Chapitre 5. D’un théâtre à l’autre
p. 227-241
Résumés
Ce chapitre explore les comparaisons entre les deux édifices, afin de réfléchir sur les comportements de la communauté qui les a élevés à un siècle d’intervalle. Si l’on suit bien l’amélioration de la circulation à l’intérieur de l’édifice ou les progrès réalisés dans l’installation des spectateurs, ce qui apparaît primordial, c’est la mise en place de circuits hiérarchisés et la construction d’un gradin d’honneur pour accueillir les notables. Il faut d’ailleurs s’interroger sur la nature de ce groupe qui ne correspond à aucun corps officiel, à moins qu’il ne s’agisse des décurions du chef-lieu désireux d’assister à des ludi scaenici.
Il se propose également d’esquisser, à travers un théâtre qui surgit dès le milieu du ier s. et qui connaît de nombreuses transformations, une histoire du théâtre gallo-romain. Les principaux point abordés ici concernent le tracé outrepassé et ses évolutions ; la construction de la cavea sur remblai ; des modalités originales dans la mise en place de gradins, moins élevés que ne le recommande Vitruve mais adaptés à une pente faible ; et enfin l’invention de la scène gallo-romaine avec son plateau réduit, dressé dans l’orchestra, ses deux portes ouvertes dans le mur de fond décoré comme une frons scaenae et son indispensable arrière-scène.
This chapter explores the comparisons between the two buildings, seeking to understand the behavior of the community that built them, a hundred years apart in time. While the improved pathways for circulation inside the edifice and the progress made in the seating for spectators are clearly discernible, it is the creation of hierarchical passages and the construction of a grandstand for prominent citizens that emerge as the crucial developments. And questions subsist as to the nature of this group, which does not correspond to any officially constituted rank or status, unless it be the decurions who wanted to watch the ludi scaenici.
This chapter also outlines a history of Gallo-Roman theatre architecture, through the evolution of a theatre which sprang up in the middle of the 1st c. and was frequently transformed. The main points discussed here are the horseshoe arc and its modification; the cavea built on rubble; the original way in which the tiers were placed, lower than what was recommended by Vitruvius, but adapted to the gentle slope; and lastly the invention of the Gallo-Roman stage, with its small platform raised in the orchestra pit, its two doors opened in the rear wall decorated to resemble a frons scaenae, and the indispensable backstage area.
In diesem Kapitel werden die Vergleiche zwischen den beiden Gebäuden ausgearbeitet, um die Verhaltensweisen der Gemeinschaft zu erforschen, die die beiden Theater in einem Intervall von einem Jahrhundert erbaut hat. Bei der Beobachtung der Verbesserung der Zirkulation im Inneren des Gebäudes oder der Fortschritte, die bezüglich der Unterbringung der Zuschauer realisiert worden waren, scheint die Hierarchisierung der Zugänge und der Bau einer Ehrentribüne für den Empfang der Persönlichkeiten der Stadt wesentlich gewesen zu sein. Man muß sich übrigens fragen, wer diese Notabeln waren, da sie keinem offiziellen Korpus entsprechen, es sei denn, es handelt sich um die Dekurionen des Hauptortes, die den Ludi scaenici beizuwohnen wünschten.
Es bietet sich auch an, anhand dieses Theaters, das Mitte des 1. Jh. erbaut wird und vielen Veränderungen unterliegt, einen Abriß der Geschichte des gallo-römischen Theaters vorzuschlagen. Die Hauptthemen, denen diese Studie gewidmet ist, sind die Mauer in Hufeisenbogenform und ihre Weiterentwicklungen, der Bau der Cavea auf Schuttauffüllungen, originelle Ausführungen in der Anordnung der Sitzreihen, die weniger hoch sind als es Vitruv empfiehlt, jedoch einer schwachen Hangneigung angepaßt sind und schließlich die Erfindung der gallo-römischen Bühne mit ihrer verkleinerten Spielfläche, die in der Orchestra errichtet ist, ihren beiden Türen in der, wie eine Frons scaenae dekorierten Hintermauer und ihrer unerläßlichen Hinterbühne.
Texte intégral
5.1 Le public
5.1.1 Accueil et fréquentation
1Il ne subsiste que de rares traces de la présence du public à l’intérieur du théâtre. Nous l’avons déjà dit : les deux édifices étaient régulièrement entretenus, balayés, nettoyés. De l’occupation du premier théâtre nous avons retrouvé, enfoncés dans les sols des recharges, quelques objets perdus lors des allées et venues des spectateurs : fibules arrachées dans la bousculade ou brusquement cassées comme le montre l’ardillon resté ouvert ; jetons en os tombés du pli de la tunique ; bague en verre brisée en morceaux (cf. supra § 2.3.2, 2.3.3, 2.3.5) (fig. 78, 84). Matériel peu abondant, mais d’autant plus précieux qu’il a échappé aux équipes d’entretien.
2Rien en revanche ne nous est parvenu du public du deuxième théâtre. Cela n’est pas étonnant puisque les surfaces lisses des sols en mortier n’ont rien conservé et que la cavea a été totalement démantelée. Seul le sable de l’orchestra et de la cavea a livré un matériel assez varié : une boucle d’oreille en or, des épingles à cheveux, mais aussi des clés, des stylets, des rivets, des anneaux... (fig. 88-90). Certains de ces objets ont pu être perdus lors des spectacles, se retrouver coincés entre deux blocs de gradins et glisser dans le sable au moment du démontage de la cavea. Mais la majorité a dû être jetée dans ces couches de destruction en même temps que les monnaies. Ce matériel est donc plutôt contemporain de l’abandon que de la fréquentation de l’édifice.
3Quant au nombre de spectateurs qu’accueillait chacun des théâtres, il n’est pas facile à calculer, étant donné que la profondeur des gradins est différente d’un édifice à l’autre, qu’il s’agit de plans outrepassés et que les limites de l’orchestra du premier théâtre restent inconnues. L. Thomas a retenu le chiffre de 2,5 places au mètre linéaire (40 cm par spectateur) et propose les capacités suivantes : quelque 6 000 spectateurs pour le second état du premier théâtre et 8 800 pour le second théâtre, ce qui donne d’un édifice à l’autre une augmentation de près de la moitié. Si les chiffres paraissent relativement élevés par rapport aux diamètres des édifices, c’est que les caveae sont outrepassées. L’on saisit peut-être ici l’un des avantages de ce tracé : il augmente le nombre de sièges disponibles, sans obliger à des constructions trop importantes. De ces données chiffrées, nous ne tirerons pas d’indications directes sur la population d’Argentomagus, car nous savons que ces édifices attiraient du public dans un rayon de 20 km, mais nous les considérerons comme des ordres de grandeur autorisant des comparaisons.
5.1.2 Circulation et hiérarchie sociale
4Nous le savons : les spectateurs antiques s’assoient dans les travées de la cavea selon la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent (Ville 1982 : 430-441). Dans certains édifices, des inscriptions gravées sur les gradins eux-mêmes signalent les places réservées (Kolendo 1981). Nous ignorons si c’était le cas au théâtre d’Argentomagus : aucun des gradins conservés n’a livré d’inscription1, mais ils sont trop peu nombreux pour constituer une preuve définitive.
5Cette répartition hiérarchisée se lit également dans les différents circuits qui distribuent le public. Les trois états du premier théâtre en ont révélé des plans incomplets que l’on n’arrive à suivre que dans les parties hautes de la cavea. Des accès au tout premier édifice, nous connaissons seulement deux escaliers adossés au mur périmétral et nous en restituons deux autres par symétrie. Nous ignorons presque tout du système de distribution des spectateurs à l’intérieur de l’édifice : nous remarquons seulement que la présence de M66, dès cette période, permet de restituer une allée –approximativement– parallèle au diamètre entre les escaliers E2 et E3 (fig. 223, la). Ce qui reste difficile à préciser, ce sont les secteurs desservis par cette allée. On peut penser que dans une cavea dont les gradins en bois s’échelonnent régulièrement sur une pente de terre, des allées rayonnantes –ou parallèles au diamètre– distribuaient les spectateurs travée par travée. Une telle solution est pratique, mais elle a l’inconvénient de proposer le même parcours aux différentes catégories de spectateurs. Sans doute les moins favorisés d’entre eux dégageaient-ils l’allée au fur et à mesure qu’ils gagnaient leurs places, pour laisser circuler ceux qui disposaient des places inférieures. Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’au milieu du iers. ap. J.-C., à Argentomagus, les distinctions sociales aient été si importantes et que les autorités aient eu le souci de les faire respecter. L’auraient-elles voulu, la mise en place de cheminements hiérarchisés était peut-être techniquement impossible dans un théâtre en bois. Et nous ne savons pas s’il existait déjà la possibilité d’ouvrir dans le mur périmétral rectiligne des entrées offrant des accès rapides à l’orchestra et à l’ima cavea. Si l’idée n’en était pas encore née, l’architecte ne pouvait proposer d’autre circuit que par la cavea : c’était peut-être la fonction de l’allée parallèle au diamètre.
6Quant au deuxième état (état 1B), il n’a livré que deux escaliers, situés chacun à l’extrémité de la summa cavea (fig. 223, 1b). C’est peu pour un théâtre qui vient de s’agrandir et en l’absence de toute ouverture dans le mur périmétral curviligne, on est obligé de ne retenir que ces seuls accès. Ils devaient donner sur une allée concentrique courant au pied de la summa cavea : elle devait desservir les gradins supérieurs nouvellement construits et distribuer les spectateurs vers les passages de la cavea inférieure. Un tel dispositif suffisait-il à accueillir les quelques centaines de spectateurs supplémentaires ? C’est aux deux entrées extérieures que devaient avoir lieu contrôle, attente et peut-être bousculade. Une fois qu’il avait pénétré dans la cavea. le public retrouvait les allées du circuit précédent auxquelles s’ajoutaient celles des nouveaux secteurs : la circulation à l’intérieur devait être assez proche de ce qu’elle était avant les travaux d’agrandissement. Dans son plan de circulation, comme dans beaucoup d’autres choses, le deuxième état hérite de la situation mise en place dans l’édifice primitif : il complète mais ne modifie pas un système qui devait donner à peu près satisfaction et qui de toute façon ne pouvait être corrigé qu’au prix de travaux importants.

FIG. 223 – Premier théâtre. Les circuits d’accès du public.
