4.1 Le relais Ambrussum, de l’oppidum au Puech des Mourgues

1j.-l. fiches

2Dominant la vallée du Vidourle, l’éminence calcaire du Devès où s’éleva l’oppidum d’Ambrussum était appelée encore au début de ce siècle le Puech des Mourgues –la colline des moniales– en souvenir des religieuses qui y séjournèrent dans le bas Moyen Âge. Du village fortifié à la retraite monastique, les établissements qui contrôlèrent le franchissement du fleuve, presque deux millénaires durant, ont pris des formes et furent de nature complètement différentes. C’est donc d’abord à travers ces établissements que l’on caractérisera l’histoire de la route dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Mais cette histoire se lit également sur le terrain par des changements de parcours qui se révèlent particulièrement significatifs au passage d’Ambrussum et aux environs. Les résultats de la fouille et des prospections, l’analyse par photo‑interprétation et le recours à de rares textes médiévaux sont exploités ici pour définir le phénomène du relais dans sa dynamique historique. Cependant, une place particulière sera faite à l’établissement du Haut‑Empire qui correspond sans doute à la phase majeure pour Ambrussum et la via Domitia, et qui, de toutes manières, est le mieux illustré par l’archéologie.

4.1.1 Un relais, des établissements

4.1.1.1 L’oppidum

3La création de l’oppidum d’Ambrussum remonte à la fin du iv^e ou au début du iii^e s. av. n.è., après que la colline fut occupée occasionnellement au Néolithique final et au i^er âge du Fer (Fiches 1983). Cette première agglomération était vraisemblablement dotée d’un rempart à tours quadrangulaires (Fiches et al. 1976). Mais, dans la seconde moitié du iii^e s., une nouvelle fortification à tours arrondies inclut des éléments du premier rempart et fut dotée d’un ensemble monumental avec tour de guet. C’est certainement à la suite de cette redéfinition de l’oppidum qu’un espace funéraire fut établi au nord, dans la zone inondable du Vidourle, au quartier du Sablas (Fiches 1989 : 27‑39), alors que les champs cultivés ont été localisés, par prospection pédologique et photo‑interprétation, sur le plateau des Paredasses, à l’ouest du rempart (Fiches 1989 : 242‑266).

4L’oppidum apparaît donc d’emblée comme le centre proto-urbain d’un territoire, mais sa situation, à l’endroit où la garrigue domine directement le Vidourle, marque la volonté de contrôler le franchissement du fleuve : on est ici dans le cas évoqué par le Pseudo‑Aristote (85), qui souligne, d’après des sources qui peuvent remonter au iii^e s. av. n.è., que la voie Héracléenne était contrôlée par les indigènes.

5Les Romains bornèrent la voie en 118 ou, plus vraisemblablement, dès avant 146 av. n.è., selon le témoignage de Polybe (111, 39, 8), mais rien ne laisse apparaître une volonté d’éviter alors l’habitat. Les fouilles et les prospections n’ont livré, pour la période comprise entre le milieu du ii^e et le milieu du i^er s., que des indices très lacunaires, mais des signes de changements sont perceptibles avec la rationalisation de l’habitat sur l’oppidum vers le début du i^er s., qui s’inscrit dans un processus d’appréhension nouvelle du territoire (points d’occupation hors les murs). Ce nouveau développement du processus d’urbanisation, qui s’effectue désormais sous le contrôle de Rome, est le signe d’une adaptation –sinon d’une soumission– de la classe dirigeante indigène à la mainmise romaine qui pouvait être perçue de façon positive au moins au niveau de la relance des échanges. Vraisemblablement, Ambrussum fut au nombre des communautés qui bénéficièrent de l’octroi du droit latin par César vers le milieu du i^er s. ; son autonomie au sein de la confédération arécomique est marquée par la frappe d’un monnayage à légende latine AMBR (Fiches, Richard 1985), avant que le centre ne soit déclassé et rangé par Pline au nombre des oppida ignobilia attribués à Nîmes (Christol, Goudineau 1987‑1988). Même si l’on ne peut assurer la réalité de ces statuts juridiques successifs, ils s’inscrivent dans une période qui consacre l’aboutissement de l’oppidum indigène mais qui voit aussi se créer les conditions de changements profonds qui n’ont pu être sans conséquence sur les rapports entre l’agglomération et la voie.

4.1.1.2 Le village gallo‑romain

6La seconde moitié du i^ers. av. n.è., et plus particulièrement le début de l’Empire, voit des transformations significatives affecter l’habitat d’Ambrussum. La fouille du Devès a révélé, en outre, que la plupart de ces changements avaient un rapport direct avec la via Domitia, puisqu’ils concernent la réfection de la porte sud du rempart, le pavage de la rue principale et l’érection d’un portique ouvert sur une place entre la rue et la porte (Fiches 1980). Les fouilles effectuées entre 1979 et 1985 au Sablas ont daté la création du quartier bas vers 30 av. n.è. et sa première transformation autour de 10 av. n.è. Ce quartier semble bien, comme on le verra plus loin, s’être développé de part et d’autre d’un passage qui correspond sans doute au tracé primitif de la via Domitia. On ne s’étonnera donc pas, dans ces conditions, qu’une ferme organisée autour d’une vaste cour ouverte sur la rue par une porte charretière y ait vraisemblablement joué un rôle d’étape (cf. infra, part. 1, § 4.2.3). On perçoit ainsi un début de spécialisation avec des installations bien localisées à la périphérie de l’agglomération mais dont la vocation reste avant tout agricole.

7Dans ce contexte, la période augustéenne apparaît comme le temps d’échanges particulièrement actifs, stimulés sans doute par le rôle accru de la via Domitia : c’est celle, par exemple, où, dans le quartier bas, le volume amphorique est le plus important et le mobilier métallique le plus abondant. Il faut également noter la présence, dans un niveau antérieur à 10 av. n.è., d’un graffite latin sur campanienne A correspondant au rare cognomen Pilatus au génitif d’appartenance (Fiches 1989 : 270, fig. 157, n^o 1). Ce nom peut témoigner de la romanisation précoce d’un indigène ou se rapporter à un Italien intégré, mais, dans les deux cas, la via Domitia apparaît comme le vecteur logique de cette pénétration latine.

8L’épanouissement du quartier bas d’Ambrussum sous Auguste est suivi d’une longue période d’abandon couvrant au moins un quart de siècle. Les raisons en restent obscures, mais on a émis l’hypothèse que le quartier s’était montré beaucoup plus vulnérable aux inondations à la suite de la construction du pont, qui pouvait freiner l’écoulement des eaux (Fiches 1989 : 271‑272). Pour dater la construction de cet ouvrage de onze arches, on ne dispose cependant que des inscriptions sur milliaires qui témoignent de travaux routiers en 3 av. n.è., 32 et 41 de n.è. Toutefois, on ne peut exclure une datation légèrement plus haute au regard des bornes retrouvées entre Nîmes et Beaucaire. Sur ce tronçon, en effet, à côté des séries inscrites et datées, on a retrouvé deux milliaires anépigraphes, taillés dans une pierre tendre, qui, selon toute vraisemblance, sont antérieurs aux travaux de 3 av. n.è. (Bessac et al. 1987 : 79‑84, n^os 11 et 26).

9Quelle qu’ait été la nature des difficultés rencontrées au cours de la première moitié du i^er s. de n.è., Ambrussum retrouve, vers le milieu de ce siècle, l’importance qu’elle avait à l’époque augustéenne. Sur l’oppidum s’élèvent désormais des maisons à cour intérieure qui s’inspirent du modèle de la domus urbaine ; dans le quartier bas, malgré une longue interruption, la ferme‑relais est réoccupée sans grandes modifications. La spécialisation des quartiers et de leurs unités s’est accrue. Elle ne s’inscrit pas dans la survivance de l’oppidum protohistorique mais caractérise un centre villageois inscrit dans le réseau de la cité de Nîmes au même titre que de nouvelles implantations villageoises vers le milieu du i^er s. telles que Balaruc‑les‑Bains ou Lunel‑Viel.

4.1.1.3 La mutatio

10L’abandon du Devès et la transformation du quartier bas au début du ii^e s. ne correspondent pas à un déplacement de l’habitat mais marquent plutôt le dépeuplement et la déstructuration de la communauté villageoise. Jusque vers 240, Ambrussum se réduit à un village‑rue conditionné par le passage le long du Vidourle. Au‑delà, seules des monnaies recueillies en surface indiquent une fréquentation des lieux en rapport avec la circulation qui se prolonge sur la rue principale. Il est probable que la mutatio mentionnée en 333 dans l’itinéraire de Bordeaux à Jérusalem est un bâtiment isolé dont on ne peut même pas assurer qu’il a conditionné l’implantation médiévale.

4.1.1.4 La chapelle rurale et le bâtiment conventuel

11Les textes médiévaux ne fournissent que peu d’indications sur Ambrussum et la via Domitia à cette époque. Le cartulaire de Nîmes renferme cependant une bulle du pape Adrien iv qui cite, parmi les possessions du chapitre en 1156, la chapelle Sancte Marie de Ponte Ambrosio (Hamlin 1983 : 10), une chapelle rurale, peut‑être conçue à l’origine pour assurer les voyageurs de la protection divine. Mais à cette époque, la route des pèlerins, comme on le verra plus loin, emprunte dans la plaine un itinéraire parallèle. En 1254, cette chapelle devient la propriété des moniales de Saint‑Géniès‑des‑Mourgues à condition que quatre d’entre elles y établissent leur résidence (Aigrefeuille 1739 : 297). Cette mention permet de localiser cet établissement, dont E. Marignan a retrouvé les vestiges au début de ce siècle : « Au pied de l’oppidum, à dix mètres de la Voie romaine, dans le voisinage du pont, on voit, à fleur de terre, des restes de constructions. Nous ouvrîmes un petit tertre qui s’élevait à côté de ces ruines. Nous trouvâmes des morceaux de poteries communes, des morceaux de la petite cruche médiévale bien connue ici sous le nom local de pegau, quelques menus objets de bronze ou de cuivre, la moitié d’un fer à cheval avec des clous en clefs de violon, et une mitre royale tournois de Philippe IV (1285‑1314). Une autre monnaie de la même époque fut trouvée à quelques pas de là » (Marignan 1922 : 581‑582).

12Le plan de localisation des fouilles de Marignan qui est conservé par la Société archéologique de Montpellier permet de situer cette découverte à la base du talweg qui draine le flanc oriental du Devès, entre les extrémités conservées de la fortification protohistorique (fig. 20). Les motifs de cette installation conventuelle ne concernent certainement pas la route. Il convient cependant d’observer que le passage du Vidourle était toujours possible sur le pont romain, même si un péage est attesté, plus au sud, au pont de Lunel dès 1254 (Millerot 1880 : 125). Je dois, en effet, à M. Aliger la connaissance d’un acte notarié (ADG, 11 E 1‑92) daté du 15 juillet 1390, dans lequel, devant le châtelain et viguier royal de Gallargues, le procureur des syndics de Caveirac accuse les habitants de Gallargues d’avoir démoli le pont Ambrueys. C’est donc un peu avant la fin du xiv^e s. qu’il faut situer la ruine du pont romain et la fin de l’histoire presque bimillénaire du contrôle du franchissement du fleuve à Ambrussum.

4.1.2 Une route, des passages

4.1.2.1 Les traversées du Lunellois

13La carte du Lunellois (fig. 20) illustre les différents itinéraires qui ont été fréquentés au cours des temps pour circuler dans l’axe de la plaine. On y voit, bien sûr, la via Domitia, aujourd’hui abandonnée et seulement utilisée par tronçons comme chemin de service et limite administrative ; son souvenir persiste cependant dans le toponyme Chemin de la Monnaie attesté dès le début du xiii^e s. et formé par l’altération en occitan de l’expression latine via munita, voie empierrée (Hamlin 1983 : 242).

14Le cumin romieu, Chemin des pèlerins, a supplanté la route romaine au Moyen Âge, mais on a de bonnes raisons de croire que cet itinéraire de plaine a une origine antique, car, entre Lez et Vidourle, il entretient des rapports privilégiés avec les centuriations qui conditionnent son tracé en ligne brisée (Favory et al. 1985 : 164). De plus, c’est en bordure de cette route que s’est développée, à partir du milieu du i^er s. de n.è., l’agglomération de Lunel‑Viel. On voit nettement que la route royale, qui correspond à l’actuelle nationale 113, rectifie le tracé du camin romieu entre Lunel‑Viel et le pont de Lunel pour imposer la traversée de Lunel. Plusieurs textes médiévaux se font d’ailleurs l’écho, à partir du xiii^e s., des doléances des Lunellois pour faire fermer le chemin des Bœufs (camin romieu) et les faire bénéficier du passage. De plus, le tracé de la nationale à l’ouest de Lunel coupe un tissu parcellaire cohérent qui lui est antérieur (Malvis 1988 : 29).

15L’autoroute A 9, enfin, correspond à la dernière construction routière, qui marque un retour vers la garrigue dans un contexte où la valeur des terres l’a emporté sur les considérations techniques. Le tracé sinueux se développe de part et d’autre de la via Domitia.

4.1.2.2 Les voies Domitiennes entre Ambrussum et Nîmes

16Ces changements d’itinéraire, que l’on observe sur le long terme, ont pu affecter des tronçons de la via Domitia au cours de l’Antiquité. J’ai déjà eu l’occasion de souligner combien le tronçon entre Ambrussum et Nîmes se distinguait des tronçons voisins (Nîmes‑Beaucaire, Ambrussum‑Sextantio), en particulier par un tracé en ligne brisée, recherchant les zones basses et plates dans des terrains limoneux (Fiches 1980 ; Bessac et al. 1987 : 71‑72). Il s’agit, en fait, d’un tracé rectifié. On voit nettement entre Uchaud et Milhaud (fig. 21) que la voie s’articule sur le cadastre Nîmes A et qu’elle peut même aider à y situer l’emplacement des decumani. D’évidence, la route a été tracée dans cette zone mal drainée de la vallée du Vistre après la mise en place du cadastre, dont on sait par la chronologie relative des trames urbaines de Nîmes qu’il est préaugustéen (Benoît 1981) ; par hypothèse, on l’a attribué à l’œuvre organisatrice de Pompée et de Fonteius vers 75 av. n.è. (Chouquer et al. 1983) ou à la déduction d’une colonie de droit latin à Nîmes en 45‑44 (Christol, Goudineau 1987‑ 1988 : 92). Cette rectification est, de toutes manières, antérieure à notre ère, puisque des milliaires d’Auguste ont été anciennement découverts sur ce parcours.

d’apr. Chouquer et al. 1983

17Reste à définir le tracé originel de la via Domitia entre Ambrussum et Nîmes. À partir d’une analyse des photographies aériennes conduite par J. Soyer il y a quelques années, je propose de la restituer à l’emplacement de la route préromaine qui assurait les communications entre Nîmes, l’oppidum des Castels à Nages et Ambrussum (fig. 22), selon une stratégie comparable aux tronçons voisins, privilégiant le passage en garrigue (entre Nages et Nîmes notamment), développant de longues lignes droites (entre Gallargues et Nages) et coupant au plus court dans les zones basses (vallée du Rhôny).

4.1.2.3 Les passages d’Ambrussum

18Ces modifications de parcours sont observables aux abords même d’Ambrussum, où elles correspondent aux changements intervenus dans la fonction du site tels que j’ai tenté de les caractériser en première partie. Un document établi par F. Favory à partir de photo‑interprétations (fig. 23) permet d’en rendre compte.

19Cette analyse a d’abord mis en évidence sur le plateau des Paredasses, à l’ouest de l’oppidum, cinq réseaux parcellaires dont on a pu établir la chronologie relative. Le réseau le plus facile à caractériser appuie son organisation sur le cours de la via Domitia, matérialisé au sol par un imposant clapas bombé, dominant les clôtures de pierre qui s’y articulent, et qui a conditionné le tracé de la limite communale entre Lunel et Villetelle. Ce bloc allongé (A) s’inscrit dans la norme du cadastre Sextantio‑Ambrussum.

20« Sa cohésion est cependant rompue par un ensemble de parcelles, rectangulaire et allongé, d’orientation légèrement divergente avec le parcellaire qu’il recoupe, mais calé sur la Domitienne : il est même possible que certaines limites repérables au sud de la voie s’intégrent dans la cohérence de ce groupe (B), qui est donc postérieur à la voie et au bloc qui lui est connecté. Au nord du bloc A, les flancs des Paredasses et du Devès ont été colonisés par un parcellaire en terrasses, bâti à partir de longs murs de pierre sèche parallèles à la pente et rejoignant la courbe des Paredasses et du Chemin de Lunel (C). Ces dorsales, d’orientations variées […], prennent appui sur la limite septentrionale du réseau A, ce qui tend à démontrer qu’elles sont postérieures au parcellaire lié à la Domitienne. En revanche, plus à l’est, le réseau C interrompt un long mur (chemin n^o 2), qui lui est donc antérieur […]. À son extrémité septentrionale, ce long mur rejoint un alignement de limites parcellaires qui pérennise, de toute évidence, un ancien itinéraire (chemin n^o 3) […]. Cet itinéraire septentrional rejoignait le tracé de la Domitienne dans la courbe du Figuieyras : seule en perdure la section la plus occidentale (chemin n^o 4), celle qui a capté et détourné vers le nord […] le Chemin de La Monnaie […]. Dans la section détruite, la chaussée se repère par fragments, sous la forme de clapas alignés ou de limites parcellaires discontinues. La raison de ce démembrement […] se comprend aisément quand on considère l’ampleur et la force du complexe des chemins et des parcelles allongées parallèles à l’axe... des vallons et des combes qui entaillent ici les calcaires du Valenginien (D) […]. Il n’existe finalement qu’un réseau parcellaire (E) qui puisse apparaître comme une structure antérieure à la via Domitia (fig. 24), qui en rompt la cohérence sans que son cours en ait pâti, contrairement au processus constaté à l’ouest des Paredasses » (Favory in Fiches 1989 : 257‑258).

