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Architecture et société néolithique

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Anick Coudart

Chapitre 5. Troisième niveau d’hypothèses

Texte intégral

1La maison –produit matériel et social, par excellence– est ici un moyen d’aborder l’identité culturelle et la structuration sociale des populations néolithiques danubiennes. À cet égard, les modèles interprétatifs sont encore à construire. On trouvera dans le chapitre qui va suivre quelques hypothèses qui vont dans ce sens.

5.1 L’usage et les fonctions de la maison rubanée

5.1.1 Les trois parties de la maison rubanée

2Nous avons vu que la maison rubanée la plus commune se divisait en trois parties, lesquelles occupaient respectivement un cinquième, un peu plus de la moitié et un quart de la superficie totale.

5.1.1.1 La partie frontale

3La partie frontale et l’entrée d’une habitation constituent un espace de transition entre le monde extérieur et le monde intérieur, un passage entre le public et le privé... Un lieu qui n’est jamais anodin. De façon discrète (orientation de la porte, par exemple) ou ostentatoire (aspect monumental de la façade, ornementation, présence d’objets, etc.), la fonction de la construction, l’origine, la place et le rôle de l’unité domestique impliquée y sont affichés. C’est un lieu privilégié où une maisonnée peut exprimer sa position et ses rapports avec les autres, marquer son intégration ou, au contraire, revendiquer son statut.

4Nous avons considéré la société rubanée comme une société égalitaire et acéphale dans laquelle l’individu et le pouvoir personnel étaient fortement conditionnés par l’identité collective (cf. chap. 4 : § 4.5). On pourrait donc supposer que les habitations d’un village rubané étaient uniformes. Il n’en a rien été. La partie frontale de la maison a, par exemple, toujours été aménagée selon au moins deux formes différentes (cf. chap. 4). Une question se pose alors, concernant les facteurs qui ont pu entraîner cette diversité relative.

5Le doublement des poteaux de la partie frontale a été interprété comme une technique de support d’une plate‑forme de stockage. Cette hypothèse est confortée par la découverte d’une plus grande quantité de glumes de blé et graines de mauvaises herbes (généralement associées aux céréales) dans les fosses à détritus des maisons à grenier de Langweiler 8 ; mais la proportion des grains de blé carbonisés et des meules n’est pas liée au type de partie avant. On pourrait donc supposer que la gestion des céréales (battage, stockage, redistribution, etc.) était l’affaire des habitants d’une maison à grenier, et leur consommation celle de toutes les unités domestiques (Lüning 1982a ; 1982b : fig. 18 ; Knözer 1988).

6Il est, par ailleurs, remarquable que la longueur de la partie avant de la maison ait varié en fonction de son aménagement (cf. chap. 2). À chaque type de partie frontale, pouvait donc correspondre une fonction nécessitant une superficie différente. Il est certes impossible d’évaluer la fonction des autres types de partie avant ; mais nous venons de voir que, dans un certain nombre de cas, on peut envisager l’hypothèse d’une partie frontale réservée à une activité économique spécifique : le stockage et, peut‑être, la redistribution des produits conservés.

7Le fait que certaines habitations aient pu se distinguer des autres par leur fonction économique peut paraître contradictoire avec le principe selon lequel la discrimination et le pouvoir personnel sont extrêmement limités dans une société égalitaire acéphale. Mais, il s’agit ici d’une fonction, et non d’une accumulation de « richesse ». En réalité, si l’on considère que le grenier était installé à hauteur de l’entrée –un lieu visible et, donc, contrôlable par tous–, on peut imaginer que l’unité domestique, qui était en charge du grenier, avait des comptes à rendre aux autres maisonnées.

8La véritable transition « public/privé » devait plus probablement se situer au niveau de la séparation entre les parties avant et centrale ; une séparation qui était, dans le cas d’une partie avant « virtuelle », en contact direct avec l’extérieur (soit 33 % de l’échantillon). On retrouve les traces de cet aménagement dans 93 % des maisons étudiées ; lequel est, dans plus de 75 % des cas, un couloir délimité par deux tierces de trous de poteau. L’uniformité de cette séparation apparaît en contrepoint de la grande diversité de la partie frontale.

  • 1 Il a été admis (cf. chap. 2) que c’est la présence de la séparation qui, d’un point de vue analytiq (...)

9Reste à rendre compte des vestiges qui n’ont pas livré de partie frontale (5,5 % de l’échantillon), les maisons bipartites1. Cette configuration est intéressante car elle montre que la partie médiane de l’habitation pouvait être en contact direct avec le milieu extérieur ; de ce fait, elle était probablement concernée par le domaine public.

5.1.1.2 La partie médiane

10Parfois en prise directe sur le monde extérieur mais généralement séparée de celui‑ci, la partie médiane semble avoir été un domaine à la fois réservé et accessible. En effet, au vu des concentrations de matériel détritique mises au jour dans les fosses extérieures, au niveau de la partie médiane de la maison (cf. chap. 3 : fig. 84), on peut considérer celle‑là comme un lieu dédié aux activités domestiques. Son accessibilité directe en fait également un lieu potentiel de réception des visiteurs. Au regard de cette hypothèse, on peut envisager que l’aménagement de la partie médiane pouvait servir à exprimer, en direction des autres membres de la communauté, l’idiosyncrasie de l’unité domestique qui l’occupait.

11On constate que, dans certains villages, les maisonnées ont agencé la partie médiane de leurs demeures de la même manière ; dans d’autres, au contraire, son aménagement a varié d’une maison à l’autre (cf. chap. 4). Il semble que la variation ait été faible ou nulle dans les sites de petite ampleur (comme Miskovice ou Missy‑sur‑Aisne) ou isolés (comme Cuiry‑lès‑Chaudardes ou Hienheim). En revanche, dans les villages installés dans un réseau important (Langweiler ou Bylany, par exemple), la variation était élevée. Quelles qu’aient été les causes qui ont entraîné la diversité des aménagements, on remarque qu’il n’y a pas de relation entre le nombre de trous de poteau de la partie médiane et la longueur de celle‑ci (R = 0,54). Cette longueur ne semble d’ailleurs pas avoir varié en fonction de l’agencement. La diversité des aménagements ne pouvait donc correspondre à différents besoins en superficie ; à cet égard, il est probable que le nombre des occupants n’a guère eu d’influence. On considérera donc que la partie médiane n’était pas réservée au couchage, mais à l’accomplissement de certaines activités domestiques, voire à l’accueil des visiteurs.

5.1.1.3 La partie arrière

12Située à l’extrémité du bâtiment, après un deuxième couloir de séparation, la partie arrière était la zone la plus retranchée de l’habitation. En tout état de cause, son accès était le moins direct. Il est probable que le visiteur n’y était pas admis. Outre la présence du deuxième système de séparation, certains présupposés théoriques et plusieurs observations vont dans le sens de cette hypothèse.

13La banalité et le caractère « quantitatif » de son aménagement ne pouvaient en faire un lieu public : la disposition des poteaux n’y était qu’une simple succession de tierces, sans élaboration particulière. Il ne semble alors pas que les Rubanés aient cherché à y exprimer quoi que ce soit. Si la partie arrière avait été un espace de réception, son aménagement aurait montré un degré de sophistication, à tout le moins, équivalent à celui des autres parties. En revanche, si les seuls membres de la maisonnée y avaient accès, le « message » pouvait être banal. Les membres d’une unité domestique partagent, en effet, une même représentation de leur monde intérieur, laquelle n’a alors pas besoin d’être ostentatoire.

14On a vu (cf. chap. 2) que la longueur et le nombre de travées de la partie arrière étaient fortement corrélés (R = 0,80). Contrairement à ce que nous avons observé pour la partie médiane, tout semble s’être passé comme si l’ajout d’une travée supplémentaire avait entraîné une augmentation de la surface. On postulera donc que le nombre des occupants n’était pas étranger à cette relation ; et on accordera à la partie arrière ce que nous avons refusé à la partie médiane, à savoir qu’il s’agissait probablement d’une zone d’intimité, voire de couchage.