L. Jeand’heur
7C’est ce que va faire le troisième état (état 2). En ouvrant dans le mur périmétral circulaire quatre portes et en gardant les escaliers des extrémités, l’édifice bénéficie désormais de six allées de circulation nettement tracées, avec leurs murs couronnés de chaperons et leurs sols renforcés de fragments de pierres ou de tuiles (fig. 223, 2). Il est possible qu’elles reprennent les allées de la cavea en bois, mais nous n’en avons pas de preuve assurée. Ces allées qui descendent vers l’orchestra s’offrent à tous les spectateurs qui franchissent la porte, ceux de la summa cavea comme ceux de l’ima cavea, mais elles dirigent très rapidement les utilisateurs des rangs supérieurs vers un circuit qui leur est propre. En effet dès que les spectateurs ont parcouru les premiers mètres, ils voient s’ouvrir, à leur droite comme à leur gauche, un escalier menant à une allée concentrique qui court au pied des gradins de la summa cavea. C’est cet escalier que doivent emprunter ceux qui prennent place sur les rangs supérieurs. Pour la première fois, au théâtre d’Argentomagus, nous observons l’existence d’un circuit exclusivement réservé à une partie du public.
8Une fois passé les escaliers latéraux, on s’attend à retrouver dans les allées à la fois les spectateurs de la media cavea et ceux de l’ima cavea. Or c’est l’une des difficultés que présente ce nouveau dispositif : la volée de gradins de la cavea médiane est inaccessible à ceux qui se sont engagés dans l’une des allées descendantes. Nous l’avions déjà observé : les murs de bordure, hauts de près d’1 m et sommés de leurs blocs de chaperon constituent un obstacle infranchissable sur plus de 10 m de longueur. Sans doute peut-on supposer que s’ouvrait, dans la partie basse qui est détruite, un passage ou une allée de précinction comme au théâtre de Lenzburg (Niffeler 1988). Il n’en reste pas moins que les quinze gradins supérieurs de la cavea médiane ne sont accessibles que par le haut, par l’allée concentrique supérieure qui distribue en fait deux catégories de spectateurs. C’est donc une partie très réduite du public qu’accueillent ces six allées rayonnantes, longues et étroites. Très utiles dans les parties hautes du théâtre, elles le sont beaucoup moins dans les parties basses, à moins qu’elles ne constituent le seul accès à l’orchestra.
9Le dernier plan de circulation du premier théâtre correspond à un projet ambitieux avec six allées rayonnantes ou parallèles au diamètre, douze escaliers latéraux, une allée concentrique supérieure et peut-être une allée concentrique médiane. Mais les résultats sont décevants : sans doute la foule est-elle répartie régulièrement à chacune des six entrées ; mais elle est nombreuse et il a fallu mettre en place des barrières en bois pour canaliser le flot et inventer un système pour que les battants de la porte s’effacent dans les murs latéraux. Une fois entrés dans l’édifice, la plupart des spectateurs sont obligés de prendre immédiatement les escaliers et de descendre plus ou moins facilement dans la volée de gradins de la cavea médiane, alors que seul un petit groupe de privilégiés emprunte les allées à ciel ouvert pour atteindre la précinction médiane –si elle existe– ou accéder à orchestra. La répartition entre les deux groupes est très inégale et les spectateurs de la media cavea qui descendent un à un les gradins peuvent regarder avec un œil d’envie les bénéficiaires des rangs inférieurs. Sans doute ce circuit est-il apparu, au début, comme une nette amélioration dans un théâtre rénové, mais il n’est pas sûr qu’à l’usage il ait donné satisfaction. Peut-être même a-t-il contribué à la disparition du théâtre : au milieu du iie s. le public d’Argentomagus ne pouvait plus accepter de circuler dans le théâtre de façon aussi peu rationnelle.
10Là où l’ancien édifice n’offrait que deux ou trois itinéraires possibles, le nouveau théâtre va en offrir six : trois desservent les différents niveaux de la cavea et sont accessibles à partir du mur curviligne ; les trois autres sont réservés aux notables et s’ouvrent dans le mur rectiligne (fig. H‑I). Si tous les spectateurs qui se répartissent dans la cavea franchissent les portes des quatre couloirs rayonnants, ceux qui occupent les places les plus élevées quittent immédiatement ce couloir pour grimper l’escalier qui s’ouvre à leur droite ou à leur gauche –sauf dans les couloirs 1 et 4 où il n’existe pas d’escalier sud– et qui les mène aux gradins de la summa cavea. À la sortie du couloir voûté, c’est au tour de la deuxième catégorie de spectateurs d’emprunter l’escalier qui dessert les rangs de la cavea médiane (fig. 181). Ainsi les spectateurs de la moitié supérieure sont-ils séparés en deux groupes, l’un descendant, l’autre montant, et chacun bénéficiant de ses propres accès. Seuls les spectateurs de la cavea inférieure accèdent à la précinction qui leur permet de descendre à travers les gradins.
11Quant aux spectateurs privilégiés, ils pénètrent dans le théâtre par les portes qui s’ouvrent de part et d’autre de la scène. Là, ils avancent dans l’orchestra et se divisent en deux groupes : les personnages de marque vont s’installer sur le gradin d’honneur qui borde l’orchestra ; les autres, un peu en retrait, franchissent les marches appuyées au mur de l’orchestra et gagnent les premiers rangs de l’ima cavea. Le dernier itinéraire, réservé à une seule personne, est destiné à conduire le prêtre qui préside aux ludi scaenici à la tribune d’honneur où l’attend un siège à dossier.
12Nous n’avons pas la possibilité de comparer ces circuits privilégiés avec ceux qui ont été mis en place dans l’ancien théâtre, mais nous pouvons le faire pour la circulation du public en général, Or nous constatons qu’avec seulement quatre couloirs rayonnants, six escaliers latéraux supérieurs, huit escaliers latéraux inférieurs et une allée médiane, l’architecte du second théâtre réussit à distribuer rapidement un public une fois et demi plus important que celui du premier théâtre. Cette performance est sans doute due à son talent personnel, mais surtout aux progrès accomplis par l’architecture théâtrale gallo-romaine en un siècle. Il faut souligner également la façon dont les spectateurs se répartissent sur les gradins : désormais, la cavea du théâtre offre l’image d’un public hiérarchisé (fig. B). L’exploit technique répond ainsi à une volonté politique qui va d’ailleurs trouver d’autres moyens de se manifester.

FIG. B – Le théâtre un jour de représentation, vu par J.-C. Golvin.
J.-C. Golvin
5.1.3 Le gradin d’honneur
13L’élément le plus visible de la hiérarchie sociale instaurée au théâtre, c’est l’installation d’un gradin d’honneur dans l’orchestra. Cet espace circulaire que le théâtre grec réserve aux évolutions du chœur ne joue plus guère de rôle dans le théâtre romain. Réduit de moitié, simple transition entre la cavea et la scène, il accueille désormais les fauteuils en marbre des dignitaires, sénateurs à Rome, décurions dans les cités. À l’arrière-plan derrière le balteus, sur les premiers rangs de l’ima cavea prend place la suite des personnages importants, chevaliers à Rome et dans les colonies, corps constitués et collèges dans les cités. On pourrait penser qu’il est inutile d’évoquer un tel dispositif à propos des théâtres construits dans des agglomérations secondaires, puisque celles-ci ne bénéficient d’aucun pouvoir administratif et donc d’aucun personnage officiel.
14Or la fouille du deuxième théâtre d’Argentomagus a révélé l’existence d’un gradin d’honneur adossé au mur d’orchestra, précédé d’un marchepied et desservi par une allée de circulation. Cet édifice est ainsi le premier à nous offrir une version gallo-romaine de la proédrie classique. Au lieu de sièges mobiles installés sur un emmarchement ou de fauteuils permanents en marbre aux pieds sculptés que l’on rencontre dans l’orchestra des théâtres de colonies, le choix s’est porté ici sur un gradin continu, un peu plus large que ceux de la cavea et revêtu d’un plaquage. L’adossement au mur d’orchestra permet d’offrir un dossier, rendu sûrement plus confortable par l’utilisation d’un coussin. D’autres exemples révèlent que l’installation d’un gradin d’honneur dans le contexte d’une agglomération secondaire n’est pas aussi inhabituelle qu’on le penserait. C’est le cas au théâtre d’Alésia, au deuxième état du théâtre de Saint-Cybardeaux et sans doute aussi à Aubigné. C’est donc avec un autre regard qu’il faut désormais apprécier la surface de l’orchestra ou la hauteur du mur qui la sépare de la cavea, car ces données peuvent constituer autant d’indices de l’existence d’un gradin d’honneur. Il faut y ajouter un troisième élément : c’est la présence d’escaliers appuyés au mur d’orchestra, qui permettent de gagner les premiers gradins de l’ima cavea : l’orchestra du théâtre de Saint-Cybardeaux en comporte six (Fincker, Thierry 1985), celle de Vendeuil-Caply quatre (Dufour 1992-1993) et celle d’Argentomagus deux. Ainsi se trouve étendu jusqu’à la cavea inférieure le dispositif des places privilégiées qui offre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de places soigneusement hiérarchisées. Une telle possibilité était restée méconnue des premiers fouilleurs du théâtre d’Argentomagus puisqu’ils avouaient ne pas savoir à quoi pouvait servir le massif appuyé au mur d’ orchestra.
15De telles données nous plongent au cœur de la problématique du théâtre-amphithéâtre, puisque ce qui avait incité A. Grenier à restituer un podium d’amphithéâtre dans un certain nombre d’édifices gallo-romains, c’était la présence, au bas de la cavea, d’un mur souvent aussi large que les autres. Or c’est à ce mur que s’appuie le gradin d’honneur. Mais ce n’est pas le lieu d’évoquer cette question. Soulignons plutôt la signification de ce dispositif dans le cadre des agglomérations secondaires. Ce qui se profile, en effet, à l’arrière-plan de ces places privilégiées, c’est le groupe de notables qui les occupent. À Argentomagus, comme souvent ailleurs, ils ont laissé peu de traces de leur présence : le dossier épigraphique est mince, puisqu’il ne révèle que trois noms d’évergètes, dont deux pourraient être, selon M. Dondin-Payre, des sévirs augustaux (1997 : 153-156) –possibilité intéressante d’ailleurs quand on sait que ce collège bénéficie dans les chefs-lieux de places réservées dans la cavea. De leurs résidences, on ne connaissait jusqu’ici que les domaines ruraux, mais les fouilles récentes viennent de révéler l’existence, dans la ville même, de maisons avec cour à portiques qui pourraient correspondre à des domus. La présence de notables dans ces petites villes n’est donc pas à mettre en doute.