21De cette analyse il ressort que le tracé rectiligne de la via Domitia articulé sur l’entrée sud de l’oppidum ne correspond pas au passage originel. Celui‑ci est à rechercher plus au nord, où il est facilement restituable à partir d’éléments aujourd’hui hétérogènes : le Chemin de la Monnaie n^o 4, réactivé comme limite communale, le chemin n^o 3, sur lequel se branche le chemin n^o 2 antérieur au parcellaire C, et la partie nord du Chemin de Marsillargues, qui débouche dans la plaine à proximité du quartier bas. Cet itinéraire présente d’ailleurs l’avantage de négocier au mieux la montée sur le plateau (pente de 4 %) ; le passage par l’oppidum imposera, en effet, une pente plus forte (8,3 %), et le contournement par le sud, plus récent, une pente de 11 % (Fiches 1980 : 147). Cette route nord peut expliquer en outre l’implantation à ses abords de la nécropole de la première moitié du ii^e s. av. n.è. Elle a été utilisée au moins jusqu’à la mise en place du cadastre Sextantio‑Ambrussum, que l’on situe vers le milieu ou dans le troisième quart du i^er s. av. n.è., vers ‑30 au plus tard dans la mesure où il a conditionné certaines orientations du quartier bas. Il est même probable qu’à l’époque augustéenne, cette route fut utilisée parallèlement à la traversée de l’oppidum, désormais pavée (fig. 25) et jalonnée de constructions « monumentales » (portique et porte sud du rempart restaurée). Sa fréquentation justifierait que la ferme explorée dans le quartier bas ait aussi joué un rôle d’étape. L’abandon du quartier bas durant le deuxième quart du i^er s. a dû privilégier le passage intérieur, où l’intensité du trafic a laissé son empreinte dans les profondes ornières de la voie pavée. Mais la reconstruction du quartier bas dans la seconde moitié de ce siècle, avec des structures sensiblement identiques aux plus anciennes, a pu réhabiliter l’évitement nord. Si la voie pavée a été abandonnée en même temps que l’habitat de hauteur vers le début du ii^e s., il est probable que la traversée du quartier bas par la via Domitia s’est maintenue jusqu’à l’abandon de cette partie de l’agglomération, et même au‑delà, dans l’Antiquité tardive, comme en témoignent les monnaies du iv^e s. découvertes en surface au Sablas. L’absence quasi‑totale de monnaies pour la fin du iv^e s. ne marque d’ailleurs pas forcément un abandon ; il peut s’agir d’un phénomène monétaire local que la comparaison avec les découvertes du Barrou à Sète laisserait croire (Fiches et al. 1976‑1978 : 140).

22J’avais émis l’hypothèse que le choix du passage par le vallon situé au sud du rempart était consécutif à l’abandon du Devès et peut‑être aux premières destructions qui affectèrent le pont sur la rive droite (Fiches 1980 : 152‑153). Sur ce dernier point, rien n’est venu depuis préciser la date de ces destructions. La publication d’un plan des Monuments historiques (Mayer 1982 : 64‑65, n^o 564) révèle simplement que la rampe d’accès, visible, depuis 1973, au‑dessus des deux premières piles arasées, a été édifiée après 1886, à la suite de dégagements commandés par H. Nodet. À la lumière des recherches effectuées au Sablas, je serais tenté aujourd’hui de mettre en rapport l’abandon et la destruction des arches les plus proches des culées avec la canalisation du Vidourle entre de puissantes levées de terre. La construction de ces ouvrages a entraîné l’épierrement du quartier bas et la modification du profil de la terrasse pour un meilleur drainage. Il est possible que ces travaux correspondent à la période de conquête de terres qui touche le Languedoc aux xi^e et xiii^e s. Le choix du tracé méridional pour le Chemin de la Monnaie correspondrait alors à ces changements d’accès au pont, à la mise en valeur des terres voisines et sans doute à la création de la chapelle rurale.

4.1.3 La ferme relais du Haut‑Empire

23On connaît mal les installations de service liées aux routes romaines ; elles furent sans doute très variées, adaptées aux situations locales. La fouille du quartier bas d’Ambrussum en livre un exemple daté du Haut‑Empire (fig. 26). En bordure de la rue principale, on a mis au jour la pars rustica d’un ensemble qu’il convient sans doute de prolonger vers le fleuve par une partie résidentielle. La grande simplicité de l’ordonnance des bâtiments et des unités, et la banalité des mobiliers invitent à y voir une ferme dans laquelle le corps oriental, occupé par des communs, s’oppose à un bâtiment nord dont la structure dissymétrique permet de différencier les trois petites pièces centrales des deux autres, plus vastes. Une de ces dernières, qui s’ouvre sur la cour près de la porte charretière, a d’ailleurs livré, pour l’état tardo‑augustéen, les trois quarts des monnaies de l’îlot et la plus grande part du mobilier métallique : des éléments de parure, mais aussi des instruments et outils divers (agrafes de harnais, clavettes, fer de sabot, serpette, soc de charrue, boîtes à sceau et poids d’une once). Cette remise proche de la rue a donc abrité une activité de comptes et d’échanges sans doute en rapport avec le relais. Mais la partie la plus vaste de cet îlot est la cour, dont le grand foyer central dépasse les besoins domestiques, comme le four à coupole ouverte abrité à l’époque tardo‑augustéen ne dans une construction circulaire située au nord.

24Certains aménagements de cet espace ouvert, comme le moulin à bras augustéen et les réserves de céréales, légumineuses et raisins de l’époque flavienne, se rapportent à la fonction agricole de cet îlot. Mais d’autres indices sont davantage en rapport avec la route voisine, comme ces empreintes de sabots mises en évidence sur le sol de la cour avant son abandon vers 20 de n.è. (fig. 27), et surtout les petits objets. M. Fougère, qui les a étudiés, a noté leurs caractères, qui s’accordent avec l’hypothèse d’une auberge dans un cadre de relais d’étape : « […] rareté de la vaisselle en bronze, sans doute réservée de façon bien compréhensible aux habitations particulières ; bonne représentation des décors de meubles, comme on peut s’y attendre dans un endroit où les voyageurs devaient pouvoir trouver un logement ; présence soutenue de l’outillage indispensable aux réparations des véhicules et à l’entretien des bêtes de somme ; forte proportion, enfin, d’éléments de harnachement » (Feugère in Fiches 1989 : 164).

25Pour ces derniers, il faut noter que les huit hipposandales du Sablas représentent la série la plus importante observée à ce jour dans le Midi de la Gaule et faire une mention spéciale pour deux clavettes de moyeux en bronze à tête barbue (fig. 28) retrouvées dans un contexte du ii^e s. de n.è. ; on n’en connaît pas de parallèles, mais leurs masques ont des antécédents celtiques au ii^e âge du Fer.

26Si l’on compare le dossier présenté ici sur Ambrussum et la via Domitia avec celui qui a été établi à ce sujet il y a quelques années (Fiches 1980), on peut mesurer combien le développement de la fouille à la périphérie de l’agglomération antique a apporté à la connaissance du relais. On observera également que le sujet, au début des années 80, n’était traité qu’à partir des études antérieures consacrées à la route et des résultats de la fouille de l’oppidum. L’avancée décisive tient, dans ce domaine, à une démarche globalisante fondée sur l’analyse spatiale et le recours à la photo‑interprétation, et sur la compréhension du territoire d’Ambrussum et la confrontation des données archéologiques avec celles des sciences de la terre et de la nature.

Bibliographie

27Aigrefeuille 1739 : AIGREFEUILLE (C. d’). — Histoire de la ville de Montpellier, seconde partie contenant l’origine de son église… Montpellier, 1739.

28Benoît 1981 : BENOIT (J.). — Nîmes : études sur l’urbanisme antique. Problèmes de méthode et résultats. BEAN, ns, 16, 1981, p. 69‑90.

29Bessac et al. 1987.

30Chouquer et al. 1983.

31Christol, Goudineau 1987‑1988 : CHRISTOL (M.), GOUDINEAU (C.). — Nîmes et les Volques Arécomiques au i^er s. av. J.‑C. Gallia, 45, 1987‑1988, p. 87‑103.

32Favory et al. 1985.

33Fiches 1980.

34Fiches 1983.

35Fiches 1986.

36Fiches 1989.

37Fiches et al. 1976.

38Fiches, Richard 1985 : FICHES (J, ‑L.), RICHARD (J.‑C.). — L’Émission monétaire d’Ambrussum (Villetelle, Hérault) au i^er s. av. n.è. RAN, XVIII, 1985, p. 381‑387.

39Fiches et al. 1976‑1978 : FICHES (J.L.), DEPEYROT (G.), RICHARD (J.‑C.). — Les Découvertes monétaires de l’oppidum d’Ambrussum (Villetelle, Hérault). BEAN, ns, 11‑13, 1976‑1978, p. 111‑141.

40Hamlin 1983 : HAMLIN (F.‑R.). — Les Noms de lieux du département de l’Hérault. Nouveau dictionnaire topographique et étymologique. Poussan, 1983.

41Malvis 1988 : MALVIS (J.‑M.). — Anthropisation de l’espace lunellois (communes de Lunel et de Marsillargues) : périodes romaine et médiévale. Études sur l’Hérault, ns, 4, 1988, p. 15‑36.

42Marignan 1922 : MARIGNAN (E.). — L’ Oppidum d’Ambrussum à Villetelle. Montpellier : AFAS, 1922, p. 577‑582.

43Mayer 1982 : MAYER (J.). — Languedoc‑Roussillon. Archives de la commission des Monuments historiques : plans et dessins, t. II. Paris : ministère de la Culture, 1982. 251 p. : ill.

44Millerot 1880 : MILLEROT (T.). — Histoire de la ville de Lunel. Montpellier, 1880.

4.2 Essai de synthèse des données sur la station Ad Vicensimum

4.2.1 Introduction

45La station Ad Vicensimum de l’Itinéraire d’Antonin a été placée par les historiens et archéologues tantôt aux Cabanes de Fitou ou aux Cabanes de Lapalme, relais créés au xiii^e s. sur la voie d’Espagne, tantôt à la chapelle Saint‑Pancrace (ix^e s.) qui s’élève au sud de Lapalme, tantôt au Rien de Treilles1. La découverte du xx^e mille au nom de Domitius Ahenobarbus Imperator –jalon incontesté du tracé de la via Domitia (Duval 1949 ; Campardou 1949 ; Héléna 1950)– près du pont franchissant cet oued, paraissait corroborer la dernière hypothèse. Mais les prospections n’ont pas permis de la retenir, en l’absence dans ce secteur de la moindre trace d’habitat antique important2. Quant aux autres localisations proposées, diverses raisons imposent également leur rejet : le trop grand éloignement du xx^e mille, l’inexistence de vestiges aux Cabanes de Fitou et aux Cabanes de Lapalme, la situation sur une voie latérale de la chapelle Saint‑Pancrace et la faible étendue des habitats gallo‑romains signalés à proximité par C. Pélissier (Pélissier 1916 : 377 sq.).

46Un premier recensement des trouvailles fait en 1968 (Solier 1968 : 157 sq.) a conduit à prendre en considération une vaste concentration de gisements gallo‑romains, situés au nord de la commune de Fitou (lieux‑dits Les Estacades, Les Estagnols, La Traite, Le Crès), au voisinage du xxi^e mille ; depuis 1970, de nouvelles prospections et la surveillance systématique des défoncements agricoles3 ont confirmé l’importance de cette zone d’habitats, sans en révéler de nouvelles, malgré la dispersion et le nombre des terrains défoncés. Compte tenu de la faible profondeur de l’horizon antique dans toute la région étudiée, on est assuré que la carte de répartition des vestiges par rapport à la voie est quasi complète et donc significative.

4.2.2 Les données des photographies aériennes

47Le report sur la photographie aérienne des divers gisements répertoriés et l’étude détaillée des traces de voies visibles sur des photographies aériennes à grande échelle localisent clairement deux ensembles :
– d’une part, des villae dispersées à quelque distance de la voie principale, c’est le cas en particulier de Saint‑Pancrace (SP) ;
– d’autre part, un groupement en forme de V renversé dont l’une des branches est axée sur la via Domitia, l’autre, liée à la topographie (collines en bordure de la plaine des Estagnols) et peut‑être à une voie secondaire.

48La figure 29 donne la position et l’étendue approximative –d’après les trouvailles de surface– des gisements gallo‑romains ; nombre d’entre eux étaient connus depuis les défoncements de la fin du xix^e s.4. Ils sont signalés par des pointillés représentant les superficies observées, un couple de lettres abrégeant le nom actuel du lieu, enfin une lettre entre parenthèses renvoyant à l’inventaire de 1968. Le tableau 1 résume les caractéristiques principales de chacun des sites repérés. Les coordonnées sont celles du centre de chaque zone ou bien des structures s’il en existe. En complément de la carte, deux photographies aériennes à grande échelle (1/8 000) permettent d’analyser les divers « styles » de l’assiette de la route au cours des temps. La figure 30 montre le lit du Rien de Treilles à l’ouest du pont de la RN 9 jusqu’au gué des Galhegous où Pélissier et Campardou faisaient passer le tracé reconstitué de la voie antique5. Effectivement, en ce point, on distingue un chemin antérieur aux limites de parcelles, voisin du gisement noté K sur l’inventaire de 1968 et bordé par deux sépultures à incinération, signalées par Pélissier (1916 : 68), juste au sud du Ricu.

D’apr. indications M.G. et Y.S./CNRS, M.H./MC del.

49Du côté oriental, là où la RN 9 enjambe le Rieu, apparaissent deux groupes de traces parallèles à la route :
– à 70 m du pont, une bande claire d’environ 8 m de large et flanquée de deux bandes sombres, dont les contours extérieurs sont les moins réguliers ; l’ensemble présente les caractères d’une voie construite en remblai, rectiligne, sauf au passage du Rieu où elle forme une « baïonnette » ; à ce niveau, et juste au nord du torrent, la situation est assez confuse : on peut hésiter entre deux traces claires respectivement placées à 88 m ou à 65 m du pont ;
– entre la voie précédente V1 et la route actuelle, se distingue un tracé plus sinueux et sombre, apparemment un chemin creux et assez étroit, que l’on est tenté d’attribuer à l’époque médiévale. Serait‑ce la route qui a précédé l’actuelle, datée de 1750 ? Le doute est permis car la carte de Cassini montre une situation inverse : la nouvelle route y figure à l’ouest de l’ancienne.

50Quoi qu’il en soit, il importe de rappeler que les vestiges d’un pont coïncident avec le tracé de la seconde voie (V2) : à 36 m du pont actuel, sur la rive gauche un massif de maçonnerie en gros cailloux roulés, de facture médiévale, et, dans le lit même du torrent, un bloc maçonné identique correspondant, semble‑t‑il, à l’extrados d’un pont effondré plutôt qu’à un gué6. Au même endroit, en 1963, on a mis au jour fortuitement sur la rive droite les restes d’une culée en petit et moyen appareil : d’aspect plus soigné que les précédentes structures et légèrement décalées par rapport à elles vers l’aval ; il est possible que la culée appartienne non pas à la même construction, mais à un pont antérieur, peut‑être antique (Solier 1963 : 73).

51Dans l’attente d’une fouille de contrôle, seule à même d’apporter une solution, constatons, sans nous cacher la fragilité de l’indice, que les éléments les plus volumineux de la culée et le xx^e mille, découvert 16 m en aval, ont été taillés dans un même grès à lumachelles d’ostracées. Il serait d’autant plus tentant de mettre le milliaire en rapport avec ces vestiges que son poids et l’absence d’usure à la surface du monolithe laissent penser qu’il n’a pas été roulé par les eaux. Dans cette optique, le lieu de la découverte fixerait le tracé de la via Domitia primitive qui se confondrait ainsi avec celui de la route médiévale. En fait, il serait imprudent de conclure en ce sens, car l’hypothèse d’un déplacement du monolithe depuis la voie V1 et de sa réutilisation par des constructeurs du pont médiéval n’est pas à écarter. Si, pour l’instant, le lien entre le milliaire et la voie V1 reste purement conjectural, le tracé de celle‑ci et son antiquité sont incontestables : on la suit de façon quasi continue au nord comme au sud du Rieu de Treilles, depuis les côtes de Roquefort (La Calade) jusqu’au Crès.

