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Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc. Volume 1

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Jean-Jacques Delannoy
, 
Jean-Michel Geneste

Regards sur l’Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc

Testo integrale

1Premier volume de la Monographie de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, le présent Atlas constitue une œuvre singulière tant par la place qu’il accorde aux cartes et à la contextualisation de l’art pariétal que par son format inhabituel. Expression d’un collectif regroupant l’équipe scientifique, la sous-direction de l’Archéologie du ministère de la Culture et les animateurs de la collection « Documents d’archéologie française », il était important que l’ouvrage dispose de regards extérieurs propres à éprouver la validité de sa conception, parallèlement aux avis résolument positifs des rapporteurs. C’est pourquoi ses coordinateurs ont souhaité partager la lecture de l’Atlas avec des chercheurs et des personnalités directement ou indirectement alliés au développement de la recherche archéologique en grottes ornées. Aucune consigne n’était donnée, seuls importaient l’avis de ces personnalités sur la conception de l’ouvrage ainsi que leur perception de la capacité narrative des cartes à faire découvrir et parcourir la grotte Chauvet. Les textes rassemblés ci-après traduisent intégralement ces regards.

L’Atlas, un passeport pour la grotte Chauvet.

2Geneviève Pinçon
Directrice du Centre national de préhistoire

3En tant que préhistorienne spécialiste du Paléolithique supérieur et des grottes ornées, et en tant qu’ancienne coordinatrice de l’Atlas des patrimoines du ministère de la Culture, le présent Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, accomplissant la rencontre de l’archéologie avec la cartographie, me permet de posséder sous formes de cartes toutes les informations utiles pour circuler à travers cette grotte qui porte le premier témoignage connu du geste artistique de l’homme, et dont il constitue le véritable passeport.

Une archéologie de l’observation : connaître sans détruire

4Pour connaître une grotte préhistorique ornée comme la grotte Chauvet-Pont d’Arc, il faut la questionner, aller au-delà de ce qu’elle offre au premier regard. Telle est la responsabilité de l’archéologue de nos jours : Il ne s’agit pas de fouiller pour découvrir ce que recèle le sous-sol mais bien de percevoir et comprendre un espace, à partir de ce qui y a été laissé au sol, sur les parois et aux plafonds par les hommes de la préhistoire.

5Appréhender une atmosphère, partager un lieu où cheminer ensemble et faire remonter les sensations enfouies dans notre cerveau primitif, tel est le rôle de cet atlas. Construit à partir du nec plus ultra de l’archéologie –« connaître sans détruire », sans toucher, en restant à distance, en respectant le lieu–, cet ouvrage contribue au développement durable d’un site déjà préservé depuis des millénaires.

Une belle façon de mettre nos pieds dans ceux de l’homme préhistorique

6Observations, enregistrements, analyses puis hypothèses sont le lot de toutes les disciplines qui convergeant pour connaître cette caverne fréquentée par l’homme aussi bien que par les ours il y a 36 000 ans. Cet atlas résulte du recueil de ces enregistrements et de ces analyses pluridisciplinaires. Il constitue une ressource essentielle pour transmettre au public d’aujourd’hui et de demain une compréhension / fascination à partager. Son approche topographique permet d’observer les traces de l’homme paléolithique et, mieux encore, de mettre nos pas dans les leur.

7Une grotte dont le sol est à ce point préservé nécessite qu’on l’aborde par des images du sol. La cartographie en est un mode de restitution particulièrement adapté : c’est bien le rôle des cartes de traduire et de matérialiser des indices restés in situ, leur positionnement les uns par rapport aux autres, et de donner à comprendre un espace, son sens, son rôle, son esprit.

8Cette approche de la grotte par l’image est parallèle à celle de l’étude de l’art pariétal qui sera développée dans les ouvrages suivants. On y démêle ce qui relève du naturel et de l’anthropique, de l’ancien et du récent. Le relevé topographique, tout comme le relevé d’analyse pariétale, s’exprime de façon graphique en respectant une charte d’analyse perceptible pour tous, conduisant le lecteur au décryptage des sols. Cette maîtrise est possible grâce à une appropriation facile et rapide de la légende des cartes, autorisant à circuler sans peine et avec beaucoup de curiosité dans ces dernières. Interprétée, la carte reste un support d’échanges d’idées, de discours et de démonstrations. Elle donne une visibilité à l’espace de la grotte où l’homme est intervenu, laissant une empreinte indélébile de son passage. Le lecteur y appréhende les déplacements, leurs fréquences, les distances à parcourir et même les difficultés du parcours. Il fait ainsi la découverte pas à pas des lieux, saisit la dureté des sols ou leur fragilité, la position de ce qu’il y a à remarquer, peut mettre lui-même en perspective les objets repérés et décrits. Au-delà de cet indispensable repérage, les cartes de l’Atlas enseignent ce que la grotte recèle avec des appréciations de densité, des caractéristiques qui enrichissent le regard et la promenade. La lecture de l’Atlas permet d’entrer en interaction avec le lieu, lui redonne un usage.

Des ressources inépuisables pour la postérité

9L’atlas de Chauvet offre la vue inédite d’une grotte ornée à travers des cartes réalisées à partir d’un système d’information géographique (SIG), c’est-à-dire un catalogue de données géoréférencées numériques. Archivé au Centre national de préhistoire où il est à la disposition de la communauté scientifique, ce SIG constitue le socle de la connaissance élaborée sur le long terme : ses données pourront être revues et interprétées par d’autres générations au fil de l’évolution des connaissances scientifique et technologique, et permettront d’échafauder de nouvelles hypothèses, d’ouvrir de nouvelles pistes d’interprétation. Le présent Atlas est la première brique de l’édifice de débats et d’idées que sont appelées à susciter les observations au cours du xxie siècle.

Connaissances et émotions

10La grotte Chauvet-Pont d’Arc s’est révélée, à mon insu, de deux façons bien différentes avant et après la lecture de l’Atlas. Sans connaissance préalable du site, ma première rencontre du lieu fut brutale, du fait d’une certaine incompréhension de la grotte, de la puissance qui s’en dégage et vous saute à la figure. À la lecture de l’Atlas, initiée à la connaissance du site par les archéologues, j’ai pu m’approprier les lieux et lire la grotte autrement, en profiter, la découvrir au-delà de ma perception émotionnelle, y trouver un écho plus collectif, une part d’humanité plus accessible.

11Seul ou à plusieurs, le lecteur suit le cheminement des passerelles posées préalablement aux recherches, qui lui rappellent où il se trouve, à la fois libre et contraint, dans la situation qui est celle du visiteur du site de nos jours. L’acquisition des principaux repères offre la possibilité d’aller avec encore plus de plaisir à la rencontre de la grotte. Au-delà des approches pluridisciplinaires restituées dans l’Atlas, les nouvelles technologies telles le SIG et la 3D participent à la révolution des pratiques de la recherche dans les grottes ornées, tout comme à l’amélioration de leur conservation et à leur médiation.

12La recherche dans la grotte Chauvet est exemplaire en ceci qu’elle s’attache à simuler par modélisation et restitutions. C’est par exemple la reproduction des phénomènes environnementaux intervenus par le passé –comme les différentes étapes d’effondrement ayant obstruées le porche de la grotte– ; c’est la simulation des formes et des textures évoquant, au plus près de la réalité, la plasticité naturelle de la grotte ; ce sont encore, grâce à l’analyse et aux nouvelles technologies, la retranscription des gestes des artistes et donc de la composition des panneaux ornés –ce que nous découvrirons dans les ouvrages à venir consacrés à l’art pariétal de la grotte Chauvet-Pont d’Arc.

13L’expression lisible de l’emprise de la grotte sur le territoire, et ce de manière exceptionnelle du fait de l’ampleur qui est la sienne, est rendue possible grâce à la préservation des sols et des parois. Les traces des passages, de la succession des actes humains effectués depuis des millénaires ont pu être transcrites et reliées à l’expression la plus noble de l’homme. La perception de cette expression graphique / artistique a pu être restituée pour le grand public à la Grotte Chauvet 2 -Ardèche (la réplique bâtie à Saint-Remèze, en Ardèche) et par la réalité virtuelle à travers des films 3D. Par ces divers moyens, un ressenti réel proche de celui des hommes de la préhistoire est accessible à chacun de nous. Mais la visite de Chauvet 2 ou le visionnage du film Le Dernier Passage ne peuvent se satisfaire d’une seule rencontre. La connaissance compilée dans l’Atlas ouvre une multiplicité de visites. À titre d’exemple, en repérant dans l’Atlas les phénomènes géologiques qui ont affecté la grotte depuis la réalisation des œuvres au Paléolithique, il est possible de se projeter dans un tout autre paysage souterrain que celui d’aujourd’hui. En effaçant les concrétions holocènes, il devient possible de profiter des perspectives des galeries et de mieux saisir comment les Aurignaciens se sont appropriés l’espace. Autant de connaissances accumulées, autant de visites de la grotte enrichies pour notre imaginaire.

14Pour ma part, plus j’approche par la pensée l’état originel de la grotte au moment de la production des œuvres, plus je me sens proche de l’esprit de ses réalisateurs, et peux ainsi me placer au centre de leur mise en scène. De spectatrice, je deviens actrice prête à fuir vers la sortie, effrayée tout comme les bisons chargés par les lions. Cette participation involontaire de notre instinct primitif et volontaire, de notre réflexion à cette mise en scène n’est-elle pas une façon actuelle de marquer notre solidarité et la continuité de notre humanité ?

