Préfaces

Gabrielle Démians d’Archimbaud et Jean‑Paul Jacob

p. 7‑9


Texte intégral

1Depuis maintenant près de vingt ans, la multiplication des grandes fouilles d’archéologie préventive est remarquable en France. Elles donnent souvent lieu à des découvertes spectaculaires et fort importantes, suscitant des dossiers de presse parfois impressionnants et toujours l’intérêt du public. Il s’y ajoute des publications scientifiques dites « préliminaires » et parfois hâtives, sans même que l’ensemble des données (le matériel en particulier) puisse être examiné en totalité. Puis, trop souvent encore, le silence retombe et il faut attendre de longues années pour voir exploités plus complètement les apports de ces vastes chantiers. Bien des raisons expliquent ces carences, dont les surcharges de tâches professionnelles, l’enchaînement trop rapide des opérations de fouille, le manque de temps et parfois de moyens accordés à la préparation de ces dossiers nécessairement longs et complexes. Un tel constat appelait une réforme et un effort soutenu. Ceux‑ci commencent à porter leurs fruits. Et il faut se féliciter très particulièrement aussi bien des nets progrès accomplis en ce sens dans la politique archéologique actuelle que des résultats acquis, dont la série « archéologie préventive » mise en place dans le cadre des DAF est un excellent témoignage.

2Le beau volume présenté ici est sur ce point déjà exemplaire. Terminé moins de quatre ans après l’ouverture du chantier de Sainte‑Barbe à Marseille, il est l’aboutissement d’un travail acharné, sur le terrain d’abord mais ensuite en laboratoire. Si chacun sait les difficultés d’une fouille délicate réalisée dans l’urgence, l’on peut facilement aussi mesurer le poids des investissements nécessaires pour traiter l’ensemble des données recueillies lorsqu’il s’agit d’ateliers de potiers, avec la masse énorme du matériel (près de 400 000 tessons) sans négliger pour autant les vestiges témoins d’un passé plus lointain ou plus récent. Les multiples compétences sollicitées pour l’exploitation intégrale de cette documentation témoignent des difficultés de la tâche, comme aussi de l’intégration très étroite nécessaire dans chaque temps de la recherche entre des spécialistes de sciences différentes et, en fait, complémentaires. Les résultats obtenus font de cette fouille d’habitat médiéval (la première de ce type réalisée à Marseille à cette échelle et avec une problématique aussi complexe) une source documentaire de grande valeur à de multiples titres.

3Pour l’histoire de ce quartier extra muros de la Marseille antique et médiévale d’abord : l’étude rejoint les indices que d’autres fouilles apportent dans différents quartiers de la ville actuelle. Mais avec ici une coloration spécifique due à l’importance de l’artisanat. Apparu semble‑t‑il dès l’Antiquité tardive, après le hiatus de la période du iiie au début du ve s. et avant la longue rupture du viiie au xiies. qui s’impose une fois encore avec force, celui‑ci s’épanouit ensuite avec une vigueur insoupçonnée. Et sous des formes qui intéressent au premier chef les archéologues du Moyen Âge, si démunis jusqu’ici pour interpréter les découvertes sporadiques effectuées sur d’autres sites de la basse Provence, jusque dans le Var occidental. L’apparition de ces ateliers de potiers, fabriquant des céramiques communes calcaires, rouges et siliceuses, glaçurées ou non et des faïences archaïques (les plus anciennes retrouvées actuellement dans le midi de la France) s’inscrit ainsi dans une longue recherche qui, d’une certaine manière, en préparait l’exploitation. Elle résout surtout une énigme irritante, tout en montrant la multiplicité possible des lieux d’implantation existant pour de telles officines sans doute de petite taille et de durée variable, au moins sous leur forme initiale. Elle révèle aussi, et ce n’est pas le moindre intérêt de ces fouilles, l’intervention d’artisans étrangers, formés à des techniques d’inspiration islamique, pour la construction de leurs fours comme pour la fabrication des céramiques émaillées et peintes, auxquelles s’ajoute une exceptionnelle série de carreaux de revêtement (de sol ou de mur ?), ici encore les premiers d’une longue série appelée à s’épanouir en d’autres lieux au xive s. De telles productions imposent un travail métallurgique qui, exceptionnellement encore, se retrouve ici avec clarté, préludant d’une certaine façon à l’implantation plus tardive des forgerons et des corailleurs dont l’apparition sur ce site témoigne heureusement de ce qui fut l’une des ressources de Marseille jusqu’à l’Époque moderne. Comment ne pas souligner aussi à ce sujet l’étroite adéquation existant entre les données archéologiques et les sources écrites anciennes ou plus récentes si exceptionnellement mises en évidence par H. Amouric et P. Bernardi.