15D’autre part, c’est pour les villages les plus grands que les travées de la partie arrière varient le plus en nombre. Celui‑ci est, en revanche, relativement constant pour les petits sites. Tout semble s’être passé comme si la probabilité de rencontrer des unités domestiques de différente taille, dans un village, avait augmenté avec l’envergure de celui‑ci (cf. chap. 4 : fig. 111d, e).

  • 2 En effet, le porc est un animal affectueux et relativement intelligent, qui se comporte facilement (...)

16Plusieurs préhistoriens ont interprété la section arrière comme une étable (Modderman 1970 ; Startin 1978, en particulier). L’argument avancé en faveur de cette hypothèse est la trace d’une tranchée de fondation observée en périphérie de la partie arrière, dans 42 % des maisons étudiés. Ces vestiges correspondraient aux fondations d’un mur de planches verticales jointives, plus résistant qu’une paroi de poteaux et de clayonnage et, de ce fait, mieux adapté à la présence d’animaux. Plusieurs observations viennent cependant contredire cette interprétation :
– nous avons indiqué (cf. chap. 3) qu’en l’absence de liaison transversale, un tel ouvrage est physiquement instable ;
– la paroi afférente à cette tranchée avait, semble‑t‑il, les mêmes caractéristiques que le reste des murs, à savoir des poteaux simplement fichés dans des trous ;
– la superficie de la partie arrière est souvent trop exiguë pour avoir abrité des bœufs ou des vaches ;
– en l’absence de porte latérale, on imagine difficilement un troupeau (même de caprinés) traversant, sans dommage, la majeure partie de l’habitation pour atteindre son lieu de stabulation ; quant aux porcs (omnivores et peu nombreux), ils pouvaient très bien divaguer librement dans la maison, à l’image de ce qui se passe chez beaucoup de populations traditionnelles2 ;
– et, enfin, les analyses effectuées à Olszanica, pour mesurer le taux des nitrates conservés dans le sol, vont à l’encontre de la présence d’une étable (Milisauskas 1986 : 82) ; accentué par la présence d’animaux, ce taux devrait être plus élevé dans la partie arrière de la maison ; non seulement il n’en est rien, mais la densité des nitrates est plus importante à l’extérieur.

17Rappelons que Soudskỳ (1969) concevait la partie arrière de la maison comme une zone réservée au stockage. Il fondait son argument sur une observation unique : celle d’un grand vase à provision enterré dans le sol d’une maison de Bylany. Jusqu’à présent, aucune autre donnée n’est venue conforter cette hypothèse.

5.1.1.4 Une division sexuelle de l’espace ?

18Nous avons admis que l’analogie ne constitue pas une démonstration (cf. chap. 1). Cependant, la fréquence de certains comportements ne saurait être négligée. L’ethnologie des sociétés sédentaires primitives ou industrielles nous montre que l’espace habité est généralement sexué : espaces féminins et espaces masculins sont différenciés. Cette relation antagonique peut être matérialisée ou symbolique. On constate que le champ du domestique accepte le masculin, tout en relevant généralement du féminin ; par ailleurs, il peut être ouvert ou fermé aux étrangers. Dans les sociétés primitives où les rapports de parenté jouent comme rapports sociaux de production, et où le rôle économique des femmes est, au moins, aussi fondamental que celui des hommes, l’espace féminin (et donc celui des activités domestiques) ne peut être confiné, ni fermé au reste de la société.

19Au regard de ces considérations, et pour ce qui concerne la maison rubanée, on pourrait envisager que la section centrale de l’habitation, domestique et conviviale (cf. § 5.1.1.2), ait été féminine. En contrepartie, la section arrière, plus retranchée, pourrait avoir été masculine.

5.1.2 Des maisons postrubanées difficiles à évaluer

20Même si le concept architectural de la maison rubanée a sous‑tendu les constructions postrubanées, les vestiges de leurs composantes restent difficiles à catégoriser. Les variations régionales compliquent, par ailleurs, terriblement le repérage de régularités architecturales.

21On constate que la tripartition ou, du moins, la partition a été maintenue. On retrouve la trace d’un ou plusieurs couloirs de séparation dans des maisons d’appartenance culturelle très différente, comme celles de Charmoy, Villeneuve‑la‑Guyard, Blicquy, Irchonwelz ou Krakow‑Mogila. La séparation est parfois limitée à une seule tierce de trous de poteau (comme à Charmoy et Libenice) ou une tranchée (cf. les sites Rössen et Grossgartach de la région du Rhin et de la Ruhr, les sites Lengyel de Kujawie et celui de Postoloprty). À Zwenkau‑Harth et Hienheim, certains vestiges (traces de tranchée de fondation ou fosses creusées le long des deux premiers tiers de la maison) qui vont généralement de paire avec la présence d’une partie arrière, suggèrent existence de celle‑ci.

5.2 La normalisation de la maison et la variance de ses composantes architecturales

22Les vestiges de son architecture soulignent la cohérence culturelle de la communauté rubanée. Quant à ceux de l’architecture postrubanée, ils rendent parfaitement compte de la régionalisation culturelle qui, durant de la première moitié du Ve millénaire avant notre ère, a de manière irréversible « désuni » l’Europe danubienne.

5.2.1 L’articulation du modèle et des composantes

23Comme toute société, la société rubanée était à la fois un tout (une entité culturelle) et un ensemble d’unités distinctes (des individus et des maisonnées). Nous verrons plus loin pourquoi cette société demandait à être « égalitaire », et bénéficier de l’expression de chaque unité individuelle.

24À l’image de la société qui l’a produite, la maison rubanée était donc un modèle architectural –par le biais duquel les maisonnées ont affirmé et confirmé leur appartenance au groupe– et un abri particulier, celui de l’unité domestique qui l’habitait. D’un point de vue analytique, les deux extrémités de cette relation sont distinguables : on a, d’un côté, une stabilité (à savoir une uniformité architecturale) et, de l’autre, des différences qui impliquent une discontinuité, une juxtaposition de formes culturellement aléatoires. Mais c’est dans l’entre‑deux –dans un registre de variations culturellement définies– que la réalité rubanée s’est affirmée et a atteint sa cohérence et sa cohésion. Au sein de cette réalité, normalisation culturelle et diversité individuelle s’articulaient selon une dynamique (une variabilité) génératrice du registre des formes architecturales que nous avons définies au chapitre 2.

25Nous avons vu (cf. chap. 4) que les facteurs, dont avaient pu dépendre l’uniformité et la variation de la structuration spatiale et celles de la partie centrale, n’étaient probablement ni économiques ni liés à la taille de l’unité domestique. Lorsque le site était de petite taille ou isolé, toutes les maisonnées d’un village ont « choisi » d’aménager la partie centrale de leurs habitations de la même manière. À l’inverse, lorsque l’habitat était important ou implanté au sein d’un large réseau de sites, elles ont recouru à plusieurs types d’aménagement. On a également remarqué que la variation avait toujours été moins importante dans les marges de l’aire culturelle rubanée (dans le Bassin parisien, notamment) que dans la zone d’origine –l’Europe centrale– au moment de la plus grande extension de la civilisation rubanée. Tout paraît s’être déroulé comme si l’existence d’un réseau d’échanges bien développé (pour les régions les plus anciennement colonisées), une exploration de longue date et une bonne connaissance du milieu avaient été compatibles avec l’expression d’une variation entre maisonnées, alors que l’isolement, un développement limité ou une exploration inachevée avaient conduit les unités à renforcer leur ressemblance et, selon mon hypothèse, à fortifier leur identité collective.

26Il n’est pas indifférent que ce soit une zone de l’entre‑deux –celle des activités domestiques (le soi) et de la réception des visiteurs (les autres)– qui ait été impliquée dans cette alternative « variation/uniformité ». Il s’agissait, en effet, d’un emplacement où exprimer un message –à travers l’agencement du soi– pouvait avoir un sens au regard de la communauté.

  • 3 En d’autres termes, la variabilité.

27Ainsi, les composantes de l’architecture domestique rubanée ont varié, grâce à quoi les maisonnées ont pu agir –en tant qu’individualités– dans, et sur, la globalité du système culturel. Mais les éléments contingents (longueur absolue de la maison et nombre de poteaux) ou ceux d’une démarcation individuelle (ici, la variation du plan) n’ont jamais été nombreux ni ostentatoires. On voit ainsi comment le groupe culturel et les entités individuelles peuvent se « coproduire » ; et comment la dynamique « uniformité/diversité »3 permettait à l’architecture et à l’identité culturelle rubanées de se reproduire sur le très long terme, sans bousculer l’inertie des traditions.