La grotte Chauvet Pont-d’Arc, un lieu à découvrir seul ou à plusieurs

15Le présent ouvrage permet de partager la connaissance scientifique toute récemment acquise, et éveille la curiosité de chacun. Si une personne nous relate la grotte, nous n’en avons qu’un point de vue, dès lors que plusieurs personnes associent leurs connaissances et leurs disciplines, notre regard s’enrichit du leur, de leurs sensibilités, et l’écho de la recherche peut rebondir en chacun de nous. Passer de l’individuel au collectif n’est-ce pas le reflet de la recherche archéologique aujourd’hui ? Cet atlas permet ainsi de s’approprier la grotte, seul ou à plusieurs, et en toute liberté.

Una mirada al Atlas de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc.

16Roberto Ontañón Peredo
Director, Museo de Prehistoria y Arqueología y Cuevas Prehistóricas de Cantabria

17El descubrimiento de la grotte Chauvet fue un sobresalto. Las noticias que iban llegando acerca de la cavidad causaron una fortísima impresión en prehistoriadores y arqueólogos, no sólo entre los paleolitistas o los estudiosos del arte rupestre sino también en el público general. Veían con asombro las impactantes imágenes procedentes de un conjunto parietal sin parangón entre los hasta entonces conocidos.

18El goteo inicial de información y el posterior torrente de datos procedentes del estudio de la cueva decorada han tenido dos efectos diferentes en cuanto a su naturaleza y ámbito de acción, aunque perfectamente complementarios y quizá inseparables. El primero, relativo a las emociones; el segundo, al conocimiento: una inagotable fascinación y unas profundas repercusiones en el ámbito científico que, de hecho, hicieron que se tambalearan los cimientos del “edificio bien construido” que hasta fines de los años 90 del siglo xx había sido la sistematización del arte paleolítico y que, junto a los avances en las técnicas de datación radiométrica, han dado paso a lo que algunos han denominado “era post-estilística”. No hay muchos descubrimientos arqueológicos que hayan dado lugar a un cambio semejante, que algunos ven como un verdadero cambio de paradigma científico.

19Es probable que esa fascinación esté también en la base, o al menos impregne en cierta medida, algunas enconadas reacciones al potentísimo estímulo que constituye la idea de una cronología auriñaciense para el espléndido conjunto decorado, y que han dado forma y contenido a un encendido debate, del cual aún perduran algunos rescoldos.

20En el momento actual de la disciplina arqueológica, marcado por la carencia de certezas y la ausencia, tal vez definitiva, de teorías “fuertes” que enmarquen propuestas explicativas, se vive un indudable repliege hacia posturas empiristas (una auténtica “vuelta a los clásicos”, si bien con la ayuda de la más sofisticada tecnología). El Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc podría también ser definido como una cartografía de esa fascinación.

21Primera de una serie de monografías sobre la grotte Chauvet-Pont d’Arc, es ya en sí misma una obra magna en todas sus dimensiones, magníficamente concebida, compuesta y editada. Rara avis en el panorama de la investigación prehistórica y, más específicamente, en la dedicada al arte rupestre, presenta una cueva decorada a través de una riquísima documentación cartográfica, esto es, mediante la adquisición y elaboración de una cantidad ingente de información y su plasmación en términos gráficos y métricos. Se procede en ella a la disección de una compleja realidad presente para reconstruir su pasado a través de un proceso de restitución descriptiva y analítica no sólo del espacio, sino también del tiempo de la cueva, en lo que puede considerarse una superación de la arqueología del paisaje y una de las más depuradas aplicaciones de Sistema de Información Geográfica (SIG) a la investigación arqueológica.

22El Atlas consigue así reducir una realidad compleja y hacerla accesible al conocimiento. Y lo hace plasmando en coordenadas espaciales los resultados de la aplicación de un amplio despliegue de métodos y técnicas que, en seguimiento estricto de un meticuloso programa de investigación, utiliza diversas herramientas de análisis y las pone al servicio del objetivo común: Una visión, a la vez panorámica y exhaustiva, polifacética y especializada, de un magnífico sitio arqueológico en un medio kárstico excepcional. Esto sólo puede conseguirse mediante una perspectiva pluridisciplinar que implique la participación de muy diversos especialistas (arqueólogos, parietalistas, paleontólogos, geólogos, topógrafos, geógrafos, físicos, biólogos, conservadores…). Es mérito de los responsables de la investigación haber logrado dar un paso más allá y asegurar una verdadera interdisciplinariedad que logra la intersección y la síntesis de las aportaciones de campos disciplinares tan distintos como las geociencias y las ciencias humanas, haciendo así posible dar cuenta, de un modo claro y relativamente sencillo, de la enorme complejidad que el sitio encierra.

23Cabe recordar que, en el caso de la grotte Chauvet, la dificultad habitual de la investigación en medio subterráneo se ve agudizada por el carácter asombrosamente intacto de la cueva. La conservación se ha convertido en el elemento prioritario en la gestión de la cueva, lo que ha obligado a conciliar de un modo escrupuloso investigación y conservación, imponiendo serias restricciones al tiempo de estancia y al movimiento de las personas en su interior y, por tanto, al trabajo desarrollado en ella. Así pues, es preciso destacar la eficaz labor de coordinación del proyecto, tanto en los arduos trabajos sobre el terreno como en los ulteriores estudios realizados en cada uno de los dominios disciplinares implicados, así como elogiar el buen entendimiento entre investigadores y conservadores que ha hecho posible el exhaustivo conocimiento de la cueva sin poner en riesgo su preservación, sino, al contrario, habiendo contribuido eficazmente a la misma.

24En este sentido, otro aspecto digno de resaltar en el trabajo es que, a diferencia de lo habitual en otras obras de investigación sobre arte parietal o, en un sentido más amplio, sobre arqueología de cuevas decoradas, los aspectos de conservación están no sólo presentes sino perfectamente integrados. Los resultados de la investigación arqueológica “básica” y de la investigación “aplicada” a la conservación, gestión y también a la difusión del patrimonio arqueológico, que en España se substancian normalmente, salvo contadas excepciones, en documentos bien diferenciados en cuanto a procedencia y ámbito de aplicación (universidad y administración respectivamente), se presentan en esta obra en pie de igualdad con los demás campos disciplinares a través del lenguaje común de la cartografía temática.

25Al igual que los primeros mapas, elaborados con el propósito de cartografiar el mundo conocido e impregnados de las teorías filosóficas entonces vigentes, el Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc nos ofrece, desde la interdisciplinariedad, una estimulante aproximación cartográfica a un extraordinario paisaje subterráneo. Su lectura nos permite conocer, en su progresión, la enorme tarea desarrollada en la cueva y en torno a ella, y los resultados de esa ingente labor que engloba todos y cada uno de los diferentes ámbitos de investigación y gestión de un sitio dotado de valor universal excepcional, como bien ha reconocido la Unesco. Y todo ello, como resultado de una profunda reflexión y una excelente praxis científica y administrativa, abierta e integradora, que constituyen en sí mismas una contribución fundamental a la investigación, conservación y difusión del patrimonio cultural y natural en medio kárstico.

26Nos encontramos, en definitiva, ante una obra de referencia; una obra madura en la que cristalizan unos determinados postulados científicos y de conservación y los cursos de acción que de ellos se derivan y que son fruto de una cooperación modélica entre científicos y gestores; una obra ambiciosa, original e innovadora que abre nuevas vías y nos orienta respecto al camino a seguir para transitar los intrincados territorios de la investigación y la gestión de las cuevas decoradas.

Mappings

27Bruno David
Associate Professor, Australian Research Council Centre of Excellence for Australian Biodiversity and Heritage, Monash Indigenous Studies Centre, Monash University (Australia)

28In 1598, the Portuguese navigator Pedro Fernandes de Queirós approached King Philip III of Spain with a plan to venture forth on the South Seas in search of Terra Australis Incognita. This mythical great southern continent had long been predicted to exist by the ancient Greek philosopher and mathematician Pythagoras of Samos (c. 569-475 BC) as a counterbalance to the continental land masses north of the equator, and had first appeared on Macrobius’s world maps in the fifth century AD. This is despite the fact that no European had travelled anywhere near this unknown land until a thousand years later, when Ferdinand Magellan crossed the Pacific in 1521.

29Finding the southern land was more than an act of discovery, for the Spanish Crown had aspirations to control navigation across the Pacific Ocean that saw galleons mobilise a rich spice trade from the Spice Islands and silver and gold from Mexico and Peru. Whoever controlled the seas controlled the wealth, and to achieve this maritime dominance nations needed maps with which to establish ports of call and communication networks, and to plan their routes in the face of ever-changing social and political circumstances and geographical knowledge.

30In the early 1500s, the Spanish King Charles V had sought to establish a “spice route”, and to this end experienced cartographers Jorge Reinel and Diogo Ribeiro were assigned to Magellan to prepare maps for his voyage. By the time of Queirós’s travels close to ninety years later, the spice trade that took advantage of the “trade winds” across the Pacific was well and truly under way. But competing nations –at that time, the Dutch and English in particular– travelled the seas to raid the “Manila galleons” richly loaded with spices, silver and gold (the spoils of these raids would help fill Crown coffers towards the funding of armies in European wars). Sailors needed safe harbours to replenish their supplies, treat the ill, for repairs, and for protection from marauding ships, which required detailed and accurate knowledge of the Pacific’s island-scape. This was a problem for the Spanish, as during the first half of the sixteenth century Dutch mapmakers had sailed with the Portuguese, and for decades Antwerp (and then Amsterdam) had been Europe’s centre of mapmaking, Spain’s included. Maps had become fundamental as a means of positioning and navigating across a hitherto largely uncharted, and unknown, sea and island-scape.

