [K 4, 1] GS V, p. 121 ; Passages, p. 414. Mac Orlan, « Grandville le précurseur », Arts et mét (...)

39Dans plusieurs notes des Passages, Benjamin évoque les rapports entre Grandville et le surréalisme. Dans une entrée de la liasse B « Mode », il mentionne en particulier l’écrivain et critique d’art Pierre Mac Orlan (1882-1970), « qui souligne les analogies avec le surréalisme que l’on trouve chez Grandville59 ». Référence est faite ici à l’article « Grandville le précurseur », de 1934. Benjamin était pleinement averti de ces analogies, qui tiennent d’abord à l’intérêt porté aux rêves et aux lois spécifiques qui les régissent : « Grandville fut peut-être le premier de tous les dessinateurs à donner à la vie larvaire des songes une forme plastique raisonnable60», écrit Mac Orlan.

  • 61 Stefanie Heraeus, Traumvorstellung und Bildidee. Surreale Strategien in der französischen Grafik, B (...)
  • 62 « Première lettre de Grandville au rédacteur », 26 février 1847, Le Magasin pittoresque, t. XV, jui (...)

40À l’époque de Grandville, les idées que l’on se faisait sur les rêves évoluèrent beaucoup. On se mit en effet à les considérer comme une réalité subjective autonome, dotée de ses règles propres, que les sciences s’employèrent à identifier, en même temps que les arts s’en emparaient pour leur donner forme61. Grandville a consacré en particulier à l’univers des songes les deux gravures « Premier rêve – Crime et expiation » et « Second rêve – Une promenade dans le ciel » (fig. 69), l’une et l’autre de 1847. Les deux « rêves » font voir une chaîne d’associations où chaque objet dérive ou procède du précédent, par analogie formelle. Dans le second, on retrouve plusieurs éléments d’Un autre monde, par exemple la constellation de la Grande Ourse, que le dessinateur avait « projetée » dans sa planche « Pérégrinations d’une comète » (fig. 68b). Dans la lettre qui accompagnait l’envoi de ces deux dessins au Magasin pittoresque quelques jours avant sa mort, Grandville expliquait : « Jusqu’ici jamais, je crois, dans aucun ouvrage d’art, le rêve n’a été ainsi compris et exprimé (excepté dans Un autre monde, œuvre récente peu connue de votre serviteur)62. »

Fig. 69 J.J. Grandville, Second rêve – Une promenade dans le ciel, 1847, gravure sur bois, illustrant sa « Seconde lettre » au rédacteur, Le Magasin pittoresque, 15e année, 1847, no 27, p. 213

Fig. 69 J.J. Grandville, Second rêve – Une promenade dans le ciel, 1847, gravure sur bois, illustrant sa « Seconde lettre » au rédacteur, Le Magasin pittoresque, 15e année, 1847, no 27, p. 213

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  • 63 Sur cette planche, sur l’intérêt de Grandville pour l’univers des songes et sur la réception de l’a (...)
  • 64 Voir les chapitres « Der Blick auf die Logik des Traums: Annales médico-psychologiques », p. 56-65, (...)

41Dans Un autre monde, l’illustration « Les métamorphoses du sommeil » montre pareillement, autour d’une figure féminine, une séquence onirique déclenchée par les ressemblances et les glissements entre les différents motifs de l’image (fig. 70)63. La science des rêves, qui en était alors à ses premiers balbutiements, s’intéressait elle aussi à ce type d’enchaînements par association64. En 1861, dans son étude Le Sommeil et les rêves, l’érudit Alfred Maury (1817-1892), membre de l’Institut et ami de Gustave Flaubert, écrivait :

  • 65 Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états (...)

« Les rêves, de même que les idées du fou, sont donc après tout moins incohérents qu’ils ne le paraissent de prime abord ; seulement la liaison des idées s’opère par des associations qui n’ont rien de rationnel, par des analogies qui nous échappent généralement au réveil, que nous saisissons d’ailleurs d’autant moins que les idées sont devenues des images, et que nous ne sommes pas habitués à voir les images se souder les unes aux autres comme les diverses parties de la toile d’un panorama mouvant65. »

Fig. 70 J.J. Grandville, Les Métamorphoses du sommeil, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 243

Fig. 70 J.J. Grandville, Les Métamorphoses du sommeil, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 243

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42Entre vision artistique et observation empirico-scientifique, les rapports sont étroits. Grandville indiquait lui aussi que les objets du rêve, quels qu’ils soient, ont toujours leur origine dans la réalité diurne :

  • 66 « Seconde lettre de Grandville au rédacteur », fin février ou début mars 1847, Le Magasin pittoresq (...)

« À mon avis, on ne rêve aucun objet dont l’on n’ait eu la vue ou la pensée lorsque l’on était éveillé, et c’est l’amalgame de ces objets divers entrevus ou pensés, à des distances de temps souvent considérables, qui forme ces ensembles si étranges, si hétéroclites des songes, au gré d’ailleurs de l’activité plus ou moins grande de la circulation du sang66. »

  • 67 Dans son exposé, Benjamin compare en outre les utopies graphiques de Grandville avec les livres du (...)
  • 68 En 1831, une figure centrale de l’édition parisienne, le libraire Ladvocat, est au bord de la faill (...)

43L’accent est mis ici sur les liens du rêve et du réel. L’univers des songes est une source d’inspiration majeure pour Grandville ; il y puise les trouvailles visuelles qui sont la matière même d’Un autre monde. Si les permutations d’objets dans les illustrations mentionnées par Benjamin se laissent interpréter dans le cadre élargi de la logique du rêve, ce qui importe cependant, c’est de savoir de quoi traitent les images oniriques et fantaisistes d’Un autre monde. La réponse est claire : c’est de sa propre époque que le caricaturiste de métier Grandville entend disserter, comme Benjamin le fait ressortir dans les descriptions qu’il donne de ses planches, en montrant qu’elles traduisent les représentations de son temps. Il recueille également dans ses notes plusieurs témoignages contemporains qui font état de conceptions similaires, en rapport avec le monde de la marchandise67. Ainsi cite-t-il, à propos de la galerie Colbert, cet extrait du Livre des Cent-et-un de 183368 :

  • 69 [M 3, 7] GS V, p. 532 ; Passages, p. 440.

« Éclairage dans le passage Colbert : “J’admire la série régulière de ces globes en cristal, d’où émane une clarté vive et douce en même temps. Ne dirait-on pas autant de comètes en ordre de bataille, attendant le signal du départ pour aller vagabonder dans l’espace ?” Le Livre des Cent-et-un, X, p. 57 <.> Comparer cette métamorphose de la ville en univers astral avec Un autre monde de Grandville. ■ Gaz ■69 »

  • 70 [A 1, 2], [F 1, 5], [G 2, 1], [G 2, 2], [G 12a, 3], [G 14a, 1], [M 7a, 6] GS V, p. 84, 202, 237, 23 (...)

44L’alignement régulier des globes de verre, comparés à des comètes, fait directement penser à l’« avenue » des « Pérégrinations d’une comète » (fig. 68b). On trouve de même, dans les liasses des Passages, une quantité d’autres notes qui rattachent les fantaisies visuelles de Grandville à la réalité de son temps70.

45Il y a un autre motif du livre de Grandville qui a certainement retenu l’attention de Benjamin, sans qu’il en fasse toutefois mention. « Comme à Longchamps » (fig. 71) correspond en effet trait pour trait aux thèses de l’exposé. Dans une note prise au Cabinet des estampes, Benjamin consigne d’ailleurs une caricature figurant une scène pratiquement identique :

  • 71 [B 6a, 4] GS V, p. 126 ; Passages, p. 101. Charles Philipon a débuté sa carrière comme dessinateur, (...)

« Un groupe qui, à l’examen, se révèle composé uniquement de vêtements à côté de quelques têtes de poupées. Légende : “Des Poupées sur des chaises, des Mañequins chargés de faux cols, de faux cheveux, de faux attraits […] voilà Longchamps !” C<abinet> d<es> E<stampes>71 »

Fig. 71 J.J. Grandville, Comme à Longchamps, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 71

Fig. 71 J.J. Grandville, Comme à Longchamps, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 71

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  • 72 Voir [B 5a, 3] GS V, p. 124 ; Passages, p. 99. Sur les manches bouffantes et les chapeaux portés da (...)
  • 73 Voir la section « Bois de Boulogne » in Adolphe Joanne, Paris illustré. Nouveau guide de l’étranger (...)