28L’analyse des vestiges architecturaux rubanés révèlent cependant une structuration moins affirmée pour la phase ancienne, et la zone géoculturelle orientale. On avancera alors que cette diversité « originelle » a pu correspondre à une phase d’émergence ou d’instabilité identitaire, durant laquelle marquer –à travers une identité de forme– son appartenance à un groupe n’était probablement ni facile ni évident.

5.2.2 ldentité régionale et individualités

  • 4 Que d’autres facteurs soient intervenus dans ce processus de régionalisation est plus que probable, (...)

29Une fois l’ensemble des terrains lœssiques colonisés, et ceux‑ci progressivement transformés par l’exploitation qui en était faite, les Rubanés ne disposaient sans doute plus guère d’environnements à coloniser ou, tout au moins, de terres qui présentaient les conditions écologiques auxquelles leurs moyens de production les avaient habitués. Au fil du temps et des espaces parcourus, des rencontres ont eu lieu, des voisinages sont apparus. Les réseaux d’échanges traditionnels à longue distance s’en sont vraisemblablement trouvés transformés. Est donc arrivée une époque où il a fallu, entre autres choses, s’adapter à de nouvelles conditions environnementales, et à de nouveaux partenaires. De cette diversité exacerbée ont dû naître d’autres techniques, savoir‑faire et habitudes adaptés à la variété des conditions désormais existantes de production et d’échange. Du point de vue de l’exploitation de l’environnement et des réseaux d’échanges, l’unité rubanée ne pouvait donc plus se reproduire à l’identique. Des différenciations culturelles fortes sont apparues, que les archéologues qualifient de Lengyel, à céramique pointillée, Hinkelstein, Grossgartach, Rössen, Blicquy, Villeneuve-Saint‑Germain et Cerny. Cette diversité des identités a divisé l’Europe danubienne en quatre grandes entités régionales : (1) la Kujawie, (2) la Saxe et la Bohême, (3) le Rhin, la Ruhr et le Neckar, et (4) le Hainaut et le Bassin parisien4.

30Cette première régionalisation représente un événement de longue durée. Quels que soient les mécanismes économiques ou politiques d’intégration qui interviendront par la suite, l’unité culturelle de l’Europe tempérée ne sera jamais restaurée.

31D’abord lente et ponctuelle puis rapide et globale, la diversification des composantes architecturales indique que la normalisation de la maison, et probablement l’égalité sociale, n’étaient plus aussi vitales ; sauf, peut‑être, aux confins de faire danubienne, en Kujawie. Les constituants les moins variables de la maison rubanée ont certes continué de définir l’architecture domestique postrubanée : les habitations étaient toujours longues, orientées le dos à la mer, leur plan quadrangulaire et certains de leurs poteaux regroupés en tierce transversale. Mais la diversification architecturale autorisait désormais l’affichage des différences individuelles. D’autres facteurs d’intégration culturelle et sociale sont probablement intervenus. Les enceintes, les places cérémonielles et la fermeture des villages qui ont alors marqué le paysage ont certainement joué un rôle à cet égard.

32Nonobstant, il ne semble pas que ce processus de régionalisation et d’individualisation se soit accompagné d’écarts de possessions. Les différences étaient affichées mais les véritables inégalités sociales étaient encore à venir.

5.3 Maison et société

5.3.1 Un espace structuré

  • 5 Comme à Straubing, Langweiler 2 et 9 en Allemagne, Sittard et Elsloo (dans sa partie orientale) en (...)

33Lorsque l’on observe les sites rubanés où la densité des constructions n’est pas trop élevée5 (fig. 116), des regroupements ou des alignements de maisons apparaissent, qui ne sont pas sans rappeler les divisions spatiales lignagères ou claniques qui existent dans un très grand nombre de tribus primitives. Les habitations qui structurent ainsi l’espace habité ne sont pas forcément contemporaines. C’est, au contraire, grâce à leur diachronisme que la structuration spatiale s’inscrit dans le temps.

FIG. 116 – Organisation spatiale du village rubané : 1 Cuiry‑lès‑Chaudardes ; 2 Langweiler 2 ; 3 Langweiler 9 ; 4 Straubing ; 5 Elsloo ; 6 Sturovo.

34Coïncidence remarquable : au départ de trois des alignements de maisons de Cuiry‑lès‑Chaudardes, une sépulture d’enfant a été mise au jour, associée à une maison. Sachant qu’on ne rencontre pas de squelette adulte à l’intérieur des villages rubanés, il est probable que ces tombes aient joué un rôle particulier. Compte tenu de l’âge des inhumés (de sept à huit ans), on peut supposer qu’ils n’étaient pas initiés.

35Cette organisation villageoise –inscrite dans la durée de l’espace habité– n’a probablement rien d’aléatoire. Elle s’est nécessairement conformée à des règles de résidence, d’organisation familiale et de filiation précises. Aborder la nature de ces règles nécessite de recourir à des modèles, et à certains constats établis par l’anthropologie sociale.

5.3.2 Moyens de production, règles de résidence, modes d’organisation familiale et groupes de filiation

5.3.2.1 Quelques données ethnographiques

  • 6 En ce qui concerne certains termes d’anthropologie sociale parfois peu familiers à l’archéologue, c (...)

36Allen et Richardson (1971) ont montré qu’il était vain de vouloir reconstituer des systèmes de filiation et de parenté à partir des données archéologiques. Pour ce qui concerne les populations rubanées, Van de Velde (1986) n’a, quant à lui, pas hésité à évoquer des « patrilignages » et un « chef de village défini matrilinéairement »6. Qu’en est‑il de la réalité ethnographique ? Une recension mérite réflexion : celle établie par Fox (1972 : 78‑86) quant aux raisons pour lesquelles certaines sociétés ont choisi d’institutionnaliser telle forme d’organisation de la parenté plutôt qu’une autre.

37Fox a remarqué que le fait qu’un groupe d’agriculteurs « choisisse » de transmettre l’appartenance au groupe en ligne masculine plutôt que féminine ne relève pas de l’arbitraire, et respecte les quatre principes fondamentaux suivants :
– les femmes procréent les enfants ;
– les hommes fécondent les femmes ;
– les hommes détiennent ordinairement l’autorité (à propos de laquelle, je préciserais : du moins, une autorité politique et physique) ;
– les proches parents ne s’accouplent pas entre eux.

38J’en ajouterai un cinquième (souligné par Testart 1986) : – les activités de chasse sont le fait des hommes.

39Si, dans ce type de société, la chasse constitue sur l’agriculture une part dominante de la production alimentaire, Fox en induit que les femmes ont une situation instable et que, dans ces conditions, c’est un système de patrilocalité qui sera le plus probable ; en revanche, si l’agriculture et l’élevage dominent, les femmes sont stabilisées, et la matrilocalité sera le système de résidence le plus fréquent. Au regard de cette proposition, on pourrait avancer que le très faible pourcentage d’animaux chassés par les populations rubanées serait allé de conserve avec l’installation de l’homme rubané dans la famille de sa femme plutôt que l’inverse.

  • 7 Il s’agit d’un groupe linguistique essentiellement constitué, à l’origine, de chasseurs‑cueilleurs. (...)
  • 8 On rencontre là un système de « hiérarchie séquentielle » dont on parlera plus bas.
  • 9 Densité de population très basse, gibier non migrateur et dispersé conduisant les hommes à se regro (...)