52Ainsi l’examen de la figure 31 et de son interprétation (fig. 32) permet de retrouver la bande blanche et les filets sombres latéraux jusqu’à une parcelle défoncée en 1980 de forme trapézoïdale (G). Pareillement, on décèle, à l’est de la route nationale le tracé un peu sinueux du chemin présumé médiéval (V2). En faveur de l’identification de la voie antique avec la voie 1, remarquons que les vestiges gallo‑romains, décelables sur son axe aux points I, G, E, H, D des Estacades suggèrent l’existence d’une sorte de village‑rue s’étendant en bordure de la « chaussée construite » sur 800 m environ pour une largeur qui varierait de 100 à 150 m. Au contraire, les autres sites A, B, C au nord‑ouest et F au sud‑est forment des blocs isolés.

53Revenant à la figure 29, notons que les sites dispersés CN, CG, CL, LF, LM, LP, SM, SP n’excèdent pas un à deux hectares de superficie. Par contre, les concentrations des Estagnols ES (A et B), des Estacades (I, G, E, H) et de la partie nord du Crès, notées D, ont des surfaces unitaires de 3 à 4 ha, les agglomérats atteignant 7 ha pour Les Estagnols, 9 ha pour le « village‑rue » des Estacades. La comparaison avec le village actuel de Caves, avec toutes les réserves que ce genre d’argument comporte, est édifiante.

54En ce point de notre exposé, on est en droit d’affirmer qu’il existe une petite agglomération, dont une partie de la structure est liée à la voie V1, assimilable à une voie construite. Les autres sites repérés aux alentours du xx^e mille, de petite taille et implantés à plus ou moins faible distance de la voie dans des parcellaires différenciés par leurs orientations, peuvent être considérés comme des domaines agricoles.

4.2.3 Les sites repérés

4.2.3.1 Les Estacades

55L’étude de la parcelle située au centre nord du village des Estacades et traversée par la bande claire V1 (fig. 31) va nous permettre d’aller plus loin. Un charruage profond a confirmé l’existence de la voie dans ce secteur, tout en apportant des précisions sur ses caractéristiques et sa chronologie.

56Comme le montre le plan sommaire levé après le défoncement (fig. 32), la charrue a remonté en surface une bande continue de grosses pierres d’environ 5 m de large s’étendant sur une soixantaine de mètres à l’emplacement même de la bande claire : selon toutes probabilités, il s’agit des restes du hérisson qui formait la base de la chaussée7. Le côté oriental, vers la RN 9, n’a montré que de rares vestiges sporadiques : quelques pierres plates à 20 pas de la limite nord de la parcelle, puis tout contre la limite méridionale des tegulae et des débris de dolium. Du côté occidental, au contraire, abondaient des restes de constructions rustiques : de grosses pierres alignées perpendiculairement à la chaussée, témoins de murs détruits. Au sud de la parcelle, on a observé de nouvelles traces d’habitat : sol en opus signinum et grosses pierres liées par du mortier, sol d’alluvions constitué de galets à l’exclusion de tout tesson (sol naturel ou emplacement de cour ?). L’essentiel des éléments de datation est issu de deux zones caractérisées par une forte densité de débris dans une terre grise charbonneuse, peut‑être des fosses à ordures (TGA et TGB). Les tessons en TGA se rapportaient au milieu du i^er s. (sigillées de formes Drag. 17A, 18, 24‑25, 27 et Ritt. 1 et parois fines grises à décor de lunules)8. En TGB, un sondage sur un mètre carré jusqu’à 0,80 m, suivi d’un sondage à la tarière jusqu’au sol naturel (cote 1,50 m) a offert les couches suivantes : de 0 à 0,50 m une couche résiduaire bouleversée par les labours, de 0,50 à 0,80 m des déchets domestiques en place, de la terre jaune caillouteuse jusqu’à 1,50 m où s’étend la terrasse ancienne à gros galets. Le contexte, beaucoup plus récent qu’en TGA, se composait dans la partie supérieure de sigillées claires D et de vaisselle culinaire (Rayes 91, 67, 23, 196). Des échantillons comparables proviennent de la deuxième strate résiduaire (Hayes 23, 196, 197), mêlés à quelques tessons de sigillée sud‑gauloise Drag. 29 et 27. Quant aux trouvailles de surface, en BTL, elles s’échelonnent principalement d’Auguste au milieu du i^er s. (pré‑sigillée à vernis brun‑noir, sigillée Drag. 29, 30, 17 et 15/17, vases à paroi fine sablée) ; mais on a aussi recueilli des fragments de sigillée claire et de céramique culinaire de types Hayes 23, 27, 196, 197.

57Au total, l’habitat déjà occupé à l’époque augustéenne s’est prolongé jusqu’aux v‑vi^e s. La chaussée est certainement antérieure aux murs qui lui sont perpendiculaires en TGB. Elle peut être antérieure également, mais le fait est moins certain, à la fosse TGA, dans la mesure où celle‑ci sert de limite à la zone habitée à l’ouest9. Il est plus difficile d’interpréter les rares amas de pierres plates, ou de tuiles à l’est : nous sommes tentés d’y voir des vestiges de sépultures, par rapprochement avec les découvertes de tombes recensées en 1968 (Solier 1968 : 166‑176 et infra).

4.2.3.2 Les Estagnols

58Une autre partie importante du site est la zone des Estagnols comprise entre le ruisseau des Estacades et une colline qui remonte en pente douce vers le nord‑ouest. Cette zone désignée par A et B sur la planche 3 a fait l’objet de nombreux ramassages de surface, consécutifs à des défoncements dans les années 1978‑82. L’analyse des trouvailles montre, dans la partie basse de ce secteur, près du ruisseau des Estacades, une forte majorité de sigillées sud‑gauloises, avec la forme Drag. 29, dominante, et aussi des Drag. 37. À noter également la découverte d’un denier républicain (Cn. Lentulus) perforé, utilisé en pendentif, donc sans signification chronologique. La partie haute, au voisinage des gros murs de soutènement qui délimitent le petit plateau au sommet de la déclivité, a procuré des jalons relativement anciens : plusieurs tessons de coupes campaniennes A et B, des fragments de bord d’amphores républicaines Dressel 1A, associés à deux tessons arétins et à deux fragments de plats de pré‑sigillée brun noir. Mais dans ce secteur aussi la sigillée sud‑gauloise (une centaine de fragments) reste prédominante. Des sondages ont montré la faible épaisseur de la couche archéologique (0,80 m), qui devient inexistante sur le plateau rocheux (0,20 à 0,30 m) en raison des affleurements de la roche.

59Des observations complémentaires ont pu être faites en 1989, à l’occasion d’un charruage qui a révélé l’existence d’une fosse‑dépotoir à quelques mètres d’un bâtiment à usage agricole (35 sur 25 m environ) dont les murs, détruits par la charrue, étaient parallèles aux limites des parcelles actuelles. On y a trouvé les restes de trois dolia, trois meules, deux à bras et une à traction animale, une amphore italique quasi complète, des sigillées gauloises (Drag. 29A, 37, 30, 27 dont un exemplaire portant la marque NOMI attribuée à un atelier de Montons en activité vers 50‑80). Le bâtiment semble avoir été utilisé encore au v^e s., ce que suggère un fragment de cruche en céramique paléochrétienne orangée à décor de rouelles et de triangles10. Les trouvailles des dépotoirs voisins confirment l’ancienneté de l’occupation : parmi les éléments caractéristiques, des fragments d’amphores Dressel 1A et un tesson de style campanien A tardif, mêlés à des poteries modelées de tradition de l’âge du Fer. Ainsi les divers ramassages réalisés dans le secteur des Estagnols nous ont livré des indices chronologiques concordants : ils révèlent une occupation commencée dès le i^er s. av. J.‑C., active durant tout le i^er s. et les débuts du ii^e s., et prolongée par une réutilisation au v^e s. La chronologie n’est pas démentie par les sépultures trouvées en contrebas par Y. Perd le long du ruisseau des Estacades, à proximité de la voie : elles se rapportent à la période Claude/Domitien (Solier 1968 : 172).

4.2.3.3 Les Canaveyres

60Vers le sud, au‑delà du ruisseau de Canaveyres, on a exploré un site moins étendu, au point C, mais qui devait être occupé par un bâtiment en grand appareil, à en juger d’après la présence de blocs calcaires taillés de grande dimension (supérieure à 1 m) dans les tas d’épierrement alentour. Parmi les récoltes de surface on a recensé des monnaies, dont la plus récente est un denier d’argent de Vespasien, et des séries de tessons à dominante ancienne, comprenant un échantillon de campanienne A tardive, d’arétine et de pré‑sigillée. La sigillée sud‑gauloise est représentée par des Drag. 29 et de très rares fragments de Drag. 37. S’y ajoutent quelques tessons des xvii‑xviii^e s. D’après ces trouvailles, le site C des Canaveyres aurait connu une occupation précoce, approximativement vers – 50/‑30 et un abandon vers la fin du i^er s. Ici aussi, on a des indices de fréquentation sporadique au v^e s. et peut‑être aussi à l’Époque moderne.

4.2.3.4 Le Crès

61Une autre zone du vaste ensemble des Estacades a donné lieu à des explorations récentes, cette fois encore à la suite de défoncements : il s’agit du lieu‑dit Le Crès (point F, fig. 29 et 31), plus particulièrement de la grande vigne dite Le Milieu du Crès, formant un couloir entre deux masses calcaires et objet d’un profond charruage en 1979. Toute cette zone avait déjà été longuement prospectée par M. Abelanet, P. Gabignaud, D. Hamelin et G. Fédière. Des différentes observations, on retiendra les données essentielles. Tout d’abord la découverte des structures suivantes :
des fondations en grand appareil et des restes de pavement en opus spicatum et en opus signinum, visibles sur la masse calcaire qui s’étend au nord du point F (structures indiquées par un L gras fig. 31). Le mobilier recueilli au cours d’un sondage pratiqué par D. Hamelin fixe dans la deuxième moitié du i^er s. et au ii^e s. l’âge de la construction ;
‒ un grand mur de direction N. 20° E., repéré après le défoncement sur 60 m de longueur dans l’axe de la vigne ; il s’intègre dans la structure du parcellaire situé au nord ;
‒ une série de sépultures à incinération –dont des coffres en tegulae–, localisée à la fin du siècle dernier et en 1953 (Gabignaud 1961 : 18 et 41 ; Solier 1968 : 166‑170) sur les deux côtés de la route nationale (fig. 33) ; il y a de fortes chances qu’un fragment d’épitaphe en marbre remis au jour par le charruage et rejeté dans un tas d’épierrement ait figuré à l’origine dans cette aire funéraire11. L’angle inférieur gauche de l’inscription, seul conservé, présente les débuts de quatre lignes, en belles lettres du i^er s. : L. AETEI/AETEIV(s)/ET NV… /… DIN… (fig. 34).

62Nous disposons pour dater cet habitat d’une documentation relativement abondante qui comprend, outre un groupe de tegulae portant la marque T. FAD. LIG12 et une statuette en bronze représentant Diane13, des monnaies et des lots de céramiques, issus principalement de deux dépotoirs. Le premier formait à la limite occidentale de la vigne une épaisse couche de résidus amoncelés le long du massif calcaire. La couche, remaniée par les labours jusqu’à 0,80 m a été sondée jusqu’à 1,20 m de profondeur, sans que le fond soit atteint. Ce dépotoir a livré en plus de 4 fragments de sigillée gauloise Drag. 29 et Drag. 37, quantité de céramiques à usage culinaire, dont des Hayes 196 et 197, des sigillées claires A (Hayes 23…) et D (Hayes 59, 60 et 61). Le second, voisin du mur déjà signalé, dans l’axe de la parcelle, se décomposait en deux tas principaux. L’un, homogène, renfermait des sigillées claires A (Hayes 14 et 23), des céramiques culinaires Hayes 196 et 197 et d’autres céramiques de cuisine. L’autre a donné 3 fragments de sigillée sud‑gauloise et un lot important de sigillée claire de type C (Hayes 50), D (fragment de plat) et surtout A (Flayes 14, 23, 27), le tout complété par des marmites et couvercles Hayes 196 et 197. En rassemblant tous les indices chronologiques, on constate que l’on a une majorité de céramiques échelonnées du ii^e au iv^e s. avec de rares témoins antérieurs. Cette chronologie est confirmée par l’examen des monnaies recueillies dans le défoncement, aux effigies de Trajan, Commode et de Marc Aurèle14.

63Construit vers la fin du i^er s. et en service jusqu’au iv^e s., l’habitat du Crès se place ainsi dans une période différente de celle que nous avons fixée pour les sites des Estagnols et de Canaveyres. Il est aussi plus récent que les plus anciennes tombes (i^er s.) implantées le long de la voie et aux abords du « village‑rue », On notera d’ailleurs qu’il est bien isolé de celui‑ci et des sépultures par un espace important totalement dépourvu de vestiges. C’est le cas aussi du site C au sud du ruisseau des Canaveyres.

4.2.4 Conclusions

64En résumé, la via Domitia s’identifie probablement avec la bande rectiligne décelée à l’ouest de la route nationale actuelle, dont elle tend à se rapprocher peu à peu : l’écart, de 70 à 80 m au niveau du Rien de Treilles, passe à 20 m aux Estacades et devient nul au Col du Grès où, faute de place suffisante, les deux voies se superposent peu après la traversée de la station routière.

65La portion de voie étudiée présente les caractéristiques d’une chaussée construite vers 50 av. J.‑C., peut‑être lors de la réfection que fit entreprendre le gouverneur Fonteius15. En raison des données incertaines relevées au passage du Rieu de Treilles, nous ignorons si l’aménagement constaté est allé de pair avec un déplacement de la voie tracée par Domitius Ahenobarbus ou si, au contraire, son assiette a été maintenue.

66À l’époque de la construction existait une villa importante (1,2 ha) aux Canaveyres, à l’origine de la formation d’un vicus de 7 ha aux abords du ruisseau des Estacades. Parallèlement, un habitat a vu le jour sur le côté occidental de la voie et des tombes ont été implantées sur son côté oriental. Vers le début du II^e s., la villa des Canaveyres cesse son activité tandis qu’au contraire se développe la villa du Grès à l’est de la route. On assiste ainsi à un glissement de l’occupation depuis les collines des Canaveyres‑Estagnols, en direction de la voie et de la station routière, ce qui aboutit à donner à l’agglomération son aspect en v. L’extension maximale atteinte au i^er s. dépassait 12 ha, l’ensemble cessera d’exister au vi^e s.

67Les données réunies comportent encore de nombreuses incertitudes. Seules des fouilles conduites dans les différentes zones d’habitat et dans les portions conservées de la chaussée16 pourraient fixer définitivement la chronologie des phases de construction. Parallèlement, une étude de tous les chemins latéraux présumés antiques et des structures du parcellaire délimitant les fundi devrait permettre une analyse plus fine des modifications constatées dans l’assiette de l’agglomération : en effet, on a pu constater que les orientations des murs retrouvés étaient celles des parcellaires voisins.

68Si la chronologie et l’organisation de l’habitat repéré restent compliquées à analyser, il nous paraît certain qu’il correspond à la station de Ad Vicensimum. La position entre les milliaires XXI et XXII peut entraîner un doute qui est levé par le fait qu’il n’y a pas d’autre site important au voisinage de la borne de Domitius, au Rieu de Treilles ; il est d’autre part souvent attesté que les noms des lieux‑dits ne sont que des « approximations commodes » (Chevallier 1972 : 54).

69On peut aussi envisager l’hypothèse d’un déplacement de origine du comptage des milles entre l’implantation de milliaire de Domitius et la naissance « officielle » du vicus : la station de Combusta passe de XXXII à XXXIV milles des deux premiers aux troisième et quatrième gobelets de Vicarello ; de la même manière, le XX^e milliaire a pu être reporté du Rieu de Treilles au Rieu de Canaveyres, juste à l’entrée de l’habitat.

Bibliographie

70Campardou 1949.

71Chevallier 1972.

72Courtieu et al. 1980 : COURTIEU (J.)., JOURNET (C.), NICLOUX (J.), PASSELAC (M.), RANCOULE (G.), RIGOIR (Y.) et (J.). — Dérivées des sigillées paléochrétiennes de l’Aude. Un atelier carcassonnais ? SESA, LXXX, 1980, p. 35‑68, poinçons 3153‑2419‑3199.

73Corne 1966.

74Duval 1949.

75Gabignaud 1961.

76Gayraud 1981.

77Grenier 1959.

78Griffe 1938.

79Griffe 1974 : GRIFFE (E.). — Les Anciens pays de l’Aude... Carcassonne. 1974, p. 25‑30.

80Héléna 1949‑50.

81Pélissier 1916‑18 : PÉLISSIER (C.). — Étude d’un tronçon de la via Domitia. BCAN, XIV, 1916‑1918, p. 313‑418.

82Solier 1963 : SOLIER (Y.). — Nouveaux vestiges dans le Rieu de Treilles. BCAN, 27, 1963, p. 72‑74.

83Solier 1968.

84Solier 1970 : SOLIER (Y.). — Milllaires de La Clotte. BCAN, 32, 1970, p. 137.

4.3 Trois nouveaux milliaires découverts dans les Pyrénées‑Orientales

85À ce jour, quatre milliaires provenant de la via Domitia ont été découverts dans le département des Pyrénées‑Orientales, c’est‑à‑dire dans le tronçon délimité par les stations Salsulae et Summum Pyrenaeum. Le premier est connu depuis longtemps, celui de Saint‑Hippolyte, mais les trois autres, ceux de Théza, de Palau‑del‑Vidre et du col de Panissars, sont encore inédits, et c’est ce qui justifie l’étude que nous leur consacrons ici. Nous les étudierons, non dans l’ordre de leur découverte, mais en tenant compte de leur position le long de la voie, du nord vers le sud. Sur les quatre milliaires des Pyrénées‑Orientales, trois appartiennent à la période constantinienne et présentent de ce fait une unité certaine. Pour éviter de scinder cet ensemble, il nous a paru nécessaire de rappeler les données que nous possédons sur celui de Saint‑Hippolyte, qui en fait partie.