46La lithographie de Charles Philipon montre un groupe prenant le frais sous le couvert d’un arbre (fig. 72). Les figures ne sont composées que de pièces de vêtement, dont les coupes évasées ou bouffantes sont typiques de la mode bourgeoise vers 1830 – par exemple la robe de la figure féminine au premier plan, avec ses manches à gigot72. Au bois de Boulogne, l’allée de Longchamp s’animait tous les ans à Pâques d’une foule colorée, où aristocrates et grands bourgeois flânaient au milieu des représentants du monde de la mode. L’origine de ces récréations remontait au xviiie siècle, quand on se mit à organiser à l’abbaye royale de Longchamp des concerts avec des chanteuses de l’Opéra de Paris, auxquels assistait la noblesse de l’Ancien Régime. Après la Révolution française, les classes supérieures de la bourgeoisie en maintinrent la tradition jusqu’au Second Empire73. Pour affirmer son statut social, il fallait faire parade des toilettes dernier cri, de sorte que la mode joua un rôle de plus en plus important dans ces réunions. Les couturiers profitèrent bientôt de l’occasion pour présenter leur collection d’été. On vit ainsi s’opérer à Longchamp, en l’espace de quelque quarante ans, un double changement de souveraineté : l’aristocratie céda d’abord la place à la bourgeoisie fortunée, avant que celle-ci ne soit à son tour évincée par l’autorité de la mode. Benjamin a trouvé chez Gutzkow, dans ses Lettres de Paris de 1842, l’expression d’un sentiment tout à fait semblable à celui que traduit la caricature de Philipon. Une note de la liasse Z « La poupée, l’automate » indique en effet :

  • 74 [Z 1, 3] GS V, p. 848 ; Passages, p. 705.

« “On sait que Longchamps invente la mode. […] Je soupçonne fort que dans bien des carrosses leur propriétaire n’a mis, à la place de la dame qui semble y être assise, qu’une figurine de mode qui devrait porter ce qui correspond à son intérêt en matière de châles, de velours et de soieries.” Karl Gutzkow, Briefe aus Paris, Leipzig, 1842, I, p. 119-12074. »

Fig. 72 Charles Philipon (dessinateur) et Victor Ratier (graveur), Longchamps, 1830 [BdF, 24 mars 1830], lithographie, 21 × 22,5 cm (image), 22,5 × 25 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 86 → [B 6a, 4]

Fig. 72 Charles Philipon (dessinateur) et Victor Ratier (graveur), Longchamps, 1830 [BdF, 24 mars 1830], lithographie, 21 × 22,5 cm (image), 22,5 × 25 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 86 → [B 6a, 4]

Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-41-PET FOL, pl. 86, https://images.bnf.fr/​detail/​689931

  • 75 Grandville, Un autre monde, 1843, p. 70.
  • 76 « Longchamps » de Philipon a paru en 1830, simultanément en tirage séparé et dans la revue La Silho (...)
  • 77 Tandis que la caricature de Philipon date encore d’avant la loi sur la presse de septembre 1835, la (...)

47Un autre monde a paru en 1843, un an après que Gutzkow eut fait cette observation. Le chapitre « Un voyage d’avril » évoque pareillement des promenades publiques où l’on ne va « que pour voir des habits75 » et montre une caricature dont les figures sont uniquement composées de vêtements, couvre-chefs et chaussures (fig. 71). Grandville connaissait certainement la lithographie de Philipon, puisque celui-ci l’avait engagé comme caricaturiste en 1830, l’année où elle fut publiée76. On peut donc penser qu’il lui rend en quelque sorte hommage77. Dans leurs planches, les deux dessinateurs se moquent l’un et l’autre de la mode, qui est devenue une fin en soi. Voici ce qu’en dit Benjamin dans son exposé, à la fin du passage sur Grandville :

  • 78 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

« La mode est en conflit avec l’organique. Elle accouple le corps vivant au monde inorganique. Vis-à-vis du vivant, elle défend les droits du cadavre. Le fétichisme qui succombe au sex-appeal de l’inorganique est le nerf vital de la mode. Le culte de la marchandise le prend à son service78. »

  • 79 [B 3, 8] GS V, p. 118 ; Passages, p. 94-95.
  • 80 [B 6] et [B 6a, 1] GS V, p. 124-125 ; Passages, p. 99-100.

48Dès lors que des idées de séduction physique s’attachent au vêtement lui-même, on peut parler de « fétichisme ». En plus de relever la fonction érotique de la mode79, la liasse B souligne qu’elle sert en particulier à la distinction sociale80. Dans sa caricature, Philipon montre comment les qualités de séduction et de représentation passent désormais sous l’autorité exclusive de la mode. De se parer ainsi de vertus qui sont traditionnellement l’apanage du corps vivant, elle devient un objet fétiche. C’est en ce sens que l’on doit comprendre ce que Benjamin dit de Grandville :

  • 81 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39.

« Les subtilités dans sa manière de présenter des objets inanimés correspondent à ce que Marx appelle les “arguties théologiques” de la marchandise81. »

49Les choses ne sont plus perçues comme étant corrélatives à l’homme ; elles semblent mener une existence autonome et renvoyer au-delà d’elles-mêmes à un cadre supérieur idéal.

  • 82 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39-40.
  • 83 Benjamin écrit : « Dès 1845 environ, l’illustration fait son apparition dans les annonces. » [Y 9,  (...)

50Dans son exposé, Benjamin indique que Grandville figure les objets « dans l’esprit où la publicité, la “réclame” […] commence à présenter ses articles82 ». Le dessinateur se tient à un moment de bascule entre la description des phénomènes, que lui-même caricature en les exagérant, et l’exaltation de la marchandise qui va bientôt s’opérer dans les expositions universelles et sur les affiches publicitaires, dont les débuts sont presque contemporains de ses illustrations83. Benjamin poursuit :

  • 84 [G 1, 3] GS V, p. 233 ; Passages, p. 191. Sous l’Empire romain, les livres sibyllins, un recueil d’ (...)

« Les œuvres de Grandville sont les livres sibyllins de la “publicité”. Tout ce qui, chez lui, se présente sous la forme embryonnaire de la plaisanterie, de la satire, trouve, dans la publicité, son véritable épanouissement84. »

51Dans une autre note, la publicité pour les grands magasins apparaît comme un exemple de ces correspondances :

  • 85 [G 2, 1] GS V, p. 237 ; Passages, p. 194.

« “La Ville de Paris, le plus grand magasin de la capitale”, […] “Le Coin de Rue, le plus grand magasin du monde !” – “Du monde”, c’est dire qu’il n’y en a pas sur terre de plus grand ; cela devrait donc être la limite. Que non ! “Les Magasins du Louvre” n’ont pas encore été mentionnés, et ils s’intitulent “les plus grands magasins de l’Univers”. […] On peut ici toucher du doigt la corrélation entre la publicité capitaliste naissante et Grandville85. »

52Avec le slogan publicitaire pour les « Magasins du Louvre » s’accomplit le saut dans la fantaisie sans limite. Comme dans la vignette de l’anneau de Saturne, les normes terrestres sont dépassées et l’on bascule dans des dimensions cosmiques. Benjamin avait certainement à l’esprit les gravures publicitaires de son temps, qui prolongent presque trait pour trait la syntaxe visuelle de Grandville. Pensons seulement au « bonhomme Michelin » qu’on voyait partout dans les années 1920, avec sa silhouette entièrement composée des pneus blancs dont il faisait justement la réclame. Si Benjamin ne consigne aucune image de ce type dans ses liasses pour les Passages, il retient d’autres gravures qui déploient la diversité de la publicité naissante au début du xixe siècle.

53La plus ancienne réclame qu’il cite est celle, déjà mentionnée, de « L’Étrangomanie blamée » (fig. 61). Avec son génie de la Renommée et ses phylactères, elle en appelle à la tradition allégorique pour vanter les produits de l’industrie française. Dans la forme, elle s’en tient encore à un vocabulaire néoclassique ; mais, par le sujet, elle relève déjà de l’âge de l’industrialisation, se plaçant ainsi sur le seuil d’où va bientôt procéder le langage publicitaire moderne. Deux autres planches de réclame peuvent être évoquées ici, leur comparaison faisant apparaître le contraste entre représentation objective et transfiguration. Dans son annonce, le fabricant de chaussures Pinet présente ses ateliers modernes comme un gage de la qualité de ses produits :

  • 86 [F 5a, 6] GS V, p. 225-226 ; Passages, p. 184.