16En bénéficiant d’une place d’honneur au théâtre, ceux d’Argentomagus et d’ailleurs copient les avantages accordés aux décurions du chef-lieu, sans jouir cependant de leur statut officiel. Une telle pratique est d’autant plus intéressante à saisir qu’elle n’est évidemment attestée par aucun texte officiel, mais qu’elle est révélée seulement par des aménagements architecturaux. Ceux-ci paraissent d’ailleurs dater du iie s. –c’est le cas à Argentomagus– ou relever d’un second état (Aubigné et Saint-Cybardeaux). Seul le dispositif d’Alésia pourrait être plus ancien, mais nous ne savons pas en fait à quel état il se rattache. Il serait évidemment intéressant de savoir si le gradin d’honneur apparaît dès les premières versions du théâtre gallo-romain ou s’il appartient aux séries de la maturité qui coïncident avec le développement des agglomérations secondaires et l’enrichissement de leurs élites.
17Il faut d’ailleurs se demander si ces groupes de notables limitent leurs ambitions au contexte local ou si certains d’entre eux n’appartiennent pas à l’ordo decurionum. La mise en place d’un gradin d’honneur dans les agglomérations secondaires pourrait en effet être due autant à l’existence d’un groupe de notables locaux qu’à la présence des décurions du chef-lieu qui tiennent à assister aux spectacles du théâtre dans des villes dont ils sont parfois les patroni –l’absence de théâtre au chef-lieu ne leur laisse d’ailleurs pas d’autre possibilité s’ils veulent offrir des ludi scaenici. Le nombre des places d’honneur –une soixantaine à Argentomagus– pourrait appuyer cette vision des choses. Rappelons également, pour nous en tenir à la seule cité des Bituriges Cubi, les inscriptions de Vendœuvres-en-Brenne (CIL, XIII, 11151) ou de Néris-les-Bains (CIL, XIII, 1376-77 et 1379d), qui font allusion à l’intervention de personnalités du chef-lieu dans la réalisation des édifices publics des agglomérations secondaires. La présence d’un gradin d’honneur pourrait être un signe de plus des liens qui existent entre chef-lieu et agglomérations.
5.2 L’édifice
18L’objectif de ce chapitre est de comparer les deux théâtres d’Argentomagus au travers de certains thèmes. Ce qui transparaît en filigrane derrière l’étude d’édifices construits à plus de cent ans d’intervalle, c’est l’esquisse d’une histoire des théâtres de type gallo-romain. Ce n’est évidemment pas le lieu de développer un tel sujet, mais on pourra saisir ici quelques fragments d’un texte qui devrait être rédigé prochainement2. Une telle démarche, nécessairement chronologique, impose de n’utiliser que des édifices datés et d’écarter ceux qui ne le sont pas. On ne s’étonnera donc pas si nous citons un nombre réduit d’édifices –et toujours les mêmes– alors que d’autres sont passés sous silence : même si ces derniers apparaissent plus intéressants que les premiers, ils présentent le grand défaut de ne pas être datés.
5.2.1 Le tracé outrepassé et ses évolutions
5.2.1.1 En lever de rideau : le premier théâtre
19Le tout premier théâtre d’Argentomagus (état 1A) relève d’un tracé outrepassé. Or la plupart des édifices qui surgissent au ier s. et qui appartiennent à ce que l’on pourrait appeler la première vague des théâtres de type gallo-romain présentent un plan semi-circulaire. Il s’agit de l’édifice de Naintré, daté de l’époque claudienne, puis de ceux d’Aubigné, d’Augst et de Saint-Germain-d’Esteuil de datation néronienne, enfin de ceux de Thénac et de Saint-Cybardeaux de datation flavienne (Niffeler 1988 : 124-151). Seul le théâtre d’Alésia, construit dans le troisième tiers du ier s. présente comme celui d’Argentomagus un plan en arc outrepassé (Olivier 1992a : 63‑64). On peut leur ajouter le premier théâtre de Dalheim édifié dans la seconde moitié du ier s. et qui offre un tracé très légèrement outrepassé (Krier 1992). Ainsi ce qui apparaît souvent comme une des caractéristiques majeures de la série n’appartient pas obligatoirement aux édifices les plus anciens et ne devient habituel que dans un deuxième temps.
20Dans un tel contexte, il vaut la peine d’en saluer l’apparition à Argentomagus. Apparition d’autant plus remarquable que si l’on s’en tient aux datations proposées, ce plan pourrait être le plus ancien que nous connaissions. Ajoutons cependant que le flou des datations suggère que le théâtre d’Alésia pourrait être son contemporain ou le suivre de près. Peu importe ! Ce qu’il faut retenir, c’est que dans l’histoire de la création du théâtre de type gallo-romain, celui d’Argentomagus fait figure de prototype, avec les avantages et les inconvénients inhérents à la série initiale. Nous ne discuterons pas ici des origines de ce plan ni de son intérêt : nous nous contenterons d’en souligner la permanence d’un édifice à l’autre, même si les courbes sont différentes.
21L’état suivant (état 1B) ne touche pas à l’arc outrepassé : il le prolonge seulement par un secteur rectiligne et le double à l’extérieur par un mur concentrique. L’idée de poursuivre la courbe par une droite se retrouve ailleurs, à Arnières, à Champlieu, au Vieil-Évreux (Niffeler 1988 : 124‑151), mais il s’agit là d’édifices non datés, si bien que nous ne savons pas si l’architecte d’Argentomagus innove ou copie. Là où il innove sûrement, c’est dans l’adjonction, à chaque extrémité de la cavea, d’un secteur de gradins triangulaire. La nécessité d’offrir des places supplémentaires, peut-être pas très bien placées mais d’où l’on puisse cependant voir la scène, l’a obligé à trouver une formule originale. Elle consiste à faire du mur de fermeture de la cavea, non pas un mur parallèle au diamètre comme c’est le cas partout ailleurs, mais à le fractionner en deux tronçons qui suivent un tracé rayonnant. Ce tracé ne correspond d’ailleurs nullement au rayon de l’arc outrepassé ; c’est l’architecte qui l’a dessiné pour assurer les meilleures conditions de visibilité aux utilisateurs des cunei latéraux. Il s’agit en fait d’un projet original, élaboré pour répondre à une demande précise et qui ne semble avoir suscité que fort peu d’échos en dehors des théâtres de Vendeuil-Caply (Dufour 1993 : 97-109) et de Verulamium (Kenyon 1935). Il y avait là cependant la possibilité d’explorer des voies nouvelles et d’offrir d’autres solutions pour assurer la fermeture de la cavea que le très réglementaire mur rectiligne. Mais une telle création est sans lendemain et le prototype reste isolé.
22Le dernier état (état 2) ne touche ni aux tracés ni aux murs périmétraux : le programme d’aménagement porte sur la cavea, sur l’installation de gradins en pierre et sur l’ouverture d’allées. C’est là qu’il innove et qu’il étonne, car il propose un plan de circulation qui n’a pas d’équivalent ailleurs. En effet sur les six allées créées, seules deux sont rayonnantes, les quatre autres sont parallèles au diamètre. Un tel tracé entraîne un découpage de la cavea fort éloigné des règles habituelles, puisque la restitution menée à partir des courbes ou des droites reconnues propose un cuneus central en forme de triangle tronqué, flanqué de deux cunei triangulaires, complété par deux quadrilatères à côtés alternativement rectilignes et curvilignes et terminé enfin par deux triangles à angle aigu. De telles figures échappent à toute partition régulière et l’on reste très démuni pour tenter une explication. On peut seulement pour l’instant faire quelques observations.
23Telles que nous les connaissons sur une grande partie de leur trajet, ces allées, après avoir assuré la répartition des spectateurs vers la summa cavea, descendent directement vers l’orchestra. Desservaient-elles également les volées de gradins de la cavea inférieure ? Il faut, dans ce cas, restituer une allée concentrique qui couperait la cavea, non pas en son milieu mais vers le tiers inférieur, selon un plan qui se rapprocherait de celui du théâtre de Lenzburg (Niffeler 1988 : 83‑124). Cependant, la précinction de ce dernier édifice communique avec l’extérieur à ses deux extrémités et il est probable que ces entrées aménagées dans le mur périmétral rectiligne sont la raison d’être principale de ce dispositif. Rien de tel, en revanche, à Argentomagus où nul seuil ne vient interrompre le mur rectiligne M56. Par ailleurs, on note la présence à Lenzburg, à l’intérieur de chacun des cunei, d’une précinction supérieure, si bien que les gradins sont rythmés en fait par deux allées concentriques.
24Sensible à ces difficultés de tracé, L. Thomas avait envisagé de restituer au bas de la cavea une allée qui accueille les spectateurs et les distribue tout autour de l’orchestra. Façon satisfaisante de donner un rôle aux allées et d’éviter que les spectateurs débouchent en nombre dans l’orchestra. Mais comme rien ne l’atteste, cette hypothèse n’a pas été retenue et le tracé restitué s’arrête devant le vide de l’orchestra (fig. 224). Que ce mur soit seul ou qu’il soit doublé par une allée, ce qui reste étonnant, c’est le tracé qu’offre la partie centrale. En effet, pour que la zone du spectacle soit visible de tous, il faut restituer une aire plane vaste et dégagée. Et pour que les gradins puissent déployer une courbe régulière, il faut restituer au bas de la cavea un mur au tracé concentrique à celui des murs supérieurs. D’où cette figure étonnante –et presque aberrante– si on la compare à tous les autres édifices qui organisent leur circulation selon des tracés rayonnants. Un seul édifice s’en rapproche, celui de Sanxay qui présente des allées parallèles au diamètre et deux secteurs, proches dans leur tracé, des quadrilatères avec côtés curvilignes. Mieux encore, les plans anciens révèlent l’existence dans l’aire plane d’une fondation au tracé ovale à laquelle aboutissent de chaque côté quatre murs perpendiculaires (fig. 225). J. Formigé (1944) et A. Grenier à sa suite (1958 : 941) considèrent qu’il s’agit d’une « consolidation du sol de l’arène » plutôt que des vestiges d’un édifice antérieur. Or on observe que ces murs prolongent ceux qui bordent les allées parallèles au diamètre et qu’ils s’intègrent donc dans un premier dispositif où les gradins de la cavea s’avançaient davantage dans l’aire plane. Dans un deuxième temps, l’aire plane a été agrandie, le mur de bordure a été repoussé et un tracé circulaire s’est substitué au tracé ovale. Ce qui est intéressant, c’est d’observer que le plan primitif des cunei est proche dans son tracé de ceux du théâtre d’Argentomagus. Sans doute observe-t-on des différences : des dimensions plus faibles, la présence d’une série de murs concentriques qui évoquent des gradins en bois, l’absence de toute allée bordant l’aire plane et surtout l’existence d’aditus maximi le long du mur rectiligne de fermeture, mais il est possible que ce dernier trait tienne à des transformations ultérieures.