31The development of Pacific maps was more than an adventure in the human sense of discovery (for a history of mapping and Pacific exploration, see, for example, Binding 2003; Hiatt 2008). It was, rather, a move to map points of landfall towards navigation in a strategic race to control the seas. The maps used imagery not only to mark out relationships between lands, between coastlines and open seas, but also imaginary things like the creatures thought to dwell under the sea or on land. The maps allowed the imagination to flow in guided ways: over time, new places and new thoughts would emerge, and both the maps and the ideas grew.

32For Queirós, finding land in the southern seas would enable a new kind of mapping, one that would allow the Spanish Crown to map itself onto the seas, but also to navigate unknown territories in search of new routes, and thereby new solutions for the times. Queirós’s maps would stand not so much as inscribed expressions of where things were, but rather as strategic positionings from which decisions could be made, futures could be negotiated, and new possibilities explored. These mappings would allow “scapes” or domains to be explored, both on the ground (or the seas) as physical locations, and conceptually as ideas and trajectories. Without maps, the navigators would wonder, and wander, more or less blindly, with a destination in mind but no reliable way of getting there (for details of Queirós’s voyage across the Pacific, and the significance of the maps he produced, see Kelly 1966).

The Atlas de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc (Atlas of the Chauvet-Pont d’Arc Cave)

33The Atlas de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc ( “the Atlas”) is likewise more than a set of material maps. Each map, each mark, is a mapping, a flow of ideas that articulates what is known and a graphic vision towards new ways, new possibilities. Each is an approach, a movement towards something, towards an ability to look in a new way. They do not mark the end of what can be seen or said, but rather signal a new construction of information that opens doorways for future navigations, both of the cave as a physical feature, but also of the mind that aims to find routes and landings, in this case in journeys towards the Aurignacian past.

34Nouns can stifle: they are rigid, devoid of movement. A map is a map. Verbs, on the other hand, move: they are energetic with, and energised by, movement. Mappings are not set but unfold. Mappings come into being and continue to emerge. Mappings connect the onlooker with an untold and unknown destination, a mysterious southern land that promises a landfall. Let us think of the Atlas, then, as mappings rather than maps, the angles from which they are viewed as positionings rather than positions, and the dots and lines and spaces and texts as tools of navigation rather than destinies. The Atlas is a means by which we can go beyond the cadastres of our minds. They are, in a way, ports of call that enable us to make sense of what we know and to advance towards new perspectives. These mappings inform but they are not set in stone, nor are they singular: they can be approached in different ways and at different scales, and indeed together they articulate a rich array of notions, scales, and trajectories. They are there to sharpen our perspectives by doing the exact opposite, by making us realise that we are coming from a haze: the lines are sharp, but this serves as a means of guiding us through the haze. And as we read the texts and allow our eyes to follow the maps and photographs, some things become blurred once again, but in novel ways as new questions arise; it is these texts and maps that allow new questions to emerge. These are blurrings that are there to help us revise what we can see.

35I am reminded of what Tarpot Ngamunagami, then an old Wardaman Aboriginal man, once showed me in northern Australia. It was night-time. We were camping out by the banks of the Yingalarri waterhole on a clear night, and the sky was bejewelled with shining stars. Tarpot silently pointed towards the Coalsack Nebula to share a view of something special. I looked. I saw the Southern Cross, Scorpio, and other constellations familiar from this Southern Hemisphere vantage point. In my mind I joined up the stars to make out the shapes I knew, along the way confirming what I had been taught to see from my own culture. We stayed there for a long while observing the sky, always glancing towards that one location. Although I had not spoken, eventually Tarpot said: “No, not the stars.” He was looking at a large, dark space where an Emu took shape. This was a viewing not of dots and lines, but of a dark space in-between, and that Emu was a significant spirit-being in the Wardaman world. The sky was a map, one that I would need to learn to read in a different way than I had been accustomed to. While I had read that sky-map in my own customary way, there were sufficient details to allow a new reading. There are different ways of seeing, but to do so we need different ways of looking different mappings, even with the same maps.

36The Atlas is a magnificent, meticulous, and detailed way of presenting not just the contours of Chauvet Cave, but of mapping what we know to navigate what we do not. It is a set of ideas communicated now and directed towards a future. Curiously, what led to it was itself an earlier set of mappings: the lines and dots, and spaces, that Aurignacian artists had placed on the walls. These artworks are themselves inscribed configurations of the ways they thought about their world. Thus, with the Atlas, as new mappings, we aim to bridge both worlds. Both sets of mappings, the paintings and the Atlas, work to cognitively navigate people through the world, and between worlds.

37Reading through the Atlas is itself a voyage of exploration. The maps are cartographic images, the decorated wall images left by Upper Palaeolithic peoples. “Mirror, mirror on the wall” has come to be the Palaeolithic art. It enables us to reflect on both the present and the past, but to do so we needed to bring it into our world, to record it. The Atlas is the mirror’s image in our eyes, one that will itself allow us to reflect back onto the walls, onto the minds and actions of their creators.

38Today we aim to delineate the contours of those ancient minds. Back then people articulated the contours of their lifeworld –or lifeworlds, as there are two temporally widely separated and therefore existentially distinct worlds represented by and in these works. The peoples of the Aurignacian period expressed their worlds by applying shapes and colours onto, and engraving into, the subterranean walls. We do so by copying those marks onto paper, selecting what we see as important, and leaving out the rest. But is what makes the art important to us today the same as what made it so in the past? Is a painting the defining feature, or is, rather, a watermark, or a cave bear scratch, or an ensemble of calcite concretions the defining point that enables us to better understand the past? Did a painting bring a new being into the cave, or was it already there, the introduced colours merely defining –outlining and bringing to the fore, to the surface– something already emergent? How do we know, and how would we know?

39Furthermore, to understand the art, we must understand the cave. These same questions about the art also apply to objects on the ground, like “the Cactus,” made up of an arrangement of constructed stone blocks and later fallen rocks, and stalagmites that have subsequently grown on top. We know this now because of the original mappings made by the Chauvet Cave research team and communicated in their writings. There are human instillations in the cave; the art is not alone. We need to understand these relationships to understand either, and both. Fundamental to such understanding has been working out the sequence of events. To do this, each item has had to be distinguished, marked out, and analysed using the full gamut of scientific methods available. The same also applies to the closure of the cave through massive cliff collapse, an important consideration for working out when things could –and could not– have happened within the cave. The cave bears fare no better: their local extinction marks the ending of their scratch marks, a tell-tale chronological tool when working out the art’s antiquity where the two appear in superposition. All these and more form integral parts of the cultural space that is Chauvet Cave. These are spaces once-travelled and now travelled again, walls and floors and ceilings that demarcate a hollow space rich in detail, never a void.

40The Atlas aims to bring order to these expressions so that we can make sense of them. It does so by considering all these facets, by recording as much as possible of both what has, in archaeology, traditionally been considered the “cultural” marks and the “natural”, without assuming which is which (nor that a distinction was ever there in the first place), allowing the researcher to explore relationships: spatial patterns, temporal orderings, spatial configurations. We are used to writings on rock art reporting on the art, but never before in the context of the “canvas” have we seen as much detail as here. And it is more than the canvas: the floors, the ceilings, the individual objects, where they are, how they have accumulated, how they have been moved, how they have been arranged. What is the nature of that order, and how and when did it come about? Those are the fundamental questions that, through impressive, almost overwhelming detail, this book allows us to better negotiate. It enables us to journey into an otherwise largely hidden world, to navigate it, and to make new landfalls on intellectual islands in a discovered but still largely untravelled, and unknown, Palaeolithic terra incognita.

41The Atlas de la Grotte Chauvet-Pont d’Arc sets a new archaeological standard by which to communicate and navigate knowledge towards new discoveries and landfalls. It is, simply, the most outstanding mapping of a rock art site ever created, one that now allows us to better understand and further explore the Aurignacian world of human gestures and inspirations that created the art (and the site) in the first place.

Regards sur la mémoire humaine

42Jacques Droulez
Directeur de recherche émérite du CNRS

43Il est probable que nombre de lecteurs se demanderont ce que vient faire ici le regard d’un neuroscientifique. Certes, depuis Platon, nous savons que notre cerveau ne cesse d’interpréter les ombres vacillantes projetées au fond des « cavernes de nos sens » pour essayer d’en inférer la réalité sous-jacente. Mais en quoi les neurosciences peuvent-elles nous aider à comprendre les symboles, dessins, peintures, gravures que les « hommes préhistoriques » ont réalisé au fond d’obscures cavités ?