40À partir des données réunies par Murdock (1957), Nimkoff et Middleton (1960) ont constaté que l’unité domestique constituée d’une famille étendue se rencontre le plus fréquemment là où les moyens de subsistance sont principalement basés sur l’agriculture ou la pêche ; alors que la famille nucléaire est celle de sociétés qui vivent de chasse et de cueillette. À partir de l’exemple des Shoshone7, Fox fait, quant à lui, observer qu’un écosystème défavorable interdit toute concentration de population ; pour les chasseurs‑cueilleurs, c’est alors la famille nucléaire qui représentera l’unité d’exploitation la plus efficace. Les Shoshone occupaient des plateaux désertiques et inhospitaliers qui, pour assurer une subsistance convenable à de très petites concentrations de population, exigeaient un territoire immense. Au moment de leur mariage, les jeunes Shoshone allaient s’installer ailleurs, avec une tendance à la patrilocalité ; autrement dit, les frères essayaient de rester proches les uns des autres. C’était donc la famille nucléaire qui prévalait. Cependant, certaines activités saisonnières exigeaient la coopération de plusieurs familles8. Lorsque certains d’entre eux s’installèrent dans le sud de la région, là où le milieu se prêtait à une petite agriculture, des groupements encore restreints et matrilocaux se mirent en place. Lorsque ces Shoshone « réformés » poursuivirent leur avance vers le sud et devinrent les Hopi, ils se sédentarisèrent, et formèrent des agglomérations plus importantes. À l’inverse, si le milieu est favorable, et selon les conditions définies par Steward (1955)9, le seul groupe de chasseurs‑cueilleurs capable de survivre sera une bande patrilocale composée de familles étendues (Fox 1967 : 93). S’il s’agit d’agriculteurs sédentaires, de grandes concentrations de population (dont l’unité de base sera la famille étendue) pourront se mettre en place ; selon les circonstances, ces populations seront patri‑ ou matrilocales.

41Fox (1972 : 95) précise que « dans une société où la prédominance masculine est bien établie, et où les biens et les fonctions se transmettent d’homme à homme, les groupes éventuels de filiation se formeront probablement –mais non inévitablement– sur une base patrilinéaire. De même, lorsque pour une raison quelconque, le principe matrilinéaire vient à s’imposer, des groupes de filiation matrilinéaire peuvent apparaître ». Dans ce dernier cas, « le principe matrilinéaire procède invariablement du fait résidentiel ».

42À l’intérieur d’une population sédentaire, et lorsque les moyens de production sont restreints, un lignage qui s’accroît éprouve assez rapidement le besoin de se fractionner. Cette segmentation est facile, si la société est patrilinéaire : les lignages se segmentent sans tenir compte des femmes. Il est plus complexe, s’il s’agit d’un groupe matrilinéaire. En effet, si les biens sont réduits et essentiellement la propriété des femmes –là, où les hommes se contentent « seulement de maintenir une emprise rituelle sur leurs neveux utérins » (Fox 1972 : 129)–, le problème est simple. En revanche, il devient complexe si les biens sont importants et aux mains des hommes ; car la segmentation remet alors également en cause les hommes. Dans une société matrilinéaire, il faut donc s’attendre à ce que la tendance soit à « préserver le plus longtemps possible l’intégrité du lignage ». C’est en particulier le cas chez plusieurs groupes de population d’Indonésie et d’Océanie où un lignage, voire un clan entier, peuvent vivre dans une unique et énorme maison.

5.3.2.2 Une maison pouvant facilement abriter une famille étendue...

43Chez les populations rubanées, le milieu naturel était favorable à l’agriculture, et la chasse ne constituait qu’une faible part de la production alimentaire. Au regard des données ethnographiques que nous venons d’évoquer, la règle de résidence rubanée aurait donc plutôt tendu à être matrilocale, et l’unité domestique une famille étendue facile à loger dans le type de maison longue dont disposaient les Rubanés. Quant au système de filiation, il pouvait tout aussi bien être patri‑ que matrilinéaire. Nous venons en effet de voir qu’aucun problème ne se posait lors de la segmentation des lignages patrilinéaires ; dans l’autre configuration (lignages matrilinéaires), la faible quantité des biens produits par les groupes rubanés ne pouvait faire obstacle au processus de segmentation. En revanche, la chasse, beaucoup plus importante qu’elle ne l’était précédemment, a pu favoriser le principe de patrilinéarité chez certains groupes postrubanés.

44La taille des habitations rubanées ne pouvait suffire à l’abri d’un lignage ou d’un clan. Mais le maintien, sur plusieurs générations, d’une partition de l’espace villageois a pu aller de pair avec celui du groupe de parenté.

5.3.3 Société égalitaire et statuts individuels, conformité architecturale et maisons singulières

45Nous avons admis (cf. § 5.2.1) que les maisons rubanées étaient –à l’image de la société qui les avait produites– à la fois normalisées et chargées de significations particulières. Nous avons également vu (cf. chap. 4, § 4.4) comment les unités domestiques rubanées pouvaient agir –en tant qu’individualités– dans, et sur la globalité de son système architectural pourtant très normatif. Nous avons par ailleurs constaté que le modèle architectural s’était peu à peu déstructuré au profit d’une plus grande individualisation postrubanée ; mais nous avons admis que les différences affichées n’avaient pas conduit à la stratification sociale.

46Qu’en est‑il des principes fondamentaux qui ont sous‑tendu la structure sociale des sociétés danubiennes ?

5.3.3.1 À propos de l’égalité sociale

47Les individus qui composent une société ont tous des qualités de perception, d’appréciation et d’invention différentes. Dans certaines circonstances –dans une situation écologique, économique ou sociale instable, par exemple–, il est profitable, voire indispensable, que la société puisse disposer du potentiel d’adaptation de chaque unité sociale, voire de chaque individu. Ainsi, par exemple, lorsque les groupes de population sont de petite taille, les moyens de production restreints et les rendements aléatoires. C’est là un moyen de contrôler rapidement les variations de l’environnement naturel et social, et de trouver les réponses indispensables au maintien du groupe.

48Plusieurs éléments donnent à penser que les Rubanés ont évolué dans une situation de ce type. Les communautés n’ont vraisemblablement jamais excédé trois cents individus (cf. chap. 4) ; une masse démographique qui –en cas de catastrophe– ne pouvait suffire au maintien du groupe, et qui –si les connaissances n’étaient pas partagées– ne pouvait assurer la perpétuation des savoir‑faire. Les moyens de production étaient, par ailleurs, limités : les sols s’épuisaient rapidement (Langhor 1990), les rendements étaient imprévisibles (Barker 1985 : 51, fig. 19 ; Tits‑Dieuaide 1978), l’araire et les amendements, à l’exception du brûlis, étaient inexistants ; et le petit nombre de porcs donne à penser que la production de nourriture n’était pas supérieure aux besoins des hommes eux‑mêmes, puisque le régime alimentaire de cet animal est concurrent de celui des humains. Enfin, les Rubanés furent surtout les premiers agriculteurs à coloniser cette partie de l’Europe tempérée ; au fur et à mesure de leur avancée, ils rencontraient un territoire relativement vierge, seulement traversé par de petits groupes mésolithiques qui vivaient nécessairement dans des niches écologiques différentes (Clarke 1976). L’environnement naturel –à l’exploitation duquel aucune alliance locale ne pouvait contribuer– leur était donc mal connu.

  • 10 Ces situations sont multiples, et peuvent concerner la guerre, la gestion économique, la production (...)

49Une organisation sociale bien adaptée à ce type de situation « à risques » est une structure sociale « égalitaire » où aucune règle n’est, a priori, incompatible avec l’accès de chaque individu à l’ensemble des ressources et sources d’information. Égalité sociale signifie donc égalité d’expression en terme de prise de décision et de production. Chaque unité participe au maintien et à la reproduction de la société, en respectant l’entité qu’elle constitue. Cependant les rôles, le statut, les droits et les obligations peuvent être différents –d’un sexe et d’une génération à l’autre, en particulier, mais aussi pour des raisons d’efficacité, de capacité, d’appréciation ou de perception différentes. En effet, pour être efficace, l’accomplissement de certaines tâches demande fréquemment à ce qu’un pouvoir –exercé pour le bien de tous– soit temporairement dévolu à un ou quelques individus seulement10. En d’autres termes, une société égalitaire est une société où le pouvoir de tous s’exerce souvent individuellement, une société où. la répartition des biens et le partage des connaissances sont égalitaires, mais leur gestion souvent individuelle. Il va sans dire que le maintien de cette égalité ne repose pas sur la générosité des « gestionnaires » mais sur leur contrôle, par l’ensemble de la société.