FIG. 224 – Premier théâtre (état 2). Essai de restitution.
L. Jeand’heur d’après L. Thomas

FIG. 225 – L’édifice à arène de Sanxay (Vienne). Plan montrant l’existence de vestiges antérieurs.
J. Formigé
25Qu’en conclurons-nous ? Que le premier théâtre d’Argentomagus avec sa vaste aire plane au tracé en partie ovale relève en fait de la série des édifices à arène ? Sans doute l’aire plane apparaît-elle comme le cœur de l’édifice. C’est devant elle que sont installés les spectateurs des cunei 2 et 6 qui représentent une partie importante du public. Si ceux du cuneus central sont les mieux placés puisque la totalité de la superficie se déploie sous leurs yeux, ceux des cunei 3 et 5 ne sont pas trop mal lotis puisqu’ils balaient du regard une bonne partie de l’espace. Seuls ceux des cunei des extrémités sont défavorisés, mais ils le sont dans tous les cas de figure. Nous voici ramenés à la question posée en tête du paragraphe, avec d’ailleurs une incertitude supplémentaire qui porte sur l’existence d’une scène, puisque nous avons noté que les spectateurs des cunei 2 et 6 ne pourraient y jeter que des regards latéraux. Étant donné la disparition de toutes les structures appartenant à l’aire plane ou à la scène, il est clair qu’il n’y a pas de réponse sûre à une telle interrogation. Nous pouvons seulement rassembler des observations.
26Si l’on superpose le plan restitué du premier édifice au second, on s’aperçoit que la majeure partie de l’aire plane primitive se situe au-dessus des premiers gradins du second théâtre. Comme ceux-ci sont adossés au sol naturel qui a été recreusé après la démolition du premier théâtre, elle devait donc se trouver à une altitude égale ou supérieure à celle qu’offre aujourd’hui le gradin le plus élevé, soit 133,60 m. Nous savons par ailleurs que le mur le plus proche de l’aire plane du premier théâtre, M30, se situe à 134,57 m, altitude à laquelle il a été interrompu. Ces données indiquent que l’aire plane primitive n’a pu faire l’objet d’un creusement important : dans le meilleur des cas, celui-ci ne dépasse pas 1 m et il lui est probablement inférieur. Il est donc clair que les spectateurs des premiers rangs ne pouvaient pas bénéficier de la protection d’un mur de 2 à 3 m de hauteur. On objectera qu’il est toujours possible d’installer une barrière en bois ou des filets comme cela s’est fait dans les théâtres de la partie orientale de l’Empire (Golvin 1988 : 237-249). Sans doute. Mais il faut par ailleurs se rappeler que la cavea présente la particularité de suivre la pente naturelle du centre vers les extrémités. Les murs qui bordent l’aire plane offrent certainement l’inclinaison que nous avons observée dans les murs concentriques et dans les gradins, et il est probable que l’aire plane présente également un sol en déclivité. Un tel aménagement ne convient ni à des combats de gladiateurs ni à des chasses pour lesquels l’horizontalité du sol paraît une condition indispensable (Golvin 1988 : 297-313). Pour remédier à ce handicap, a-t-on procédé au nivellement de l’aire plane ? Nous avons vu que l’altitude des gradins du cuneus central du second théâtre montre que le terrain naturel sur lequel ils reposent n’a pas été entamé. La première aire plane devait donc se situer à quelque 134 m au nord, alors qu’au sud, comme l’indique l’assise inférieure de M56, elle descendait en dessous de 133 m. Un tel aménagement écarte, me semble-t-il, l’hypothèse d’une utilisation pour des mimera.
27Un dernier argument à invoquer est la construction, dans la ville même, d’un amphithéâtre clairement identifié, alors que l’édifice du Virou existe. Si l’on élève à Argentomagus, au début du IIe s. un nouvel édifice de spectacle spécialisé dans les mimera et les venationes, c’est que l’édifice qui existe déjà ne présente pas les dispositifs nécessaires à un tel spectacle et ne peut accueillir que les ludi scaenici3. Nous voici revenus, après ce long détour, au plan de l’aire plane du premier théâtre d’Argentomagus : ce tracé ovale, cette vaste superficie sont ceux d’une orchestra et non d’une arène. Et si ces traits sont à rapprocher de l’édifice de Sanxay, ce n’est pas parce que celui d’Argentomagus accueillait des mimera, mais peut-être au contraire parce que celui de Sanxay a d’abord rempli des fonctions théâtrales. On pourrait alors envisager que pendant cette phase de tâtonnements qui caractérise la mise au point du théâtre gallo-romain, un architecte explore les possibilités d’un plan installant l’aire plane au cœur de la cavea. Dans un tel contexte, les tracés rayonnants ou parallèles au diamètre des allées pourraient être destinés à résoudre le problème de l’accès à l’orchestra. Sans grand succès, semble-t-il, puisque ce qui se généralise rapidement, c’est l’ouverture d’entrées dans le mur périmétral rectiligne. Rappelons qu’en l’absence de documents plus convaincants, tout ceci n’est qu’hypothèse.
5.2.1.2 Le grand air du ii : le second théâtre
28Si la plupart des caractéristiques du premier édifice restent isolées, celles du nouveau théâtre se retrouvent ailleurs et relèvent de normes désormais établies.
29La première est la coïncidence parfaite entre le plan d’ensemble et le plan de la cavea : ceci n’est possible que lorsque le mur périmétral rectiligne ferme à la fois l’édifice et la cavea, autrement dit lorsqu’il n’y a plus de parodoi qui s’interposent entre les murs qui limitent la cavea et le mur périmétral. C’est le dispositif le plus fréquent, que l’on retrouve à Champlieu, à Dalheim, à Genainville, à Lenzburg, mais il n’élimine pas totalement au iie s. la série à parodoi.
30La seconde est le tracé outrepassé : l’arc se prolonge au-delà du diamètre sur un peu plus du tiers du rayon. Ce qui rapproche l’édifice d’Argentomagus de ceux d’Alésia, d’Areines, de Drevant, de Genainville et de quelques autres. Rappelons que c’était déjà le cas du tout premier édifice, avant qu’il soit agrandi. Ainsi le second renoue-t-il avec certains traits du premier.
31La troisième est le tracé également outrepassé de l’orchestra, ce qui lui permet de bénéficier d’une vaste superficie et d’y installer l’estrade de la scène. Ce trait, le théâtre d’Argentomagus le partage avec tous ceux de la même série.
32La quatrième enfin est la présence, comme dans tous les autres édifices, de couloirs rayonnants et non plus parallèles au diamètre. Or c’est dans le nombre et dans l’emplacement de ces couloirs que l’architecte qui, jusqu’ici, s’était conformé aux normes en vigueur, introduit quelque nouveauté. En effet, il choisit un nombre pair, ce qui signifie l’absence du passage axial si bien représenté ailleurs, et s’il donne un tracé rayonnant aux deux couloirs centraux, il installe les deux autres non pas le long du diamètre, mais légèrement au-delà, selon un tracé oblique. Or, seuls quelques édifices sont dépourvus de passage dans l’axe (Areines et Champlieu). Il faut y ajouter le second état du premier théâtre d’Argentomagus. Ainsi le second édifice poursuit-il la tradition du cuneus central qui n’est que très faiblement représentée ailleurs. Il poursuit également la tradition des cunei inégaux entre eux. Même si les cunei des extrémités sont plus petits que ceux du centre, comme c’est le cas dans d’autres édifices outrepassés, on devrait retrouver pour les trois principaux des dimensions identiques. Ce n’est pas le cas : celui du centre est légèrement plus petit que les deux autres qui ne sont pas parfaitement identiques l’un à l’autre. Ces anomalies ne sont d’ailleurs guère perceptibles, puisque les couloirs passent sous la cavea et que seul est visible leur débouché. L’absence de scalaria dans les gradins contribue d’ailleurs à estomper le phénomène.
33Ces couloirs rayonnants donnent sur une praecinctio médiane qui partage la cavea en deux maeniana. C’est le découpage adopté par la plupart des théâtres gallo-romains. Les caveae à trois maeniana et deux praecinctiones sont rares et ne concernent que de grands édifices : Augst III (Schwarz : 1991 : 33-91), Avenches (Niffeler 1988 : 129) ou Mandeure (Niffe- 1er 1988 : 137). En arrêtant ses couloirs sur l’allée médiane, l’architecte se conforme également à la pratique la mieux représentée qui couple couloirs rayonnants et allée concentrique, que ce soit à Dalheim, à Ribemont, à Saint-Cybardeaux ou à Thénac (Bocquet 1995 : 132-139). Nous avons déjà souligné la double fonction de ces couloirs rayonnants qui distribuent à la fois le haut et le bas du maenianum. Si c’est à Argentomagus qu’on la perçoit le mieux, on retrouve un dispositif assez proche à Chateaubleau où deux escaliers latéraux rythment la descente vers l’orchestra (Niffeler 1988 : 222).
34Signalons une innovation dans ce schéma désormais habituel de la distribution du public gallo-romain, c’est l’ouverture d’un accès dans le haut du mur périmétral rectiligne. Le seul autre exemple se trouve au théâtre de Lenzburg : là, il s’agit de l’accès à une précinction située au tiers inférieur de la cavea. Un escalier permet aux spectateurs d’accéder de l’extérieur au niveau de la précinction. Rien de tel à Argentomagus où l’entrée, de plain-pied avec le sol extérieur, ne peut être atteinte que par une allée longeant le mur périmétral. Ce dispositif reste unique par son emplacement et par sa fonction. C’est pour cela que nous l’avons mis en relation avec d’autres traits du théâtre –la présence d’un sanctuaire et l’installation d’une tribune– et que nous l’avons considéré comme un raccourci aménagé pour des circuits réservés. Le fait qu’il n’ait pas d’équivalent ailleurs peut confirmer cette vision des choses.