44Je voudrais d’abord rappeler que les hommes, les femmes et les enfants qui ont pu produire et admirer ces œuvres ne sont en rien différents de nous. Ils avaient le même cerveau, les mêmes organes sensoriels, à peu près les mêmes capacités motrices (bien que sans doute entraînés à des tâches et des environnements physiques plus pénibles que les nôtres), la même intelligence, la même sensibilité affective, les mêmes capacités mnésiques et cognitives. Il est donc pertinent à mon avis d’interroger ces magnifiques œuvres de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, réalisées à la lueur incertaine d’une lampe à graisse ou d’une torche de pin sylvestre, de notre point de vue d’être humain « moderne », c’est-à-dire d’êtres humains exactement semblables à ceux qui exploraient la vallée de l’Ardèche il y a environ 36 000 ans.

45Nous nous émerveillons aujourd’hui de la qualité de ces œuvres, nous admirons la finesse et la variété de leurs détails, la richesse des techniques employées, la vitalité qui s’en dégage (voir par exemple, le Panneau des Chevaux, les têtes de lion, etc.). Des œuvres réalisées, rappelons le, entièrement de mémoire. Je pense qu’aucun artiste aujourd’hui, n’ayant à sa disposition que les techniques et pigments d’alors, ne pourrait faire mieux. Il nous paraît étonnant que l’Homo sapiens ait été d’emblée doté du meilleur sens artistique. On s’attendrait de ce point de vue-là à une forme de progrès, comme on parle de progrès dans les domaines scientifiques et technologiques. Visiblement, il n’en est rien. Car ce sont bien sûr des œuvres d’art (au sens premier de « représentations artificielles »), bien que probablement sans aucun rapport sociologique avec ce que recouvre aujourd’hui le terme de création artistique.

46S’il n’y a pas de progrès, c’est peut-être parce que l’être humain sensible n’a pas progressé. Ses capacités sensori-motrices et cognitives étaient les mêmes que les nôtres. Sans doute portaient-elles davantage attention à une nature, et surtout une faune, bien plus présente et impressionnante au Paléolithique. Dans cette nature encore non maîtrisée, il y a eu à l’évidence une sélection. Le choix des sujets représentés est déconcertant. Peu de représentations humaines (sinon symboliques), aucune fleur, un seul oiseau (un hibou, sans doute pas identifié comme tel à l’époque), pas de loups, pas d’insectes ni de poissons… Ces figurations sont loin d’être exhaustives, elles n’ont visiblement pas pour objectif de témoigner d’une « réalité » naturelle pourtant parfaitement connue des populations qui fréquentaient l’Ardèche à la dernière période glaciaire.

47En regardant les images de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, je ne peux m’empêcher de penser en termes de mise en scène, de spectacle. C’est une sorte de « complexe multisalles » de l’époque. On peut facilement imaginer que pour les êtres humains, il y avait alors, il y avait d’abord le spectacle naturel saisissant des gorges de l’Ardèche et surtout du Pont d’Arc. Je me plais à croire que le soir, après cette vision grandiose, ils étaient conviés à un spectacle plus intime mais tout aussi impressionnant, culturel celui-là, où un poète inspiré contait des scènes de chasse d’anthologie ou l’épopée d’ancêtres transfigurés dans des représentations animales de toute beauté, peut-être accompagné de chants ou de danses.

48Oui, je pense que nous sommes conviés ici à un spectacle, comme l’étaient jadis les femmes et les hommes, et selon sensiblement les mêmes règles : isolement du monde extérieur, éclairage artificiel, ambiance sonore et environnement visuel surnaturels, dépouillement des représentations graphiques, odeurs et fumées magiques. Un spectacle total dont l’être humain - quasiment absent des œuvres pariétales-en était le centre.

49Homo sapiens n’a pas inventé le feu ni le langage. Cependant, il a certainement inventé le dessin. Le geste du dessin est fou : sa folie est de vouloir exprimer une réalité complexe tridimensionnelle et en mouvement, multiple et foisonnante par un trait, une estompe, un point. Contemporains, ou peut-être un peu antérieurs aux dessins de Chauvet-Pont d’Arc, on a retrouvé des petites sculptures figuratives et/ou symboliques, des représentations encore une fois animales, mais aussi symboliques (la fertilité féminine). Mais quelle audace de vouloir les tracer sur une paroi, certes accidentée, mais essentiellement bidimensionnelle. Quelle audace cet aplatissement ! Quelle audace cette capacité à rendre le mouvement par un dédoublement des traits, quelle audace cette exacerbation de certains contours (peu visibles dans la réalité) et cet extraordinaire effacement du contexte visuel (ni sol ni arrière-fond) ! Nous comprenons les entités graphiques de la grotte, nous en sommes émus tout autant peut-être que les hommes du Paléolithique : cette audace n’a donc rien effacé de l’essentiel. Elle a même ouvert la voie à la représentation symbolique et, au delà, à l’écriture c’est-à-dire à la possibilité d’utiliser le monde physique comme support de la mémoire de l’humanité. En effet, plusieurs études neuroscientifiques montrent que les centres cérébraux qui jouent un rôle clé dans la reconnaissance de l’écriture (qui est une invention très récente d’un cerveau ancien) sont aussi des centres qui jouent un rôle clé dans la reconnaissance de formes génériques naturelles (Changizi et al 2006 ; Dehaene 2007).

50On trouvera dans cet ouvrage un très grand nombre de cartes. C’est normal, c’est un atlas. Une carte est un outil relativement contemporain pour représenter de façon précise des relations spatiales. Représenter l’espace en carte est, d’une certaine façon, une audace tout aussi comparable à celle qui consiste à représenter un animal terrifiant par un dessin. Les cartes sont précises et cartésiennes, précieuses pour les chercheurs, mais pas tout à fait représentatives de la perception spontanée de l’espace. Une preuve en est donnée par la distorsion significative entre le dessin fait de mémoire, en 1994, par l’un des découvreurs de la grotte et sa « réalité » topographique. À l’époque de la fréquentation de la grotte (des époques en fait, puisqu’il semble y avoir eu au moins deux phases d’occupation humaine, l’une autour de -36 000 ans, l’autre autour de -30 000 ans), les hommes ne disposaient pas de carte. Mais, comme nous, ils avaient une très bonne mémoire des lieux. Les recherches neuro-physiologiques ont montré que les mammifères possèdent plusieurs formes de représentation neurale de l’espace : des neurones de lieu (dans la région CA3 de l’hippocampe, des neurones s’activent spécifiquement lorsque l’individu est placé à un endroit particulier de son environnement, et ce de façon indépendante de la modalité sensorielle qui l’en informe) (O’Keefe, Dostrovsky 1971), des neurones de direction de la tête (plusieurs centres nerveux sont impliqués dans la représentation d’une sorte de boussole neuronale) (Taube 2007), des neurones de grille (dans le cortex entorhinal, des neurones s’activent à intervalle quasi-régulier, comme s’ils répondaient aux nœuds d’un maillage de l’espace) (Moser et al. 2008). Dans un contexte très différent, il a été montré que la mémoire en général pouvait être facilitée par un support spatial : de l’Antiquité à nos jours, une longue suite d’observations conduit à penser qu’on peut plus facilement se remémorer des séquences d’évènements ou des histoires en les situant spatialement dans un univers connu (Yates 1987). La mémoire spatiale, l’enregistrement de lieux bien connus, vient ici à l’appui de la mémoire temporelle, de l’enregistrement des évènements. On ne sait pas si cette méthode mnémotechnique dite du « palais de la mémoire » a joué un rôle pour les humains de l’époque aurignacienne. Elle est certainement à l’œuvre de nos jours, dans cet atlas notamment, où les cartes jouent un double rôle, une exposition spatiale évidente mais aussi une mise en perspective temporelle avec les différentes époques superposées de la grotte : les temps géologiques, le temps des occupations animale et humaine, suivis après plus de 20 000 ans de fermeture des temps de la découverte, de la recherche et des datations.

51Les cartes sont exactes, et en même temps trompeuses. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles leur apparition fut si tardive dans l’histoire de l’humanité, et pourquoi les premières cartes étaient très distordues par rapport à la « réalité » géographique. Une carte peut rapprocher spatialement deux entités très distinctes dans le temps, ou simplement dans le cheminement moteur, encore plus dans le cheminement culturel. La carte « cartésienne » est un moyen très efficace pour les chercheurs de répertorier les différentes œuvres, artefacts, traces humaines ou animales, évènements géologiques et autres. Mais c’est un outil, pas une interprétation. La numérisation 3D permet d’aller plus loin : elle offre entre autres choses la possibilité d’appréhender subjectivement l’espace, de voir la grotte à la première personne et non selon un point de vue abstrait. Elle permet aussi de simuler l’effet des mouvements et des changements d’éclairage, donc de reproduire des phénomènes sensoriels 4D « spatio-temporels », même si certains éléments nous échappent, comme les chants, la musique et les odeurs. Lorsqu’on regarde les entités graphiques de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, il est clair que les hommes et les femmes de l’Aurignacien savaient comment manipuler l’esprit, comment mobiliser les illusions perceptives et l’attention, pour faire surgir des parois un spectacle tridimensionnel animé et grandiose. Aujourd’hui comme hier, nous y sommes particulièrement sensibles. Ce qui nous manque sans doute, et qui nous manquera peut-être toujours, c’est d’en comprendre la dimension culturelle.

De l’épaisseur de l’image

La mesure de toutes choses

52Laurent Lescop
Maître de conférence à l’École nationale supérieure d’architecture (Ensa) de Nantes, membre de l’équipe Crenau du laboratoire CAAU (UMR CNRS 1563).