« Des bâtiments d’usines avec des galeries et des escaliers tournants en fer à l’intérieur. Les premiers prospectus et les premières affiches représentent volontiers en coupe, comme des maisons de poupée, les ateliers de fabrication et les magasins de vente qui sont encore souvent à cette époque logés sous le même toit. Ainsi, un prospectus pour les chaussures Pinet, de 1865. On voit assez souvent les ateliers avec des stores coulissants devant la faîtière, comme ceux des photographes. C<abinet> d<es> E<stampes>86 »

  • 87 Benjamin avait déjà signalé l’intérêt que pouvaient susciter ces planches chez les collectionneurs (...)

54En cinq images, le prospectus donne un aperçu des ateliers de fabrication et des espaces de vente (fig. 73). En haut de la planche, une vue en perspective centrale montre sur la gauche des bureaux, dans le fond des ouvriers devant des établis et à droite un dépôt avec des balles de coton. Sur la première vignette du registre central, on estampe les semelles de cuir ; plus loin, on découpe les morceaux qui serviront à confectionner la tige des chaussures. L’image du milieu offre une vue extérieure du bâtiment, tandis que la vignette de droite fait voir les ouvrières à leur machine à coudre. Tout en bas, on découvre enfin les magasins de vente, avec la clientèle appartenant à la bourgeoisie aisée. Dans sa note, Benjamin s’intéresse moins aux processus de fabrication eux-mêmes qu’au type de représentation utilisé par ces « premiers prospectus » publicitaires87. De même, l’annonce pour la blanchisserie du passage Brady faisait déjà la réclame pour la maison Donnier en montrant, derrière les grandes vitrines de l’établissement, toutes les étapes du nettoyage moderne à la vapeur (fig. 32).

Fig. 73 Édouard Coste (graveur), Grandes Industries de France – Fabrique de chaussures parisiennes de M.F. Pinet, 1865, gravure sur bois, 26,5 × 35 cm, dans le recueil « Topographie de Paris. 10e arrondissement, 38e quartier : rue Paradis-Poissonnière », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Va-289 (5)-Fol., H 72767 ; parue dans Le Monde illustré, juin 1865 (selon l’inscription manuscrite sur l’exemplaire de la BnF) → [F 5a, 6]

Fig. 73 Édouard Coste (graveur), Grandes Industries de France – Fabrique de chaussures parisiennes de M.F. Pinet, 1865, gravure sur bois, 26,5 × 35 cm, dans le recueil « Topographie de Paris. 10e arrondissement, 38e quartier : rue Paradis-Poissonnière », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Va-289 (5)-Fol., H 72767 ; parue dans Le Monde illustré, juin 1865 (selon l’inscription manuscrite sur l’exemplaire de la BnF) → [F 5a, 6]

Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Va-289 (5)-Fol., H 72767 ; voir aussi www.parismuseescollections.paris.fr/en/node/390706#infos-principales

  • 88 Benjamin évoque deux autres planches de ce même livre sur les saint-simoniens, qui se moquent des i (...)

55L’autre image est une étiquette pour une liqueur lancée sur le marché par les saint-simoniens. Benjamin l’a découverte dans le sillage de ses recherches au Cabinet des estampes, dans la monographie qu’Henry d’Allemagne a consacrée à ce mouvement utopiste, où elle est reproduite aux côtés de deux planches d’images d’Épinal (fig. 74a, b)88 :

  • 89 [U 13, 7] GS V, p. 734 ; Passages, p. 609.

« “Étiquette pour le lancement d’un produit d’alimentation : Liqueur des saint-simoniens” : un groupe de disciples d’Enfantin ; au centre, Enfantin et la République brandissant un drapeau tricolore. Tous lèvent leur verre89. »

Fig. 74a Graveur inconnu, Occupations des dames st. simoniennes selon leurs capacités, 1832, dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 228 → [U 13, 7]

Fig. 74a Graveur inconnu, Occupations des dames st. simoniennes selon leurs capacités, 1832, dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 228 → [U 13, 7]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f308.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837#

Fig. 74b Graveur inconnu, Fonctions des apôtres de Ménil-Montant selon leur capacité, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 392 → [U 13, 7]

Fig. 74b Graveur inconnu, Fonctions des apôtres de Ménil-Montant selon leur capacité, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 392 → [U 13, 7]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f533.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837

  • 90 Voir à ce sujet plusieurs notes de la liasse U « Saint-Simon, chemins de fer », [U 1-18] GS V, p. 7 (...)

56Entouré d’une allégorie de la République et de neuf de ses fidèles, Barthélemy Prosper Enfantin (1796-1864), disciple de Saint-Simon et fondateur du mouvement des saint-simoniens, lève son verre (fig. 74c). Tous sont vêtus du costume typique de l’association. La liqueur produit déjà ses effets : l’artiste sur la gauche, qui tient son pinceau au bout de sa main droite levée, a laissé tomber sa palette à terre et s’appuie au bras d’un camarade venu à son secours. Sur les tableaux accrochés au mur, on aperçoit la grande maison de Ménilmontant où Enfantin, qui se fait appeler « le Père », s’est retiré en 1832 avec une quarantaine d’adeptes qui le vénèrent comme un nouveau Messie90.

Fig. 74c Graveur inconnu, Étiquette pour le lancement d’un produit d’alimentation, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 296 → [U 13, 7]

Fig. 74c Graveur inconnu, Étiquette pour le lancement d’un produit d’alimentation, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 296 → [U 13, 7]

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f409.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837

  • 91 La République figurée sur l’étiquette porte une robe jaune et un bonnet phrygien de couleur rouge, (...)
  • 92 Benjamin mentionne dans ses notes une autre publicité pour l’alcool, qui prête à la « Fanta », une (...)
  • 93 On trouvera d’autres exemples de « liqueur patriotique » chez John Grand-Carteret, L’Enseigne. Son (...)

57La composition s’inspire lointainement de l’iconographie chrétienne de la Sainte Cène. Un élément de mythologie antique vient s’y mêler, avec la petite figure de l’Amour au premier plan, qui vante les vertus aphrodisiaques de la boisson. Enfin, la République célèbre la consommation de la liqueur comme un acte patriotique91. Culte quasi religieux du chef suprême, liberté de mœurs et idées républicaines et antimonarchistes s’inscrivent dans le programme politique du saint-simonisme, mais l’étiquette s’emploie surtout à idéaliser les mérites de l’alcool92. L’image se comprend mieux si l’on considère que ces étiquettes étaient alors très courantes, comme le montre, parmi bien d’autres exemples, celle de la « Liqueur de la Fraternité » (fig. 75)93. Si Benjamin s’est intéressé à ce motif, c’est sans doute parce qu’il associait deux éléments du chapitre sur les expositions universelles : le saint-simonisme et la publicité.

Fig. 75 Randon, vignette lithographique pour une étiquette de bouteille, s.d., dans John Grand-Carteret, L’Enseigne, son histoire, sa philosophie, ses particularités, Grenoble, H. Falque et F. Perrin, 1902, p. 347

Fig. 75 Randon, vignette lithographique pour une étiquette de bouteille, s.d., dans John Grand-Carteret, L’Enseigne, son histoire, sa philosophie, ses particularités, Grenoble, H. Falque et F. Perrin, 1902, p. 347

Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Sciences et techniques, 4-V-8318, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k110565x/​f384.item

58Au thème de la publicité naissante se rattachent aussi les images déjà mentionnées dans les premières notes sur les affiches dans l’espace urbain, qui sont également intégrées dans la liasse G. La lanterne magique disposée au centre de l’affiche d’Adeline semblait projeter celle de Chéret (fig. 12 et 13). Si l’on repense ici à la notion de fantasmagorie et à son origine dans ces spectacles optiques, on pourrait dire que ces réclames par voie d’affiche « projettent » elles aussi, à l’instar des expositions universelles, des fantasmagories, des images chimériques ou illusoires. Cela ne s’opère pas ici par la mise en scène de la marchandise, mais par des moyens graphiques. On peut donc supposer que Benjamin aurait peut-être intégré finalement ces images au chapitre sur les expositions universelles, même si le thème de l’affiche n’est pas directement traité dans le texte de son exposé.