5.3.3.2 Société égalitaire et différences de statut

50Nous avons observé que le grenier rubané était toujours placé à l’avant de la maison, au vu et au su de tous, comme si l’unité domestique qui le gérait avait eu des comptes à rendre à ceux qui en étaient dépourvus. Il existait donc probablement des responsabilités différentes quant à la gestion des ressources, mais elles s’exerçaient vraisemblablement dans le cadre d’un contrôle collectif.

51Il semble qu’une ou deux maisonnées par village aient été en charge d’une construction à grenier (cf. chap. 2) et des tâches de redistribution afférentes. Une sorte de compétition « qualitative » –interne au groupe– aurait donc pu exister, mais sans que les individus en compétition se soient distingués par la quantité de leurs biens : les seuils de biens entre maisonnées (établis à partir des quantités de détritus) ne sont pas significatifs, et ne permettent donc pas d’établir une disparité de cet ordre ; ils doivent d’ailleurs être corrigés en fonction du nombre potentiel d’habitants (à savoir la longueur de la maison). Selon De Grooth (1987), l’analyse du matériel détritique des maisons indique que l’ensemble des activités n’était pas accompli par toutes les maisonnées (cf. Milisauskas 1977 ; 1986), mais aussi et surtout que les unités domestiques ne se différenciaient pas « quantitativement » entre elles.

52Il existe cependant une variété qualitative et quantitative des objets associés aux squelettes qui ont été découverts dans les cimetières rubanés. Ces variations sont de faible amplitude, et indiquent le plus souvent une diversité de statut entre les sexes et surtout entre les âges, plutôt qu’une disparité entre individus d’une même génération. Dans la nécropole de Nitra (Pavuk 1972), les objets les plus précieux –rares parures de spondyles et objets de pierre polie– sont associés à des tombes masculines ; et, ce, en quantité légèrement plus importante pour les hommes les plus vieux. Les sépultures féminines les plus riches sont, par ailleurs, celles des femmes les plus âgées. À Aiterhofen (Reinecke 1978) et Rixheim (Gallay, Schweitzer 1971), les outils de pierre polie et les pointes de flèche se trouvent dans des sépultures d’homme. Nonobstant, on connaît (à Nitra) une sépulture d’enfant, avec un vase et un fragment d’herminette. Ces interprétations devront cependant être revues au regard des fouilles récentes de plusieurs cimetières rubanés, dans la partie occidentale de l’Europe rubanée notamment.

53S’il n’existait pas de stratification sociale chez les Danubiens, on peut imaginer que la diversité des longueurs d’habitation pouvait correspondre à des différences de taille entre les maisonnées ; d’autant que, plus le nombre des unités de la partie arrière est élevé, plus la maison est longue.

54Les Kekchi Maya du Bélize construisent des maisons qui, comme les habitations rubanées, sont relativement uniformes et varient en taille (Wilk 1983). Or, ces variations de longueur ne sont absolument pas liées au nombre d’occupants. Il existe des différences de biens matériels entre unités domestiques, mais chacune d’elles s’efforce de n’en rien laisser voir aux autres ; ce faisant, les Kekchi Maya expriment leur solidarité et leur « égalité » sociale. En fait, ces maisons sont régulièrement reconstruites ; et ce sont les unités domestiques les plus anciennement installées dans le village qui possèdent les habitations les plus longues. Il s’agit d’unités domestiques qui ont eu le temps d’établir des réseaux de relations importants, dont les membres participent à la construction de la maison : plus les occupants de celle‑ci sont intégrés à la communauté, plus la maison est longue ; elle reste cependant très conforme au modèle partagé par tous. Il n’y a, par ailleurs, aucune corrélation entre la taille de l’habitation et les obligations de parenté, le statut social et le pouvoir politique de ses propriétaires. En revanche, impliqués dans la production de céréales et dans une économie de marché, les membres du groupe voisin, les Mopan, affichent des différences de richesse dans leur architecture ; quelqu’un de riche construira une très grande maison, avec un parquet et un toit en métal ; y placera un générateur électrique ; y accrochera les symboles de son statut ; etc.

55Si l’on s’en tient à ces exemples, il semble bien qu’une forte standardisation architecturale soit généralement associée à une structure sociale égalitaire, et qu’une très grande variation des aménagements architecturaux soit le fait d’une société dans laquelle existent des différences de niveau social. On voit aussi que la taille de la maison peut très bien ne pas refléter le nombre d’habitants mais l’importance du réseau de parenté et d’alliance de ses habitants.

56Les maisons rubanées les plus longues étaient‑elles celles d’unités domestiques anciennement implantées dans le village ? Étaient‑elles celles des membres masculins les plus âgés ? De telles hypothèses pourraient, par exemple, nous aider à comprendre pourquoi certaines agglomérations du site de Langweiler, implanté dans un important réseau de collaborations, étaient uniquement constituées de longues, voire de très longues, maisons. Il ne faut cependant pas oublier que le grenier rubané n’a jamais été associé à une maison de petite taille. Un autre facteur que celui de l’ancienneté de l’unité domestique est probablement intervenu dans la définition du statut de certaines maisons longues.

5.3.3.3 Des maisons rubanées singulières

  • 11 Il s’agit de la maison 520 de Cuiry‑lès‑Chaudardes, et de la maison 2 de Missy‑sur‑Aisne.
  • 12 Exception faite de l’habitation 225 de Cuiry‑lès‑Chaudardes ; il s’agit des maisons 6 d’Olszanica, (...)

57On a vu (cf. chap. 2) que la moitié des maisons rubanées les plus longues n’avaient jamais possédé de fosse ou n’avaient été flanquées que par une très petite fosse. Seulement 2 % à 5 % des autres catégories de maison (petite et moyenne, et longue) se révèlent avoir été associés à une fosse très petite ou aucune fosse. Deux maisons tardives des marges occidentales mises à part11, les habitations très longues avec petite fosse unique ou sans fosse ont toutes possédé un grenier. Les autres maisons très longues (avec grandes fosses allongées ou arrondies) ont également eu un grenier12 .

  • 13 Il s’agit des maisons 6 de Rosmeer, 2 de Bedburg‑Garsdorf, 22 de Stein, 16 de Langweiler 8, et 6 de (...)
  • 14 Maison 25 d’Elsloo.
  • 15 Maison 21 de Langweiler 2.
  • 16 Maison 9 de Brezno.

58Cinq maisons petites ou moyennes, sans fosse ou avec une fosse de très petite taille, ont été observées ; elles avaient un grenier, et leurs parois étaient implantées dans une tranchée de fondation13. Il en est de même pour l’unique maison longue (flanquée d’une seule petite fosse)14, et l’unique maison très longue (sans fosse)15 de l’échantillon étudié. La seule maison de la phase moyenne du Rubané à avoir profité d’une paroi double possédait un grenier et une fosse de très petite taille16. Les habitations de Bedburg‑Garsdorf mises à part, les bâtiments avec une seule petite fosse (ou sans fosse) étaient donc des constructions qui se singularisaient par leur tranchée périphérique ou leur grenier.

  • 17 Trente‑quatre sont des maisons petites ou moyennes, cinquante‑trois des maisons longues, et onze de (...)

59Cependant, parmi les deux cent quatre‑vingt‑douze maisons rubanées dont on peut déterminer le type de partie avant, 45 % ont possédé un grenier (ou un pseudo‑grenier)17. La présence de ces derniers n’avait donc rien d’exceptionnel.

  • 18 Maisons 3 et 59 de Langweiler 8, maisons 13, 27, 32 et 89 de Elsloo, et maison 3 de Sittard.
  • 19 Maison 11 de Langweiler 2, et maisons 5 et 17 de Langweiler 9.

60Parmi les trente‑deux maisons qui ont eu leurs parois implantées dans une tranchée de fondation périphérique, trente ont été construites dans la région du Rhin et de la Meuse ou dans le Hainaut ; et deux seulement au cœur du territoire rubané, à Rosdorf en Basse Saxe. La tranchée de fondation périphérique était donc géographiquement limitée. Dix habitations avec ce type de tranchée ont eu des fosses allongées18 ou arrondies19, et toutes ont possédé un grenier.