4.3.1 Le militaire de Saint‑Hippolyte

4.3.1.1 Description

86C’est un milliaire en brèche calcaire, cylindrique, incomplet : on n’en voit ni le sommet ni la base. Il a été retrouvé en 1847, dans l’abside centrale de l’ancienne église de Saint‑Hippolyte. Il était surmonté d’un chapiteau d’une roche différente (sorte de grès grossier) (fig. 35). L’ensemble devait servir de base à la pierre d’autel (Puiggari 1848 : 261). Il est aujourd’hui conserve dans le vestibule de l’église. Le diamètre est de 0,42 m et la hauteur conservée varie de 1,03 à 1,05 m. L’inscription, en caractères irréguliers, a donné lieu à plusieurs lectures17. Vérification faite, en éliminant les traces dues aux manipulations, le texte conservé est le suivant : FLAV/VAL/CONST/ANTIN/ ONOB/CAES, soit : « Au très noble César, Flavius, Valerius, Constantinus ». Aujourd’hui, le S final n’est plus aussi visible qu’il a pu l’être dans le passé (fig. 36).

4.3.1.2 Interprétation et datation

87Le milliaire est généralement attribué à Constantin i^er (en dernier lieu, CIL XVII/2 : 296). La datation est relativement précise : le titre de César n’a été utilisé par Constantin que durant un court laps de temps, de la fin de 306 à la fin de 307. Le milliaire provient très vraisemblablement de la via Domitia distante de 2,5 km seulement à l’ouest. Il a été taillé dans un calcaire local : on retrouve le même dans les carrières actuelles de Salses à moins de 10 km.

4.3.2 Le milliaire de Théza

4.3.2.1 Description

88C’est un milliaire en grès, cylindrique, incomplet (fragment intermédiaire entre la base et le sommet). Il est conservé dans le porche d’entrée de l’église actuelle de Théza (fig. 37). Signalé par L. Bayrou en septembre 1991, il a été identifié par G. Castellvi et J.‑P. Comps. Son diamètre est de 0,53 m, et la hauteur conservée de 0,49 m (fig. 38). Le champ épigraphique est réduit à un simple cartouche rectangulaire de 13,8 x 8,8 cm, enfermant le nombre romain « XXII » (fig. 39 et 40). Le bloc, provenant peut‑être des carrières de grès des Meulières, près du Boulou, porte des traces de choc. On pourrait considérer que seule a été conservée la fin de l’inscription, le reste se trouvant dans le fragment supérieur du milliaire, aujourd’hui perdu, mais la distance entre le haut du cartouche et le bord supérieur du fragment (16 cm) rend cette hypothèse peu probable. L’inscription se réduirait donc au seul nombre « xxii ». Les chiffres ont une hauteur de 4,5 cm, ils sont régulièrement répartis dans le champ du cartouche, le premier et le dernier sont à égale distance des bords (2,5 cm) ; de même l’espacement entre les chiffres est identique.

d’apr. s.G.C., M.H./MC del.

4.3.2.2 Origine et interprétation : milliaire et inscription du Quarantième des Gaules

89De même que la dédicace à Mercure d’un esclave du Quarantième des Gaules (fig. 41) et que l’inscription funéraire de Rusticania 18(fig. 42), le milliaire provient de l’ancienne église de Théza, datable du xii^e s. et aujourd’hui détruite en grande partie19. Cette provenance pose problème. Selon la tradition, les deux inscriptions auraient été transportées à l’ancienne église de Théza depuis la chapelle Saint‑Julien de Villeneuve‑de‑la‑Raho. Le milliaire aurait‑il la même origine ?

90En dépouillant la bibliographie, nous avons pu constater qu’il n’est nulle part fait mention d’un milliaire ou d’une colonne quelconque. Le milliaire n’avait donc jamais été repéré. Il apparaît d’autre part que l’origine « Saint‑Julien » n’est pas clairement établie. Le premier article ayant trait à ces deux inscriptions est paru en 1832 (Puiggari 1832). L’auteur indique que les inscriptions ont été découvertes par J. de Saint‑Malo, dont l’« attention s’était fixée, dans le mois d’août dernier, sur l’église de Tesa, où je lui avais signalé certains indices d’antiquités. Quelle fut sa joie, lorsque, à l’arête nord‑ouest de l’édifice, il put au moyen d’une échelle, lire et copier une inscription romaine renversée, et puis une seconde au bas du même mur dans une maison attenante de la maison curiale ». Dans la suite de l’étude de P. Puiggari, il n’est pas question de Saint‑Julien, de même dans celle de J. Renard de Saint‑Malo deux ans plus tard (1834 : 212). C’est D.‑M.‑J. Henry qui, trois ans plus tard, dans son Histoire du Roussillon, mentionne « deux inscriptions sur des pierres placées dans la bâtisse de l’église de Théza, mais qu’on sait avoir été tirées de la chapelle de Saint‑Julien, près de Villeneuve‑la‑Raho » (Henry 1835 : LI, LII, note 2). L’auteur ne cite pas ses sources, il semble s’appuyer sur la rumeur villageoise mais est‑il bien vraisemblable qu’au début du xix^e s., voire à la fin du xviii^e, pour rester à l’intérieur d’une période accessible à la mémoire collective, l’on soit allé encastrer ces deux inscriptions dans un mur de l’église de Théza, dont l’une renversée est à une hauteur telle qu’il faut une échelle pour l’atteindre ? On peut en douter20.

91Plus hasardeuse encore, la thèse selon laquelle le nom actuel de Villeneuve‑de‑la‑Raho dériverait de Ratio, le calcul, le compte. Ainsi la boucle était bouclée : inscription et toponyme permettaient de situer à Villeneuve‑de‑la‑Raho la perception du Quarantième des Gaules. En fait la première appellation est : Villanova en 814 ; en 932 apparaît Villanova Radoni quondam. Il s’agirait d’un domaine donné en aprision à un réfugié espagnol et transmis ensuite à son fils nommé Rado. La même dénomination se perpétue au cours des siècles mais en 1194 vient la première déformation : de Racionibus, puis de Racioneen 1227. Les scribes qui s’efforcent de rationaliser les noms de lieu, de les ramener à quelque chose de connu, passent ainsi de Rado en Ratio qui devient Raho en catalan (Colomer 1930 : 137‑139 ; Ponsich 1980 : 66 ; Basseda 1990 : 757). Rendons donc à Rado ce qui lui revient. Quant aux deux inscriptions, si l’on est bien obligé de tenir compte de la remarque de D.‑M.‑J. Henry, il nous paraît difficile de trancher sans appel pour Saint‑Julien, comme on l’a fait jusqu’ici. Jusqu’à la découverte d’une preuve décisive, laissons ses chances à Théza.

92D’autant que nous sommes là dans une zone sensible : le village de Théza est traversé par un Chemin de Charlemagne. Ce n’est pas la via Domitia mais c’est un chemin ancien, vraisemblablement romain. C’est dans la pointe nord‑ouest de la commune de Théza que ledit Chemin de Charlemagne se branche sur la voie directe qui par Cabestany et Villeneuve‑de‑la‑Raho joignait les cols de Panissars et du Perthus21. Par ailleurs, la via Domitia passe dans les communes voisines de Saleilles et d’Alénya, à moins d’un kilomètre des limites du terroir de Théza. Rien ne s’oppose donc à ce que le Quarantième des Gaules ait été perçu, sinon à Théza même, du moins dans ses environs immédiats.

93Allons plus loin : le nombre « xxii » peut se comprendre comme « xxii^e mille ». Si l’on prend pour origine le Summum Pyrenaeum, hypothèse qui n’a rien d’absurde puisque le Summum Pyrenaeum a pu servir de caput viae au bornage de la via Augusta vers l’Espagne, le XXII^e mille serait à III milles de Ruscino puisque la distance totale Summum Pyrenaeum‑Ruscino correspond à xxv milles. L’emplacement du iii^e mille avant Ruscino se lit encore sur la carte (cf. infra, Comps, part. 1, § 4.4.2.1, fig. 66) à 3 km au N./N.‑E. de Théza. Le milliaire pourrait provenir de là. Ce n’est qu’une hypothèse, il pourrait aussi borner une voie secondaire ; or deux voies, nous l’avons dit, traversaient le territoire de Théza. Quoi qu’il en soit, cette découverte a l’avantage d’attirer notre attention sur la commune de Théza et ses environs qui constituent, à notre avis, une plaque tournante des communications à l’époque romaine.

4.3.3 Le milliaire de Palau‑del‑Vidre

4.3.3.1 Description

94Ce bloc, mis au jour lors d’un charruage en janvier 1981, a été transporté au musée d’Elne, où il se trouve encore, par L. Bassèdes et R. Grau22 ; il n’avait pas, à cette époque, été identifié comme milliaire. Il est taillé dans du calcaire coquillier et se présente comme un parallélépipède à section carrée de 0,47 m de côté, sur une hauteur de 0,74 m. À la base, il porte une mortaise de 0,14 x 0,10 m, profonde de 0,08 m. Le sommet du bloc a été très légèrement évidé, et forme une sorte de petite vasque. La face qui porte l’inscription déborde en arrondi au‑dessous du texte, sur une hauteur de 0,20 m (fig. 43 et 44). Les lettres sont de facture maladroite ; certaines ont même disparu en partie, et deux d’entre elles complètement. La facture et les manques résultent du matériau utilisé, très tendre et à grain très irrégulier ; l’érosion due aux éléments naturels et aux travaux agricoles expliquent le mauvais état de conservation des lettres (fig. 45).

indications J.‑P. C. et An. P. ; d’apr. s.G.C., M.H./MC del.

95La lecture du texte ne présente cependant pas de réelle difficulté ; il est établi comme suit : BO [N] O/R [E] I/PVBLICAE/NATO, soit : « […] né pour le bien public ». La même formule existe à l’identique sur plusieurs autres milliaires dont au moins quatre découverts dans la péninsule Ibérique et signalés par J. Casas (Casas 1982‑83 : 134 et 135). Dans tous les cas, elle est placée à la fin de l’inscription, ou immédiatement avant le nombre de milles lorsqu’il est précisé.

4.3.3.2 Interprétation et datation

96Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un milliaire : en témoignent la formule usitée, mais aussi le nom du lieu‑dit où il a été découvert –Camp de la Pedre–, et l’importance du site archéologique qui s’y trouve. Les deux derniers éléments montrent aussi qu’il est resté in situ, ce qui ajoute à son intérêt. Ce milliaire est incomplet ; seule subsiste sa partie inférieure (fig. 43 et 44). Il a certainement été remployé, comme le prouvent la mortaise à sa base, et le creusement du sommet. L’arrondi débordant sous l’inscription laisse supposer qu’il s’agit d’un milliaire cylindrique, inscrit ou anépigraphe, nous ne le saurons jamais, qui a été réutilisé après avoir été retaillé sur toutes ses faces. La dédicace de l’inscription n’est pas connue, mais la piètre qualité des lettres et la comparaison avec les bornes qui portent la même formule nous permettent de le dater du iv^e s. de n.è. (fig. 45). Le premier milliaire ibérique, dédié à Constantin II et Constance ii, a probablement été érigé entre 333 et 34023 ; le deuxième, dédié à l’usurpateur Magnence se situerait entre 350 et 35324 ; le troisième, dédié à son frère Decentius, a la même fourchette chronologique25 ; le dernier est plus tardif puisqu’il fait référence à Théodose, qui a régné de 379 à 39526. Est‑il possible de préciser la datation du milliaire de Palau‑del‑Vidre ? Selon G. Castellvi (1991 : 78, 79), il faut aussi l’attribuer à Constantin. En recensant tous les milliaires du Midi de la Gaule, d’Espagne et d’Afrique du Nord qui utilisent la même formule, il constate que seuls ceux de Constantin n’abrègent pas REI PVBLICAE en R.P. Pour d’autres auteurs, il se rapporte peut‑être à Théodose (Fabre et al. 1990 : 180). Quoi qu’il en soit, on peut conclure que les empereurs du iv^e s. continuent à porter un grand intérêt à la voirie et à l’organisation de leur propre propagande.

4.3.3.3 Le site archéologique

97Ce milliaire n’était pas érigé en rase campagne, mais à proximité immédiate d’un important gisement d’époque romaine, situé dans la plaine alluviale du Tech, à 1,125 km au sud de son cours actuel, dans des terrains argilo‑limoneux. La parcelle B 630, sur laquelle a été découvert le bloc, a été défoncée en janvier 1981. À cette occasion, l’étendue du gisement y a été clairement observée, et estimée à près d’un demi‑hectare. Cependant, des informations orales permettent d’étendre le site à la parcelle 1046, à l’est (présence de constructions), et à la parcelle 632, à l’ouest (découverte d’amphores), ce qui doublerait sa superficie. Après le charruage, quelques sondages ont pu être menés sur la parcelle 630 (Comps et al. 1982).

98L’ensemble du mobilier recueilli est très varié : on y trouve les principales productions céramiques de l’Empire (sigillée sud‑gauloise, claires A et D, luisante, dérivée de sigillée paléochrétienne) ; on peut en conclure à une occupation continue du deuxième quart du i^er s. à la fin du iv’ s. de n.è., peut‑être au début du v^e. Il s’agit très certainement d’un établissement rural assez important comme le montre la présence de certains éléments d’architecture : fragments de sols en mortier de tuileau, pilettes d’hypocauste, tubulures... Les sondages ont permis de retrouver des structures bâties contemporaines ou postérieures au iii^e s. de n.è., et des niveaux de circulation de type cour ou voie (pavages de galets avec parfois fragments de tuiles).

99Une autre découverte est à signaler : il s’agit d’un bloc de calcaire coquillier de forme trapézoïdale, sculpté de sortes d’écailles sur deux de ses faces ; il est creusé d’une mortaise (0,04 sur 0,08 et 0,10 m de profondeur) sur sa face supérieure, et, au dos, d’une cavité circulaire concave (0,13 m de diamètre sur 0,07 de profondeur) (fig. 46 et 47). Il a fait l’objet d’un remploi surtout visible à la base de la face sculptée, où les écailles ont été enlevées à grands coups. On pourrait y voir la couverture d’un sarcophage, tel celui conserve dans l’abbatiale Sainte‑Marie de Quarante (Hérault), ou encore un élément de couverture de mausolée, comme celui de l’île du Comte, à Beaucaire, daté de la fin du i^er s. av. n.è. (Roth Congès 1987 : 73, 75). Quoi qu’il en soit la présence de cet élément funéraire sur le site constitue un argument supplémentaire en faveur de la proximité de la voie.

4.3.3.4 Le militaire et la voie

100La découverte de ce milliaire in situ fournit une indication précieuse sur le tracé de la via Domitia au sud du Tech. Jusqu’à présent, l’hypothèse la plus répandue plaçait la voie sur la rive gauche du Tech, sans grand argument archéologique il est vrai. Il faudra désormais envisager l’hypothèse d’un nouveau tracé sur la rive droite (cf. supra, Comps, part. 1, § 4.1).

4.3.4 Le milliaire de Panissars

4.3.4.1 Description

101Les fouilles menées sur le site de Panissars (commune du Perthus)27 (fig. 48) –emplacement du trophée des Pyrénées élevé par Pompée en 71 av. J.‑C.– ont permis de mettre au jour, entre 1984 et 1988, sept fragments d’une borne milliaire cylindrique, de 0,30 m de diamètre, dont la hauteur reste inconnue. Six de ces fragments ont été repérés en remploi dans le mur occidental (n^os 1 et 2) et au chevet (n^os 4 à 7) de l’église romane Sainte‑Marie, élevée en 1011 sur les ruines du soubassement oriental du trophée, à l’ést de la via Domitia. Un septième fragment (n^o 3) a été découvert dans un déblai provenant de la mise en carrière du site à la fin du xvii^e s. ; sa découverte à proximité immédiate de l’église, au nord de la nef, permet de penser qu’il avait été certainement remployé dans l’un des murs de l’église (fig. 48). La pierre utilisée est un marbre blanc, veiné de gris, identique à celui que l’on trouve à 3 km de là, au sud‑est du village de La Cluse Haute, et qui était encore exploité peu après la Première Guerre mondiale28.

102Deux de ces fragments (n^os 1 et 4) ont été réutilisés en parement, les autres (n^os 2, 5, 6, 7) –excepté le n^o 3 de provenance inconnue– avaient été noyés dans le blocage des murs ; c’est dire qu’il peut encore exister d’autres fragments de ce même milliaire, non visibles, en remploi dans les murs de l’église29.

103Cinq fragments recollent en deux ensembles différents (n^os 5 + 1 + 2 et n^os 6 + 7) qui appartiennent à la partie supérieure de la colonne. Excepté le fragment n° 5, détérioré au sommet, ils présentent la même mouluration pleine, haute de 4 cm et de 1,8 cm de saillie (fig. 49). Les deux autres fragments (n^os 3 et 4) font partie du fût de la colonne. Seuls les fragments n^os 5, 1, 2 sont inscrits, ils portent une partie des deux premières lignes de l’inscription (fig. 49 et 50) :

G.C. et s.G.C. del.