***

59Dans le troisième chapitre de son exposé de 1935, Benjamin traite des expositions universelles, où la consommation se met en scène, et des images de Grandville, qui s’appliquent à représenter comment les contemporains perçoivent le monde de la marchandise. Pour les expositions universelles, il choisit de retenir à titre de documents les aquarelles de Nash, qui font découvrir l’architecture du Crystal Palace, et le manuel publié à l’usage des exposants, avec des exemples de vitrines et d’installations où présenter leurs produits de la façon la plus avantageuse. La planche illustrée de la « Promenade à l’Exposition universelle de 1855 » lui permet en outre d’apprécier combien ces événements étaient relayés par l’image, bien au-delà de la ville et du pays où ils avaient lieu.

60Dans Un autre monde, Grandville montre l’effet que ces nouvelles marchandises ont produit sur la société de son temps. L’artiste a reconnu très tôt le bouleversement radical qui s’est opéré, avec l’avènement de la société de consommation, dans les rapports entre l’homme et les choses, et il en a fait le sujet de ses œuvres. Ses illustrations ont tenu à leur époque une place à part, dans la mesure où elles faisaient voir des représentations mentales et des images de rêve. Alors que les premiers collègues de Grandville au Charivari, Honoré Daumier par exemple, caricaturaient la réalité sociale et les comportements ordinaires de leurs concitoyens, Grandville tâchait de saisir dans ses planches l’imaginaire de son temps, de révéler ce qui ne se voyait pas directement.

61Benjamin innove en cherchant à interpréter Un autre monde dans le cadre de l’univers naissant de la marchandise. Pour asseoir une telle lecture, on peut faire valoir que, dans certains chapitres de son livre, Grandville représente explicitement les bouleversements produits par l’industrialisation et le capitalisme, ce qui souligne clairement la dimension de critique sociale de son ouvrage, tandis que, dans d’autres chapitres, le dessinateur ne fait aucunement mystère de son goût pour la fantaisie et les images de rêve. D’autres arguments viennent à l’appui de l’hypothèse que les illustrations de Grandville sont des documents sur leur temps : deux décennies plus tard, les analyses de Marx décriront à leur tour la relation altérée entre les hommes et les choses dans le capitalisme comme une transfiguration irrationnelle ; plusieurs autres sources contemporaines font également état de sentiments similaires ; et c’est à ce moment-là, enfin, que la publicité et ses images se mettent à doter la marchandise d’un éclat irréel.

  • 94 Ainsi Werner Hofmann interprétait-il à son tour en 2011, dans un article de catalogue, le livre de (...)

62Les surréalistes avaient certes signalé que la logique du rêve est à l’œuvre chez Grandville, mais c’est à Benjamin qu’il est revenu de mettre ses illustrations en rapport avec le monde de la marchandise. « C’est seulement en les considérant ainsi […] que l’on peut comprendre les livres singuliers de Grandville », écrit-il après avoir établi les liens qui les attachent à la mode et à la marchandise. Il a été le premier à proposer une telle interprétation, et cette lecture conserve aujourd’hui encore toute sa pertinence94.

Notes de fin

1 Sur les expositions universelles, voir Weltausstellungen im 19. Jahrhundert, dir. par Christian Beutler, cat. exp. Die neue Sammlung – Staatliches Museum für angewandte Kunst München, Munich, 1973 ; Wolfgang Friebe, Architektur der Weltausstellungen 1851-1970, Stuttgart et al., 1983 ; Erik Mattie, Weltausstellungen, Stuttgart/Zurich, 1998 ; Winfried Kretschmer, Geschichte der Weltausstellungen, Francfort/New York, 1999 ; Martin Wörner, Die Welt an einem Ort. Illustrierte Geschichte der Weltausstellungen, Berlin, 2000 ; Jonathan Meyer, Great Exhibitions. London – New York – Paris – Philadelphia. 1851-1900, Woodbridge, 2006 ; Paul Greenhalgh, Fair World. A History of World’s Fairs and Expositions, from London to Shanghai 1851-2010, Winterbourne, 2011.

2 Les expositions universelles se sont déroulées jusqu’à la fin du siècle dans les villes suivantes : en 1851 à Londres, en 1855 à Paris, en 1862 à Londres, en 1867 à Paris, en 1873 à Vienne, en 1876 à Philadelphie, en 1878 à Paris, en 1880 à Melbourne, en 1888 à Barcelone, en 1889 à Paris, en 1893 à Chicago, en 1897 à Bruxelles, en 1900 à Paris. Voir l’aperçu complet, avec les dates exactes, dans Kretschmer, Geschichte der Weltausstellungen, 1999, p. 288-295.

3 Chacun des quatre paragraphes est en outre séparé – à peu près en son milieu – par un tiret, de sorte que le chapitre présente une structure très symétrique : deux sections, quatre paragraphes, huit unités thématiques. C’est uniquement dans ce chapitre que Benjamin a fait usage de cette division interne des paragraphes.

4 Le chapitre se clôt avec l’Exposition universelle de 1867, dernière exposition universelle organisée sous le règne de Napoléon III, dans laquelle la grande bourgeoisie célèbre avec faste son triomphe, tandis que l’Empire marche déjà vers son déclin – on est juste avant la Commune, dont Benjamin traitera dans le sixième et dernier chapitre de son exposé, en la présentant comme le terme de toute son analyse.

5 Le thème des expositions est abordé par deux citations de Construire en France, l’ouvrage de Giedion ([G 2, 3 et 2, 4] GS V, p. 238 ; Passages, p. 195) ; un glissement s’opère ensuite et toutes les notes à partir de [G 4] (GS V, p. 242 et suiv. ; Passages, p. 198 et suiv.) sont consacrées aux expositions universelles.

6 Voir Claude Fohlen, « Die Industrielle Revolution in Frankreich », in Carlo M. Cipolla (dir.), Europäische Wirtschaftsgeschichte, vol. 4 : Die Entwicklung der industriellen Gesellschaften, Stuttgart/New York, 1977, p. 87-134.

7 [g 2a, 3] GS V, p. 941-942 ; Passages, p. 783.

8 Ce sont des « soldats moissonneurs » qui s’adonnent avec ardeur à leur tâche, tout en songeant aux « tombes des braves » et à leurs camarades morts au champ d’honneur. Ailleurs, on rappelle la « générosité d’un soldat français » qui, devant une ville en flammes, délaisse un instant les armes pour porter secours à un enfant trouvé. On peut supposer que de telles planches étaient achetées, en guise de souvenirs, par des vétérans des armées napoléoniennes et par leurs familles.

9 Dans son premier essai sur Baudelaire, Benjamin cite Karl Marx qui relevait, dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, l’importance des paysans dans l’armée de Napoléon ; voir GS I, p. 575 ; Baudelaire, p. 766.

10 Sa veste, il est vrai, est déboutonnée, et l’homme est coiffé d’un calot, confortable et léger. L’uniforme s’adapte aux nécessités pratiques du travail aux champs.

11 [g 2a, 5] GS V, p. 942 ; Passages, p. 783.

12 La première bataille tout en haut de la liste, c’est celle de Marengo, que Benjamin mentionne dans « Passages », son premier texte de 1927 (GS V, p. 1042 ; Passages, p. 868), à propos d’une image d’Épinal aperçue à la devanture d’un libraire (fig. 2a). Les œuvres littéraires qui s’inscrivent sur la colonne au-dessous des hauts faits militaires sont Le Cid (vers 1636) de Corneille, Athalie (1691) de Racine, Le Misanthrope (1666) de Molière, L’Art poétique (1674) de Boileau, La Henriade (1723) de Voltaire et Le Poème des jardins (1782) de Delille. Le fût inférieur, réservé aux beaux-arts, énumère quelques bâtiments et monuments remarquables – le Louvre, la fontaine des Innocents, la porte Saint-Denis et le Panthéon –, que complètent les « chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture ».

13 Voir David Todd, L’Identité économique de la France. Libre-échange et protectionnisme (1814-1851), Paris, 2008.

14 GS IV, p. 105 ; WuN 8, p. 32 ; Sens unique, p. 135.

15 Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, from the originals, painted for H.R.H. Prince Albert, by Messrs. Nash, Haghe and Roberts, Londres, 1854.