35À la fin de cette réflexion sur les variantes du tracé d’un édifice à l’autre, il faut s’interroger sur les nombreuses irrégularités qui apparaissent dans le premier édifice, mais aussi dans le second : courbes aplaties du mur périmétral, de certains murs concentriques et surtout des murs de l’orchestra et du gradin d’honneur, qui rendent cet espace fortement dissymétrique. Nous nous en sommes déjà étonnés, même si nous avons minimisé la perception que pouvaient en avoir les spectateurs antiques. Il n’en reste pas moins que retrouver des irrégularités dans un édifice bâti pour remplacer un édifice plus ancien, mal conçu et peu solide, paraît assez curieux à nos mentalités modernes. Ces erreurs sont-elles dues à une incompétence de l’architecte ? À la maladresse de la réalisation sur le terrain ? À des mouvements du sous-sol entraîné par le fontis ?
5.2.2 La cavea
5.2.2.1 Du remblai continu au remblai compartimenté
36Comme la grande majorité des théâtres de type gallo-romain, celui d’Argentomagus est adossé à une hauteur naturelle qui fait l’objet d’aménagements : l’orchestra et l’ima cavea sont creusées, alors que la pente est renforcée par l’apport de remblais. Il appartient donc au type du theatrum aggestum, comme le désigne la majorité des historiens du théâtre (Frézouls 1982 : 369) ou pour reprendre l’expression utilisée par J.‑C. Golvin du type à structure pleine (1988 : 75). Les deux catégories qu’il propose pour les amphithéâtres –cavea supportée par des remblais continus et cavea supportée par des remblais compartimentés– conviennent en effet également aux théâtres de type gallo-romain, ce qui montre que les solutions techniques adoptées pour la cavea sont communes aux deux types d’édifices de spectacle.
37Alors que le remblai du second théâtre est compartimenté, celui du premier édifice, dans son état d’origine, est continu. Or cette série n’est représentée que par quelques rares exemplaires, le premier état du théâtre de Dalheim et celui d’Arleuf. Au vu des plans, on pourrait citer d’autres noms, comme Canouville, Champallement ou Triguères (Niffeler 1988 : 124-151). Mais il s’agit là d’édifices très mal connus et la fouille de la cavea pourrait y révéler des passages rayonnants. Le trait commun aux trois exemplaires reconnus jusqu’ici, ce n’est pas la date, puisque deux sont du ier s. alors que celui d’Arleuf est de la fin du iie s., mais la modestie des dimensions. Et l’on conçoit en effet qu’une cavea de 50 m de diamètre n’ait pas besoin de fractionner ses remblais. En réalité, si l’on observe le théâtre d’Argentomagus, on s’aperçoit que le remblai ne dépasse guère 1 m et qu’il s’agit davantage de régulariser une pente que de créer de toutes pièces une cavea. Nous savons par ailleurs que ces corrections sont faibles, puisque les constructeurs n’ont même pas cherché à modifier les pentes des extrémités et que les murs –et plus tard les gradins maçonnés– suivent cette dénivellation naturelle. Nous savons également que c’est sur cette pente que sont établis les gradins en bois et que circulent les spectateurs. Si la cavea n’est pas compartimentée et si le mur périmétral ne comporte aucune ouverture, il n’y a pas d’autre moyen de pénétrer à l’intérieur de l’édifice que d’emprunter des escaliers appuyés au mur d’enceinte et de parvenir au niveau de la summa cavea. C’est ce qui se passe à Argentomagus, mais aussi à Alésia et à Saint-Cybardeaux. La présence d’escaliers extérieurs dans ces deux édifices invite à reconsidérer les caractéristiques d’une cavea sur remblai continu. Une telle cavea n’est pas obligatoirement dépourvue de murs rayonnants ni d’allées de circulation : simplement ceux-ci sont construits en surface ; ils effleurent le remblai sans l’entailler –à la différence de ce qui se passe dans la série compartimentée– et les allées restent à ciel ouvert4. On observe par ailleurs que le nombre des escaliers est assez variable. La cavea de Saint‑Cybardeaux n’en offre que deux, mais elle dispose par ailleurs de deux passages à travers la cavea. Le théâtre d’Alésia en a livré deux, et un troisième qui paraît mis en place postérieurement. Comme une allée rayonnante s’ouvre au débouché des deux escaliers latéraux et que l’on en connaît une troisième, on peut en restituer deux autres par symétrie et proposer dans ce cas cinq escaliers. Ceci nous incite à restituer au théâtre d’Argentomagus deux escaliers symétriques de ceux qui ont été retrouvés, soit un total de quatre.
38Enfin un dernier dispositif architectural caractérise les théâtres sur remblai, c’est le contrefort. Particulièrement utilisé pour les remblais compartimentés, il l’est aussi pour les remblais continus, mais de façon moins systématique, car les masses de terre y sont moins volumineuses. Les plans peuvent varier, du rectangle très allongé comme à Alésia au carré peu saillant comme à Saint-Cybardeaux ou à l’arc de cercle comme à Dalheim (Krier 1992 : 121-123). Les emplacements varient également : sur tous les murs périmétraux comme à Alésia, à l’une des extrémités du mur curviligne et sur le mur rectiligne comme à Saint-Cybardeaux, uniquement sur le mur rectiligne comme à Dalheim. Dans ces deux derniers cas, on peut supposer que les contreforts sont construits là où les remblais sont les plus épais et la pression la plus forte, c’est-à-dire aux extrémités de la cavea où la pente s’accentue et où il faut rapporter une grosse masse de terre pour construire une cavea aux gradins horizontaux5. Nous savons que ce n’est pas le cas à Argentomagus où murs et gradins suivent la dénivellation naturelle à peine corrigée. Et l’on note en effet l’absence de tout contrefort dans les endroits qui apparaissent ailleurs si névralgiques. L’étonnement n’en est que plus grand à la vue des quatre contreforts qui flanquent deux à deux l’escalier nord-ouest. Nous n’avons rien observé de semblable ailleurs et cela confirme qu’il s’agit d’une réponse à un problème particulier. L’on observe en effet qu’à cet emplacement, le mur périmétral s’écarte de la courbe telle qu’on peut la restituer et fait comme une boursouflure (fig. 103). Il y a manifestement là dans le tracé une déformation qui n’a pas été véritablement corrigée, mais simplement limitée et contrôlée par la construction de contreforts. Il s’agit d’ailleurs de contreforts modestes qui ne font pas toute la hauteur du mur et se terminent rapidement en sifflet : ceci pourrait confirmer leur rôle d’appoint.
39Le dernier état du premier théâtre représente une étape intermédiaire entre les deux séries. Le remblai des états précédents n’est pas augmenté ; il est seulement découpé en secteurs par des allées découvertes qui ouvrent dans le mur périmétral rectiligne. Désormais, l’accès est direct de l’extérieur à l’intérieur et l’on n’a plus à franchir le mur d’enceinte. Il s’agit là d’une nette amélioration dans la circulation du public et dans la maîtrise des remblais que l’on commence à savoir traverser et maintenir, même si les volumes restent modestes.
40Avec une cavea compartimentée, le deuxième théâtre d’Argentomagus exploite toutes les ressources du remblai. Celui-ci est désormais assez épais pour être traversé par des couloirs voûtés qui portent des gradins. On assiste donc à l’unification de la cavea qui n’est plus interrompue par des passages à ciel ouvert, mais qui se développe de façon continue. En adoptant une telle infrastructure, le théâtre d’Argentomagus n’innove pas mais bénéficie des progrès accomplis ailleurs. On observe que le nombre des couloirs voûtés est assez réduit –trois à Drevant (Hugoniot 1988 : 346-347), quatre à Argentomagus, cinq à Thénac (Bocquet 1995 : 46-48) et six à Champlieu (Woimant 1984 : 266-267)– si ces deux dernières sont bien voûtées. Il arrive qu’ils alternent avec des escaliers à ciel ouvert chargés de distribuer la summa cavea, comme à Drevant ou à Champlieu : ce schéma s’accompagne habituellement d’une galerie périphérique qui fait le tour de l’édifice, ce qui n’est pas le cas de la majorité des édifices gallo-romains. On note en effet qu’aux côtés d’édifices de dimensions moyennes, comme Drevant ou Verulamium 4, où l’ambulacre extérieur correspond manifestement à un agrandissement, ce sont des théâtres de plus de 100 m de diamètre comme Mandeure, Neung-sur-Beuvron (Delétang 1988) ou Sceaux-du-Gâtinais (Niffeler 1988 : 144) qui en bénéficient. Dans les édifices dépourvus de galerie, ces accès à la cavea supérieure se greffent sur le réseau souterrain : c’est le cas à Argentomagus qui réussit à desservir les différents circuits d’une cavea de plus de 80 m de diamètre avec quatre couloirs.
41À la différence de la plupart des édifices sur remblai, les murs périmétraux du second théâtre d’Argentomagus ne présentent aucun contrefort. Si une telle absence était assurée pour les murs rectilignes dont l’élévation était parfaitement visible, on pouvait jusqu’à ces derniers mois exprimer des réserves pour le mur curviligne dont le parement extérieur était encore en grande partie enfoui. Or les travaux entrepris en novembre 1996 pour la pose d’un drain périphérique sur plus de la moitié du périmètre extérieur ont mis à nu la maçonnerie antique sur une hauteur oscillant de 0,50 à 1 m (Venzo 1996 : 5-7). Aucune trace d’un contrefort adossé n’a été retrouvée et nous savons par ailleurs qu’il n’y a pas de contrefort intérieur. Un tel parti pris est assez rare –il n’y a guère que le théâtre de Neung-sur-Beuvron où il soit assuré– et il faut souligner le choix fait par l’architecte. Ici encore, il rejoint ses devanciers, ceux des deux derniers états du premier théâtre, qui n’ont pas jugé utile de contreforter le mur extérieur, et même celui du tout premier édifice qui l’a fait de façon très limitée dans un secteur menacé, mais qui s’est bien gardé d’étendre le dispositif à l’ensemble de la circonférence. Il reste à s’interroger sur les raisons d’une telle décision. On peut invoquer pour l’état 1A du premier théâtre la faible masse des remblais et pour l’état 1B l’inutilité d’un tel dispositif, puisque le nouveau mur périmétral supporte des gradins en bois. En revanche, le mur périmétral du second théâtre enferme des remblais de près de 4 m de haut sans recevoir le secours d’aucun contrebutement. Il faut donc le supposer solidement fondé et soigneusement bâti : ce que révèlent en effet les observations que nous avons faites à la suite de J.-P. Adam (1984 : 137). Ce que nous ne savons pas, c’est si le mur a résisté tout au long de ses deux siècles d’existence à la poussée des terres : en l’absence de toute trace de réfection, on peut le penser. En cela le nouveau théâtre a mieux répondu à l’attente de ses constructeurs que le premier théâtre, qui a fait l’objet de diverses réfections. Entre les deux édifices, outre les nouveautés du plan, c’est la qualité du mortier et le savoir-faire du praticien qui ont fait la différence.