61Ainsi, parmi ces éléments –absence de fosse, fosse unique de très petite taille, tranchée de fondation périphérique, grenier et grande longueur– aucun ne permet de discriminer, à lui seul, certaines constructions. Mais la combinaison de ces éléments nous y autorise (fig. 117). Quoi qu’il en fut, en l’absence de fosses suffisamment larges, les pratiques liées à la construction de ces bâtiments furent probablement différentes de celles des autres habitations. La terre des murs ne pouvait, en effet, provenir d’une absence ou d’une unique petite fosse, et l’on ne pouvait certainement pas y préparer le torchis.

FIG. 117 – Les combinaisons (à effectuer en suivant l’horizontale du tableau) permettant de singulariser certains bâtiments rubanés.
1 Deux exceptions : la maison 520 de Cuiry‑lès‑Chaudardes avec grenier, fosse très petite et isolée mais avec paroi simple, et la maison 6 de Bedburg‑Garsdorf qui est une petite maison sans grenier, avec paroi simple.
2 Il s’agit de la maison 9 de Brezno.
3 Une exception : l’habitation 225 de Cuiry‑lès‑Chaudardes, maison « très longue » avec fosses arrondies et sans grenier.

62Soudskỳ (1969) concevait les bâtiments les plus longs comme des « maisons de réunion » comparables aux maisons des hommes ou de cérémonie de nombreuses sociétés traditionnelles. Parmi les bâtiments singuliers que nous venons de distinguer, les habitations sans fosse ou avec une seule petite fosse ont pu tenir un rôle similaire. La conformité des normes architecturales concernant l’agencement intérieur ne permet cependant pas d’en faire une maison différente. Plutôt qu’une maison des hommes, il pourrait s’être agi de l’habitation d’une unité domestique dont l’un des membres aurait été en charge d’une activité particulière. Lors de la construction, le statut lié à cette activité aurait pu entraîner la collaboration de plusieurs maisonnées. Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi la terre et la fabrication du torchis ont eu une origine éloignée. Un individu ou une unité domestique d’un statut particulier a donc très bien pu exister ; mais la similarité observée entre les rejets (De Grooth 1987) et entre les aménagements témoigne d’une égalité de rang de tous les membres de la communauté.

5.3.3.4 Société égalitaire, compétitions, leaders et big men

63La coexistence de maisons à grenier et sans grenier dans un même village nous conduit à nous interroger sur la compatibilité d’une division « administrative » de tâches (la gestion de la production céréalière, par exemple) et la structure sociale égalitaire.

  • 20 Cette séquence n’est donc pas forcément historique. Sous‑tendue et infléchie par certaines règles, (...)
  • 21 Van de Velde (1979a, b ; 1986) et Milisauskas (1977 ; 1978 ; 1986), en particulier.

64Les sociétés des Highlands de Nouvelle‑Guinée semblant illustrer une séquence théorique20 de mise en place des inégalités sociales chez les agriculteurs, plusieurs néolithiciens21 ont vu –dans la présence de maisons rubanées plus longues que les autres ou possédant un grenier– l’existence de big men, tels qu’ils ont été définis par Sahlins (1963).

65Pour Sahlins (1963), Strathern (1971), Godelier (1982) et Modjeska (1982), il s’agit de personnages riches, polygames, jouant un rôle dominant dans les échanges compétitifs, fondant leur pouvoir sur leurs capacités à gérer et redistribuer au moment opportun, et à établir des réseaux d’alliance et d’échange plus étendus que ceux des autres. Mais ils participent directement à la production (Strathern 1971 ; 1979 ; Godelier 1982 ; 1991) ; et, dans le cadre de la société égalitaire qui est la leur, gardent une influence limitée et restent sans pouvoir politique étendu. En fin de compte, leur statut serait instable, et le mécanisme de leur ascension celui de leur perte. Pour Lemonnier (1990 ; 1991), un certain type de leader réunissant plusieurs de ces critères existe, là même où l’on ne pratique pas d’échanges cérémoniels. Il constate qu’il existe une certaine forme d’héritage –non institutionnalisé mais de fait– des prérogatives du big man, que la position de celui‑ci est généralement stable et ne s’appuie pas forcément sur la possession de biens matériels mais sur leur circulation. Le problème ne serait donc pas la non‑permanence du pouvoir mais bien celui de sa limitation régulière. Ce sont alors la menace de voir ses dépendants l’abandonner, ainsi que la faible dimension du groupe qu’il domine, qui empêchent toute pérennisation du pouvoir du big man.

66Pour certains, l’apparition du big man serait associée à des facteurs écologiques, liés à l’introduction de la patate douce (Watson 1965). Pour d’autres, elle irait de pair avec la disparition d’un double principe d’équivalence dans les échanges : équivalence en nature, et équivalence en quantité. Ainsi, au lieu que des « choses » identiques soient échangées en quantité semblable –une femme contre une femme, un tué au combat contre un tué au combat– comme c’est le cas dans les sociétés à « grands hommes » (Godelier 1982), l’introduction de substituts autorise l’échange de réalités de nature différente : une femme contre des porcs, par exemple. Dans d’autres occasions, ce sont les quantités échangées qui ne sont plus identiques : à un don comptant une quantité donnée d’un bien (porcs, coquillages, etc.) répond un contre‑don comprenant un incrément qui apporte du prestige à celui qui l’offre (Godelier 1982). Or, Lemonnier (1990 ; 1991) constate qu’un principe de substitution existe déjà dans les échanges non cérémoniels pratiqués dans des sociétés sans big men des Highlands de Nouvelle‑Guinée. Ce sont des sociétés où normalement les termes de l’échange sont qualitativement équivalents (une vie est égale à une vie), mais où l’on peut néanmoins parfois échanger des réalités de nature différente, notamment lors de paiements funéraires. Il existe donc partout, en Nouvelle‑Guinée, une forme de substitution qualitative.

67Il reste ensuite à comprendre comment peut intervenir la disparition du principe d’équivalence quantitative qui, dans les sociétés à big men, permet d’établir des échanges compétitifs et de développer des différences de richesse entre les individus ; en d’autres mots, comment à la reproduction de la vie se substitue la production de richesses. Dans les sociétés sans big men, et à l’occasion d’échanges non compétitifs (liés à la guerre, en particulier), Lemonnier (1990 ; 1991) observe qu’un individu peut avoir une certaine autorité et jouer un rôle dans l’échange de biens, en particulier lorsque cessent les hostilités entre deux groupes. Il s’agit alors d’un individu qui peut avoir les traits du big man, sans pour autant présenter des différences quantitatives (être plus riche) avec les autres membres de son groupe ; puisqu’en effet, il n’existe là pas de compétition économique. À ce niveau, cependant, une rivalité peut apparaître entre les leaders d’un même groupe, en l’occurrence entre leaders guerriers. Un premier type de compétition existe donc au sein du groupe, et le processus de paix déplace la compétition de l’intérieur vers l’extérieur ; en même temps qu’il offre un rôle au big man, et conduit à un deuxième type de compétition (quantitatif, cette fois) entre des groupes différents. Pour résumer la proposition de Lemonnier, on peut dire qu’avec la paix, on passe d’échanges économiques non compétitifs à des échanges compétitifs, en même temps que l’on passe d’une compétition qualitative interne au groupe à une compétition quantitative entre les groupes, et qu’à l’intérieur de ces derniers, les possibilités de postes de leader se réduisent pour ne laisser qu’une place de plus en plus concentrée sur un seul homme : le big man organisateur d’échanges pacifiques, qui se substitue aux grands guerriers organisateurs d’échanges de violence.

68Pour qu’un big man –c’est‑à‑dire un personnage plus « riche » et plus influent que les autres– puisse exister au sein d’un groupe, il faut donc que la situation soit favorable à des échanges compétitifs, c’est‑à‑dire que l’on soit en état de paix et, surtout, qu’il y ait production de richesses.