53Caché dans les replis du sous-sol, le site de la Grotte Chauvet Pont d’Arc possède l’aura des romans d’aventures dans lesquels on pouvait découvrir des civilisations mystérieuses et oubliées. À la lueur des lampes d’explorateurs, les signes et figures, témoins muets d’univers perdus, stupéfient et ravissent les premiers découvreurs. Cependant, dans ces fictions, l’extase est de courte durée : l’intrusion, transportant des éléments extérieurs à ces milieux trop longtemps isolés, active une réaction en chaîne qui soit détruit le site, soit met en danger les intrus qui ne doivent leur salut qu’à la fuite. Ces enchaînements ne laissent que rarement le temps de conserver ou collecter de l’information, il reste alors le souvenir, la mémoire qui deviendra récit.

54Les découvertes archéologiques récentes anticipent ce scénario de destruction. On sait maintenant que la rupture des équilibres climatique et chimique occasionne des dégradations pouvant être relativement rapides et compromettre les traces préservées par le temps. Mais il est possible aujourd’hui d’acquérir du temps. L’enregistrement de la géométrie des sites, des surfaces décorées et des données matérielles permet de différer, délocaliser, dématérialiser un certain nombre d’analyses et d’observations. Ce temps en dehors, étirable à loisir, économise le temps en dedans, celui qui met en péril les milieux si fragiles. C’est aussi cet enregistrement, ce temps retrouvé, qui ouvrira au public curieux et avide de découverte un accès aux mondes interdits.

55Scellée par la nature, la grotte Chauvet-Pont d’Arc a conservé intacte la nuit des temps, des temps si anciens que de mémoire d’homme elle a été perdue. Cette nuit profonde, épaisse, intense, a été percée par le rayon laser qui a révélé, millimètre à millimètre, le moindre relief, la moindre anfractuosité. Chaque grain de paroi a été éclairé une fraction de seconde avant de retourner à l’obscurité. La mémoire de chacun de ces instants de lumière a été conservée, agrégée et restituée en un nuage de jour. La mise en lumière de la grotte par cette opération de relevé est aussi la métaphore du projet scientifique qui s’y développe : c’est une approche platonicienne où la lumière est aussi celle de la connaissance. Chaque point éclairé livre un fragment d’information.

56Au cœur du projet de l’Atlas, se trouve la mesure : la mesure géométrique des lieux donnée par la précision de l’enregistrement laser et la mesure du temps lisible dans la géologie, dans les couches sédimentaires et qui conserve la mémoire de l’occupation humaine. Depuis quelques années, la mesure passée par le numérique prend une précision extraordinaire renvoyant le calque et le frotti aux âges héroïques de l’archéologie. Il est vrai que le dessin ou l’aquarelle illustrant les magnifiques recueils du xixe siècle laissent transparaître ce qu’Émile Zola (1968) qualifiait pour la peinture de « tempérament » de l’artiste, à savoir une interprétation qui guide la main et défini le trait. Le recours à la photographie dans la deuxième partie du xixe siècle, tout autant que le moulage, implique une action mécanique visant à neutraliser la subjectivité du chercheur. Le numérique pousse de nos jours cette logique plus loin encore en évitant même le contact avec le support. Le tempérament en est-il totalement évacué ? L’objectivité tant recherchée est-elle atteinte ? La précision du relevé place chaque élément à sa place dans le repère spatial du territoire, et la cartographie fait néanmoins l’objet d’un double tamisage, l’un cognitif, l’autre sémiotique voué à donner au lecteur de l’Atlas une information filtrée et discriminée, mise en forme suivant des codes établis afin de la rendre compréhensible par le plus grand nombre. Cette « représentation de la représentation » qui rythme la pensée philosophique n’est pas une dégradation de la complexité du réel mais une organisation en couches thématiques dont le mille-feuille est appelé à s’enrichir. C’est ce qu’ont produit les chercheurs après avoir identifié, mesuré, photographié l’ensemble et les détails. Ici, c’est bien évidement l’enjeu sémiotique qui est le plus intéressant. Habituellement, la carte fonctionne par analogie, une figure symbolique s’y substituant à l’objet réel : une croix indique l’emplacement d’une église, une ligne continue décrit un chemin ou une route selon son épaisseur ou sa couleur, un groupe de triangles notifie une chaîne de montagnes, etc. Pour l’Atlas, le vocabulaire s’étend encore pour intégrer de la temporalité, la sédimentation des âges d’occupation puis d’abandon et d’oubli.

57L’archéologue, comme le randonneur ou l’arpenteur, le sait fort bien, l’échelle donne des détails à la mesure qui est la sienne. À une unité sur le terrain doit correspondre un fragment homothétique de cette unité sur la carte. C’est ce qui rend le monde commensurable et donc organisé. Le relevé utilisé à Chauvet ajoute d’autres éléments de proportionnalités : à une unité sur le terrain doit correspondre une densité de points du laser et une certain nombre de pixels sur la photo correspondante. On parle alors de « résolution » et de « définition » pour évoquer la précision. La question des échelles a alimenté la littérature de fiction avec le rêve d’une carte à l’échelle 1 : 1, une carte recouvrant très exactement le territoire. Lewis Carroll l’a raconté dans Sylvie et Bruno, mais l’évocation la plus connue est celle de Jorge Luis Borges dans De la rigueur de la science, où les cartographes dressent la « carte de l’Empire » à l’échelle 1 : 1. Jusqu’il y a peu, l’idée d’une carte à l’échelle 1 : 1 ne pouvait que renvoyer à un projet aussi grandiose qu’absurde, du fait du passage indispensable par une étape d’impression. Or aujourd’hui, la restitution sur écran, donnant la possibilité de jouer sur les niveaux scalaires, rend parfaitement envisageable une telle carte. Il n’est pas de limitation technique à l’affichage de la cartographie Chauvet-Pont d’Arc dans les dimensions mêmes de la grotte. C’est ce que peut proposer une visite virtuelle par exemple, et cela n’est pas sans conséquences.

Un palais de la mémoire

58La mesure doit aussi pouvoir fixer des limites. En plan, la grotte Chauvet-Pont d’Arc, espace souterrain et clos, est représentée comme un îlot au milieu d’un invisible océan, mais comme c’est une cavité, son inventaire utilise un vocabulaire architectural : ici se trouve une salle, là une galerie, plus loin une sacristie. Ce qui caractérise cet espace, c’est précisément que les limites en sont difficiles à saisir. L’obscurité crée des échappements, des baies ouvertes vers l’au-delà, multipliant encore les échelles du site, se jouant de notre capacité à percevoir l’infinie richesse des volumes.

59À vrai dire, lorsque l’on évoque la grotte, c’est rarement de son architecture que l’on parle, mais des images qui la ponctuent, des images figuratives extrêmement puissantes qui frappent l’imaginaire de leur force évocatrice. Pour les publications, ces images offrent un défi de restitution : elles doivent entrer dans un cadre, celui de la vignette du livre, de la fenêtre de l’écran de cinéma ou de télévision. Or, ce cadre détermine une limite qui nécessite d’être interrogée en tant que telle. En effet, avant l’invention de la perspective, l’image se développe sur toute la surface disponible, elle n’est arrêtée que par la structure du support, qui peut également, comme c’est le cas des peintures rupestres, en conditionner la structure. Avec la perspective, et particulièrement avec la perspective monofocale, le cadre conditionne le point de vue, la direction du regard. Un dispositif, la tavoletta, conçu par Filippo Brunelleschi au début du xve siècle à Florence, aligne le sujet sur un point focal et place le spectateur dans une géométrie maîtrisée. C’est ainsi que pour Léon Battista Alberti (1992), la perspective est le lieu même de l’architecture. Pour Erwin Panofsky (1991), la perspective déthéologise, ce que réfute Pierre Francastel (1994) indiquant que la perspective organise le monde et le rend commensurable. À Chauvet, ce sont le corps et la direction du regard qui créent le cadre. En se positionnant à des points précis de la cavité, les images s’agencent, se regroupent et se thématisent. Photographier ou filmer les images de Chauvet-Pont d’Arc, c’est construire un cadre qui prend le risque du contre-sens : la mesure, en effet, ne se fait pas seulement dans le monde représenté, elle se fait aussi dans la projection de celui-ci sur l’écran ou la page. Le cadre détermine un format qui lui-même engendre des règles de composition : la règle des tiers, le nombre d’or, la spirale de Fibonacci, tout ce qu’un apprenti peintre ou photographe se doit de connaître et de maîtriser. Le format du cadre conditionne son organisation intérieure. Photographier ou filmer les images de Chauvet conduit immanquablement à en produire une nouvelle organisation. À cette question de la position d’observation sur laquelle nous reviendrons, nous pouvons également ajouter les conditions d’observation en travaillant l’hypothèse de l’éclairage des images, la lumière pouvant elle-même travailler les bordures de la figure. Mais ce sont là des hypothèses déjà anciennes, il faut aller plus loin.