5.2.2.2 Pentes et gradins
42La cavea maçonnée du premier théâtre présente une pente faible, de l’ordre de 13 %, et fait un angle de 10° avec l’horizontale. Ces chiffres caractérisent en fait l’édifice tout au long de son histoire et s’appliquent aussi à la cavea en bois : la stratigraphie indique en effet que la pente régularisée du premier état se maintient, sans grand changement, d’un état à l’autre. On peut estimer la dénivellation qui existe entre le sol de l’allée concentrique supérieure et le niveau restitué de l’orchestra à quelque 5 m pour une longueur de 20 m. Même si les documents comparatifs sont rares, car trop peu de théâtres disposent d’une coupe, on peut citer la cavea de Lenzburg qui offre une dénivellation de 7 m pour un rayon de près de 35 m (Niffeler 1988 : pl. 15), celle d’Arleuf qui fait également 7 m de dénivelée pour un rayon de 27,80 m (Olivier 1992b : fig. 4), celle de Neung-sur-Beuvron 8 m pour un rayon de 30 m (Delétang 1988). On s’aperçoit que les faibles performances du premier théâtre d’Argentomagus ne restent pas isolées. L’une des caractéristiques de certains édifices gallo-romains est donc de réduire au minimum la différence de hauteur entre les gradins. On peut supposer qu’un tel choix, qui ne facilitait guère la visibilité, était dicté par des préoccupations économiques. L’installation d’une pente douce permettait en effet de diminuer la masse des remblais, d’alléger les maçonneries et de réduire le coût des travaux.
43Dans son souci de s’adapter au plus près à la pente d’origine afin d’éviter des interventions à la fois difficiles et onéreuses, l’architecte du second état du théâtre d’Argentomagus fait mieux encore : il décide de ne pas corriger la pente naturelle dans les endroits où elle s’infléchit et de laisser les murs la suivre. Ainsi assiste-t-on à une baisse régulière de chacun des murs et de chacun des gradins, du centre à leurs extrémités. Sans doute cette inclinaison est-elle faible, mais ce refus de la mise à l’horizontale dans une cavea maçonnée a dû accentuer le particularisme de l’édifice par rapport aux modèles classiques. Aucun aménagement de ce type n’a jusqu’ici été signalé, mais il serait étonnant que le théâtre d’Argentomagus soit le seul à présenter un dispositif aussi simple : d’autres édifices relevant de la phase d’expérimentations ont dû l’adopter.
44Dernier trait de cette cavea décidément fort différente des autres : les gradins alignés comme autant de bancs indépendants les uns des autres et séparés par un intervalle. Mais ici les comparaisons existent, non seulement en Gaule mais aussi en Italie. En effet la cavea du théâtre de Gioiosa Ionica, dans le Bruttium, repose sur un remblai sablonneux établi selon une pente beaucoup moins forte que d’habitude, précise E. Frézouls (1982 : 370). Or ce qui est mis en place sur 1’aggestus ce ne sont pas des rangs de gradins, mais « des petits murs concentriques séparés par d’étroits passages », dont l’auteur souligne le caractère fort peu classique. La description qu’il en donne et le relevé de P. Coupel indiquent des structures très proches dans leur conception et dans leur réalisation de la cavea d’Argentomagus. La seule différence réside dans l’horizontalité des gradins du théâtre italien, mais l’inclinaison de ceux d’Argentomagus ne change rien au dispositif choisi. Ce qu’il faut souligner pour l’histoire du théâtre gallo-romain, c’est la date de construction du théâtre de Gioiosa Ionica, qui remonterait aux dernières décennies de la République (Frézouls 1982 : 359). E. Frézouls rappelle d’ailleurs que cette réalisation ancienne n’est pas isolée et qu’elle connaît un parallèle à l’ekklesiasterion d’Agrigente.
45Quant aux raisons d’une telle formule, E. Frézouls évoque la mise au point d’une solution régionale pour résoudre le problème de l’équilibre des forces dans le remblai : pour lui, en effet, la construction de ces murs « fragmente la poussée et la rend supportable pour le remblai ». Il n’est pas sûr que les exemples gallo-romains confirment cette vision des choses. Le théâtre d’Argentomagus, comme ceux de Lenzburg et de l’Altbachtal à Trèves (Gose 1972), montre que ces fondations, loin de découper le remblai, sont simplement posées dessus et ne contribuent guère à réduire la poussée des terres. Il faut rappeler par ailleurs que dans tous ces édifices, y compris dans ceux d’Italie, la pente de la cavea est nettement moins forte que d’habitude, ce qui indique que le remblai est lui-même réduit et n’a donc pas spécialement besoin d’être consolidé. Aussi je me demande si nous ne serions pas en présence d’une formule qui associerait la faiblesse de la pente à ce montage si particulier de la cavea qui consiste à faire alterner rangs de gradins et intervalles. Nous avions évoqué, à propos du théâtre d’Argentomagus, une réalisation plus ancienne en bois et nous avions parlé de pétrification pour caractériser le mode d’élévation de la cavea. Étendrons-nous cette hypothèse à l’ensemble des caveae concernées par ce dispositif ? La réponse est difficile : les théâtres de Lenzburg et de l’Altbachtal n’ont pas livré de traces d’un édifice plus ancien qui aurait été réalisé en bois. Cela ne semble pas non plus être le cas à Gioiosa Ionica. Faut-il pour autant renoncer à évoquer une telle filiation ? La tradition du théâtre en bois en Grèce, en Italie et en Gaule est suffisamment attestée pour que l’on n’écarte pas d’emblée une telle hypothèse et pour que l’on explore les diverses sources d’inspiration.
46Ce que révèlent en tout cas les édifices italiens, c’est qu’il existe aux côtés de la cavea classique à gradins continus, un dispositif moins canonique où les gradins alternent avec des intervalles qui peuvent être utilisés comme autant de passages au moment de l’entrée ou de la sortie des spectateurs et qui leur servent de repose-pieds, une fois qu’ils sont assis. Il s’agit là d’une pratique peu répandue, qui a peut-être été limitée à une région et à une période assez précoce de l’histoire du théâtre romain. Il semble bien cependant que ce soit à cette série que certains édifices gallo-romains aient emprunté leur façon de monter la cavea. Une telle possibilité suggère que les architectes chargés de réaliser des théâtres pour les Trois Gaules ne l’ont pas fait en se limitant aux seules ressources locales, mais qu’ils ont également inventorié les différentes possibilités que leur offraient les réalisations italiennes.
47L’architecte du second théâtre d’Argentomagus va évidemment rompre avec un modèle qui devait apparaître en plein iie s. comme le symbole d’un archaïsme totalement dépassé : il adopte les nouvelles normes. Les gradins alignent désormais des rangées parfaitement horizontales ; les blocs des sièges n’alternent plus avec des intervalles ; la cavea offre une série continue de gradins. Mais nous savons que cette nouvelle cavea hérite de tout l’équipement en grand appareil de l’ancienne et que les constructeurs réutilisent en particulier des blocs de gradins deux fois moins larges et deux fois moins hauts qu’ailleurs. Nous avons détaillé la façon assez astucieuse dont l’architecte a résolu le problème de la largeur du gradin et celle, moins heureuse, en tout cas moins confortable pour le spectateur, dont il a réglé celui de la hauteur (cf. supra § 4.2.2.1). Ainsi a-t-il mis au point une formule qui n’est guère représentée ailleurs : le tableau xxxvi rassemble les dimensions que présente un rang de gradins dans six théâtres gallo-romains et les confronte aux normes données par Vitruve (V, 6, 2)6. Par ce trait encore, le nouveau théâtre d’Argentomagus apparaît comme le successeur de l’ancien : il corrige, il améliore, parfois même il arrive à masquer certaines choses, mais il ne peut pas faire table rase de l’édifice précédent : ses constructeurs sont tenus de remployer les éléments en pierre de sa cavea.

TABL. XXXVI – Comparaison des mesures d’un rang de gradins : confrontation entre les recommandations de Vitruve et les données des théâtres d’Argentomagus, de Dalheim, d’Épiais-Rhus, de Lenzburg et de Trèves-Altbachtal (mesures calculées d’après les plans).
48On peut évidemment s’interroger sur les raisons d’une telle obligation. La première qui vient à l’esprit est d’ordre financier : la construction d’un nouveau théâtre est une entreprise fort lourde pour les commanditaires et l’on choisit de réduire au minimum les dépenses consacrées au grand appareil, puisque l’on dispose des centaines de blocs du premier théâtre. Mais on peut aussi considérer que par rapport au coût global du théâtre, l’économie réalisée est mince : le calcaire est sur place et il ne doit pas manquer de bons tailleurs de pierre ; il faudra d’ailleurs faire appel à eux pour retailler certains blocs et compléter le lot existant. Cette réduction des dépenses, les commanditaires pourraient en fait la payer fort cher : leur cavea « bricolée » n’est pas plus conforme que la première aux modèles en vigueur et leur entreprise ambitieuse risque d’être gâchée par une telle décision. En réalité, nous ne savons pas si c’est ainsi qu’a réagi le public et nous n’arrivons pas à saisir les raisons de telle ou telle pratique. Des données comparatives plus abondantes nous aideraient peut-être à éclairer certaines choses.