104Dimensions en centimètres des lettres (h x 1) et des espaces (entre parenthèses) :

105– ligne 1 : M = 6,3 X 6,3 – (2,3) – P = 6,3 x 2,3 – (8,3) – C = 4,6 x 3,5 – (1,4) – A = 5,3 x 3,4 – (2,3) – E = 5,4 x 3 – (1,6) – S = ?

106– ligne 2 : comme le S de la ligne 1, les lettres de la ligne 2 ne sont conservées qu’en partie. Cependant, les dimensions du premier A semblent identiques à celles du A de la ligne précédente ; dimensions du signe abréviatif : 1,1 x 1,3. La hauteur des caractères de la ligne 1 est différente entre les deux groupes de lettres : 6, 3 pour M et P ; 4,6 – 5,3 – 5,4 respectivement pour C‑A‑E, ce qui témoigne d’une facture somme toute assez grossière. On a l’impression que l’ouvrier a gravé directement les caractères sans repères préalables ; il a donc été contraint de réduire l’ampleur des lettres dès le deuxième mot de la première ligne, sans quoi la totalité du champ épigraphique échappait à un champ de vision stationnaire.

4.3.4.2 Interprétation et datation

107Pour la restitution des lettres manquantes, il faut remarquer que les caractères (lettres et signes d’abréviation) sont disposés en quinconce d’une ligne sur l’autre, ce qui permet de restituer l’emplacement de deux caractères en début et, certainement aussi, en fin de la deuxième ligne. La restitution de la ligne 1 ne pose pas de problème : la formule IMP CAES constitue le début d’une des titulatures impériales utilisées jusqu’au iv’ s. ; celle de la deuxième ligne est plus délicate. Cependant comme une titulature impériale est toujours suivie des praenomina de l’empereur, l’association des lettres apparentes […]A et VA […] ne permet qu’une transcription possible, celle des deux praenomina Flavius Valerius, employés au datif, soit FLA o VAL o. Flavius Valerius sont deux gentilices portés comme praenomina par trois empereurs du premier tiers du iv^e s. : Flavius Valerius Constantius (Constance i^er, dit Constance Chlore, empereur de 305 à 306) ; Flavius Valerius Severus (Sévère, empereur de 306 à 307) ; Flavius Valerius Constantinus (Constantin i^er, empereur de 306 à 337). La formule IMP CAES se retrouve sur des milliaires attribués à chacun de ces trois empereurs. On sait que les noms de Constance i^er et de Sévère sont toujours associés à ceux des autres empereurs de la deuxième ou de la troisième tétrarchie30. En Narbonnaise, dans tous les cas où le nom de Sévère apparaît, il n’occupe jamais la première place, ni comme César (König 21 ; CIL XII : 5504 ; CIL XII : 5547), ni comme Auguste (CIL XII : 5516) ; dans ce dernier cas, il est précédé de celui de Galère. Le nom de Constance i^er apparaît sur quatre milliaires de Narbonnaise datés de la deuxième tétrarchie. Dans les deux cas où le début de l’inscription est conservé l’ordinatio est différente de celle du milliaire de Panissars : dans un cas (König 21) la formule est employée au pluriel : IMPP CAESS ; dans l’autre (CIL XII : 5547) le premier praenomen –FL– est reporté en fin de première ligne à la suite de IMP CAES.

108Aucune des ordinationes des milliaires de Narbonnaise au nom de Sévère ou de Constance i^er ne correspond donc à celle du milliaire de Panissars (fig. 49 et 50). Il faut ajouter que le diamètre relativement faible de la colonne –0,30 m– paraît incompatible avec le développement des champs épigraphiques au nom des empereurs pré‑cités. Restent les milliaires au nom seul de Constantin, ainsi datés entre juillet 306 et le début de l’année 310 (König 1970). Son nom est conservé sur 27 milliaires de Narbonnaise : 25 portent la titulature IMP CAES, 2 autres DN. Sur l’ensemble, 22 permettent une lecture sans problème d’interprétation en ce qui concerne les deux praenomina de l’empereur. On peut dénombrer ainsi selon König (1970) 17 FL, 2 FLA, 2 FLAV, 1 FLAVIO. L’abréviation la plus couramment utilisée est FL mais FLA est également attestée sur deux exemplaires au moins.

109En conclusion, les seuls milliaires étudiés dont la dédicace répond aux mêmes critères d’ordinatio que celui de Panissars sont ceux au nom de Constantin. Au début du texte ainsi restitué, Imp (eratori) Caes (ari) Fla (vio) Val (erio) Constantino, s’offrent deux possibilités de lecture, l’une avec le titre de César, (25 juillet 306‑25 décembre 307), l’autre avec celui d’Auguste (entre le 25 décembre 307 et le début de l’année 310) :
‒ Imp (eratori) Caes (ari) Fl (avio) Val (erio) Constantino p (io) noh (ilissimo) Caesari, divi Constanti p (ii) Aug (usti) filio ;
‒ Imp (eratori) Caes (ari) Fl (avio) – ou Fia (vio) – Val (erio) Constantino p (io) f (elici) Aug (usto), M. Aurelii Valerii Maximiani Aug (usti) nepoti, divi Constanti Aug (usti) p (ii) filio.

110Les deux textes se retrouvent sur des milliaires présentant la même disposition des caractères sur les deux premières lignes ; le nom de Constantin est ensuite gravé soit en entier sur la troisième ligne –CONSTANTINO–, soit coupé entre la troisième et la quatrième ligne –CONSTAN/TINO– et plus rarement CONSTANTI/NO. Le milliaire de Panissars appartiendrait à l’un des deux groupes et devrait pour cela être daté entre le 25 juillet 306 et le début de l’année 310.

4.3.4.3 Le militaire et la voie

111Le milliaire de Panissars identifie la voie franchissant ce col pyrénéen à la via Domitia. Cette identification est appuyée par la découverte des fondations en grand appareil du monument romain que l’on doit considérer comme les vestiges du trophée de Pompée élevé, selon les auteurs anciens, le long de la via Domitia 31. C’est à cet endroit, ou plus vraisemblablement à proximité, qu’il faut certainement placer le Summum Pyrenaeum des itinéraires antiques (cf. supra Castellvi et al., part. 1, ch. 3, notice 20). Le site de Panissars est également pris par certains historiens comme le caput viae de la via Augusta vers l’Espagne32. En ce sens, le milliaire de Panissars peut être considéré comme le 65^e mille par rapport à Narbonne ou encore, comme le mille 0, référentiel, par rapport à la Tarraconaise, ce qui pourrait expliquer l’utilisation du marbre, matériau plus « noble » que le grès33.

4.3.5 Conclusion

112Le tableau II permet de synthétiser les principales données. Sur quatre milliaires connus en Roussillon, deux et vraisemblablement trois se rapportent à Constantin i^er. La série est trop restreinte pour que l’on puisse tirer une conclusion à propos des lacunes (bien évidemment la voie était bornée avant Constantin) mais l’on peut à juste titre raisonner sur ce qui a été retrouvé, et donc sur Constantin. Deux des milliaires et sans doute trois peuvent être datés du début du règne, 306‑310, c’est‑à‑dire d’une période très incertaine pour lui : celle où l’Auguste Galère, qui détient la prééminence morale, lui refuse d’abord le titre de César puis celui d’Auguste. Il doit ruser, s’allier à Maximien avant de se retourner contre lui, durer pour consolider la légitimité qu’il dit tenir de son père Constance Chlore, et pour cela se faire connaître dans l’empire et d’abord dans les provinces qu’il estime être de son ressort : la Bretagne et la Gaule. Or le bornage est une façon d’assurer sa propre propagande. Constantin en a largement usé : 27 milliaires, qui portent son nom dans la seule Narbonnaise, datent de cette époque troublée. Il faut désormais en ajouter deux de plus. Il n’est pas étonnant que le Roussillon n’ait pas été oublié. On peut penser que cette région a joué un rôle important du fait de sa situation aux portes de l’Espagne, que cette dernière soit tombée dans les mains de Constantin dès la mort de son père, comme le pensent M. Christol et P. Sillières (1980), ou qu’elle n’ait été récupérée qu’après la défaite et la mort de Maximien en 310.

113La lecture du tableau permet une autre constatation : les trois milliaires contemporains sont extrêmement disparates. Disparité du matériau utilisé : le marbre de Panissars répond peut‑être, nous l’avons vu, au souci de bien marquer le caput viae ; la brèche calcaire de Saint‑Hippolyte a été extraite de la carrière la plus proche, dans les environs de Salses. Quant à la borne, en calcaire coquillier, du Camp de la Pedre, elle témoigne plus encore que la précédente, de la hâte qui a présidé à sa confection, puisqu’il s’agit d’un remploi. La même disparité se retrouve dans la forme : parallélépipède dans un cas, cylindre dans deux autres et pour ces derniers, diamètre notoirement différent. Les lettres n’ont pas le même tracé, mieux encore : la formule utilisée n’est pas la même : le début diffère à Saint‑Hippolyte et à Panissars et la fin à Saint‑Hippolyte et au Camp de la Pedre.

114Ces variations dans la titulature sont vraisemblablement dues aux fluctuations très sensibles de la situation dans ce court laps de temps. Au total, cet ensemble porte la marque de la précipitation, comme s’il avait fallu répondre à des urgences, et en cela il est bien caractéristique de la période qui l’a vu naître.

115Restent les apports des milliaires à la connaissance de la voie proprement dite. Pour ce qui est du tracé, le fait que deux d’entre eux aient été pratiquement retrouvés in situ est de grande importance : celui de Panissars confirme le passage en ce lieu de la via Domitia, celui du Camp de la Pedre oblige à reconsidérer toutes les hypothèses jusque là émises.

116Enfin, peut‑on considérer que l’entreprise de bornage va au‑delà de la simple propagande et s’accompagne d’une réfection de la voie ? Pour toutes les raisons émises plus haut, il serait hasardeux de le conclure. Quoi qu’il en soit, Constantin et les Constantiniens sont étroitement mêlés à l’histoire de la région : rappelons pour mémoire le milliaire de La Glotte portant le nom de Constantin, légèrement postérieur à ceux dont il est question ici34, l’assassinat à Elne même –qui renaît de ses cendres au iv^e s., ayant troqué le nom d’Illiberris pour celui de Castrum Helena– du dernier fils de Constantin, Constant35 ; et enfin l’hypothèse selon laquelle les fortifications romaines des Cluses pourraient être l’œuvre de son deuxième fils, Constance ii 36.

Bibliographie

117Basseda 1990.

118Bonnefoy 1858 : BONNEFOY (L. de). — Épigraphie roussillonnaise. BSASEL, 11, 1858, p. 47‑51.

119Casas 1982‑83.

120Castellvi 1984a : CASTELLVI (G.). — Découverte du soubassement d’un important monument romain à la frontière franco‑espagnole du Perthus. BM, 142 – IV, 1984, p. 441‑442.

121Castellvi 1991.

122Chalon 1980 : CHALON (M.). — Le Roussillon du iv^e au ix^e s. In : Ruscino, Chateau Roussillon : Études archéologiques I. Col. Perpignan, 1980, p. 341‑363. (Suppl, à la Revue archéologique de Narbonnaise ; 7).

123Christel, Sillières 1980 : CHRISTOL (M.), SILLIÈRES (P.). — Constantin et la péninsule Ibérique : à propos d’un nouveau milliaire. REA, LXXXII, 1980, p. 70‑80.

124CIL II.

125CIL XII.

126CIL XV11/2.

127Colomer 1930 : COLOMER (B.). — La Charte impériale de Lothaire pour Villeneuve‑de‑la‑Raho. Revue historique et littéraire du Diocèse de Perpignan, 105, 1930, p. 137‑139.

128Comps et al. 1982 : COMPS (J.‑P.), KOTARBA (J.), PEZIN (A.). — Rapport de fouille de sauvetage, Palau‑del‑Vidre, lieu‑dit Camp de la Pedre. 1982. Rapport inédit déposé au SRA Languedoc‑Roussillon.

129Espérandieu 1936.

130Fabre et al. 1990.

131Henry 1835 : HENRY (D.). — Histoire du Roussillon. Paris, 1835.

132Henry 1842 : HENRY (D.). — Le Guide en Roussillon. Perpignan, 1842.

133König 1970.

134Ponsich 1980 : PONSICH (P.). — Rosselló‑Vallespir-Conflent-Capcir-Cerdanya‑Fenolledés, limites historiques et répertoire toponymique des lieux habités de ces anciens « Pays ». RTN, 37, 1980.

135Puiggari 1832 : PUIGGARI (P.). — Inscriptions romaines à Tesa. Le Publicateur du département des Pyrénées‑Orientales, 40, 1832.

136Puiggari 1848 : PUIGGARI (P.). — Découverte d’un antique à Saint‑Hippolyte (canton de Rivesaltes). BSASEL, 7, 1848, p 261‑265.

137Renard 1834.

138Roth Congès 1987 : ROTH CONGÉS (A.). — Le Mausolée de l’Île du Comte. In : Ugernum, Beaucaire et le Beaucairois à l’époque romaine, 2. Caveirac : ARALO, 1987, p. 47‑116. (Cahiers de l’ARALO ; 16).

139Sacaze 1892 : SACAZE (J.). — Inscriptions antiques des Pyrénées. Bibliothèque méridionale, 2^e sér., t II. Toulouse, 1892.

4.4 La via Domitia de Salsulae à Ad Centuriones

140La via. Domitia dans la plaine du Roussillon a déjà fait l’objet de nombreuses études37 mais pour permettre à la recherche de progresser, il est nécessaire aujourd’hui de refaire le point. Si l’on considère les résultats acquis, on voit s’opposer deux parties du tracé : sur le tronçon qui va de Salsulae à Ruscino, il existe désormais suffisamment d’apports nouveaux pour qu’on puisse risquer une nouvelle synthèse. Au contraire, beaucoup reste à faire sur la partie Ruscino‑Ad Centuriones ; c’est le segment le plus mal connu de toute la via Domitia, mais quelques éléments récents obligent à corriger, voire à abandonner les anciennes hypothèses pour en formuler de nouvelles.

4.4.1 De Salsulae à Ruscino

4.4.1.1 Le tracé

141Le tracé se lit aisément sur la carte : de Salses à l’Agly, c’est un long chemin conservé sur 7 km, qui ne dessert aucun des villages existants (fig. 51 et 52). Si on le prolonge par la pensée au‑delà de l’Agly, on voit qu’il semble viser le Puig Soutré, immédiatement à l’est de Ruscino. Ce tronçon parfaitement rectiligne qui traverse la plaine en majesté (fig. 53), est rigoureusement parallèle à un autre tronçon : celui qui, au sud de Sigean, se confond avec la nationale 9, où l’on a trouvé le milliaire de Domitius et le long duquel M. Guy et Y. Solier situent la station Ad Vicensimum (fig. 54). Pourquoi ce parallélisme ? Il est difficile d’en donner une explication, cependant le fait mérite d’être signalé.

142Au sud de l’Agly, on discerne une série de petits chemins d’exploitation, lesquels, mis bout à bout, indiquent bien cette fois la direction de Ruscino (fig. 55). Cette deuxième partie, depuis l’Agly jusqu’à Ruscino, est connue sous le nom de Chemin de Charlemagne38. Sur ce tracé parfaitement établi, qu’apportent les sources antiques ? Les différents Itinéraires indiquent trois stations : Ruscino au sud, puis en remontant vers le nord, Combusta, à VI milles, et Salsulae à iv milles. Combusta et Salsulae ont été localisées : la première (fig. 56) près du Mas Guiter (Guiter 1953), la seconde près de Font‑Dame (cf. supra, Comps, chap. 3, notice 13). Nous nous bornerons ici à dégager un trait commun à ces deux établissements. Pour autant que l’on puisse en juger par les vestiges observés en surface, il s’agit de constructions de petite taille, constatation qui soulève quelques questions. S’agit‑il réellement de stations‑relais et quelle est leur importance ? Comment faut‑il comprendre les documents antiques ? Ne seraient‑ils pas tout simplement des itinéraires au sens propre du terme ? Il faut passer par ici et puis par là... Dans ce cas, tous les noms cités ne correspondraient pas nécessairement à des mansiones ou à des mutationes. Certains pourraient désigner des constructions de moindre importance, que l’on a citées comme repères ou parce qu’elles étaient situées à des carrefours39. Ce pourrait être le cas pour Combusta et Salsulae qui sont au débouché de chemins se dirigeant vers les Corbières. Pourtant, la « logique routière » joue en faveur du maintien de Salsulae comme mutatio. Elle est à peu près de IX milles de Ad Vicensimum et à X milles de Ruscino. Ce sont là des distances normales pour des relais (Sillières 1990 : 312). On pourrait dons supposer, depuis Narbo, une station non indiquée par les itinéraires autour du 10^e mille, Ad Vicensimum un peu après le 21^e mille, Salsulae au 30^e mille et Ruscino au 40^e. Combusta viendrait ainsi en surnombre, peut‑être simplement pour marquer un croisement.

carte IGN 1/25 000, 2548 0T, Perpignan, éd. 1990 ; d’apr. J.‑P. C., J.P., M.P./MC del.

