1De même que dans L’Apothéose d’Hercule à Vaux-le-Vicomte, la maîtrise de soi est présentée dans Les Reines de Perse comme une qualité caractéristique du prince. Selon Félibien, le mérite particulier d’Alexandre est d’avoir triomphé non seulement des Barbares, mais aussi du vainqueur de tous les peuples, c’est-à-dire de lui-même130. L’évocation de l’évènement historique manifeste à nouveau des arguments plus nuancés que L’Apothéose d’Hercule. En effet, au-delà du seul contrôle des affects, principale vertu exigée d’un prince, le sujet porte aussi sur la bonté d’Alexandre : loin de réduire la famille et la suite de Darius en esclavage, il leur laisse leur dignité. La mansuétude dont témoigne le comportement d’Alexandre constitue une vertu primordiale du souverain, sans cesse commentée en détail dans les textes politiques. Dans son ouvrage Le monarque cité plus haut, Jean-François Senault, général de l’ordre de l’Oratoire dont l’église de la rue Saint-Honoré, proche du Louvre, était souvent utilisée par la cour pour des cérémonies officielles, ne décrit pas uniquement la bonté comme un trait individuel agrémentant le caractère d’un prince. Il y voit aussi une qualité indispensable, le fondement sur lequel un souverain doit bâtir sa politique. Sans elle, il ne pourra accéder à la grandeur :

« Il faut neansmoins qu’il [le prince] essaye à se former luy-mesme avant que de former ses Sujets ; qu’il apprenne la Morale avant que d’apprendre la Politique, et qu’il se fasse homme de bien avant que de se faire grande Monarque. […] la bonté est si bien la baze de toutes les autres qualitez vertueuses, que pas un ne peut reüssir en quelque condition qu’il s’engage, s’il n’a de la probité. […] la premiere qualité que doit avoir un Souverain, et sans laquelle il ne peut et ne doit aspirer à la Monarchie, c’est la Bonté. […] Ce que ces grands hommes ont dit de Dieu, nous le pouvons dire des Rois, et soûtenir que leur Grandeur doit être appuyée sur leur Bonté : Si nous separons ces deux qualitez ; la premiere est effroyable sans la seconde, et la seconde est inutile sans la premiere : Car un Roy qui a de la Bonté, et n’a pas de puissance devient le mépris de tous les méchans ; et un Roy qui a de la Puissance, et n’a point de Bonté, devient la terreur de tous les Bons. […] il n’y a point de Puissance ni de Grandeur, s’il n’y a point de Bonté131. »

2Un prince doit se former à la bonté, mais Senault ne cache pas que cette qualité est aussi une stratégie permettant au souverain de s’attacher autant les vaincus que ses subordonnés.

« […] ils [les princes] doivent plûtost inspirer l’amour que la crainte dans l’ame de leurs Sujets ; puis-que nostre Dieu tout-puissant qu’il est, n’a rien gagné sur les hommes par la crainte, et qu’il a tout emporté sur eux par l’amour. […]
C’est pourquoy le Prince qui conduit ses Sujets avec la crainte, ne commande qu’à des Esclaves, et ne peut assurer de leurs volontez, parce ce sçait bien qu’ils n’obeïssent qu’à regret, et que leur plus grande passion est de recouvrier leur liberté, quand l’occasion s’en offrira. Mais le Prince qui ne se sert que de la douceur pour se faire aimer, commande à des hommes libres, et est assuré de leur fidelité, parce qu’il est assuré de leur affection132. »

3Ce principe s’applique tout particulièrement en temps de guerre. Ainsi le vainqueur doit-il savourer son triomphe avec douceur et modération, s’il ne veut pas perdre son droit moral à la victoire133.

4Quarante ans plus tôt, dans son ouvrage Des vertus necessaires à un prince pour bien gouverner ses sujets (1623), Nicolas Faret, membre fondateur de l’Académie française, avait eu recours à des arguments tout à fait similaires : « La prudence et valeur sont tousiours necessaires aux Capitaines, et la Clemence l’est aux Princes134. » Lui aussi attribue à cette vertu, et à d’autres voisines, une dimension stratégique, car seul un prince qui aime est aimé à son tour135.