69Force est de constater que les populations rubanées n’ont pas connu la guerre ; même s’il existe, dans le cimetière d’Elsloo, un personnage qui semble avoir été tué d’une pointe de flèche. En effet, on ne rencontre nulle part d’ouvrages ou d’armes défensives. Cette situation assez exceptionnelle s’explique probablement par le fait d’un territoire ouvert, libre et seulement occupé par des petits groupes de chasseurs‑cueilleurs. La distance qui pouvait séparer les groupes sédentaires, l’homogénéité des terres exploitées et celle de leurs qualités agricoles devaient suffire à désamorcer les rivalités potentielles. Dans ces conditions, et en se référant au cas néo‑guinéen, il semble que des échanges compétitifs auraient pu s’établir entre les groupes rubanés. Mais l’homogénéité régionale des décors de poterie et de l’architecture nous indique des communautés qui ne cherchaient pas à se démarquer, et qui n’étaient donc vraisemblablement pas en compétition entre elles (voir à ce propos, Wobst 1977, et Hodder 1982).

70Si, par ailleurs, l’existence de greniers réservés à certaines habitations, et la présence de bâtiments plus spacieux que d’autres, signalent une diversité de statut, la conformité de toutes les constructions à un seul et même modèle architectural tend à indiquer une diversité intégrée à une structure sociale égalitaire. De plus, et indépendamment du fait que les différenciations semblent avoir surtout été accentuées entre les sexes et les classes d’âges, l’absence de production de richesses, la quantité très restreinte des biens de prestige (Bakels 1987), la limitation de la production agricole (Gregg 1988) et l’absence de différences « quantitatives » (quantité de bien matériels) entre les unités domestiques semblent incompatibles avec le statut de big man. On se situerait donc dans un modèle semblable à celui proposé par Lemonnier (1990 ; 1991) pour les Highlands de Nouvelle‑Guinée : certains personnages se seraient distingués des autres mais n’auraient pas été pour autant des big men.

5.3.4 Société égalitaire et « hiérarchie séquentielle »

71Il semble bien qu’au‑delà de cinq à six unités homogènes de sources d’information (individus, familles, lignages, clans, etc.), la qualité d’une prise de décision décline (Johnson 1978 ; Jones 1966 ; Klatzky 1970 ; Reynolds 1984) (fig. 118). Dans une telle situation, le nombre et la durée des communications augmentent, ainsi que la fréquence des désaccords et des disputes ; la prise de décision devient alors plus lente, et son efficacité moins rentable par rapport au potentiel investi (temps, nombre de personnes impliquées, etc.). Une solution à ce problème est de faire de nouvelles unités en regroupant les premières. Ainsi, il paraît préférable de se constituer en familles étendues plutôt qu’en familles nucléaires ou en lignages plutôt qu’en familles étendues. Ces unités plus larges peuvent très bien ne pas être permanentes mais séquentielles (Johnson 1982).

FIG. 118 – Efficacité et avantages dans la gestion de l’information, d’après Johnson (1978 : fig. 5.4).

72C’est‑à‑dire ne se constituer que lorsqu’elles sont nécessaires, comme les camps saisonniers des ! Kung San, les segments lignagers et les lignages des Tiv. Chez les ! Kung San, l’unité sociale est normalement la famille nucléaire mais, pendant la saison sèche, c’est la famille étendue qui est l’unité de base. Ainsi, lorsque les conditions climatiques requièrent la collaboration d’un plus grand nombre d’individus pour la chasse et la cueillette, ce sont des familles étendues qui constituent l’ensemble de l’unité résidentielle. Puis, lorsque la saison des pluies arrive, la famille nucléaire reprend ses droits et redevient l’unité de base du camp. Quant aux communautés Tiv, elles sont intégrées dans un système de plusieurs segments dont chacun est constitué de plusieurs d’entre elles. Ces segments sont, à leur tour, inclus dans un système de plusieurs lignages, chacun composé de plusieurs de ces segments. De même, des groupes de lignages sont réunis en plusieurs tribus qui, elles‑mêmes, se réclament d’un ancêtre commun. Lorsqu’une communauté d’un segment attaque une communauté d’un autre segment, c’est l’ensemble des communautés du segment attaqué qui répond. Et, lorsqu’un segment d’un lignage attaque un segment d’un autre lignage, c’est l’ensemble du lignage qui sera concerné, et ainsi de suite.

73Sur neuf groupes des Highlands de Nouvelle‑Guinée observés (Mae Enga, South Fore, Siane, Kyaka Enga, Bena Bena, Raiapu Enga, Chimbu, Kapauku, Kakoli), Johnson (1982) fait remarquer que le nombre d’individus qui composent les clans de ces groupes varie énormément (moyenne = 242 ; écart type = 168). En revanche, le nombre de clans est, quant à lui, beaucoup plus stable (moyenne = 7,5 ; écart type = 1,6). La tribu des Baruya des Highlands de Nouvelle‑Guinée (Godelier 1982) est, quant à elle, constituée de quinze clans. Mais le nombre de clans qui dirigent les cérémonies collectives d’initiation –qui interviennent au plus haut niveau d’intégration sociale– est toujours inférieur à cinq.

74Nous avons signalé, par ailleurs, que la petite taille de l’unité résidentielle était l’une des raisons de la limitation du pouvoir des big men chez les populations des Highlands de Nouvelle‑Guinée. En effet, ceux‑là ne peuvent développer un pouvoir politique fort si le nombre de leurs partisans possibles –soutien de leur pouvoir– est insuffisant, et surtout si ce pouvoir n’est pas indispensable, comme il devrait ne pas l’être (selon moi) dans une situation où la taille restreinte du groupe permet de régler, à la base, une grande partie des problèmes qui peuvent se poser.

75On constate donc que, lorsque c’est nécessaire (ou, du moins, plus efficace), les sociétés égalitaires disposent de solutions pour créer des unités sociales d’un nombre inférieur à six, tout en maintenant ou augmentant la masse critique requise pour l’accomplissement des tâches. Il s’agit là d’une structure à la fois hiérarchisée –les unités de base sont incluses dans des unités plus grandes– et horizontale : il n’y a pas de stratification sociale. On parlera donc de hiérarchie horizontale ou, compte tenu du caractère discontinu de l’emboîtement hiérarchique et pour reprendre le terme de Johnson (1982), de hiérarchie séquentielle ; la structure sociale est égalitaire et séquentiellement hiérarchisée.

76En ce qui concerne les groupes rubanés, nous avons constaté (cf. chap. 4) que la moyenne des maisons contemporaines d’un site était de cinq (écart type = 3). Comme dans les exemples cités plus haut, il semble donc que les populations rubanées se regroupaient en un nombre très limité de maisonnées : moins de six. Si l’on considère que chaque habitation abritait une famille élargie, et si l’on accepte que la taille de celle‑ci ait joué sur la longueur de la maison (cf. chap. 4), la population d’une agglomération moyenne se serait située entre cent cinquante et deux cent soixante individus. Un village rubané aurait donc réuni un nombre suffisant de personnes pour effectuer les tâches agricoles, mais les conflits éventuels y auraient été réduits à cinq sources ou, si l’on préfère, à cinq unités domestiques élargies.

77Plus concrètement. On constate, par exemple, que les maisons des sites de Langweiler 2 et 9 ont été regroupées en cinq unités spatiales (fig. 116, 2), et que les réseaux de sites de la vallée du Merzbach du plateau d’Aldenhoven, et de la Vrchlice en Bohême (cf. chap. 2 : fig. 6) étaient respectivement composés de six et cinq unités. Là encore, le chiffre six semble avoir été déterminant.

78Quoi qu’il en soit, la structure sociale rubanée semble avoir été égalitaire, et la construction des maisons –fondées sur un même modèle– était probablement l’occasion de reproduire l’unité sociale du groupe. À propos des Baruya de Nouvelle‑Guinée, Godelier souligne que dans ce type de société « le lignage est une unité forte, le clan une unité faible et la tribu une unité forte » (1982 : 268‑269). En ce qui concerne la société rubanée, l’ensemble des données nous indique qu’une démarcation entre unités domestiques était inscrite dans une structure sociale qui a pu constituer, par la suite, la base d’une disparité plus profonde.

5.3.5 Une situation éminemment favorable au développement des inégalités à venir

79Au cours de la période postrubanée, le démantèlement du modèle architectural a probablement favorisé l’émergence de manifestations individuelles, auparavant inimaginables. Des variations régionales et locales indiquent que la construction de la maison ne pouvait plus contribuer à la reproduction d’une unité supralocale. Dans les sociétés à big men où la reproduction régulière de l’entité supralocale –la tribu– n’est pas possible du fait de l’absence d’initiations collectives, Godelier note que « le lignage est fort, le clan est fort mais la tribu semble assez faible » (1982 : 268‑ 269). L’institution collective cède le pas aux entités individuelles.