16 En faveur de cette hypothèse de 1934 plaide le fait que c’est seulement à cette date que le thème des expositions universelles prend une place centrale dans les matériaux que Benjamin intègre à ses liasses. Certes, cette note précède encore nettement, dans cette même liasse, les renvois aux deux lithographies de Marlet et de Bourdet sur l’histoire de l’affiche, qui datent de la première phase de travail. La date de 1934 est néanmoins vraisemblable, puisque Benjamin a révisé ses premières notes en décembre 1937 et qu’il s’agit donc là du moment le plus tardif possible pour l’intégration de ces deux entrées dans les liasses. S’il n’est pas à exclure que Benjamin ait découvert les images du Crystal Palace peintes à l’aquarelle par Nash au cours de la première phase de travail, il semble pourtant bien plus probable, à cause du thème des expositions universelles, qu’il les ait vues à Paris en 1934. Comme en outre l’exemplaire de la Bibliothèque nationale est conservé au Cabinet des estampes, on peut supposer que Benjamin a fait des recherches dans ce département d’arts graphiques dès 1934, avec pour objectif précis de consulter tel ou tel ouvrage en particulier, par exemple ces Comprehensive Pictures of the Great Exhibition.

17 [G 2a, 7] GS V, p. 239 ; Passages, p. 196.

18 Voir les entrées [F 4, 2] (GS V, p. 221 ; Passages, p. 180), [F 5a, 1] (GS V, p. 225 ; Passages, p. 183-184) et [F 7, 6] (GS V, p. 229 ; Passages, p. 187). Mais c’est sans doute en ayant sous les yeux les planches de Nash que Benjamin a dû prendre conscience pour la première fois de la taille effectivement gigantesque du bâtiment. Bauen in Frankreich, l’ouvrage de Giedion, qui fut la source des toutes premières notes sur les expositions universelles ([G 2, 3] GS V, p. 238 ; Passages, p. 195), ne fait que reproduire, p. 38, un plan de petit format. Dans une note nettement plus tardive, Benjamin donne les dimensions du palais de Cristal ([G 8, 5] GS V, p. 252 ; Passages, p. 180 : « Les grands côtés mesuraient 560 mètres »), ce qui montre bien que, même pour un bâtiment aussi fameux, il fallait alors glaner les informations une à une. Ce que nous avons dit pour les panoramas valait aussi pour les expositions universelles : à l’époque de Benjamin, on était encore loin de disposer comme aujourd’hui d’une littérature secondaire richement illustrée.

19 Ce contraste entre architecture et décoration, Benjamin le souligne également à la fin de sa note, qu’il termine par les deux mots-clés « ■ Fer ■ Intérieur ■ ». Les expositions universelles se trouvent ainsi rattachées à la fois au premier chapitre de l’exposé, consacré aux passages, et au chapitre sur l’intérieur, qui fait immédiatement suite.

20 L’image ressemble à celle du grand magasin « À la ville de Saint-Denis » (fig. 35), qui semble s’inspirer des « bazars orientaux », avec les tapis couvrant les balustrades des étages qui donnent sur la cour intérieure vitrée.

21 Il s’agissait de la première fontaine en verre jamais construite ; voir http://en.wikipedia.org/wiki/Fountains_of_International_Expositions (dernière consultation le 1er mai 2020).

22 La planche du Zollverein, l’Union douanière allemande, montre une Amazone en train de se battre avec une panthère – une œuvre en bronze du sculpteur August Kiß (1802-1865) qui se trouve aujourd’hui encore devant l’Altes Museum de Berlin.

23 La statue équestre qui se dresse au centre de la planche VI « Belgium » représente Godefroy de Bouillon, qui conquit Jérusalem lors de la première Croisade (1096-1099).

24 Comme l’annonce d’emblée le titre circonstancié de la publication : Exposition universelle de 1867, à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’Exposition universelle de 1862, à Londres, publié par la Commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866.

25 [G 13, 1] GS V, p. 261 ; Passages, p. 213-214.

26 Sur les stratégies et les types de présentation adoptés lors des Expositions universelles, voir Volker Barth, Mensch versus Welt. Die Pariser Weltausstellung von 1867, Darmstadt, 2007, p. 155-236 (le chapitre « Die Welt als Vitrine ») ; sur l’album cité par Benjamin, ibid., p. 179-180.

27 [G 16, 6] GS V, p. 267 ; Passages, p. 219. La formule par laquelle Benjamin concluait sa note était si importante à ses yeux qu’il la reprendra en 1939 dans la version française retravaillée de son exposé : « Les expositions universelles furent une école où les foules écartées de force de la consommation se pénètrent de la valeur d’échange des marchandises jusqu’au point de s’identifier avec elle : “Il est défendu de toucher aux objets exposés” » (GS V, p. 65 ; Passages, p. 51).

28 GS V, p. 50 ; Passages, p. 39.

29 Marx a exposé son analyse économique de la marchandise dans le premier livre de son ouvrage Das Kapital, dans le premier chapitre intitulé « La marchandise et l’argent », dont la dernière section est consacrée au « caractère fétiche de la marchandise ». Voir Karl Marx, Das Kapital. Kritik der politischen Ökonomie, Erster Band, Hambourg, 1867. La deuxième édition remaniée a paru en 1872-1873. Voir à ce sujet Michael Berger, Karl Marx, « Das Kapital ». Eine Einführung, Munich, 2004. Le choix lexical opéré par Benjamin dans les passages de son exposé que nous avons cités fait immédiatement apparaître que les expositions universelles et les thèses de Marx représentent des positions antinomiques et inconciliables. Marx s’est employé à expliquer la valeur d’échange (plutôt qu’à la « transfigurer », comme faisaient les expositions universelles). Il résulte de son analyse que la seule façon de triompher du caractère fétiche de la marchandise, c’est d’en remettre la valeur d’usage au premier rang, alors que les expositions universelles la « relèguent » à l’arrière.

30 Voir les diverses entrées entre [X 3a, 3] (GS V, p. 806 ; Passages, p. 670) et [X 4a, 3] (GS V, p. 808 ; Passages, p. 672). On trouve en outre dans cette liasse de nombreux extraits d’autres chapitres du Capital. Sur le caractère fétiche de la marchandise selon Marx, voir aussi Hartmut Böhme, Fetischismus und Kultur. Eine andere Theorie der Moderne, Reinbek bei Hamburg, 2006, p. 307-329 (« Die Entdeckung des Warenfetischismus bei Karl Marx ») ; Böhme traite plus spécialement de Benjamin lorsqu’il examine le rapport du collectionneur aux objets qu’il convoite ; ibid., p. 361-370.

31 [G 5, 1] GS V, p. 245 ; Passages, p. 200-201. Benjamin cite d’après « Otto Rühle : Karl Marx, Hellerau (1928), p. 384-385 » (selon ses propres indications). La formule « arguties théologiques » est importante pour Benjamin, qui la reprend à plusieurs reprises : elle apparaît non seulement dans l’exposé (GS V, p. 51 ; Passages, p. 39), mais aussi dans des notes de la liasse G, [G 13a, 2] (GS V, p. 262 ; Passages, p. 39) et [G 5a, 2] (GS V, p. 246 ; Passages, p. 201).

32 Voir Christine Blättler, « Phantasmagorie statt Fetisch. Zur modernen Signatur der Dinge », in Martin Doll et al. (dir.), Phantasma. Techniken des Unheimlichen, Vienne, 2011, p. 259-276, en particulier p. 265-269, où l’auteur examine l’origine de ce terme dans les spectacles optiques et en analyse l’utilisation chez Marx. Voir aussi la version anglaise de ce texte, « Phantasmagoria. A Profane Phenomenon as a Critical Alternative to the Fetish », Image & Narrative, 13e année, 2012, no 1, p. 32-47.

33 [G 15, 4] GS V, p. 265 ; Passages, p. 217. Dans les Gesammelte Schriften, « Pellerin » a été transcrit par mégarde en « Sellerie » ; l’édition française du Livre des passages reprend cette leçon fautive.

34 Sur cette diffusion des images jusque dans les villes de province et dans les chambres d’enfants, on peut citer un passage du livre que l’historien de l’art berlinois Julius Lessing (1843-1908) a consacré aux expositions universelles, Das halbe Jahrhundert der Weltausstellungen (1900), dont Benjamin a recopié un long extrait dans une de ses notes : « Je me rappelle moi-même comment, dans mon enfance, la nouvelle de l’édification du palais de Cristal nous parvint en Allemagne ; on en voyait des reproductions accrochées aux murs des salons bourgeois dans des villes de province reculées. Les réminiscences que nous avions des vieux contes, […] tout cela nous semblait réalisé […] et ces impressions ont continué de vivre en nous pendant des décennies » ([G 6 et G 6a, 1] GS V, p. 248-249 ; Passages, p. 203).