4Rappeler même aussi sommairement les grands points de ces découvertes, c’est souligner tout à la fois la richesse de cette fouille et la sûreté des méthodes qui en ont permis l’exploitation comme la quantité d’interrogations ou de réflexions nouvelles que suscite ce gros travail. Cet ouvrage de référence, alertement écrit et très soigneusement documenté, marque ainsi une date dans la progression des études archéologiques et céramologiques médiévales en Provence tout en ouvrant des perspectives historiques suggestives. Œuvre collective s’il en est, il témoigne aussi de l’efficacité d’une équipe issue pour la plus grande partie du laboratoire d’Archéologie médiévale méditerranéenne (LAMM) ou réunie autour de lui. Et il faut louer ses principaux responsables, la triade des archéologues de terrain et de laboratoire : Lucy Vallauri qui porta de bout en bout cette recherche avec la collaboration de Henri Marchesi et Jacques Thiriot, si bon connaisseur des ateliers de potiers, comme la céramologue Marie Leenhardt qui surent mener à bien, dans des délais si courts, une si lourde entreprise.

5Mais il faut aussi se féliciter qu’ait pu s’instaurer, avec l’appui du service régional de l’Archéologie, une telle collaboration entre la Ville de Marseille, son service d’archéologie et ses musées, l’Afan et les laboratoires scientifiques. Puisse l’expérience tentée ici et menée si heureusement jusqu’à son terme, y compris muséographique, susciter de nouvelles enquêtes et conduire à d’aussi belles réalisations.

6L’importance du four à céramiques médiévales entrevu en 1989 lors des reconnaissances archéologiques effectuées par les archéologues municipaux dans « le triangle de Sainte‑Barbe », au pied de la butte des Carmes et à quelques mètres de la porte d’Aix à Marseille, n’avait échappé à personne. C’est pourquoi j’avais décidé d’en confier la fouille au laboratoire d’Archéologie médiévale méditerranéenne (LAMM) du CNRS qui compte parmi ses membres des spécialistes incontestés en matière de céramologie médiévale. Malgré tout, la découverte d’un grand lambeau de quartier occupé par des potiers dès la fin du xiie s. a été une révélation inattendue. Rue, ateliers, fours, dépotoirs... Tout était là, miraculeusement conservé sous les jardins qui occupaient le centre de l’îlot du xviie s. dont les grandes demeures, situées en bordure des rues, avaient, en revanche, détruit toute trace, ne laissant subsister que celles des nécropoles romaines et grecques enfouies bien plus profondément de part et d’autre d’un talweg comblé dès l’Antiquité et barré, dans sa partie basse, par le rempart médiéval de la ville reconnu lors d’une fouille réalisée en 1990.

7L’apport scientifique des découvertes effectuées à Sainte‑Barbe est indéniable : plus ancienne fabrique de faïence connue aujourd’hui en France, influences islamiques, renseignements technologiques multiples, aspects sociologiques et économiques... La lecture de cet excellent et impressionnant volume en rendra parfaitement compte, tout comme l’intérêt que ces découvertes ont suscité, dès les premiers instants, dans le monde scientifique. Au‑delà de cet intérêt majeur, finalité de toute recherche archéologique, c’est aussi une illustration parfaite de la formidable révolution, et le mot n’est pas trop fort, intellectuelle, conceptuelle et administrative qui a conduit l’archéologie de sauvetage des années 60 à l’archéologie préventive des années 80.