FIG. 56 ‒ Extrait cadastral montrant l’emplacement des sites de Combusta nord et de Combusta sud ainsi que des traînées noires observées sur photographies aériennes (commune de Salses, section E3, 1980, 2^e éd.).

d’apr. J.‑P. C [sur les observations de J. Benoit], M.H./MC del.

143Pour les milliaires, un seul a été retrouvé, mais dans l’église de Saint‑Hippolyte40. Dédié à Constantin i^er, il est sans doute originaire de ce tronçon mais, étant hors de son contexte et ne portant pas d’indication de distance, il ne peut être replacé correctement. Au contraire, l’identification de Combusta, près du Mas Guiter (fig. 51), permet de rechercher l’emplacement des différentes bornes milliaires. La toponymie peut nous être de quelque secours mais aussi les carrefours significatifs et les limites de communes.

144Sur le site de Combusta, le grand‑père de l’actuel propriétaire de la parcelle E 815, M. Martrette, aurait découvert, au début du siècle, un milliaire qui aurait été ensuite incorporé dans les fondations d’une cuve41. Deux toponymes attachés à cet endroit pourraient être en rapport avec ce milliaire : d’abord celui de Pedre Redone (Pierre Ronde), que l’on peut encore lire sur la carte IGN, ensuite celui de Garni de Botó, qui est le nom du chemin qui rejoint là la via Domitia. Si l’on en croit F.‑R. Hamlin (1988), « botó » est un terme qui désigne en occitan une borne. Certes nous sommes là en pays catalan mais tout près de la frontière linguistique, de sorte que l’hypothèse ne peut être écartée.

145En remontant vers le nord à partir de Combusta, qui représente une base solide, on voit que le deuxième mille est au départ de la route de Saint‑Hippolyte et le troisième au pied du fort de Salses. Entre les deux, on a rencontré le hameau de Sainte‑Colombe, aujourd’hui rejoint par le village de Salses. Le toponyme de Sainte‑Colombe mérite d’être retenu car on le retrouve deux autres fois à proximité d’une voie romaine en Roussillon : sur la via Domitia face à Ruscino, rive gauche de la Tet, et au sud du Tech sur une voie secondaire qui franchissait l’Albère en empruntant la vallée de Lavall.

146Le vieux château de Salses, un peu au nord du fort, pourrait selon certains auteurs, avoir des fondations d’époque tardo‑romaine : elles dessinent un carré de 27 m de côté avec une tour pleine carrée à chaque angle (Castellvi 1983 : 24 et 25). Quoi qu’il en soit, c’est de là que la voie prend son essor vers la plaine. On voit que la « station » de Salsulae ne peut se confondre avec l’actuel village de Salses puisque par déduction (Salsulae étant à trente milles de Narbonne selon l’Itinéraire d’Antonin et Combusta à xxxiv milles selon les gobelets de Vicarello), on peut la situer à 4 milles au nord de Combusta. Il faut donc la chercher à 1 mille plus loin, près de Font‑Dame où on trouve en effet un site qui pourrait être la Salsulae antique. C’est un passage obligé, où, aujourd’hui encore, viennent converger tous les moyens de communication : RN 9, voie ferrée et autoroute B 9. Au sud de Combusta, le premier et le deuxième milles sont bien marqués par des carrefours. Après l’Agly et un décrochement en baïonnette (fig. 55), l’emplacement de la borne milliaire est perpétué par un croisement important de six chemins42. Le mille suivant se repère bien grâce à un carrefour. Celui qui vient après, le dernier avant Ruscino, correspond au croisement d’un chemin et d’une limite communale.

147Sur toute cette partie, la via Domitia a donc, par sa présence, influencé le réseau des routes et des chemins. On le voit aussi à d’autres signes : la D 14 par exemple qui joint Claira à Bompas offre un curieux tracé en escalier. En premier lieu, elle vient passer au premier mille après l’Agly, ensuite elle descend nord‑sud, parallèle à la voie. Ce tracé nord‑sud semble induit par la voie et on observe aussi la même orientation pour des chemins moins importants de part et d’autre de la Domitienne. De même, un peu plus au sud, le carrefour formé par la D 31, de Torreilles à Perpignan et la D 12, de Bompas à Villelongue‑de‑la‑Salanque, vient se former sur le passage même de la via Domitia ; ce n’est pas un hasard. Du reste, la voie n’exerce pas son influence seulement sur les routes et les chemins qui la croisent ou passent à proximité, elle a contribué à organiser et organise encore partiellement le paysage de la plaine puisqu’elle est, semble‑t‑il, à l’origine d’une cadastration romaine.

4.4.1.2 La voie et l’organisation du paysage

148M. Guy, dans une étude déjà ancienne mais qui a joué un rôle précurseur (Guy 1955b), met en évidence l’existence de deux cadastrations dans la plaine du Roussillon, l’une au nord de l’Agly, l’autre au sud‑est de ce même fleuve. Il n’en précise pas l’orientation, mais on peut dire que la première présente des cardines inclinés à 32,5° vers l’est par rapport au nord géographique, et la deuxième à 21°, ce qui est l’orientation du plus connu des cadastres narbonnais.

149S’agissant de la première cadastration, M. Guy estime qu’elle n’est pas basée sur la via Domitia ; il en conclut donc que lorsque la voie a été tracée, la cadastration était déjà en place. On peut avancer un avis différent : quelques decumani sont assez bien conservés, notamment celui qui depuis la Coma Llobal conduit au Mas Fages puis se prolonge par un coude de la D 5b qui, depuis Salses, mène à Opoul (fig. 57). Ces decumani forment avec la voie un angle de 45°, qui n’est certes pas un angle quelconque. Les cardines sont plus difficiles à retrouver, toutefois le calage le plus probable montre que la voie sert de diagonale aux centuries alignées. On peut donc légitimement penser qu’elle a servi à construire cette cadastration43 dont le module est de 710 m et qui s’étend surtout au nord de l’Agly, où elle est limitée par les Corbières. Dans la figure 57, nous n’avons relevé que les routes et chemins, sinon les traces seraient plus nombreuses. À l’est de Salses, par exemple, dans les zones basses de la Roquette et même des sagnes, comme la Sagne de Nous Oeils ou celle qui entoure Saint‑Jean, le dessin des parcelles obéit à la même orientation. Entre Agly et Tet, elle est surtout présente dans la région d’Espira‑de‑l’Agly, Baixas et Peyrestortes. À l’est de Rivesaltes, les divagations de l’Agly, de la Tet et de leurs affluents n’en ont laissé subsister que quelques vestiges dont celui d’un ancien chemin, certainement romain, partant de l’ancienne chapelle, aujourd’hui totalement détruite, de Saint‑Estève, et se dirigeant vers Ruscino44.

150Ainsi les arpenteurs romains se sont servis de la via Domitia pour tracer cette cadastration à 32,5°, et peut‑être a‑t‑elle aussi été utilisée pour celle inclinée à 21° E. (Comps 1987). Il faut donc conclure qu’elle est au moins contemporaine, et plus vraisemblablement antérieure aux deux systèmes cadastraux qu’elle a aidés à mettre en place. Mais cela ne permet pas d’avancer de datation absolue.

4.4.1.3 La structure de la voie

151De la structure de la voie, nous n’avons qu’une connaissance des plus limitées. Rien d’étonnant à cela quand on sait la nature des sols et du substrat traversés. Sur tout le trajet, de Salses à Ruscino, affleurent les formations quaternaires (fig. 58).

152Du nord au sud :
‒ la Crau de Rivesaltes correspond à des alluvions anciennes, ce sont les moyennes terrasses de l’Agly, datables du VVürm ; cette formation riche en galets calcaires est souvent indurée en poudingue ;
‒ dans le lit majeur de l’Agly, on trouve ensuite les basses terrasses plus récentes de l’Holocène ; cette zone est formée de matériaux plus fins, surtout de limons et argiles ;
‒ vient ensuite, sur 300 m environ, la terrasse de Bompas, plus haute de 3 m, attribuable à la Tet ; elle s’est formée après le Würm et appartient au tardi‑glaciaire ; comme dans la Crau de Rivesaltes, les galets, de petite taille, sont nombreux.

153Au‑delà, et jusqu’à Ruscino, s’étendent les alluvions récentes, holocènes, de la Tet, composées de limons et d’argiles. Dans la première partie du parcours, on lit très bien le tracé, pourtant la voie n’a pas été retrouvée. Des coupes longitudinales et transversales ont été pratiquées lors de la pose de canalisations de gaz dans le CVO n^o 4, elles n’ont pas montré de chaussée construite. Tout au plus a‑t‑on pu observer dans la coupe, à 20 m vers l’ouest du chemin actuel, deux petites poches, distantes entre elles de 5 m, peu profondes (0,30 m), qui pourraient être interprétées comme de petits fossés longitudinaux. J. Benoit avait fait des observations analogues en étudiant des photographies aériennes autour du site de Combusta45 : il avait repéré des lignes plus sombres, à l’ouest de la voie. Reportées sur le plan cadastral (fig. 56), elles se présentent sous forme de traits discontinus, longs de 25 à 125 m. Par endroits le trait est simple, à d’autres il est répété à l’est ou à l’ouest, à une distance approximative de 20 m.

154Ces constatations multiples nous amènent à formuler quelques conclusions :
‒ sur cette partie du trajet, où le sol naturel est porteur, la chaussée n’était pas construite, on roulait à même le sol à l’époque romaine et on a continué à le faire ensuite pendant de longs siècles ; sur ce tracé, mais aussi sur les autres chemins qui desservaient cette zone ; on peut d’ailleurs constater que dans toute la Crau de Rivesaltes, les chemins ne s’enfoncent pas dans le substrat alors que plus au sud, les vieux chemins sont très souvent des chemins creux ; la voie se présentait donc comme une sorte de piste rectiligne, bordée sans doute de fossés latéraux ; on peut aussi penser que la chaussée ainsi délimitée s’est déplacée au cours des temps d’ouest en est jusqu’à arriver –mais quand ?– à la position qu’occupe aujourd’hui le CVO n^o 4 ;
‒ sur les quelque 300 m où la voie recoupe la terrasse caillouteuse de Bompas, les mêmes causes ayant les mêmes effets, il est probable qu’elle a reçu les mêmes aménagements sommaires ; c’est ce qu’un sondage pourra aisément vérifier ;
‒ sur les terrasses récentes de l’Agly et de la Tet, au contraire, le sol argileux et limoneux exigeait sans aucun doute une chaussée construite ; or, elle n’était nulle part visible dans la coupe des fossés ou même des canalisations plus importantes ; il faut en rechercher la cause dans les crues fréquentes et parfois dévastatrices de l’Agly et de la Tet qui ont recouvert les vestiges d’une épaisse couche d’alluvions.

155Ainsi, là où la chaussée eût été visible, elle n’était pas construite, et là où elle était construite, elle n’était pas visible, ensevelie sous les limons. Il a fallu, dans la zone basse de la terrasse récente de l’Agly, des travaux très importants pour la retrouver enfin, au lieu‑dit Bougariu Alt, commune de Claira.

4.4.1.4 La fouille du Bougariu Alt

156Il faudrait lire en fait Vegariu Alt. Au lieu précis de la fouille46, passait d’ouest en est un canal, dit Canal du Moulin ou Ruisseau de Torreilles ou encore Ruisseau de la Llabanère, selon le document cartographique (fig. 59). Cette canalisation, alimentée par l’eau de la Tet, avait été aménagée au xiii^e s. pour divers usages et notamment faire tourner les moulins de Torreilles47, En même temps, elle assurait l’écoulement des eaux de pluie, mais ses dimensions modestes (5 à 8 m de large pour 2 m de profondeur) ne permettaient pas d’éviter les inondations. C’est pourquoi les communes riveraines ont entrepris de l’élargir jusqu’à 27 m et de le recreuser à 3 m de profondeur. En juin 1990, les travaux de terrassement ayant dégagé des vestiges antiques, la collaboration de tous les intervenants et l’aide du SRA ont permis d’organiser une fouille de sauvetage qui s’est déroulée durant l’été 199048. Ont été mis au jour : deux ponts romains séparés par des murs de soutènement de direction N.‑S., et, longeant ces ouvrages du côté ouest, une chaussée empierrée d’époque médiévale (fig. 60 et 61).

Les vestiges romains

Le pont sud

157Appartiennent à cet édifice la culée 18 et la pile 39 (fig. 62).

relevé J.K., S.G.C. del.

La culée 18

158De forme à peu près rectangulaire, elle se termine par un avant‑bec triangulaire. Sa longueur totale est de 6,15 m, sa largeur varie de 1,10 m à 1,15 m. La fondation a été repérée à la cote 5,53 NGF, la hauteur maximum à 6,46 mais l’avant‑bec a été détruit plus bas encore. Il ne subsiste de cette construction qu’une partie des fondations. À la cote 6,05‑6,10, on observe des renflements en patte d’éléphant, deux côté nord, deux côté sud, qui épaississent l’ouvrage. La culée 18 est bâtie avec des galets non calibrés, le plus souvent de petite taille (diamètre moyen : de 0,04 à 0,08 m), liés au mortier de chaux. C’est une construction avec coffrage car on ne distingue pas d’assises régulières ; en outre, les galets, pas très nombreux, sont noyés dans le mortier.

La pile 39

159Elle a la même forme rectangulaire, mais elle est conservée sur une longueur de 4 m seulement, toute la partie ouest ayant été détruire. Sa largeur moyenne est de 1,20 m. Par suite de la montée de l’eau venant de la nappe phréatique, il n’a pas été possible de retrouver la base des fondations. La cote la plus basse repérée est 6 m, la pile est conservée jusqu’à 7,24 m, cote la plus haute. À partir de la cote 6,54 et plus bas, l’ouvrage devient plus épais ; il s’agirait des fondations. Il y aurait donc 0,70 m conservé en élévation. La taille des galets souligne d’ailleurs la différence entre fondation et élévation : leur diamètre est plus réduit dans la fondation, surtout côté est (0,05 m) que dans l’élévation (de 0,10 à 0,20 m) et ils sont beaucoup plus solidement fixés par le mortier. La technique de construction est la même que pour la culée 18 ; on a utilisé le coffrage tant pour les fondations que pour l’élévation. Une coupe perpendiculaire pratiquée au nord de la pile 39 a montré une accumulation de galets mêlés à quelques boulettes de mortier et à des fragments de poterie commune à cuisson oxydante atypique, sur une largeur de 1 m et sur une épaisseur reconnue de 0,50 m. Cette accumulation peut résulter de la destruction du mur 39 mais leur grande quantité et la compacité de cette couche font plutôt penser à une accumulation volontaire, lors de la construction –d’où les traces de mortier– pour protéger le mur. La pile 39 est parallèle à la culée 18, la distance moyenne entre les deux est de 5,60 m.

Les murs de soutènement

160Ce sont les murs 11, 13 et 14, ainsi que le massif de maçonnerie 12 (fig. 60).

Le mur 11

161Il a une orientation de 5° 30’ ouest par rapport au nord géographique, est long de 15 m et large de 0,60 m en moyenne. La base des fondations est cotée à 6,10, le sommet à 6,70, la hauteur maximum conservée à 7,12, soit 0,42 m en élévation. Les fondations se distinguent nettement de l’élévation hors‑sol : elles utilisent un sable grossier, un mortier jaunâtre, les joints sont bien garnis, le mortier recouvre le plus souvent les galets, montrant qu’il y a eu construction « en fouilles ». À la base, une rangée de galets (de 0,12 à 0,20 m) placés de chant, légèrement en biais. Au‑dessus, cinq assises de galets placés à plat. Au sommet de la 5^e, on observe un niveau bien plan et presque lisse. Pour l’élévation, le sable est plus fin, le mortier plus blanc, les joints dégarnis, les galets plus gros, au moins pour la première assise, certains allant jusqu’à 0,30 m. Trois assises sont conservées vers le nord, une seule vers le sud. La construction des deux parements a été faite soigneusement, puis un blocage de galets a rempli l’espace restant entre les deux. Le mur 11 est en contact direct, côté sud, avec la culée 18, quelques galets assurent la liaison entre les deux maçonneries. Il forme avec la culée un angle intérieur de 104°. À son extrémité nord, le mur 11 a été renforcé, côté ouest, par un massif maçonné, le massif 12.

Le massif 12

162Il a une forme triangulaire, une longueur de 1,72 m, une largeur maximum de 0,72 m. On ne possède pas sa côte de fondation, sa cote la plus haute est de 7,07. Il est bâti avec un mortier jaunâtre et des galets de 0,20 m en moyenne pour le côté ouest qui n’est pas rectiligne mais arrondi.

Le mur 13 (fig. 63)

163Il est à peu près parallèle au mur 11, dont il est distant de 4,50 m en moyenne. Large d’environ 0,60 m, il est conservé sur une longueur de 12,60 m. Les cotes de la fondation sont identiques à celles du mur 11, base et sommet. En élévation, 6 assises sont conservées au point le plus haut, à 7,60 m au nord de la culée 18, où l’on atteint la cote 7,19 NGF. Le sommet de la dernière assise est lisse, peut‑être est‑ce là le sommet du mur. Les procédés de construction sont les mêmes que pour le mur 13. Au sud, il vient s’appuyer à la culée 18, sans qu’on puisse observer une réelle liaison avec elle, l’angle intérieur formé par le mur 13 et la culée mesure 75°. À son extrémité nord, le mur 13 a été détruit. Un vestige de la partie détruite (1,88 m de longueur) a été retrouvé, renversé sur le côté est. Il s’agit d’une partie des fondations avec la rangée de galets placés de chant et trois assises conservées au‑dessus. À l’endroit de la cassure, la partie conservée du mur 13 a été prolongée par un nouveau mur, le mur 14.

cl. J.P. C.