35 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39-40.

36 « Les machines remplaceront les créatures », est-il proclamé à la fin du livre (Grandville, Un autre monde, 1844, p. 283). Sur les références contemporaines de ce chapitre, voir Jean-Paul Morel, « Le Dr Puff et la Vapeur-Musique », in Grandville. Un autre monde – Un autre temps, cat. exp., 2011, p. 93-117. Grandville avait déjà publié en 1835 une caricature sur la mécanisation, « Six barbes en trois secondes », qui montre le salon d’un barbier travaillant à la vapeur ; ibid., p. 49.

37 Grandville, Un autre monde, 1844, p. 22. Voir aussi Hannoosh, « The allegorical artist », 1994, p. 41. « Les hommes ne sont plus que des automates », peut-on aussi lire chez Grandville, p. 272.

38 Ibid., p. 245.

39 Ibid., p. 265.

40 Hannoosh, « The allegorical artist », 1994, p. 44-45.

41 Ibid., p. 52.

42 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

43 GS V, p. 50 ; Passages, p. 39.

44 C’est ce que montre bien le même passage dans la version française de l’exposé de 1939 : « Les expositions universelles construisent un monde fait de “spécialités”. Les fantaisies de Grandville réalisent la même chose. Ils modernisent l’univers » (GS V, p. 65-66 ; Passages, p. 51 ; c’est moi qui souligne). Moderniser le « monde » et l’« univers », c’est la même chose ; c’est une même ambition totalisante qui s’exprime dans les deux cas.

45 GS V, p. 1133 ; Adorno-Benjamin, p. 127.

46 GS IV, p. 300 et suiv. ; Sens unique, p. 100-103. Sur ce texte, voir Anja Lemke, Gedächtnisräume des Selbst. Walter Benjamins « Berliner Kindheit um neunzehnhundert », Würzburg, 2005, p. 122-125.

47 GB 5, p. 144 ; Adorno-Benjamin, p. 136.

48 Sur l’analyse théorique que donne Benjamin des représentations mentales collectives de son temps, voir notamment Christian Emden, Walter Benjamins Archäologie der Moderne, Munich, 2007, p. 103-146 (le chapitre « Die Lesbarkeit der Bilder. Das gesellschaftlich Imaginäre »).

49 GS V, p. 66 ; Passages, p. 51.

50 Pour le dire de façon plus générale : dans les expositions universelles, les visiteurs se trouvent transportés dans des lieux « utopiques », sans qu’il leur soit rationnellement possible de dire de quelle manière on peut y accéder. Tout aussi saisissant est inévitablement, dès lors, le sentiment d’un monde étranger à sa propre réalité quotidienne. Si l’on s’imagine un ouvrier d’usine visitant une exposition universelle où est présenté, à titre de norme, un nouveau monde de l’industrie de luxe, on voit immédiatement une discordance se creuser – discordance qui n’est pas si éloignée de l’image incisive employée par Benjamin.

51 Il existe en outre d’autres descriptions contemporaines, avec des métaphores qui ressemblent à celles utilisées par Grandville dans ses fantaisies, sans qu’elles fassent cependant mention explicite de l’artiste. Sur l’association métaphorique de Paris avec l’univers, en particulier avec Saturne, voir [E 7a, 4] (GS V, p. 198 ; Passages, p. 160-161) et [G 13, 2] (GS V, p. 261 ; Passages, p. 214). Lorsque Benjamin cite enfin Théophile Gautier à propos de l’architecture futuriste du palais de l’Industrie de l’Exposition universelle de 1867 (« Il semble qu’on ait devant soi un monument élevé dans une autre planète, Jupiter ou Saturne, d’après un goût que nous ne connaissons pas et des colorations auxquelles nos yeux ne sont pas habitués » ([G 9, 2] GS V, p. 253-254 ; Passages, p. 207-208), c’est l’idée même qu’il avait énoncée qu’il retrouve exprimée ici pratiquement à la lettre.

52 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

53 [B 1a, 2] GS V, p. 112-113 ; Passages, p. 90.

54 Son origine mythologique se reconnaît aussi à sa robe, qui se métamorphose et se confond avec les nuages.

55 Il s’agit du chapitre 15, intitulé « Une éclipse conjugale », qui prétend livrer l’explication du phénomène de l’éclipse. Le Soleil et la Lune sont mariés, mais il est de notoriété publique que les deux époux sont volages. Aussi leur séparation de corps est-elle prononcée par le Tribunal du ciel. Mais, pour les punir du mauvais exemple qu’ils ont donné, le président ordonne que le Soleil et la Lune devront, en dépit de leur aversion mutuelle, se rencontrer à certaines époques pour s’embrasser devant la cour. La comète de l’illustration est une des maîtresses du Soleil, mais personne ne la mettra au fait des « infidélités forcées » de son amant, pour éviter que, « jalouse comme une vraie grisette », elle ne se précipite du haut du cinquième ciel sur la terre. Ignorante de l’éclipse, elle poursuit donc son étincelant voyage à travers l’espace.

56 Schivelbusch, Lichtblicke, 1983, p. 109.

57 Voir Gaehtgens, « Absurde Bildwelt und Gesellschaftskritik in J.J. Grandvilles “Un autre monde” », 2007, p. 90.

58 La planche est une des illustrations du chapitre 25, « Les mystères de l’infini ». Au terme de plusieurs aventures tumultueuses, au cours desquelles Hahblle apprend l’origine de la gravitation et du vent, l’univers retrouve soudain son calme. Mollement appuyée sur un oreiller de nuages, la Lune nouvelle se mire dans un lac, en attendant son époux, soucieuse de savoir s’il la trouvera assez joliment apprêtée. Les charmes de la Lune suffisent à ramener la paix parmi les éléments, qui tous font silence pour la contempler avec admiration.

59 [B 4a, 2] GS V, p. 501 ; Passages, p. 97.

60 Voir [K 4, 1] GS V, p. 121 ; Passages, p. 414. Mac Orlan, « Grandville le précurseur », Arts et métiers graphiques, no 44, 15 décembre 1934, p. 19-25, ici p. 21. Juste avant la phrase citée par Benjamin, Mac Orlan indique : « Grandville entra dans une sorte de surréalisme qui l’apparente à ceux que nous connaissons. »

61 Stefanie Heraeus, Traumvorstellung und Bildidee. Surreale Strategien in der französischen Grafik, Berlin, 1998, p. 9. Parmi les artistes auxquels Heraeus s’intéresse en particulier dans son étude, on trouve effectivement ceux qui ont retenu l’attention de Benjamin : Grandville et Meryon. S’y ajoutent deux autres dont il mentionne également des images : Victor Hugo (avec ses dessins à l’encre) et Odilon Redon.

62 « Première lettre de Grandville au rédacteur », 26 février 1847, Le Magasin pittoresque, t. XV, juin 1847, p. 211.

63 Sur cette planche, sur l’intérêt de Grandville pour l’univers des songes et sur la réception de l’art du dessinateur chez les surréalistes, voir aussi Georges Sebbag, « Grandville transformiste », in Grandville. Un autre monde – un autre temps, cat. exp., 2011, p. 41.

64 Voir les chapitres « Der Blick auf die Logik des Traums: Annales médico-psychologiques », p. 56-65, et « Assoziative Logik als Thema », p. 104-106, in Heraeus, Traumvorstellung und Bildidee, 1998.

65 Alfred Maury, Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent, suivies de recherches sur le développement de l’instinct et de l’intelligence avec le phénomène du sommeil, Paris, 1861, p. 117.

66 « Seconde lettre de Grandville au rédacteur », fin février ou début mars 1847, Le Magasin pittoresque, t. XV, juin 1847, p. 211-214.

67 Dans son exposé, Benjamin compare en outre les utopies graphiques de Grandville avec les livres du naturaliste Alphonse Toussenel (1803-1885), un disciple de Fourier, pour rattacher encore plus fortement le dessinateur à l’imaginaire de son temps. Voir GS V, p. 49 ; Passages, p. 40.