  • 22 A Köln‑Lindenthal, Darion ou Menneville, par exemple.
  • 23 Comme à Berry‑au‑Bac dans l’Aisne, Nitriansky Hradok ou Hluboké Masuvky en Slovaquie.
  • 24 A Inden‑Lamersdorf et Aldenhoven 1, en particulier.
  • 25 Par exemple à Vochov en Bohême, Tesetice en Moravie et Bochum‑Harpen dans la Ruhr.

80Les facteurs d’intégration furent alors certainement différents et plus localisés. Dans la zone et les marges occidentales22, des monuments et des constructions sont apparus dans le paysage qui cristallisaient probablement des oppositions de groupe à groupe. Ailleurs, on a creusé de larges fossés, dressé des palissades et des remparts23, fermé des villages24, érigé des structures circulaires qui semblent avoir servi de place cérémonielle25. Une compétition intergroupes est donc vraisemblablement apparue, avec laquelle des personnages de type big men ont eu la possibilité de se mettre en place (Dubouloz 1989). En dépit de ces différenciations internes et d’éventuelles compétitions entre groupes, il ne semble pas qu’une véritable stratification sociale ait émerge. Différenciations et compétitions ont néanmoins formé un terrain éminemment favorable au développement des inégalités sociales à venir. À la fin de la période postrubanée, une organisation hiérarchisée de l’espace structurait le paysage, laquelle ne pouvait pas être indépendante de ce qui se passait dans la société (Dubouloz 1989).

  • 26 Cf. statuettes en terre cuite, vasessupports, dépôts de vases, etc.

81Dans la vallée de l’Aisne, par exemple, une nouvelle dynamique d’occupation a profondément transformé le paysage du quatrième millénaire (Dubouloz 1989 ; Plateaux 1990). À un lieu monumental –prétexte à certains rituels26– étaient associé plusieurs sites secondaires ou habitats ouverts. Cette agrégation de l’espace s’est accompagnée d’un accroissement des interactions économiques, et d’une intensification de l’exploitation des ressources avoisinantes. L’établissement et le fonctionnement des sites monumentaux requéraient nécessairement la coopération d’un très grand nombre d’individus, et une capacité à détourner une part des activités des tâches proprement vivrières. Conjointement, une autre cristallisation est apparue, celle de la société dont les petites enceintes pourraient bien avoir été les marqueurs territoriaux. Il paraît acquis qu’une certaine accumulation de richesses ait existé qui, associée à l’existence de réseaux territoriaux juxtaposés et distincts, suppose une forme de compétition entre groupes.

82À travers l’apparition de leaders, nécessaires porte‑parole du groupe, et la production de richesses, la différenciation entre individus pouvait dès lors se mesurer en termes quantitatifs. Certains individus ou groupes d’individus avaient effectivement la possibilité sociale et économique de disposer d’une plus grande quantité de biens que d’autres (Dubouloz 1989). Ce phénomène fut le point de départ d’un deuxième processus de longue durée, celui d’une hiérarchisation de la société.

83Dans ce sens, les groupes postrubanés de la fin du ve et du début du ive millénaires ont été les dernières sociétés égalitaires d’Europe centrale et occidentale.

Notes

1 Il a été admis (cf. chap. 2) que c’est la présence de la séparation qui, d’un point de vue analytique, structure la maison en trois parties.

2 En effet, le porc est un animal affectueux et relativement intelligent, qui se comporte facilement comme un animal de compagnie.

3 En d’autres termes, la variabilité.

4 Que d’autres facteurs soient intervenus dans ce processus de régionalisation est plus que probable, mais l’archéologie ne peut en juger.

5 Comme à Straubing, Langweiler 2 et 9 en Allemagne, Sittard et Elsloo (dans sa partie orientale) en Hollande, Cuiry‑lès‑Chaudardes en France et, malgré une occupation relativement dense, Sturovo en Slovaquie.

6 En ce qui concerne certains termes d’anthropologie sociale parfois peu familiers à l’archéologue, celui‑ci pourra consulter avec profit l’excellent dictionnaire d’ethnologie dirigé par Bonte et Izard (1991).

7 Il s’agit d’un groupe linguistique essentiellement constitué, à l’origine, de chasseurs‑cueilleurs. Leur territoire couvrait l’Utah, l’est de l’Orégon, le nord de la Californie, le Névada et l’ouest du Colorado.

8 On rencontre là un système de « hiérarchie séquentielle » dont on parlera plus bas.

9 Densité de population très basse, gibier non migrateur et dispersé conduisant les hommes à se regrouper dans un territoire qu’ils connaissent parfaitement, et extension des restrictions exogamiques (tabou de l’inceste) à la famille étendue.

10 Ces situations sont multiples, et peuvent concerner la guerre, la gestion économique, la production agricole, les cures chamaniques, les conflits psycho‑sociologiques, les rituels, etc.

11 Il s’agit de la maison 520 de Cuiry‑lès‑Chaudardes, et de la maison 2 de Missy‑sur‑Aisne.

12 Exception faite de l’habitation 225 de Cuiry‑lès‑Chaudardes ; il s’agit des maisons 6 d’Olszanica, 41, 703 et 912 de Bylany.

13 Il s’agit des maisons 6 de Rosmeer, 2 de Bedburg‑Garsdorf, 22 de Stein, 16 de Langweiler 8, et 6 de Lamersdorf 2D ; la maison de Bedburg‑Garsdorf n’avait cependant ni grenier ni tranchée de fondation périphérique.

14 Maison 25 d’Elsloo.

15 Maison 21 de Langweiler 2.

16 Maison 9 de Brezno.

17 Trente‑quatre sont des maisons petites ou moyennes, cinquante‑trois des maisons longues, et onze des maisons très longues.

18 Maisons 3 et 59 de Langweiler 8, maisons 13, 27, 32 et 89 de Elsloo, et maison 3 de Sittard.

19 Maison 11 de Langweiler 2, et maisons 5 et 17 de Langweiler 9.

20 Cette séquence n’est donc pas forcément historique. Sous‑tendue et infléchie par certaines règles, l’histoire reste en effet contingente. Il s’agit ici d’essayer d’appréhender ces règles et les processus de transformation qui permettent le passage de l’égalité à l’inégalité sociales.

21 Van de Velde (1979a, b ; 1986) et Milisauskas (1977 ; 1978 ; 1986), en particulier.

22 A Köln‑Lindenthal, Darion ou Menneville, par exemple.

23 Comme à Berry‑au‑Bac dans l’Aisne, Nitriansky Hradok ou Hluboké Masuvky en Slovaquie.

24 A Inden‑Lamersdorf et Aldenhoven 1, en particulier.

25 Par exemple à Vochov en Bohême, Tesetice en Moravie et Bochum‑Harpen dans la Ruhr.

26 Cf. statuettes en terre cuite, vasessupports, dépôts de vases, etc.

Table des illustrations

Légende FIG. 116 – Organisation spatiale du village rubané : 1 Cuiry‑lès‑Chaudardes ; 2 Langweiler 2 ; 3 Langweiler 9 ; 4 Straubing ; 5 Elsloo ; 6 Sturovo.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/44050/img-1.jpg
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Légende FIG. 117 – Les combinaisons (à effectuer en suivant l’horizontale du tableau) permettant de singulariser certains bâtiments rubanés. 1 Deux exceptions : la maison 520 de Cuiry‑lès‑Chaudardes avec grenier, fosse très petite et isolée mais avec paroi simple, et la maison 6 de Bedburg‑Garsdorf qui est une petite maison sans grenier, avec paroi simple. 2 Il s’agit de la maison 9 de Brezno. 3 Une exception : l’habitation 225 de Cuiry‑lès‑Chaudardes, maison « très longue » avec fosses arrondies et sans grenier.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/44050/img-2.jpg
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Légende FIG. 118 – Efficacité et avantages dans la gestion de l’information, d’après Johnson (1978 : fig. 5.4).
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/44050/img-3.jpg
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