Le mur 14

164Il est orienté 16° ouest ; s’il prolonge le mur 13, il n’a pas la même orientation, il est plus incliné vers l’ouest de 10° 30’ ; long de 4 m, il a une largeur moyenne de 0,80 m. La base de la fondation est à 6,39, elle est donc moins profonde que celle du mur 13. Sa cote la plus élevée est de 7,11. Son extrémité sud s’appuie directement sur le mur 13, comme si ce dernier avait servi de coffrage. Le mortier est jaunâtre, les galets petits, il a été bâti sans doute à la hâte et grossièrement car son côté est présente des irrégularités et des renflements. On ne distingue pas non plus d’assises régulières, ni de parements, de même on ne voit aucune différence entre la fondation et l’élévation. Un fragment de tegula est pris dans le mortier du mur.

Le pont nord

165Font partie de cet ouvrage la culée 15 et la pile ou la culée 16 (fig. 60).

La culée 15

166De direction est‑ouest, elle forme avec le mur 14 un angle interne de 95°. Elle n’est pas directement en contact avec les murs 11 et 14, un intervalle de 0,12 m la sépare du premier et de 0,04 m du second. Elle a une forme rectangulaire, sans avant‑bec, elle est longue de 5,60 m et large en moyenne de 0,75 m. La base de la fondation est à 5,86, le sommet à 6,54 et l’élévation maximum à 6,91. Côté est, on distingue nettement 3 assises conservées en élévation. Le mortier est jaunâtre, les parements construits avec de gros galets de 0,35 m à 0,40 m. Il a été détruit partiellement en son milieu, où l’on a enlevé plusieurs assises de galets.

La pile ou la culée 16

167Elle est à peu près parallèle à la culée 15 dont elle est distante en moyenne de 2,80 m. Son extrémité est n’a pu être repérée car les travaux l’ont ensevelie avant que nous ayons pu la retrouver, de sorte que sa longueur totale n’est pas connue. Sa largeur moyenne est de 0,75 m. Faute de temps, elle a simplement été dégagée en surface, ce qui a permis de constater que sa construction présente les mêmes caractéristiques que la culée 15. On retrouve aussi la même destruction en son milieu. L’absence de mur repéré au nord de cet ouvrage laisse supposer que le pont se poursuivait dans cette direction.

Interprétation

168La fouille a été effectuée à l’extrémité sud du lit majeur de l’Agly. Trois éléments peuvent nous aider à retrouver la topographie des lieux. D’abord un sondage pratiqué plus au nord, à 125 m de là. Un niveau romain apparaît à 7,50 NGF. Sur la fouille même, le niveau du sol antique est indiqué par le sommet des fondations des murs 11 et 13 : 6,70 NGF. Au sud de la fouille, à une centaine de mètres environ, commence la terrasse de Bompas, dont le niveau n’a pas bougé depuis l’époque romaine : en témoigne la découverte qui y a été faite en 1910, à 0,40 m de profondeur, d’un trésor de monnaies gauloises et romaines, dit « trésor de Bompas » (Blanchet 1911 : 259). Niveau NGF : 10. Ainsi se dessine une pente très faible du nord vers le sud jusqu’au lieu de la fouille, puis une pente inversée et plus forte qui permet d’atteindre la terrasse de Bompas, plus haute de 3,30 m. C’est là une zone basse, où le drainage se fait mal en cas de fortes pluies, Il y avait peut‑être dans l’Antiquité une gouttière latérale à l’Agly et à la Llabanère, de sens est‑ouest, qui longeait la terrasse de Bompas et assurait l’écoulement tant bien que mal. On ne peut pas envisager un cours d’eau important car le sable est peu abondant, et les graviers et galets dus à un apport naturel inexistants49. À l’endroit précis des travaux, les différences enregistrées pour le sommet des fondations peuvent nous fournir une indication : 6,70 pour les murs 11 et 13 et 6,54 pour la construction 39. La différence est peu importante, mais on peut supposer que le sommet de la fondation de la pile était sensiblement plus élevé que le sol naturel. Il y a donc bien un creux dans le sol entre les massifs 18 et 39. L’hypothèse est d’ailleurs confirmée par le profil en long de la chaussée médiévale qui jouxte ces deux constructions. Les constructeurs romains ont choisi de franchir par un pont ce creux, où l’eau coulait peut‑être seulement par intermittence.

169Il faut distinguer au moins deux phases.

Phase 1 (fig. 64)

170Elle a vu la construction des massifs 18 et 39, ainsi que très vraisemblablement des murs 11 et 13. Les massifs 18 et 39 ont même orientation, même forme, même épaisseur, mêmes caractéristiques de construction, ils sont donc contemporains. Les murs 11 et 13 ne sont pas vraiment liés au massif 18, ils pourraient donc être postérieurs, mais leur mortier ne présente pas de différence avec les deux autres constructions, ils ont le même alignement et semblent donc être de même époque. Le massif 18, dont la forme est entièrement conservée, avec à son extrémité une pointe tournée vers l’amont, a été interprété comme étant la culée d’un pont, les murs 11 et 13 sont comme des murs de soutènement. Un soutènement était en effet nécessaire : dans la mesure où il y avait une montée vers le pont, il fallait protéger le talus, qui aménageait cette montée, contre la pluie et contre les crues. C’est le même raisonnement qui nous amène à conclure que le massif 39 est une pile et non une culée : l’absence de mur de soutènement au sud de 39 indique que le pont continuait au‑delà. La distance entre culée et pile est de 5,60 m. La voie qui passait entre les deux murs avait une largeur de 4,50 m. Ce qu’était sa structure, il est impossible de le savoir puisque tout ce secteur a été remanié par la suite, lors de la construction de la chaussée médiévale. Il n’est pas possible non plus d’indiquer avec certitude la nature du pont qui franchissait ce creux : pont à arches ou pont mixte avec culées et piles maçonnées et tablier de bois50.

171La faible épaisseur de la pile (1,20 m, c’est peu pour la construction de deux arches accolées de 5,60 m de diamètre) et des murs de soutènement (une arche plein‑cintre surmontée d’un aménagement de la bande de roulement porterait la chaussée et donc les murs de soutènement à la cote 10,60 minimum, soit une hauteur totale des murs de 4,50 m ; des murs de cette hauteur, et épais seulement de 0,60 m, résisteraient difficilement à la poussée de la terre accumulée) plaide pour la deuxième hypothèse. Un autre argument peut être retenu : la fouille n’a pas permis de retrouver une seule pierre taillée et une arche romaine est bâtie d’ordinaire en blocs soigneusement appareillés51.

172Jouent en faveur d’un pont à arches les différences d’épaisseur et de cote de fondation des murs 11 et 13 d’une part et des massifs 18 et 39 d’autre part, différences qui indiquent peut‑être que ces deux ensembles subissaient des poussées diverses. L’absence de liaison entre 11, 13 et 18 va dans le même sens. Dans l’hypothèse d’un pont à arches, il faudrait admettre que les murs de soutènement étaient précédés vers le nord d’une rampe en terre qui amorçait la montée, sinon la dénivelée serait trop importante.

173Un autre problème demeure : pourquoi un franchissement en biais ? On attendrait l’habituel zig‑zag, en baïonnette, qui permettrait à la route de se placer perpendiculairement au cours d’eau, de façon à diminuer la portée des arches ou du tablier de bois. L’explication la plus plausible paraît être celle d’une chaussée antérieure, passant à gué (lors des travaux de creusement du canal, on a pu observer immédiatement à l’est du mur 14 une couche de galets ; nous n’avons pu l’étudier car la pelle avait déjà fait son office) ; le pont serait venu après et aurait conservé la même direction.

Phase 2 (FIG. 64)

174À la suite de la destruction de l’extrémité nord du mur 13, ont été construits le mur 14 et les massifs 12, 15 et 16. Ces ouvrages sont bâtis avec le même mortier jaunâtre, on peut les croire contemporains. La destruction, dont il reste une trace sur place avec le fragment de mur 13 renversé, est vrai semblablement naturelle car elle est intervenue à une extrémité, c’est‑à‑dire à un point faible. Le système antérieur reste en fonctionnement, les nouvelles constructions viennent s’y ajouter mais biaisées vers l’ouest. Le mur 14 ne peut être qu’un mur de soutènement, comme le mur 13 qu’il continue. Les massifs 15 et 16, distants en moyenne de 2,85 m, constituent la culée et la pile d’un ponceau, dont l’élévation, comme celle du pont précédent, nous demeurent inconnues. Le massif 12 est venu combler un creux qui subsistait entre 11 et 15. La destruction de l’extrémité du mur 13 et la construction de ce nouveau pont témoignent bien des difficultés que l’on a eu à maîtriser l’écoulement de l’eau à cet endroit. Le biaisement montre qu’il n’a pas été possible de se limiter à une réparation strictement locale mais qu’il a fallu procéder à un réaménagement de tout le secteur. Nous avons tenté une restitution du système en fonctionnement pendant la phase ii, en retenant l’hypothèse d’un pont mixte (fig, 64).

Datation

175Rien ne permet de donner une datation précise des vestiges observés, car le matériel exhumé n’était pas en place, soit qu’il ait été remanié à une époque très ancienne, soit que la pelle mécanique l’ait bouleversé en dégageant le site. Cependant, la nature de ce matériel : tegula, sigillée sud‑gauloise, amphore, indique un environnement romain. Mais ce sont surtout les mesures relevées qui ne laissent subsister aucun doute sur l’origine romaine de ces constructions. Beaucoup sont des multiples du pied. Ainsi la largeur des murs 11 et 13 : 2 pieds, de la culée 18 et de la pile 39 au niveau des fondations : 4 pieds, de la culée 15 et de la pile 16 : 2 pieds 1/2, de la chaussée entre les murs de soutènement : 15 pieds...

Les vestiges médiévaux

176La chaussée qui a été aménagée à l’ouest des vestiges romains est postérieure à ces derniers. Au nord, elle recouvre l’extrémité ouest de la pile 16 ; au sud elle prend appui sur le mur 11 puis sur l’extrémité ouest de la culée 18, qui, à cet endroit, a été partiellement démontée (fig. 60).

177Quand le système de pont décrit plus haut a été ruiné, le passage s’est donc fait à côté et à gué. Quelques rares tessons à cuisson réductrice et à l’aspect indéniablement médiéval permettent d’attribuer cette construction au Moyen Âge. Bien que les ponts aient été totalement ou partiellement détruits, ils ont laissé des traces dans la toponymie au Moyen Âge. Plusieurs documents des xii^e, xiii^e et xiv^e s. les mentionnent. Les textes latins parlent de Pontios, Ad Pontiones, Plano de Pontionibus et les textes catalans de los Ponts, los Pontisos, Pla de Pontissos. À noter que le pluriel est toujours employé52.

178Cette nouvelle chaussée, empierrée et refaite à deux reprises, ne nous intéresse pas ici en tant que telle. Bornons‑nous à faire quelques constatations en rapport avec notre sujet. On a utilisé pour la construire les galets mis en œuvre à l’époque romaine, de sorte que l’état actuel des vestiges romains résulte tout autant de l’action de l’homme que de celle de la nature. Le profil en long du gué confirme que le creux maximum se trouvait bien entre la culée 18 et la pile 39. Dans cette zone basse et mal drainée, le mode de franchissement retenu à l’époque romaine est bien supérieur à ce qu’il deviendra au Moyen Âge : en témoigne le nombre impressionnant de fers à cheval, âne ou mulet retrouvés dans la chaussée médiévale. L’argile déposée par les eaux faisait ventouse et les fers, pour peu qu’ils fussent branlants, étaient arrachés. La présence de cette nouvelle chaussée prouve que le tracé de la via Domitia s’est maintenu bien au‑delà de la période antique.

179Enfin, pour les recherches futures dans ce secteur et pour une meilleure connaissance de la topographie antique, il n’est pas inintéressant de constater que le niveau du sol n’a pas varié depuis l’époque où fonctionnaient les ponts jusqu’à celle où le passage se faisait à gué, donc de l’époque romaine au sens large jusqu’au premier Moyen Âge. Au contraire, il est certain que le remblaiement avait commencé avant la date où le canal a été mis en eau, vers le milieu du xiii^e s. En effet, le canal passait au sud de la pile 39 ; or le point le plus bas, au moment où fonctionnait la chaussée médiévale était entre la culée 18 et la pile 39. S’il n’y avait pas eu remblaiement, ou bien le canal serait passé entre la culée 18 et la pile 39, ou bien il aurait fallu entailler la chaussée médiévale pour pouvoir dévier l’eau. Comme il n’en a rien été, on peut conclure que ce chemin, du moins le chemin empierré, était abandonné et même remblayé au moment du creusement du canal.

180Le dépôt d’alluvions a été très puissant, entre 2,60 m et 3 m, comme on peut le voir sur la coupe présentée (fig. 65). Ce n’est pas un fait exceptionnel : plus au sud, au‑delà de la terrasse de Bompas, à une centaine de mètres à l’ouest du Mas Saint‑Sauveur, l’ouverture d’une tranchée de gaz en 1991, a permis d’observer des vestiges romains à 2,52 m au‑dessous du sol actuel53.

d’apr. J.K., et S.G.‑C., IM. H./MC del.

4.4.1.5 Conclusion

181Au terme de ce parcours, quelques points méritent d’être soulignés. Ce qui frappe d’abord, c’est la volonté d’aller droit devant, sans se laisser arrêter par les obstacles : un double crochet, vers l’ouest d’abord, vers Rivesaltes, puis vers l’est, vers Ruscino, aurait permis de trouver, au sud de l’Agly, un sol plus stable ; visiblement on a voulu tracer au plus court, mais sans rien céder sur la sécurité : la route est mise hors d’eau. Si l’on met à part le franchissement de l’Agly et de la Tet, le système de ponts qu’a révélé la fouille du Bougariu Alt n’est sans doute pas unique, il a fallu vraisemblablement le répéter plus au sud, durant la traversée du lit majeur de la Tet, et ceci, pour assurer le passage dans de bonnes conditions après de fortes pluies, c’est‑à‑dire quelques jours par an.

182Le tout est obtenu au moindre coût : de Salses à l’Agly, la route n’est pas construite, on roule sur le substrat. Quant aux ponts observés, ils n’ont rien de monumental : pas de pierres taillées, vraisemblablement un tablier en bois, rien de ce qui fait d’ordinaire la prestance des ouvrages d’art romains. Les galets utilisés proviennent de la Tet, non pas de la terrasse de Bompas toute proche où ces matériaux sont plus petits mais vraisemblablement des alentours de Perpignan. L’étude de ce tronçon révèle le grand pragmatisme des constructeurs : ce qu’il faut mais rien de plus, avec les facilités et les matériaux localement disponibles ; en tous cas, rien pour la vue, rien pour la « montre ».

183Telle quelle, la via Domitia a prolongé son existence bien au‑delà de la chute de l’empire d’occident, son déclin date sans doute du développement de Perpignan, au xi^e ou xii^e s., qui a imposé ou privilégié d’autres tracés plus à l’ouest. Malgré tout, par‑delà les siècles, sa présence fossile continue aujourd’hui encore à organiser une grande partie du paysage de la Salanque.

4.4.2 De Ruscino à Ad Centuriones

184Pour ce tronçon, comme il a été dit plus haut, malgré de nombreuses études, nous en sommes réduits aux hypothèses. Le temps a brouillé les pistes : les fleuves ont débordé, remblayé la plaine, voire changé de cours, la création des villes et des villages a remodelé la voirie. À cela s’ajoute un autre problème qu’il faut bien poser quelque part : la via Domitia, mais laquelle ? Celle de Domitius ? Celle que Fonteius fit réparer et peut‑être modifier ? Celle d’Agrippa et d’Auguste ou celle de Constantin ? Il n’est pas dit qu’elles se superposent exactement. Autre difficulté : à l’époque romaine, existait déjà un système de circulation complexe, avec des routes secondaires et des axes importants. La via Domitia est l’un de ceux‑là mais pas le seul. La grande querelle fut longtemps de savoir si la via Domitia entrait en Espagne par la côte et le col de Banyuls –c’est la thèse de B. Alart (1860 : 180‑182)–, ou par le Perthus –c’est la thèse de J. Freixe (1907 : 492)– ; puis il fallut admettre la coexistence des deux itinéraires. La découverte du trophée de Pompée à Panissars a privilégié la voie de l’intérieur, mais la voie maritime n’en existe pas moins, la séparation entre les deux se faisant à Elne ou dans les environs. Enfin, G. Barruol (1975 : 27) a émis l’hypothèse d’une autre route plus directe depuis Ruscino vers le Perthus « par Cabestany, la chapelle Saint‑Julien de Villeneuve‑de‑la‑Raho, où devait se trouver une station douanière, et Brouilla » ; cette hypothèse se révèle intéressante et, selon nous, justifiée,

185La recherche fait donc apparaître une complexité toujours plus grande du réseau routier antique et donc une difficulté toujours plus grande aussi pour désigner la via Domitia stricto sensu. Le choix que nous faisons a donc une part d’arbitraire, nous en sommes conscients ; il a du moins le mérite d’intégrer les deux éléments nouveaux de ces dix dernières années, la découverte des trophées de Pompée au col de Panissars et celle d’un milliaire (voir supra dans ce même ouvrage la contribution de G. Castellvi, J.‑P. Comps et A. Pezin, ch. 4, § 4.3.1) dans la commune de Palau‑del‑Vidre. Ce sont là deux jalons qui permettent de tracer la via Domitia avec un peu moins d’incertitude que dans le passé.