60C’est que nous sommes, avec les images de Chauvet, pris au piège du contresens contemporain au premier duquel la qualification d’« œuvre d’art ». La sidération esthétique que produisent ces figures ne doit pas nous empêcher de mettre en mouvement des investigations portant non pas sur l’interprétation des images mais sur le contexte de ces représentations. La plus grande difficulté pour nous est bien entendu de regarder autrement que depuis notre univers référentiel. Songeons par exemple qu’avant le xive siècle l’art visuel contient ce que Frances Yates (1975) qualifie de « structures mnémoniques », qu’elle distingue des « structures rhétoriques » qui les remplacent un peu plus tard et qui sont encore en usage de nos jours. Ce qui caractérise les images mnémoniques, c’est qu’elles fonctionnent à la façon des « palais de la mémoire » échafaudés en pensée, à l’Antiquité. Le principe est connu : pour se rappeler un grand nombre d’informations et leur logique structurelle, tels les arguments et les inflexions d’un discours, on dispose dans les diverses pièces d’une architecture imaginaire des imagines agentes, des figures frappantes, inhabituelles, parfois choquantes qui sont autant d’indices visuels auxquels sont associés ce dont on souhaite se souvenir. Il suffit dès lors de circuler dans un ordre précis de pièce en pièce, d’image en image au sein du bâtiment pour reconstituer la chaîne des informations, le fil d’une pensée, la complexité d’une démonstration. Peut-être existe-il là un élément d’accroche pour comprendre pourquoi les ours de Chauvet n’ont pas d’yeux ou pourquoi les lions ont ce regard si bizarrement glissant. Se peut-il que les images agentes de l’Antiquité correspondent à ce que André Leroi-Gourhan a décrit et qualifié de « mythogramme » pour la préhistoire ? De même que la perspective est un système d’organisation du monde –en ce qu’elle le rend commensurable–, les structures mnémoniques sont une représentation du monde compris comme immuable, statique, juxtaposé, clos et hiérarchisé. Cela prévient de l’une des angoisses principales de l’humanité : l’oubli. Avec la Renaissance albertienne, le mouvement apparaît, donnant naissance à l’art du récit et donc à une structure rhétorique des images. Mais il ne faut pas se méprendre sur la notion de mouvement : la peinture médiévale, mnémonique, montre bien des personnages en train de marcher ou de se battre, ils sont donc bien en mouvement, mais dans l’art rhétorique, le mouvement naît de la narration qu’implique la situation proposée. L’historien de l’art Daniel Arasse (2006) prend l’exemple de la Cène. Dans une composition mnémonique, Judas serait placé en opposition aux apôtres, sa position spatiale étant vouée à rappeler qu’il va bientôt trahir. Dans une composition rhétorique, chez Léonard de Vinci par exemple, Judas se tient parmi les apôtres, position plus conforme à une vraisemblance narrative. Cela fait songer que les systèmes d’opposition caractérisent souvent les figurations paléolithiques puis néolithiques. Mais si nous cherchons une structure identique dans les images mnémoniques, nous sommes amenés à faire des contresens, ou pour le moins à passer à côté de la nature même de l’œuvre. Dans tous les cas, la juxtaposition doit se comprendre comme une logique de lieux sur lesquelles les images sont positionnées.

61Bien évidemment, la prise de conscience de ces modèles, mnémoniques et rhétoriques, conduit à s’interroger sur la temporalité à l’intérieur des figures peintes. Notre cadre culturel actuel porte à réduire le fonctionnement de l’image à la règle des trois unités : temps, lieu, action. De cette règle découle l’idée commune que l’instantané photographique serait le meilleur instrument de transcription du réel. L’action est saisie à un moment donné en un lieu unique servant de décor et de contexte. Partant de cette assurance qu’une image livre un instant figé, nous sommes surpris de découvrir dans les tableaux de Masaccio ou de Fra Filippo Lippi, un même espace accueillant plusieurs étapes d’une action en cours de déroulement : un même personnage peut apparaître trois fois dans le même tableau pour y figurer trois instants clés. Pour un œil occidental contemporain, le temps est organisé en strates masquées les unes par les autres. Ce modèle n’est pas universel. Dans la culture slave, toutes ces strates sont visibles, coprésentes et dotées de convergences fortes, comme le montre Mikhaïl Bakhtine, à propos des romans russes, dans ce qu’il nomme des « chronotopes » (Bahtin 1993). En art, cette préoccupation temps-espace resurgit dans le sillage de l’invention de la chronophotographie par Eadweard Muybridge en 1878, à laquelle on associe couramment le Nu descendant un escalier de Marcel Duchamp (1912) et puis les productions du futurisme italien, en particulier les œuvres d’Umberto Boccioni et de Giacomo Balla, liées à la notion de vitesse. Le principe graphique de montrer le mouvement par la décomposition des positions du corps, tel qu’on le retrouve par exemple en peinture dans Le Cycliste de la peintre russe Natalia Gontcharova (1913), est conjointement popularisé par la bande dessinée. La dynamique des images pariétales, la cinétique des mouvements que l’on ressent dans la composition des corps et des figures ouvre à cette idée du mouvement représenté. À Chauvet-Pont d’Arc, l’œil ne peut être qu’attiré par certaines figurations dont on pourrait déceler dans les superpositions d’animaux semblables ou dans la multiplication des membres, non des repentirs mais l’expression et la décomposition du mouvement. Est-ce le cas ? Nous tenant délibérément au seuil de l’interprétation des figures, nous n’irons pas plus loin, nous contentant d’en établir le contexte.

62La figuration du temps n’est pas seulement permise par la décomposition des mouvements du corps. Elle existe aussi par ce que Pascal Quignard (2014) appelle l’« image manquante ». Le mouvement implique une action, un déroulement, or Quignard montre qu’il existe une image qui manque à toute image. Cette image manquante est celle qui présente l’acmé du mouvement. En figurant ce qui précède ou ce qui suit juste après, l’esprit reconstitue le récit dans son entier, il prolonge mentalement la trame induite. Pour illustrer cela, Quignard part de l’une des très rares silhouettes humaines présentes à Lascaux dans la fameuse « scène du puits ». Cette scène est fort connue et a donné lieu à une multitude d’interprétations (Le Quellec 2017) : l’homme est incliné, la diagonale de son corps suit la ligne induite par la tête et les pattes d’un bison. L’animal est probablement blessé, cornes baissées, la composition se lit comme le résultat de la percussion du chasseur par la proie. Quignard indique que l’action n’est pas achevée, c’est l’instant d’avant, l’homme est tombant. À Chauvet-Pont d’Arc, nous pourrions trouver des exemples similaires, telle la meute de lions qui invite au récit : le troupeau est au loin et déjà la proie est en fuite, l’image manquante pourrait être celle du festin. Mais est-ce certain ? Le risque est grand déjà de prendre ici un récit mnémonique pour un récit rhétorique…

63Dans le projet chronotopique, le temps et l’espace s’imbriquent pour ne former qu’une seule entité cohérente. L’exploration de différentes temporalités implique donc une attention renouvelée pour la compréhension de l’espace de la grotte comme un espace en intensité. Dit autrement, cela amène à se poser la question réversible suivante : la grotte détermine-t-elle l’usage qu’on lui constate, ou inversement l’usage du lieu en transforme-t-il la nature ? Le site est-il générateur de l’œuvre peinte, ou cette dernière existe-elle indépendamment de son contexte ? La nature du « génie du lieu », tel que l’a posée Christian Norberg-Schulz (2017) laisse entrevoir des pistes de recherches, sinon des éléments de réponse. La permanence d’occupation de sites à des fins rituelles ou d’habitat ne s’explique pas seulement par la transmission de coutumes. D’autres facteurs entrent en jeu, difficilement qualifiables individuellement mais qu’une approche phénoménologique parvient à esquisser. Il faut cependant être prudent, une appréciation un peu rapide de notre monde peut laisser croire que chaque lieu induit, par déterminisme, un usage. Une rue sert à circuler, une place à se rassembler, un salon à causer et un lieu sacré à prier. Certains de ces critères déterministes transparaissent parfois dans la toponomie de la grotte Chauvet-Pont d’Arc, déclenchant des relations d’usages ou des images mentales reliant des espaces de nature différente les uns des autres. Cette volonté déterministe, contre laquelle il est difficile de lutter car elle est inscrite dans notre rapport au monde, peut empêcher de saisir ce que l’on pourrait nommer le potentiel de la grotte. De fait, chaque espace, Chauvet n’y échappe pas, est caractérisé par sa géométrie, son climat (que donnent la température, l’accès à la lumière, l’humidité, les odeurs et la circulation d’air) et les personnes qui le fréquentent. Cet ensemble en fait un espace en puissance –si l’on veut utiliser la distinction aristotélicienne. Pour que l’espace devienne un lieu, c’est-à-dire pour qu’il soit producteur de mémoire, il faut qu’il soit en acte, que s’y produise une induction, c’est-à-dire, la plupart du temps, un récit ou des récits opérant la convergence entre un milieu, une symbolique et une historicité.

Images et espaces

64Le présent Atlas de la grotte Chauvet-Pont d’Arc permet de saisir de façon évidente l’organisation spatiale des figures disposées dans la cavité selon un parcours le long duquel sont disposées des émergences et des intensités. Cette alternance de rythmes traduit probablement le projet d’organisation spatiale du site. Il impose des distances, des reculs, des mouvements induisant des révélations graphiques, et construit l’aboutissement au panneau final comme une apothéose. Cela se démarque nettement du projet muséal de La Grotte Chauvet 2 -Ardèche conçue par les architectes Vincent Speller et Xavier Fabre, ouverte en 2015. Cette réalisation propose d’expérimenter de la grotte à l’échelle 1 : 1, mais sous la forme d’un espace replié, densifié, soumis à des ellipses narratives qui contraignent le rythme de la visite. L’espace de la grotte devient une galerie sauvage dont on a copié les meilleures pièces pour les offrir à l’admiration du public. Comment saisir, dès lors, l’espace entre les figures ? Comment saisir les volumes et parvenir à placer les figures dans leur vraie configuration ?