5.2.3 Les lieux du jeu
5.2.3.1 L’orchestra
49Nous ne reviendrons pas ici sur les différents dispositifs de l’orchestra, et en particulier sur la présence d’un plancher (cf. supra § 4.2.3). Comme nous ne pourrons pas comparer cette seconde orchestra à la première, puisqu’il ne reste aucune trace de celle-ci, nous essaierons plutôt de confronter les données rassemblées à Argentomagus avec celles d’autres édifices. Jusqu’à présent, semble-t-il, aucune orchestra gallo-romaine n’a livré les vestiges de supports en pierre pour un plancher. En revanche, certains édifices ont révélé la présence de trous de poteaux dans le sol de l’orchestra : c’est en particulier le cas à Blicquy, à Jublains, à Naintré et à Verulamium. À Jublains, les trous de poteaux se répartissent en limite de l’orchestra (Dumasy 1993 : 67-68) ; à Naintré, ils s’alignent sur les murs de la scène (Bocquet 1996), tandis qu’à Blicquy (Gillet et al, 1996 : 197-198) et à Verulamium, ils sont nombreux à percer la superficie de l’aire plane. Au théâtre de Verulamium, c’est vers les années 160-170, lors des travaux de remaniement du second état, que l’on transforme le sol de l’orchestra, constitué à l’origine d’une couche de mortier étalé sur le terrain naturel (Kenyon 1935). La surface de l’orchestra est alors partagée en deux secteurs. Le premier s’étend du pied de la scène jusqu’aux entrées diamétrales débouchant dans l’orchestra ; il est recouvert d’un remblai de sable orange. Le second, correspondant au demi-cercle qui fait face à la scène, présente une série de trous de poteaux carrés répartis sur toute sa surface ; une rangée de poteaux située dans l’alignement des murs des allées diamétrales assure la séparation avec l’autre secteur. Ainsi est créé en bordure de la cavea un secteur préservé, à l’écart de la circulation.
50K. Kenyon suppose qu’il était occupé par une plate-forme dressée sur les poteaux et sur laquelle on installait des sièges supplémentaires : elle évoque à leur sujet les longues marches basses où prenaient place les notables. On aurait donc affaire à un ensemble de sièges d’honneur occupant non pas la bordure, mais toute une moitié de l’orchestra et l’on peut s’étonner qu’une aussi grande surface soit réservée aux notables. Aussi serais-je tentée, en m’inspirant de l’orchestra d’Argentomagus où existe déjà un gradin d’honneur maçonné, de proposer une autre utilisation de cet espace : sa vaste superficie, son sol en bois pourraient accueillir certains éléments de la représentation théâtrale, en particulier les musiciens dont le rôle était essentiel dans le spectacle. Or, où les placer sur une scène réduite à une estrade de quelques dizaines de mètres carrés et qui n’offre aucune des annexes du bâtiment classique ? À ces préoccupations spatiales, peut-être faudrait-il ajouter d’autres considérations. F. Dupont rappelle en effet l’infamie qui touche tous les artistes du théâtre, les acteurs évidemment, mais aussi les chanteurs, les danseurs et les musiciens dès lors qu’ils montent sur la scène (1985 : 95-96). Et elle cite l’habitude prise sous l’Empire de placer les musiciens dans les coulisses ou sur les gradins pour les tenir à l’abri de l’infamie. Ne pourrait-on pas évoquer la mise en place de dispositifs de ce type dans les théâtres gallo-romains où les annexes sont très réduites et les places dans la cavea trop peu nombreuses ? Dans l’attente de nonvelles fouilles qui enrichiraient notre documentation, nous pourrions retenir l’idée que l’une des raisons d’être de ces orchestras est d’offrir une vaste superficie à des fonctions diverses liées tantôt au service de la scène, tantôt à celui de la cavea.
5.2.3.2 La scène
Les dimensions du plateau
51Si nous n’avons aucune donnée sur la scène du premier théâtre, du moins pouvons-nous apprécier l’évolution de celle du second théâtre puisqu’elle a fait l’objet d’une réfection. Ces travaux ont consisté à agrandir et à exhausser un plancher qui présentait à l’origine une hauteur de 0,50 m et une superficie de 56 m2 (10,85 m x 5,15 m). La nouvelle estrade se situe désormais à une hauteur que nous avons estimée entre 0,80 et 1,20 m et offre une surface d’évolution de 70 m2 (10,85 m x 6,40 m). Plus vaste, plus élevée, mieux visible, elle indique le succès des représentations théâtrales à Argentomagus, et ce témoignage confirme ce que nous observons ailleurs. Lorsque la scène des théâtres gallo-romains est reconstruite, comme c’est le cas à Saint-Cybardeaux ou à Verulamium, c’est toujours avec des dimensions supérieures. La tendance est donc à l’extension de l’aire de jeux et nullement à sa réduction.
52On a par ailleurs si souvent insisté sur l’atrophie de la scène gallo-romaine qu’il est important de donner des chiffres (fig. 226). Si sa longueur oscille de 6,50 m à 18 m, sa largeur se situe entre 4 et 9 m. On s’aperçoit qu’avec une telle profondeur, la scène gallo-romaine rejoint la scène romaine, et l’on peut se demander pourquoi il n’y a guère de variation d’une série à l’autre. Ce sont en fait des contraintes techniques qui déterminent la profondeur de la scène romaine, puisque celle-ci comporte un plancher porté par des poutres qui reposent elles-mêmes sur des supports. C’est donc la longueur des poutres qui dicte la largeur de l’estrade. Or les poutres ne dépassent guère 8 à 9 m de longueur, la moyenne se situant autour de 5 m. Sans doute est-il possible d’installer une ligne de piliers maçonnés comme au théâtre de Lyon (Wuilleumier 1951) ou des poteaux de bois comme à celui de Verulamium. Mais on y recourt en fait assez rarement dans les théâtres classiques, et l’on peut penser que ce n’est guère la pratique dans les édifices gallo-romains. C’est donc essentiellement la longueur de la scène –et peut-être aussi parfois la hauteur– qui est affectée par les réductions.

FIG. 226 – Théâtres de type gallo-romain. Plan de la scène : a Sanxay (Vienne) ; b Drevant (Cher) ; c Verulamium phases 2 et 3 (Saint-Albans, Hertfordshire, GB).
U. Nieffeler d’après J. Formigé, G. Mallard et K.K. Kenyon
53La diminution de la scène est en fait liée à sa situation. En effet, à partir du moment où elle est installée dans l’aire plane, sa longueur ne peut dépasser le diamètre de celle-ci ; elle lui est même habituellement inférieure puisqu’il faut laisser de la place aux entrées dans l’orchestra. Ces constatations faites, on peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à l’intégration du plateau scénique dans l’orchestra, mais ce n’est pas ici le lieu pour y répondre. Quant à la hauteur de la scène, il est très rare que l’on dispose de données sûres, car les murs de support sont arasés ou conservés sur quelques assises seulement. Comment dans ce cas retrouver la hauteur que le plateau présentait dans l’Antiquité ? Pour la seconde scène d’Argentomagus, nous n’avons pu fournir qu’une évaluation entre 0,80 m et 1,20 m. Le minimum est donné par la hauteur conservée des murs du plateau, alors que le maximum est suggéré par l’élévation du mur de frons scaenae. En revanche, pour la première scène nous avons avancé le chiffre de 0,50 m, qui s’appuie sur des observations architecturales et en particulier sur la fossilisation des murs primitifs. Nous nous étions étonnés qu’un plateau scénique puisse présenter une élévation aussi faible, mais l’édifice d’Arleuf confirme que cela est possible. L. Olivier observe en effet que les deux marches qui faisaient communiquer la scène avec l’orchestra sont encore en place (992b : 58). Comme elles offrent une hauteur de 0,35 m, il en déduit que la scène ne s’élevait guère plus haut. Si l’on pouvait se demander si les assises encore en place à Argentomagus correspondaient bien à la hauteur initiale, l’on doit désormais retenir ce témoignage provenant d’un autre édifice et considérer qu’une série de scènes gallo-romaines dépassent d’assez peu le sol de l’orchestra.
La frons scaenae
54C’est intentionnellement que nous employons cette expression : il s’agit de souligner la fonction du mur du fond du plateau et de rappeler que ses caractéristiques sont liées à la scène et aux ludi scaenici. Ce qui ne nous empêchera pas de souligner les nouveautés qu’il présente lorsqu’il s’agit d’un théâtre gallo-romain.
55Nous commencerons par les portes, car elles sont l’un des plus sûrs moyens d’affirmer sa fonction théâtrale. Or jusqu’à ces dernières années, on avait pris l’habitude de considérer que le mur du fond de l’estrade était tellement ruiné qu’il était inutile d’espérer en retrouver des traces plus explicites. Nous avions cependant sous les yeux les bâtiments des édifices de Drevant et de Sanxay qui présentent deux ouvertures sur le mur de façade, alors que le dispositif est complété par une entrée axiale sur le mur arrière à Sanxay et une entrée sur chacun des murs latéraux à Drevant. J. Formigé considérait que les deux ouvertures de Sanxay débouchaient sur une scène en bois qui pouvait être dressée en avant du bâtiment qu’il identifiait à unpostscaenium (1944 : 95). Cependant on hésitait à le suivre car il s’agissait d’un édifice à arène. Or la fouille du théâtre d’Argentomagus a révélé deux ouvertures dans le mur situé entre postscaenium et scène et une ouverture axiale dans le mur arrière du postscaenium : c’est, le plateau scénique en moins, ce que nous avons à Sanxay et à Drevant. Ainsi les données se confirment-elles mutuellement et l’on peut désormais assurer que le mur de scène gallo-romain comporte deux portes et non pas trois. Il faut y ajouter celui du théâtre d’Eu, célèbre par les grandes plaques d’une inscription gravée sur une architrave qui repose sur cinq colonnes (Mangard 1982 : 35-36). Or les bases de ces colonnes se situent à 1 m en avant d’un mur percé de deux ouvertures : il ne peut s’agir que de la frons scaenae. Le deuxième état du théâtre de Verulamium présente le même nombre de colonnes disposées à 1,50 m en avant du mur qui sépare le plateau scénique du postscaenium (Kenyon 1935). Ce dernier présente une entrée axiale, mais aucune ouverture n’apparaît dans le mur de scène, sûrement trop ruiné. Dans ces deux derniers édifices, la présence de cinq colonnes confirme d’ailleurs l’absence d’une porte centrale, puisqu’une colonne axiale en occupe la place.