68 En 1831, une figure centrale de l’édition parisienne, le libraire Ladvocat, est au bord de la faillite. Tous les hommes de lettres du temps s’engagent à lui venir en aide en lui donnant deux textes sur Paris. C’est ainsi que naît Paris ou le Livre des Cent-et-un, publié en quinze volumes entre 1831 et 1834, ouvrage fondateur de la littérature panoramique.

69 [M 3, 7] GS V, p. 532 ; Passages, p. 440.

70 [A 1, 2], [F 1, 5], [G 2, 1], [G 2, 2], [G 12a, 3], [G 14a, 1], [M 7a, 6] GS V, p. 84, 202, 237, 238, 260, 263-264, 543 ; Passages, p. 66, 173, 194-195, 213, 216, 450. Sur ces associations, voir aussi Hannoosh, « The allegorical artist », 1994, p. 45-46.

71 [B 6a, 4] GS V, p. 126 ; Passages, p. 101. Charles Philipon a débuté sa carrière comme dessinateur, mais il s’est surtout fait connaître comme directeur de l’hebdomadaire La Caricature (1830-1835), puis du Charivari, qui parut quotidiennement à partir de 1832.

72 Voir [B 5a, 3] GS V, p. 124 ; Passages, p. 99. Sur les manches bouffantes et les chapeaux portés dans les années 1830, voir Oskar Fischel, Die Mode. Menschen und Moden im neunzehnten Jahrhundert. Nach Bildern und Kupfern der Zeit. Text von Max von Boehn, vol. 2 : 1818-1842, Munich, 1907, p. 111-112 – un ouvrage que Benjamin cite d’ailleurs à plusieurs reprises.

73 Voir la section « Bois de Boulogne » in Adolphe Joanne, Paris illustré. Nouveau guide de l’étranger et du Parisien, Paris, 1863, p. 217-241.

74 [Z 1, 3] GS V, p. 848 ; Passages, p. 705.

75 Grandville, Un autre monde, 1843, p. 70.

76 « Longchamps » de Philipon a paru en 1830, simultanément en tirage séparé et dans la revue La Silhouette, dont il était l’un des fondateurs. C’est à l’occasion de cette publication que Philipon engagea d’ailleurs pour la première fois aussi bien Grandville que Daumier, qui devinrent par la suite des collaborateurs attitrés de l’hebdomadaire politique et satirique La Caricature, qu’il créa après la révolution de juillet 1830, et du Charivari, qui parut quotidiennement à partir de 1832. Après l’adoption des lois de septembre 1835 qui réduisirent considérablement la liberté de la presse, Grandville se replia sur ses travaux d’illustration. Sur les premiers travaux de Philipon et sur La Silhouette, sa première entreprise éditoriale, voir David P. Kerr, Caricature and French Political Culture 1830-1848. Charles Philipon and the Illustrated Press, Oxford, 2000, p. 7-13 (le chapitre « Philipon before the 1830 Revolution »), ainsi que Susanne Bosch-Abele, Opposition mit dem Zeichenstift 1830-1835. La Caricature, Gelsenkirchen, 2000.

77 Tandis que la caricature de Philipon date encore d’avant la loi sur la presse de septembre 1835, la version de Grandville lui est postérieure. Entre les deux, il y a le bref intervalle pendant lequel Philipon et Grandville ont pu s’adonner l’un et l’autre à une caricature politique particulièrement mordante.

78 GS V, p. 51 ; Passages, p. 40.

79 [B 3, 8] GS V, p. 118 ; Passages, p. 94-95.

80 [B 6] et [B 6a, 1] GS V, p. 124-125 ; Passages, p. 99-100.

81 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39.

82 GS V, p. 51 ; Passages, p. 39-40.

83 Benjamin écrit : « Dès 1845 environ, l’illustration fait son apparition dans les annonces. » [Y 9, 2] GS V, p. 842 ; Passages, p. 700.

84 [G 1, 3] GS V, p. 233 ; Passages, p. 191. Sous l’Empire romain, les livres sibyllins, un recueil d’oracles grecs conservé à Rome, étaient consultés en cas de prodiges ou de présages funestes. Il s’agissait de savoir quel dieu apaiser et par quels rites. De même, estime Benjamin, Un autre monde contient sous une forme cryptée le vocabulaire dont la publicité allait bientôt se servir à des fins stratégiques précises.

85 [G 2, 1] GS V, p. 237 ; Passages, p. 194.

86 [F 5a, 6] GS V, p. 225-226 ; Passages, p. 184.

87 Benjamin avait déjà signalé l’intérêt que pouvaient susciter ces planches chez les collectionneurs dans le texte « Passages parisiens II » : « Les collectionneurs de curiosa dans le domaine de l’histoire culturelle ont dans leur tiroir secret des brochures d’une littérature richement rétribuée, qui semblent être, au premier regard seulement, des prospectus commerciaux ou des affiches de théâtre et qui gaspillent une douzaine d’alphabets différents pour déguiser une invite sans mystère » (<b°, 2> GS V, p. 1047 ; Passages, p. 872). L’« invite sans mystère » à la consommation se « déguise » ici sous la modernité des procédés de production.

88 Benjamin évoque deux autres planches de ce même livre sur les saint-simoniens, qui se moquent des idéaux d’émancipation du saint-simonisme, en figurant un « monde inversé » où les hommes et les femmes auraient échangé leurs activités respectives (fig. 74a, b). Elles ont paru après l’interdiction du mouvement en 1832 et réduisent les idées progressistes de Saint-Simon à un simple renversement caricatural des rôles. Voir à ce sujet Thierry Receveur, « Saint-Simon et ses disciples », in Connivence 2. Monde à l’envers, cat. exp. musée de l’Image, Ville d’Épinal, Épinal, 2011, p. 142-149, ici p. 142 : « Les images nous montrent, non sans humour, les activités de “Dames saint-simoniennes” […]. Nul doute qu’il s’agit là d’une véritable caricature contre les idées progressistes de Saint-Simon et de ses disciples. Car un tel monde inversé n’était nullement dans son programme. »

89 [U 13, 7] GS V, p. 734 ; Passages, p. 609.

90 Voir à ce sujet plusieurs notes de la liasse U « Saint-Simon, chemins de fer », [U 1-18] GS V, p. 708-744 ; Passages, p. 588-618.

91 La République figurée sur l’étiquette porte une robe jaune et un bonnet phrygien de couleur rouge, comme la Liberté du tableau éponyme de Delacroix, La Liberté guidant le peuple. Il se pourrait que cette œuvre de 1830 ait servi ici de référence.

92 Benjamin mentionne dans ses notes une autre publicité pour l’alcool, qui prête à la « Fanta », une bière de Vienne, des propriétés quasi religieuses : « Oui, vive la bière de Vienne ! […] C’est la bière divine […]. Elle se digère comme l’eau pure, elle rafraîchit comme l’ambroisie » ([G 2a, 9] GS V, p. 240 ; Passages, p. 196). Une caricature se moquant des saint-simoniens qui entendent diffuser leurs idées politiques en prônant les plaisirs des sens, en particulier le sexe et l’alcool, est reproduite chez Fuchs, Die Karikatur der europäischen Völker, 1921, vol. 1, p. 388, ill. 198 (Numa Bassaget, « Un missionnaire saint-simonien : Je cherche la femme libre ! », s.d.).

93 On trouvera d’autres exemples de « liqueur patriotique » chez John Grand-Carteret, L’Enseigne. Son histoire, sa philosophie, ses particularités. Les boutiques, les maisons, la rue, la réclame commerciale à Lyon. Croquis vivants de Gustave Girrane, estampes documentaires et pièces anciennes, Grenoble/Moûtiers, 1902, p. 340. L’étiquette de la « Liqueur de la Fraternité » montre des Français de diverses classes sociales célébrant dans la consommation de l’alcool, par-delà les différences qui les séparent, la fraternité qui les unit. Cette étiquette occupe une position intermédiaire entre publicité et propagande politique ; voir ibid., p. 343.

94 Ainsi Werner Hofmann interprétait-il à son tour en 2011, dans un article de catalogue, le livre de Grandville comme une réaction à la société capitaliste, en se rapprochant beaucoup de la thèse de Benjamin, sans le mentionner toutefois. Une seule explication possible : aux yeux de l’auteur, cette interprétation est devenue entre-temps si incontestable qu’il n’est plus nécessaire de nommer Benjamin à son propos. Voir Hofmann, « Eine “andere Welt”? », 2011.