65Pour cela, il faut conceptualiser un espace que l’on pourrait qualifier d’« épaisseur de l’image », qui serait un espace induit, généré, conditionné par l’image. Non le traditionnel rectangle de projection immédiatement perpendiculaire à la surface du dessin, mais l’extraction de l’ensemble des positions statiques et dynamiques à partir desquelles l’image est agissante. Ce volume, cette épaisseur de l’image peut être public ou privé et n’est pas forcément un volume incluant, c’est-à-dire un volume dans lequel le spectateur peut ou doit se tenir. Ce peut être également un volume d’exclusion, un endroit réservé, un « saint des saints ». Le peintre Pierre Soulage exprime parfaitement cette notion lorsqu’il parle de ses propres œuvres :

66Une toile […] c’est une organisation de lumière. De lumière réfléchie par le noir bien entendu, transformée par le noir, ce qui entraîne des conséquences importantes, parce que, ce que l’on voit, c’est du noir, certes, mais c’est aussi de la lumière qui vient de la toile vers nous qui la regardons. Dans ce cas-là, l’espace de la toile n’est plus sur la toile ni dernière la toile, comme c’est le cas de la perspective, l’espace de la toile est devant la toile, et moi qui la regarde, je suis dans l’espace de la toile. (Cristiani 2009.)

67Le film de Werner Herzog (2010), La Grotte des rêves perdus, a montré les limites imposées par les contraintes du lieu. Les passages restreints par les passerelles protégeant les sols, les durées de tournage réduites pour préserver le milieu ambiant, la gestion de la lumière n’ont permis que très partiellement de décrire les volumes ou les figures. Le film est un objet hybride, même s’il est encore aujourd’hui un jalon fascinant dans l’émerveillement que la grotte peut susciter. La réalisation du « nuage de points » issu des levés laser, puis du modèle 3D texturé, a ouvert une nouvelle voie narrative dont se sont emparés Jean-Michel Geneste et le réalisateur Pascal Magontier (2015). Le Dernier Passage, sorti en 2015, propose, par un très lent travelling à hauteur d’homme, de pénétrer dans les profondeurs du site. La 3D traitée de façon hyper réaliste permet littéralement d’incarner un visiteur suivant un parcours précisément établi, possiblement effectué il y a 36 000 ans. L’étape suivante de ces restitutions ne serait-elle pas de libérer le regard puis le corps pour une visite virtuelle immersive et autonome ?

68La visite immersive est envisageable sur le modèle d’un dispositif forain voué à offrir au public un étourdissement sensoriel au moyen d’une saturation d’images, de percepts artificiels, de mouvements dissociatifs. Elle peut aussi être pensée comme un renouvellement du questionnement de notre rapport à cet espace et aux images qu’il contient, dans la continuité de ce que nous venons d’exposer : replacer le projet graphique dans son espace. Dans l’imaginaire collectif, la caverne est inquiétante, irrationnelle, elle correspond, dans la phénoménologie bachelardienne, à l’inconscient. Ces imprégnations sensorielles sont notamment occasionnées par des phénomènes d’échelle. Formée par la dynamique tectonique et par l’écoulement des eaux, une grotte ne partage avec la nature qui lui est extérieure que peu d’éléments visuels. Or, notre système perceptif est tout entier construit pour reconnaître les échelles des éléments qui l’entourent : nous avons appris la dimension des arbres selon leur espèce, nous avons appris à les distinguer des buissons et des fleurs, nous savons dire qu’un animal est proche ou lointain car nous connaissons sa taille. La proximité d’un être humain avec un objet inconnu nous donne immédiatement la mesure de ce dernier. En architecture, portes, fenêtres, tables et bancs sont autant de repères spatiaux indiquant les proportions, les plans horizontaux ou verticaux, les distances. Au sein de la grotte, rien de tout cela, la géologie offre souvent des illusions d’optique semblant reprendre à une autre échelle des motifs déjà utilisés. L’obscurité vient plus encore troubler les repères, faire disparaître les frontières.

69Ce ne sont pas seulement les frontières géométriques ou géographiques qui disparaissent alors, mais bien vite les frontières de la raison, de l’imaginaire et des sens. Pris dans les faisceaux de lumière, les animaux peints de la grotte ne viennent pas à notre aide : ils ne sont pas à l’échelle de leur modèle, ils sont à l’échelle du site, cohérents avec les lieux qui les accueillent, proportionnés aux volumes, aux reliefs et aux distances d’observation. La représentation est toujours, directement ou non, la mesure de quelque chose, et les figures peintes à Chauvet n’échappent certainement pas à cette règle. Au sein de l’espace souterrain, seuls les sons donnent la mesure des choses, la nature de la réverbération, de la diffusion, de l’amortissement, donnent des indications très précises sur les volumes et la nature des parois qui nous entourent. La culture des hommes et des femmes qui visitent la grotte Chauvet de nos jours donne la primeur à la vision parmi tous les autres sens. Il n’est pas certain que cela ait été le cas pour les Paléolithiques qui ont jadis circulé et œuvré dans la cavité. Dans des sociétés en contact permanent avec une nature non domestiquée, l’ouïe est le sens premier car c’est celui de l’alerte. Il en reste des traces chez l’homme contemporain : un son violent nous fera réagir avant même que le regard n’ait pu identifier la source ou la direction. Les sons émergent, créent des évènements pouvant provenir de toutes les directions. La caractérisation de l’espace sonore implique une phénoménologie de la perception multidirectionnelle dans un ensemble discontinu, par opposition à la caractérisation de l’espace visuel, uniforme, continu et connecté, proposé par Marshall McLuhan (et al. 2001). La prédominance du visuel dans la culture occidentale contemporaine n’est pas sans effet sur la réception que nous avons des images pariétales. Habitués à la lecture, à l’enchaînement conséquentiel et ordonné des informations, nous cherchons spontanément dans les figures des logiques narratives, des lignes propres à assembler prioritairement ce qui, à travers l’espace, est connexe plutôt qu’en vis-à-vis. La cohérence semble émerger dès lors qu’un continuum se dessine. Se placer dans une phénoménologie du sonore impliquerait sans doute une perception synesthésique des figures de Chauvet et de sites similaires… La saisie du proche et du lointain engagerait une synchronie perceptive. Pour réaliser cela, une expérience toute simple peut être menée : les yeux ouverts, nous décrivons ce que nous voyons comme un enchaînement de plans ou d’objets qui semblent s’insérer dans un continuum logique. Une durée s’installe. Les yeux fermés, les sons jaillissent de partout, sur un fond non localisable, les évènements sonores émergent, disparaissent, requièrent attention ou finissent par intégrer un bourdonnement indistinct. Ces quelques considérations impliquent une attention renouvelée à la compréhension de l’espace d’une grotte comme un espace en intensités.

Les enjeux de la médiation

70Le formidable succès de la Caverne du Pont-d’Arc abritant une réplique de la grotte, tant du point de vue critique que du point de vue de sa fréquentation publique traduit une attente et un besoin qu’il s’agit aussi de comprendre. L’expérience se veut immersive et un soin particulier a été apporté à la restitution des ambiances lumineuses et des figures. Nous sommes au cœur de l’œuvre de la Caverne du Pont-d’Arc mais dans quel espace sommes-nous ? Pour l’historien de l’art Hans Belting (2012), les images appartiennent à l’espace public et servent à la cohésion du groupe. Cela conduit à s’interroger sur la nature de l’espace qui contient les images de la grotte. Est-ce un espace public ? Un espace privé ? Ces lectures de l’espace ne peuvent être envisagées qu’en identifiant de possibles « mots obstacles », comme les a défini Serge Cassen (2009) à propos des alignements de Carnac. En qualifiant les célèbres alignements de « temple du mégalithisme », les chercheurs se sont longtemps privés de toute compréhension autre que celle d’une architecture rustique à caractère religieux. En prêtant aux figurations pariétales le substantif « œuvre d’art » et en les regardant tels des tableaux accrochés dans ce que nous avons déjà qualifié de galerie sauvage, il est, de même, plus difficile de se détacher de réflexes cognitifs contemporains pour appréhender ce qui, de toute façon, exerce un pouvoir esthétique quasiment indépassable.

71La comparaison entre Carnac en Bretagne et la grotte ardéchoise de Chauvet-Pont d’Arc offre d’ailleurs une base pour entrevoir les enjeux contemporains de la médiation archéologique et scientifique auprès d’un public toujours plus curieux et attentif. Il existe de fait deux types de transmission, l’une interne, l’autre externe, en direction de deux récepteurs distincts : le monde académique et le grand public. Le franchissement méthodologique qu’il nous faut faire est d’admettre que la transmission, qu’elle soit savante ou adaptée au grand public, est un ensemble de récits. Dans les deux cas, les récits de la transmission opèrent dans un contexte et dans des formes qui peuvent être différents sans être forcément contradictoires. Ces récits sont de deux ordres : le récit de l’héritage et le récit de la création.