56Enfin, si l’on veut évoquer rapidement les raisons du passage de trois portes à deux portes, on pensera à la réduction de la longueur de la frons scaenae : deux portes suffisent alors à assurer le passage des acteurs et les jeux scéniques. Sans doute s’agit-il d’une rupture nette avec les trois portes du théâtre romain. Mais si dans la partie orientale de l’Empire, l’on garde souvent les cinq portes de la tradition hellénistique (Frézouls 1972 : 404-409), pourquoi n’innoverait-on pas en Gaule romaine avec un nombre qui convient mieux aux dimensions des édifices ?
57La restitution qui a été proposée pour le décor de la frons scaenae du théâtre d’Argentomagus est la première qui ait pu être tentée pour un édifice de type gallo-romain (cf. supra, § 4.2.4.2). Il faut en effet laisser de côté celles qui ont été dessinées pour le théâtre de Verulamium (Kenyon, Frété s.d.) et pour l’édifice de Sanxay (Aupert 1992 : 46). Même si elles sont assez suggestives, elles comportent trop peu d’éléments assurés, alors que celle du théâtre d’Argentomagus ne s’appuie que sur des fragments conservés, qu’il s’agisse des chapiteaux de pilastre, des cannelures en stuc ou de la corniche. Ce qui reste évidemment discutable, ce sont les différentes hauteurs ainsi que le rythme des supports verticaux. Nous ne nous attacherons donc pas aux détails du décor ; nous soulignerons plutôt le parti pris d’ensemble. Ce qu’évoque en réalité cette frons scaenae, c’est un portique avec une élévation et un couronnement : c’est le principe même du décor du mur de scène, comme le rappelle E. Frézouls (1982 : 408). Ici, ce portique ne comporte qu’un seul niveau à la différence des deux ou trois étages des grands édifices. De plus, il reste totalement plat sans le moindre retrait courbe ou rectiligne qui s’articulerait avec les ouvertures et soulignerait la structure architecturale. Par ailleurs, il s’agit d’un ordre plaqué plus encore qu’engagé, puisqu’il se détache fort peu du mur lui-même ; enfin il fait appel aux ressources de la peinture pour donner couleur et relief à une façade qui risquerait d’être fort terne. Tous ces traits l’éloignent assez peu en fait des modèles romains ; ils l’installent seulement dans le registre mineur qui est celui des théâtres gallo-romains. Il n’est d’ailleurs pas sûr que certains théâtres classiques ne se rapprochent pas de cette série : on peut évoquer en particulier celui de Fréjus, qui présente une frons scaenae rectiligne et une décoration architectonique simplifiée, sans doute complétée, de l’avis de J. Formigé, par la peinture (1921 : 128-130). La nouveauté, si nouveauté il y a, se situe en fait dans le passage de trois portes à deux et non dans le décor lui‑même.
58Cependant la frons scaenae d’Argentomagus n’est pas en elle-même représentative de l’ensemble du décor scénique gallo-romain. Si on la compare en effet à celle d’autres édifices, on s’aperçoit qu’elle y occupe une place modeste, car elle n’offre que fort peu d’éléments sculptés : la corniche ne comporte pas de modillon et elle apparaît comme le seul élément de l’entablement. Sans doute les choix ont-ils été justifiés (cf. supra § 4.2.4.2), mais ils reposent en partie sur l’absence de vestige. C’est un tout autre paysage que l’on découvre au théâtre de Genainville (Mitard 1993 ; Lootgieter 1997) ou à celui de Vendeuil-Caply (Belot 1992) où plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de fragments de sculptures ont été recueillis au pied du mur de scène. S’il faut d’abord se demander avec E. Belot si à Vendeuil-Caply tout provient bien de la scène –il remarque qu’il ne s’agit pas d’un décor effondré sur place, comme c’est le cas à Argentomagus, mais d’éléments divers qui ont subi les étapes de la destruction, de la récupération et enfin de l’abandon– on constate ensuite la grande variété des fragments où l’on distingue des séries relevant du décor architectural, puis des éléments appartenant à des bas-reliefs et d’autres relevant de sculptures en ronde-bosse. À Genainville, on observe la présence de deux ensembles décoratifs presque complets, ce qui suggère l’existence de deux étages (Lootgieter 1997). Tout cela évoque une grande variété de la frons scaenae gallo-romaine, dont l’importance et la richesse varient probablement en fonction même des dimensions de l’édifice et des ressources du commanditaire. Il n’est pas douteux en tout cas que les années qui viennent permettront d’écrire un chapitre –difficile mais très intéressant– sur le décor de la scène gallo-romaine.
5.3 Le dernier acte
5.3.1 La mort brutale du premier théâtre
59De tous les moments de la vie d’un théâtre antique, c’est peut-être celui de sa disparition qui est le plus mal connu. On sait très rarement quand et comment il meurt. Cependant ces instants ont laissé des traces que nous avons essayé de saisir. Et elles nous ont suggéré une réflexion sur la mort de chacun des deux édifices.
60Le premier théâtre disparaît brutalement, à la suite de la décision prise par les autorités de le démolir, mais de le démolir pour reconstruire immédiatement au même endroit un nouveau théâtre, plus grand et plus beau. Une telle décision a des conséquences sur la conduite de l’opération : la phase de démolition n’est en effet que la première phase du chantier de construction. Et il ne s’agit pas seulement de détruire et de faire place nette, mais aussi de récupérer une part importante des matériaux de construction afin de les réemployer dans le nouvel édifice. Aussi tout le grand appareil est-il soigneusement démonté et stocké à proximité immédiate du chantier. Quant aux moellons des murs dérasés, ils sont probablement concassés pour servir au blocage des futurs murs. La démolition s’arrête à la partie basse des murs ; on ne touche ni aux sols de circulation ni aux fondations des gradins, car ils constituent des niveaux tassés qui fournissent au nouvel édifice un sous-sol stabilisé. Cette opération a dû être menée rapidement car elle n’a laissé que très peu de traces : un bloc de gradin abandonné, une marche brisée, une cruche cassée… Ensuite tout a été recouvert d’un épais remblai. Ce sont ces terres rapportées qui ont scellé les niveaux d’occupation et assuré la conservation du premier théâtre Argentomagus. La fouille l’a fait réapparaître au grand jour, dépouillé de tous ses blocs, mais propre comme l’est un squelette décharné. Même dans cet état, quelle proie de choix pour les archéologues !
5.3.2 La mort lente du second théâtre
61Le second théâtre meurt de mort lente, une mort faite de moments d’abandon qui alternent avec des périodes de récupération de matériaux, une mort qui prolonge sur plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, la disparition de l’édifice. En effet après une période de fermeture difficile à estimer mais qui a laissé les sols des couloirs se désagréger, commence la démolition de l’édifice. Si toutes les parties du monument sont touchées, l’opération se déroule cependant de façon moins systématique que dans le premier théâtre. Sans doute récupère-t-on en priorité les gradins, les marches, les seuils, mais on en laisse quelques-uns ici ou là. On démonte l’entablement du mur de scène, mais on ne touche pas aux pilastres engagés. On brise et on débite sur place les gros blocs ; on rejette dans l’une des entrées de l’orchestra les fragments de tegulae du toit du postscaenium. Bref, le théâtre devient un chantier longuement fréquente, avec des zones de travail, des zones de circulation et des secteurs dans lesquels les ouvriers s’installent pour des périodes plus ou moins longues. Ce sont les derniers moments de la vie du théâtre. Bientôt le site sera à l’abandon ; l’on y jettera les déchets les plus divers et le monument deviendra une ruine.
62Ce qu’il faut souligner dans l’histoire des deux théâtres successifs d’Argentomagus, c’est que le coup mortel est porté à chaque fois par les populations gallo-romaines. Dans le premier cas, c’est pour laisser la place à une nouvelle construction ; dans le second, c’est pour récupérer des matériaux qui seront utilisés ailleurs. Sur certains sites, nous savons que c’est pour des bâtiments à fonction défensive, comme à Dalheim où 360 blocs provenant des gradins supérieurs ont servi dans les fondations d’un poste militaire, un burgus installé à proximité (Krier 1992 : 123). À Argentomagus, nous ignorons à quel usage ont servi les matériaux du second théâtre, mais nous savons que c’est la génération des années 380 qui a donné le signal du dépeçage. Les récupérateurs ultérieurs n’auront plus qu’à terminer le travail.
Notes de bas de page
1 G.-C. Picard a cru que certaines dalles de gradins portaient des lettres indiquant des places réservées (1968 : 327). Mais il renonça par la suite à cette interprétation qui ne trouva pas de confirmation. De notre côté, nous n’avons rien retrouvé de tel sur les gradins étudiés. Seul, un des fragments de bloc réutilisés dans l’orchestra présente une trace qui pourrait faire penser à un V (fig. 188).
2 Il sera publié dans le tome consacré aux édifices de spectacle du manuel d’architecture gallo-romaine qui est en préparation sous la direction de P. Aupert.
3 En revanche, on n’utilisera pas des arguments qui insistent sur le caractère théâtral de l’édifice primitif (tracé outrepassé, date précoce de construction) et sur celui du second édifice pour en déduire que le dernier état du premier monument ne peut être qu’un théâtre. Nous savons en effet que l’édifice d’Augst a subi une série de transformations qui l’ont fait passer de l’état de théâtre à celui d’édifice à arène pour redevenir un théâtre, lorsqu’à été construit un amphithéâtre (Schwarz 1991 : 92-95).
4 L’absence de couvrement des passages rayonnants de la cavea gallo-romaine est plus fréquente qu’on ne le penserait. Il suffit d’observer les niveaux de circulation pour s’apercevoir qu’il ne peut en être autrement à Aubigné, à Jublains, à Lenzburg et dans bien d’autres édifices.
5 Il semble bien qu’au théâtre d’Alésia, certains des contreforts appartiennent à une phase de réfection. Il faudrait donc distinguer une première série d’édifices où les contreforts sont d’origine, d’une seconde où les contreforts sont ajoutés pour consolider l’édifice.
6 Ce tableau est proposé ici à titre indicatif, car la majorité des mesures a été prise sur les plans et non sur les structures. Les marges d’erreur peuvent être importantes, comme elles le sont sans doute aussi dans les équivalences proposées en mesures romaines.
Auteur
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Françoise Dumasy
Professeur à l’université de Paris I
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