5Précepteur du dauphin de 1670 à son mariage en 1681, Jacques-Bénigne Bossuet prodigue les mêmes conseils à son protégé. Dans la Politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte (1679, publié pour la première fois en 1709), texte dans lequel il résume les fruits de son enseignement, le chapitre afférent est intitulé : « La bonté est une qualité royale, et le vray apanage de la grandeur136. »

6Le second trait caractérisant la conduite d’Alexandre se manifeste dans le geste noble par lequel il pardonne la méprise de Sysigambis. Là aussi s’exprime sa bonté, une bonté présentée comme une règle de comportement politique : réputé pour son tempérament impulsif et coléreux, Alexandre se domine et adopte une attitude qui ne procède pas nécessairement d’une douceur naturelle. Il sait enfin tempérer l’inclination qu’il ressent aussitôt pour Statira. Un contrôle des affects qu’ordonnent également les théoriciens, car un souverain se doit de réprimer ses sentiments personnels et d’accorder la priorité aux considérations politiques. La nécessité de subordonner tout son comportement à un contrôle des affects guidé par la raison inclut aussi la personne privée du souverain. Bossuet remarque à cet égard :

« Le prince doit commencer par soy-même à commander avec fermeté, et se rendre maître de ses passions. […] C’est la source, et le fondement de toute autorité. Qui l’a sur soy-même merite de l’avoir sur les autres. Qui n’est pas maître de ses passions n’a rien de fort ; car il est foible dans le principe137. »

7Les Reines de Perse illustre précisément ces deux vertus capitales du souverain : le contrôle des affects comme base de toute action politique et la bonté comme fondement de la grandeur d’un prince. Incarné par son alter ego historique, Louis XIV montre qu’il dispose de la maîtrise de soi nécessaire, mais aussi de la bonté qui lui permettra prochainement d’accéder à la grandeur. Le tableau était donc parfaitement accordé à la situation politique que connaissait Louis XIV au moment de sa réalisation.

8Cependant, l’œuvre de Le Brun ne se contente pas de décrire les vertus particulières dont un souverain doit faire usage ; elle met aussi en image le concept clé de la théorie politique de l’époque : la souveraineté. Dans son ouvrage Les six livres de la république, paru pour la première fois en 1576 et plusieurs fois réédité depuis, Jean Bodin livre une théorie de l’État absolutiste qui va faire autorité dans la France du XVII^e siècle. Il y définit la souveraineté comme « la puissance absolue et perpetuelle d’une Republique138 » et la considère comme la composante fondamentale du pouvoir absolu, ainsi qu’il s’emploie à le démontrer par la théorie. Selon Bodin, cinq pouvoirs caractérisent un prince souverain. Le premier est « de donner loy à tous en general, et à chacun en particulier […] sans le consentement de plus grand, ni de pareil, ni de moindre que soy139 ». Le deuxième est le pouvoir de déclarer la guerre, de la mener et de conclure la paix140, un pouvoir essentiel car il y va souvent du bonheur ou du malheur d’un peuple. Les trois derniers sont le droit de nommer les plus hauts fonctionnaires141, le droit « du dernier ressort142 » et celui d’accorder la grâce143.

9Dans son livre De la souveraineté du roy (1632), Cardin Le Bret élargit la classification de Bodin, tout en s’accordant avec lui sur les points principaux. Il reconnaît lui aussi l’importance capitale, pour la souveraineté d’un prince, du droit de déclarer la guerre et de conclure la paix144. De même, il estime que le droit de désigner les grands officiers145 et celui de gracier146 sont nécessaires au prince souverain.

10Dans son tableau, Le Brun visualise trois droits suprêmes énoncés par Bodin et Le Bret. Le premier, évoqué de manière assez générale, est le droit de faire la guerre et de conclure la paix, thématique qui participe en définitive de toute représentation d’un évènement militaire sous la conduite d’un prince. Le deuxième fait l’objet d’une évocation plus concrète. Il s’agit du droit de nommer les plus grands serviteurs de l’État. C’est exactement ce que laisse transparaître le geste d’Alexandre désignant Héphaistion comme un second Alexandre. Les historiens voient dans ce geste d’une part la preuve de l’amitié liant les deux hommes, une amitié qui se joue des frontières sociales entre un roi et l’un de ses sujets, d’autre part une façon de pardonner élégamment la méprise de Sysigambis et de satisfaire ainsi l’étiquette de cour. Or ce geste ici va plus loin encore, car il montre Alexandre nommant un officier qui pourra agir et parler en son nom. Cette dimension explique pourquoi Le Brun prête une telle attention à cet aspect secondaire du récit. Pourtant, l’allusion la plus nette concerne la notion de grâce. En effet, dans cette scène, Alexandre la dispense à tous les niveaux : en se rendant dans la tente de Darius avec tous les évènements connexes, en pardonnant l’erreur de Sysigambis, en laissant aux membres de la famille de Darius leur dignité royale et aux femmes leurs parures. Par toute son attitude, Alexandre apporte non seulement la preuve de sa bonté, mais aussi et surtout de sa souveraineté.