8Que d’interrogations, que de tâtonnements, que d’encre aura‑t‑il fallu pour arriver à cette magistrale démonstration du rôle majeur que peut jouer l’archéologie préventive dans la connaissance du passé proche ou lointain. Si quelque esprit chagrin affirmait qu’il ne s’agit là que d’une réussite ponctuelle, liée à une conjoncture extrêmement favorable, qu’il se détrompe. Loin est le temps où, dans l’immédiat après‑guerre, Fernand Benoit intervenait dans le quartier du Vieux Port en n’ayant le droit d’œuvrer « qu’entre le lever du soleil et l’arrivée des ouvriers et, après leur départ, jusqu’au coucher du soleil ». Loin encore le temps, et c’est pourtant si proche, 1968, où, pour la première fois, la communauté scientifique s’est trouvée, à Marseille encore, confrontée à une très grande fouille urbaine : celle de la Bourse. Il aura fallu à mes prédécesseurs et à mes collègues tout découvrir, tout inventer : stratégie, méthodologie... Mais, insensiblement l’archéologie préventive a défini ses exigences, ses buts, sa déontologie et, tout aussi insensiblement, elle est passée du stade conflictuel au stade consensuel ; d’une archéologie de récupération à une archéologie de réflexion. Pour cela, il a fallu interpréter les textes et surtout les compléter par des dispositions annexes qui en sont aujourd’hui le fondement même, même si F épineux problème de son financement demeure encore entier. Mais tous ces efforts seraient voués à l’échec s’il n’y avait pas, au sein de la communauté scientifique, une véritable osmose qui a conduit petit à petit à la disparition du clivage archéologie préventive, archéologie programmée. Là aussi cette opération est exemplaire. À la demande de la Ville de Marseille, la direction générale de l’opération a été confiée à l’un des archéologues municipaux, Manuel Moliner. J’avais cependant posé comme condition que la fouille et l’étude de la partie médiévale du chantier soient confiées aux chercheurs du LAMM. Chantier sur lequel durant huit mois se sont retrouvés, au coude à coude et en parfaite synergie, archéologues de collectivité, salariés de l’Afan, chercheurs du CNRS, bénévoles et, pour donner les orientations générales, conduire les négociations et prendre les décisions... archéologues du ministère de la Culture. Cette collaboration s’est d’ailleurs poursuivie bien au‑delà du chantier puisque le 20 décembre 1993 était inaugurée l’extension du musée d’Histoire de Marseille avec une salle de 370 m2 consacrée essentiellement aux découvertes réalisées sur le chantier de Sainte‑Barbe : céramiques, outillage, moulages des principaux fours mis au jour sont ainsi à la disposition du public et des chercheurs. Collaboration toujours fructueuse puisque, dans des délais que l’on peut juger rapides au regard du travail accompli, un ouvrage de référence qui, j’en suis absolument persuadé, fera date est mis sous presse et que, dès 1995, un important congrès international sur la céramique médiévale en Méditerranée s’est tenu à Aix‑en‑Provence qui a fait, lui aussi et tout comme les expositions qui l’ont accompagné, une large place aux découvertes de Marseille et au rôle économique nouveau que l’on peut, à travers elles, voir jouer à la ville.

9Je viens de le dire, la « philosophie » était là, les structures également, tout comme le savoir‑faire et le faire savoir. Pourtant il ne faut pas oublier qu’un tel travail n’a pu être une réussite que grâce à ce je ne sais quoi qui s’appelle bonne volonté, intérêt et compétence. Intérêt de la municipalité de Marseille qui n’a jamais démenti son effort en faveur de la connaissance de son prestigieux passé, intérêt de l’aménageur, Les Nouveaux Constructeurs, intérêt encore de tous les chercheurs à quelque niveau qu’ils soient et qui ont tous contribué au bon déroulement de la fouille. Intérêt aussi du ministère de la Culture qui a aidé financièrement cette publication et de l’Afan dont le service des publications a tout mis en œuvre pour que ce volume soit parfait. Mais peut‑être n’est‑il pas inutile de rappeler qu’un trio de qualité a su d’un bout à l’autre de l’opération insuffler énergie et dynamisme, Henri Marchesi, Jacques Thiriot et surtout Lucy Vallauri à qui cette publication doit beaucoup.

10Que toutes et tous soient ici remerciés pour le caractère exemplaire de cette opération.


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