Table des illustrations

Titre Fig. 60 Jacques Marchand, Le soldat Laboureur, Les soldats Moissonneurs, Tombes des Braves, Générosité d’un soldat français, 1821 [BdF, 22 décembre 1821], gravure sur cuivre, 20 × 26,4 cm, dans le recueil « Graveurs français du xixe siècle. Œuvre de Jacques Marchand », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Ef-160-Fol. 37, G 38337 → [g 2a, 3]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Ef-160-Fol. 37, G38337
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Titre Fig. 61 Louis-François Charon, L’Étrangomanie blamée ou d’être Français il n’y a pas d’affront, 1818 [BdF, 28 février 1818], lithographie coloriée à la main, 25 × 19 cm (image), 43,5 × 28 cm (planche), dans les recueils « Caricatures allégoriques 1816-1820 » et « L’histoire de France, 1817-1818 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-46-Pet. fol., pl. 13, et Qb-1 (1817-1818) → [g 2a, 5]
Crédits Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-46-PET FOL, https://images.bnf.fr/​detail/​939658
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Titre Fig. 62a Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : frontispice du vol. I, North Transept. Waiting for the Queen → [G 2a, 7]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741
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Titre Fig. 62b Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. I, The Inauguration → [G 2a, 7]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741
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Titre Fig. 62c Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. VI, Belgium → [G 2a, 7]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741
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Titre Fig. 62d Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXII, Turkey → [G 2a, 7]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741
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Titre Fig. 62e Dickinson’s Comprehensive Pictures of the Great Exhibition of 1851, Londres, 1854, 2 vol., 53 chromolithographies d’après les aquarelles originales de Joseph Nash, Louis Haghe et David Roberts, avec textes descriptifs, env. 48,5 × 37 cm (image), 63 × 42,5 cm (planche), ici : pl. XXVI, Foreign Nave → [G 2a, 7]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FT 4-VG-125 (A), https://catalogue.bnf.fr/​ark:/12148/​cb303403921 ; voir aussi https://doi.org/​10.5479/​sil.495268.39088008102741
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Titre Fig. 63a Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 4, Exposition de couleurs et de produits chimiques. Angleterre → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
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Titre Fig. 63b Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 8, Installation de vins. Autriche → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
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Titre Fig. 63c Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 11, Exposition de bougie et de stéarine. Autriche → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
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Titre Fig. 63d Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 12, Vitrine d’arquebuserie. Prusse – Exposition de bijouterie de M. Kobek. Autriche → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-11.jpg
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Titre Fig. 63e Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 19, Exposition de reliure. Angleterre → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-12.jpg
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Titre Fig. 63f Exposition universelle de 1867 à Paris. Album des installations les plus remarquables de l’exposition universelle de 1862 à Londres, publié par la commission impériale pour servir de renseignement aux exposants des diverses nations, Paris, 1866, 35 pl. dont 33 gravures sur cuivre et 2 chromolithographies, chacune 33 × 53,5 cm, ici : pl. 26, Vitrine d’orfèvrerie. Autriche → [G 13, 1]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, V-644, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k9800075g/​f21.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-13.jpg
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Titre Fig. 64 Jules Chaste, Promenade à l’Exposition universelle de Paris. 1855, 1855, lithographie coloriée, 37 × 47 cm, dans le recueil « Images d’Épinal de la Maison Pellerin : 1855-1857 », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Li-59 (5)-Fol. Il existe d’innombrables images d’Épinal sur l’Exposition universelle de 1855 à Paris ; nous en proposons ici une qui est au Cabinet des estampes, sans savoir si Benjamin l’a effectivement vue, puisqu’il cesse d’y travailler au cours de l’année 1936 et que sa note peut être datée d’après décembre 1937. → [G 15, 4]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, FOL-LI-59 (5), https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​btv1b69381898/​f1.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-14.jpg
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Titre Fig. 65 J.J. Grandville, Concert à la vapeur, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 16 et 17
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f46.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-15.jpg
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Titre Fig. 66 J.J. Grandville, Les noces de Puff et de la Réclame, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 240 et 241
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f321.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-16.jpg
Fichier image/jpeg, 243k
Titre Fig. 67 J.J. Grandville, Système de Fourier, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 264 et 265
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f351.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-17.jpg
Fichier image/jpeg, 279k
Titre Fig. 68a J.J. Grandville, L’Éventail d’Iris, 1843-1844, gravure sur bois, 17 × 15,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 150 et 151 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f209.item#
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-18.jpg
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Titre Fig. 68b J.J. Grandville, Pérégrinations d’une comète, 1843-1844, gravure sur bois coloriée à la main, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 94 et 95 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f142.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-19.jpg
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Titre Fig. 68c J.J. Grandville, La Lune peinte par elle-même, 1843-1844, gravure sur bois, 22 × 14,5 cm (image), 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, entre p. 144 et 145 → [B 1a, 2] et [G 16, 3]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, RES-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f201.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-20.jpg
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Titre Fig. 69 J.J. Grandville, Second rêve – Une promenade dans le ciel, 1847, gravure sur bois, illustrant sa « Seconde lettre » au rédacteur, Le Magasin pittoresque, 15e année, 1847, no 27, p. 213
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k31430v/​f217.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-21.jpg
Fichier image/jpeg, 299k
Titre Fig. 70 J.J. Grandville, Les Métamorphoses du sommeil, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 243
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, Rés-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f325.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-22.jpg
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Titre Fig. 71 J.J. Grandville, Comme à Longchamps, 1843-1844, gravure sur bois, 18 × 25 cm (page), illustrant Un autre monde, Paris, 1844, p. 71
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, Réserve des livres rares, Rés-Y2-1011, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k3120537/​f113.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-23.jpg
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Titre Fig. 72 Charles Philipon (dessinateur) et Victor Ratier (graveur), Longchamps, 1830 [BdF, 24 mars 1830], lithographie, 21 × 22,5 cm (image), 22,5 × 25 cm (planche), dans le recueil « Caricatures intellectuelles (entre 1820 et 1835 environ). Art et professions diverses », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Tf-41-Pet. fol., pl. 86 → [B 6a, 4]
Crédits Crédit/Source : images.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, TF-41-PET FOL, pl. 86, https://images.bnf.fr/​detail/​689931
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-24.jpg
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Titre Fig. 73 Édouard Coste (graveur), Grandes Industries de France – Fabrique de chaussures parisiennes de M.F. Pinet, 1865, gravure sur bois, 26,5 × 35 cm, dans le recueil « Topographie de Paris. 10e arrondissement, 38e quartier : rue Paradis-Poissonnière », Paris, BnF, Cabinet des estampes, Va-289 (5)-Fol., H 72767 ; parue dans Le Monde illustré, juin 1865 (selon l’inscription manuscrite sur l’exemplaire de la BnF) → [F 5a, 6]
Crédits Crédit/Source : Paris, Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, Va-289 (5)-Fol., H 72767 ; voir aussi www.parismuseescollections.paris.fr/en/node/390706#infos-principales
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-25.jpg
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Titre Fig. 74a Graveur inconnu, Occupations des dames st. simoniennes selon leurs capacités, 1832, dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 228 → [U 13, 7]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f308.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837#
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-26.jpg
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Titre Fig. 74b Graveur inconnu, Fonctions des apôtres de Ménil-Montant selon leur capacité, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 392 → [U 13, 7]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f533.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-27.jpg
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Titre Fig. 74c Graveur inconnu, Étiquette pour le lancement d’un produit d’alimentation, s.d., dans Henry-René d’Allemagne, Les Saint-Simoniens 1827-1837, Paris, Librairie Gründ, 1930, p. 296 → [U 13, 7]
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, RESERVE 4-NF-19751, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k1501969s/​f409.item.r=Les%20Saint-Simoniens%201827-1837
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-28.jpg
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Titre Fig. 75 Randon, vignette lithographique pour une étiquette de bouteille, s.d., dans John Grand-Carteret, L’Enseigne, son histoire, sa philosophie, ses particularités, Grenoble, H. Falque et F. Perrin, 1902, p. 347
Crédits Crédit/Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, département Sciences et techniques, 4-V-8318, https://gallica.bnf.fr/​ark:/12148/​bpt6k110565x/​f384.item
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/51655/img-29.jpg
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