72Le récit de l’héritage porte la transmission d’un patrimoine et s’inscrit dans une continuité. La notion d’héritage, comprise ici dans ses acceptions scientifique et technique, est construit comme une succession de périodes interdépendantes qui chacune cherche à épuiser un paradigme théorique ou technique. On attache à cette transmission des valeurs académiques, des critères de rigueur scientifique qui justifieront d’en écarter des éléments ne permettant pas la conservation du sens préalable. C’est surtout une transmission qui s’inscrit dans le maintien et la défense d’une légitimité qui ne s’acquiert que par la maîtrise de codes et la reconnaissance des pairs. Ce récit a donc besoin d’autorités qui non seulement le perpétueront mais également le feront fonctionner comme une téléologie, c’est-à-dire un projet doté d’une finalité qui est, évidemment, la découverte, la préservation et la transmission des connaissances.

73Le récit de l’héritage s’attache à des sites continûment présents dans le paysage (tel le site de Carnac, le Forum romain, des châteaux médiévaux, etc.), dont l’énumération exhaustive serait interminable… Dès lors que la décision peut être prise de les protéger et de les préserver, ils deviennent des réservoirs de connaissances et surtout des repères identitaires permanents. Les institutions académiques, la formation et la validation des connaissances s’inscrivent dans ce récit avec la volonté d’atteindre un registre d’universalité. Cette approche s’inscrit en France et dans l’ouest de l’Europe, dans une temporalité linéaire et cumulative. Elle n’est pas dénuée d’une forme de transcendance exprimée par la création de symboles et de rites que le public est appelé à reconnaître afin de constituer une adhésion sociale à l’autorité scientifique. C’est bien entendu ici qu’entrent en jeu les questions de création de musées, de préservation, de protection et de numérisation –l’avènement du numérique en archéologie a ouvert, à cet égard, une nouvelle période, un nouveau paradigme dans la recherche et la conservation des données. Allant de pair avec la conservation, la patrimonialisation est un acte qui donne un caractère sacré à un lieu pour l’ensemble de la collectivité. C’est une démarche transcendante, politique, souvent idéologique.

74Le récit de la création correspond à des découvertes exceptionnelles dont les effets sont assimilables à ceux d’une création artistique ou technique. On parle d’« inventeur » pour le découvreur d’un objet ou d’un site archéologique. Le terme peut se comprendre dans le même sens que pour la création d’une œuvre artistique. Faisant brutalement exister un sujet ou un lieu auparavant totalement inconnu, la création opère une rupture dans le continuum de l’existant. Bien vite cependant, elle établit un nouveau point de référence et établit des jonctions avec des repères connus. Replacée dans la perspective d’une expérience holistique, c’est-à-dire totale, cette création représente le tout et doit être célébrée comme telle. Elle trouve une adhésion immédiate de l’ensemble de la société et de chaque individu en propre. Cette création doit être comprise comme un phénomène culturel. Jean-Michel Geneste le traduit ainsi :

75En décembre 1994, la découverte de la grotte Chauvet-Pont d’Arc représenta d’emblée un événement médiatique considérable, dans la région aussi bien qu’aux niveaux national et international, tant cette catégorie de biens culturels, désormais inscrite dans le vaste domaine des biens universels, passionne les populations. La datation des peintures, vieilles de plus de 36 000 ans, a bouleversé les conceptions des spécialistes (Quiles et al. 2016). Alors que leur style et leur aboutissement artistique permettaient d’estimer leur âge aux alentours de 20 000 ans, la révélation d’une datation aussi ancienne a eu pour effet d’invalider la capacité prédictive de l’ensemble des connaissances acquises dans le domaine des expressions artistiques des premières cultures d’Homo sapiens - l’expression désigne ici les hommes modernes, arrivés en Europe il y a 50 000 ans. (Geneste et al. 2017.)

76Ce qui s’est déroulé à Chauvet-Pont d’Arc en 1994 est similaire à ce qui s’est déroulé pour Lascaux en 1940 : un engouement immédiat de la part du public, déclenchant un fort sentiment de curiosité et de respect. Ayant été la première découverte de ce type, Lascaux est devenu le paradigmatique des grottes ornées découvertes ou à découvrir de par le monde. C’est en cela que le site traduit une expérience holistique, c’est un cas unique qui représente l’universel. Depuis sa découverte, Chauvet tend à concurrencer Lascaux, peut-être moins d’ailleurs par l’exceptionnalité de la datation de ses représentations (18 000 et 15 000 ans avant le présent pour Lascaux et 37 000 ans à 33 500 ans avant le présent pour Chauvet) que par le renouvellement générationnel des chercheurs.

77Ce qui distingue donc ce type de récit, le récit de la création, c’est la mise en place d’une dialectique public / savants ou public / site. Dit autrement, la découverte déclenche un mouvement interrogeant la société dans laquelle elle s’inscrit et repose à nouveaux frais la question des origines, le sujet des antériorités et le sujet des permanences culturelles. On peut ainsi, depuis la découverte de la Chauvet-Pont d’Arc, identifier un très important corpus, de dessins, de textes, de films mettant notre société en rapport avec celle ayant occupé la grotte. À Lascaux 4, ces questions sont allées jusqu’à porter le projet muséal où une salle est consacrée au dialogue entre l’art contemporain et celui des cavernes, de même que l’on y trouvent mis en regard le street art et les figures pariétales. Il est à noter toutefois que cette dialectique, par la poursuite d’une plénitude holistique, produit un effet de distance entre l’origine et le présent qui engendre immanquablement un sentiment de manque et donc de nostalgie. C’est l’idée de la perte évoquée en introduction, cette perte qui accompagne la découverte.

Telos et mythos

78La médiation passe donc immanquablement par les récits et la représentation. La représentation est le support d’une pensée, d’un discours, elle est donc intimement lié à sa technique de réalisation, à son support et à l’idéologie qui l’accompagne. L’infusion du numérique dans le domaine de la culture et du patrimoine ouvre d’immenses possibilité pour le recueil de l’information, son traitement, la conservation des sources et la médiation auprès du public et, après une période de résistance, on constate un enthousiasme à rendre des informations disponibles à tout moment pour le plus grand nombre. L’extension du numérique au triptyque étude-préservation-médiation engage une première réflexion sur ce qu’il convient désormais d’appeler la durabilité des données numériques. Le terme « durabilité » est compris comme celui utilisé dans la construction. Ce qui est durable est ce qui permet de résister aux régimes temporels, de perdurer et de se transmettre. Actuellement, la durabilité des données n’est pas encore assurée lorsque l’on passe de la préservation à la médiation. De nombreux facteurs expliquent cet état de fait, le plus simple et le plus admis d’entre eux tient certainement à la fragilité des supports. Aussi le présent Atlas est-il une réponse remarquablement structurée à la contrainte de durabilité.

79Notre cheminement nous invite à trouver au cœur du projet de médiation et de transmission que porte l’Atlas, la question du récit. Et celui de Chauvet-Pont d’Arc est sans conteste un récit de création. L’Atlas restitue et traduit trois phases que l’on a parfois tendance à confondre et qui jalonnent les découvertes des grands sites. La première phase correspond à l’inscription, à la recherche des traces, à l’enregistrement, au relevé, à l’exploitation d’archives. C’est le pur domaine d’expertise de l’archéologue. La deuxième phase est celle de la représentation, ou de la re-présentation. C’est le moment de l’interprétation. La troisième phase est celle de la mémoire, de la transformation pour constituer les supports de conservation et de médiation. C’est aussi la phase de réception. À ce stade peuvent s’affronter des courants contraires. En effet, à l’intérieur des récits d’héritage et de création, deux formes toujours s’affrontent : telos et mythos. Telos appartient aux scientifiques, c’est le projet téléologique, autrement dit celui dont la finalité est inscrite dès l’origine, qui est la connaissance obtenue de l’objet étudié. Mythos surgit de la culture populaire qui perçoit, transforme et intègre des éléments extérieurs au projet scientifique premier. L’exemple type est celui des récits populaires et de leur intégration (ou pas) dans le corpus scientifique.

  • 1  https://whc.unesco.org/fr/criteres

80Ce qui est passionnant à suivre est l’émergence du mythos dans le telos - et ce, en dépit des résistances scientifiques. Ainsi à Lascaux en a-t-il été de l’hypothèse d’une cartographie stellaire dans les figures de la grotte ou de la pratique de la musique par des lithophones. Dans des sites ouverts et permanents comme celui de Carnac, le mythos est profondément inscrit dans la mémoire collective et se décline sous de très nombreux aspects. La science, dans son projet téléologique, ne peut empêcher la création de mythos qui viendront soit porter la connaissance vers le public –c’est ce que l’on appelle aussi la vulgarisation scientifique–, soit se confronter aux mythos existants, qui peuvent être des hypothèses scientifiques abandonnées. Cette dialectique telos / mythos peut aussi bien se lire dans le critère VI de l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial de l’Unesco : « Être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées, des croyances ou des œuvres artistiques et littéraires ayant une signification universelle exceptionnelle1. »

81On a beaucoup écrit sur les œuvres de Chauvet-Pont d’Arc et l’on écrira encore beaucoup pour tenter de comprendre ces témoins à jamais muets d’une pensée si puissante que sa traduction graphique nous prend l’âme à jamais. Comme l’Atlas qui les présente, elles mettent en jeu deux valeurs qui structurent l’humanité : la transmission et le partage.

Note

1  https://whc.unesco.org/fr/criteres

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