4.4.2.1 De Ruscino à Elne et au Tech

186Aujourd’hui encore deux routes quittent Ruscino vers le sud (fig. 66) : l’une qui longe deux sites romains, gagne Cabestany puis, au‑delà, se dirige vers le Réart. Deux parties rectilignes de ce chemin, au nord et au sud de Cabestany, ont une orientation de 21° E. par rapport au nord géographique, ce qui est l’orientation du cadastre B de Narbonne (Chouquer et al. 1983 : 102). Nous sommes persuadé que ce chemin constitue le vestige d’une voie antique directe vers le Perthus par les communes de Cabestany, Villeneuve‑de‑la‑Raho, Bages, Saint‑Jean‑Lasseille, Banyuls‑dels‑Aspres, Tresserre et du Boulou54.

carte IGN, 1/25 000, 2548 OT, Perpignan, éd. 1990 ; d’apr. J.‑P. C., J.P., M.H./MC del.

187L’autre route, connue sous le nom de Chemin de Charlemagne, est habituellement retenue comme étant la via Domitia. C’est aussi la thèse que nous soutiendrons : ce tracé a le mérite de passer à proximité d’Elne et donc de se conformer aux indications de la Table de Peutinger. Mais avant de nous séparer de la voie directe, il faut remarquer que ses concepteurs semblent l’avoir amarrée à la seconde par le biais d’une curieuse construction géométrique : elle constitue en effet l’hypothénuse d’un triangle rectangle dont le Chemin de Charlemagne est un autre côté. Le troisième côté, qui forme avec le Chemin de Charlemagne un angle droit, est une route qui part de Cabestany et s’éloigne vers l’est, vers la mer. L’hypothénuse n’est pas entièrement tracée sur le terrain, mais on voit bien que le point de jonction théorique avec le Chemin de Charlemagne correspond à l’endroit où ce dernier quitte la vallée de la Tet et se hisse sur la terrasse de Cabestany, c’est‑à‑dire à l’endroit où la visée devenait possible. Cette visée s’est faite en direction du point le plus haut de la colline où se perche de nos jours le village de Villeneuve.

188Revenons‑en à la via Domitia : d’abord de direction s./S.‑E., elle s’infléchit vers le sud lorsqu’elle aborde la terrasse de Cabestany, à la cote 36, à l’endroit précis où elle est recoupée à angle droit par le chemin venu de Cabestany. Là était sans doute le deuxième mille après Ruscino ; on y trouve aujourd’hui un carrefour et la limite de trois communes : Perpignan, Cabestany et Canet.

189Au sud du deuxième mille, le tracé se perpétue sous la forme d’un chemin d’exploitation qui court en ligne droite à travers les vignes. Le troisième mille est bien visible avec un carrefour à la limite des communes de Saint‑Nazaire et de Cabestany. Après le franchissement de la Fosseille, la route actuelle se divise en deux sections, l’une allant vers Saleilles, l’autre vers Alénya (fig. 67). La plupart des études parues jusqu’ici (Freixe 1907 : 491 ; Vidal 1928 : 270 ; Ponsich 1985 : 96) estiment que la voie oblique vers Saleilles, puis vers Théza, où elle se confond à nouveau avec le Chemin de Charlemagne jusqu’à la chapelle Sainte‑Eugénie sur la rive gauche du Tech. L’hypothèse de ce détour par Saleilles et Théza ne se justifierait que si la route actuelle qui relie ces deux villages portait aussi le nom de Chemin de Charlemagne. Or il n’en est rien : la chaussée au sud du Réart, que l’on connaît sous le nom de Chemin de Charlemagne, n’opère pas sa jonction avec le Chemin de Charlemagne que nous avons rencontré au sud de Ruscino ; il s’agit de deux voies distinctes. Celle qui vient du Tech et passe par Théza continue en droite ligne après cette localité et rejoint le Réart à 2 km à l’ouest de Saleilles55. Il faut donc abandonner l’idée de ce détour que rien ne vient appuyer sinon une homonymie trompeuse, et reprendre nos recherches à partir de la Fosseille et du Réart.

190Il y a là une zone floue en raison du débordement de ces cours d’eau et des apports d’alluvions. On peut cependant envisager que la voie passait à proximité d’un site romain et d’une motte castrale près de la chapelle actuelle de Notre‑Dame de l’Arque56. Le franchissement du Réart se faisait vraisemblablement à l’est de Saleilles. De là, on distingue sur la carte IGN une ligne presque droite qui mène au col situé entre les deux buttes voisines du Moulin Tourné et du Puig Ferrant, où elle est rejointe par le Chemin de Charlemagne (celui qui vient du Réart et passe par Théza). Ce pourrait être la via Domitia (dans les figures, pour mieux appuyer notre démonstration, nous avons préféré suivre tous les indices aujourd’hui encore repérables sur le terrain ou sur la carte, ce qui donne un tracé sinueux au lieu des lignes droites qu’on s’attendrait à trouver, s’agissant de voie romaine). Elle se présente aujourd’hui sous des aspects divers : d’abord la D 22, puis un chemin de terre et même une conduite d’eau qui vient se déverser dans l’Agouille de la Mer. Au‑delà (fig. 68), c’est un chemin d’exploitation à travers les vignes et les jardins. À proximité pourrait se situer la motte castrale de Mossellons (Castellvi 1984b : 17, 21, 23). Immédiatement à l’ouest de Latour‑Bas‑Elne, elle longe le site romain et médiéval de Palol d’Avall, qui est peut‑être la station Ad Stabulum 57.

191Sur ce tracé, l’emplacement de trois bornes milliaires peut être proposé à partir des renseignements de la carte IGN : au sud du Réart, à la cote 14, se croisent deux routes qui mènent vers Alénya, délimitant un espace qui porte le nom évocateur de Camp dels Ossos, c’est aussi le point de jonction des limites de trois communes. Là serait le 5^e mille ; le 6^e correspond à une intersection au sud du cimetière actuel d’Alénya ; le 7^e n’est pas repérable, mais le 8^e pourrait se situer au sud du Moulin Tourné, là où s’opère la jonction avec un chemin venant d’Elne, dont nous reparlerons un peu plus loin.

192La voie gagnerait ensuite le Tech près de Sainte‑Eugénie ou à Sainte‑Eugénie même, mais il est impossible de lire les traces sur le terrain, en raison des divagations du fleuve. Toutefois, un document de 1594 appelle ce lieu « le pas de Charlemagne »58 ; il est donc l’aboutissement du Chemin de Charlemagne, deuxième version, confondu depuis le Moulin Tourné avec la via Domitia. Près de la chapelle, mais sur la rive gauche, R. Grau avait pu observer un gisement romain dans la berge même du Tech ; ces vestiges étaient vraisemblablement en rapport avec le passage du fleuve.

193Le Tech aurait plusieurs fois changé de cours, mais ces divagations seraient plutôt médiévales. Il y a tout lieu de croire que l’habitat desservi par la chapelle Sainte‑Eugénie de Tresmals, au moment où il est apparu, –une villa Tresmalos est mentionnée dès 814 (Ponsich 1980 : 39)–, marquait la traversée du fleuve : l’installation au Moyen Âge de petits hameaux près du franchissement des cours d’eau est un phénomène fréquemment observé en Roussillon. Donc à cet endroit précis, le Tech a repris, à peu de choses près, le cours qu’il avait dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge. Tout au plus, la chapelle était‑elle sur la rive droite au lieu de se situer comme à présent sur la rive gauche59 : ainsi s’explique qu’elle soit rattachée au territoire d’Argelès ou, si l’on veut, de Taxo d’Avall qui en dépend, et non, comme on pourrait s’y attendre, à celui d’Elne. Avant de quitter Sainte‑Eugénie, notons que le site pourrait lui‑aussi correspondre à la station Ad Stabulum, puisque situé à un peu plus de 11 milles de Ad Centuriones (Saint‑Martin de Fenollar) et à 16 milles de Ad Pyrenaeum, comme l’indique l’Itinéraire d’Antonin 1.

194Apparemment, la voie ne passait pas à Elne même, il fallait prendre une bretelle. On en distingue au moins deux : au nord, il y a le petit chemin, dit Chemin de Saint‑Cyprien, qui jouxte le cimetière d’Elne et rejoint la voie au sud du Moulin Tourné ; il longe un habitat romain du Haut‑Empire lié à un atelier de potiers et une nécropole tardo‑romaine60. Plus au sud, on pouvait emprunter la route qui joignait la ville d’Elne à Palol d’Avall et qui se prolonge aujourd’hui jusqu’à Latour‑Bas‑Elne.

4.4.2.2 Au sud du Tech

195Les abords immédiats du fleuve, sur une bande de 2 km, ont été balayés par les crues, et les anciens chemins, s’ils ont perdu peu à peu leur raison d’être et donc n’ont pas été reconstruits, ne sont plus lisibles sur la carte. On retient généralement deux itinéraires : l’un, longeant la côte, rejoint l’Espagne, en passant par Collioure et le col de Banyuls, l’autre parvient en Espagne en passant par la vallée de Lavall (fig. 69).

196La première de ces deux voies, la plus importante, est presque parallèle à l’actuelle RN 114. Il n’en reste que des lambeaux mais comme il sont alignés, on peut tenter de la reconstituer : partie de la chapelle Sainte‑Eugénie, elle passe 500 m à l’est de Taxo d’Avall. Là, il en subsiste un petit tronçon, sur l’ancien cadastre ; il porte le nom de « chemin trincat », chemin détruit. Au sud du village de vacances, elle est conservée sur 2 km et est appelée Chemin de Charlemagne. Cette portion de voie, tout à fait rectiligne, est alignée sur le Puig Oriol, dans les Albères, qui a sans doute servi de point de visée. Arrivée aux pieds des Albères, la voie gagnait Collioure en longeant la côte61.

197La deuxième voie, au sud du Tech, doit, elle‑aussi, être reconstituée dans sa partie nord : à partir de Sainte‑Eugénie, elle traverse le territoire de Sainte‑Colombe, toponyme déjà rencontré deux fois dans la plaine du Roussillon sur le tracé de la via Domitia, au sud de Salses et sur la rive gauche de la Tet, face à Ruscino 62, puis Taxo d’Amont où a été localisée une motte castrale (Castellvi 1984b : 23). Elle est bien conservée dans la partie sud et continue en droite ligne sur la vallée de Lavall. Dans un texte de 1594, elle porte elle‑aussi le nom de Chemin de Charlemagne (Vidal 1928 : 279). On retrouve sur son tracé les toponymes de La Carrerasse, et de La Pave qui dérive de pausa, la pause63.

198À ces deux voies qui traversent la plaine au sud du Tech, le milliaire de Palau‑del‑Vidre nous oblige à ajouter une troisième. Quel serait son tracé, et sa direction ? On pense évidemment à un troisième itinéraire se dirigeant vers l’Espagne par les Cluses et le col de Panissars où a été mis au jour le trophée de Pompée ; ce serait là la via Domitia, hypothèse qui ne manque pas d’arguments.

199Tout d’abord un acte de 1557 mentionne une pièce de terre du territoire de Latour‑Bas‑Elne, « confrontant deux voies publiques, dont l’une va du dit lieu de La Tour à la cité d’Elne, et l’autre est appelée le Chemin de Charlemagne, par lequel on va à Palau et à Argelès ». Comme le fait remarquer P. Vidal qui cite ce texte (Vidal 1928 : 34‑35), si ce chemin, depuis Latour‑Bas‑Elne, allait aussi à Palau‑del‑Vidre, c’est qu’un embranchement se détachait, sur la rive droite du Tech, de celui qui se dirigeait vers Argelès‑sur‑Mer (fig. 70). Évidemment cette voie, qui se situait dans les environs immédiats du Tech, a été effacée par les remblaiements de ce dernier, mais si l’on trace une ligne droite depuis la chapelle Sainte‑Eugénie et passant par le Camp de la Pedre, on trouve au sud‑ouest de Palau‑del‑Vidre, à proximité immédiate de l’actuel cimetière, une nécropole du iv^e s. (Pezin 1983). Là, la voie romaine se confondrait avec un vieux chemin toujours existant, qui conduit à Villeclare, où un gisement important a été repéré64, et au‑delà, à Saint‑Génis‑des‑Fontaines. La voie continuerait ensuite vers la chapelle de Saint‑Martin de Fenollar, où l’on situe généralement la station Ad Centuriones. Le Chemin de Villeclare est rectiligne, large de 4,50 m en moyenne, surélevé par rapport aux champs qu’il traverse, et bordé de fossés. Non loin de Villeclare, les pluies ont creusé son talus et ont permis d’observer à 0,40 m de son niveau actuel et sur une longueur de 40 m, une surface de roulement constituée d’une couche de galets mêlés à des fragments de tuiles à rebord et de tuiles rondes, de mortier et de rares fragments d’amphores.

200Une autre observation archéologique nous apporte un nouvel argument : on peut supposer que les bâtiments du Camp de la Pedre sont alignés sur la voie qui les jouxte. La voie Sainte‑Eugénie‑Camp de la Pedre, si elle existe, aurait une orientation de 59° E. par rapport au nord géographique. Or, lors d’un sondage effectué sur le site, en 1982, nous avons pu relever l’orientation d’un mur : 332°, soit, pour la perpendiculaire, une déclinaison de 62° par rapport au Nord géographique. À 3° près, ce qui est minime et peut‑être attribuable à l’imprécision relative des mesures, l’orientation des murs serait identique à celle de la voie, ce qui renforce l’hypothèse de l’existence de cette dernière.

201Le tracé proposé depuis Ruscino ne correspond pas à celui qu’avance J. Freixe (1907 : 491‑492). Il situe Apud Stabulum à l’ouest d’Elne, mais l’itinéraire qu’il décrit depuis Ruscino par Saleilles, Théza, Corneilla‑del‑Vercol n’est guère convaincant. Au‑delà, il lui fait suivre la rive gauche du Tech jusqu’à Nidolères où elle traverserait le fleuve mais la rive gauche est mal commode avec ses collines et ses ravins alors que la rive droite présente l’avantage d’un terrain plus facile. Par ailleurs, il faut bien à présent prendre en compte l’existence du milliaire de Palau‑del‑Vidre.

202Pour conclure, en l’état actuel de la recherche, la solution que nous avançons paraît la plus plausible, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle réponde à toutes les questions : pourquoi la via Domitia viendrait‑elle passer à Sainte‑Eugénie, au lieu de se diriger directement depuis Elne vers les cols du Perthus et de Panissars ? Nous ne voyons qu’une seule explication : on peut penser que la voie côtière, par Collioure et le col de Banyuls, est la plus ancienne et qu’elle a toujours conservé, même lorsque le tracé vers le col de Panissars lui a ravi la première place, un rôle capital dans l’acheminement des hommes et des marchandises. Pour ces dernières en effet, les transports maritimes ont toujours gardé leur importance : les découvertes faites à Collioure témoignent de l’ancienneté du site (Kotarba, Pezin 1990 : 156), et les nombreuses épaves de bateaux dans le secteur de Port‑Vendres, de l’activité commerciale de cette zone. Une partie des marchandises devait ensuite être dirigée par voie de terre vers Illiberris, Ruscino et les villae de la plaine. Par ailleurs, on l’a vu, il existe un tracé plus direct Ruscino‑Summum Pyrenaeum par Cabestany et Villeneuve‑de‑la‑Raho. Resterait à expliquer que l’itinéraire que nous proposons soit trop fort d’un mille par rapport aux indications antiques. Comme on peut le constater, tous les problèmes ne sont pas résolus : la découverte du milliaire de Palau‑del‑Vidre ne clôt pas le débat, il est plutôt une invitation à la recherche.

Bibliographie

203Alart 1860a.

204Barruol 1975.

205Barruol 1986 : BARRUOL (G.). — Ouvrages routiers antiques à Sainte‑Croix‑du‑Verdon et à Riez (Alpes‑de‑Haute‑Provence). RAN, 19, 1986, p. 133‑158.

206Blanchet 1911 : BLANCHET (A.). — Trouvaille de monnaies en argent type de la croix. Revue numismatique, 15, 1911.

207Castellvi 1983 : CASTELLVI (G.). — Les Chateaux de l’ancien comté de Roussillon : mémoire de maîtrise, histoire de l’art et archéologie. Montpellier : Université de Montpellier, 1982‑1983.

208Castellvi 1984b : CASTELLVI (G.). — Les Mottes castrales du Roussillon. AMM, II, 1984, p. 15‑24.

209Chevallier 1972.

210Chouquer et al. 1983.

211Comps 1987.

212Comps 1993‑1994.

213Freixe 1901a.

214Freixe 1907.

215Guiter 1953.

216Guy 1955b.

217Hamlin 1988 : HAMUN (F.‑R.). — Les Noms de lieux du département de l’Hérault. Nîmes : Lacour, 1988.

218Kotarba, Pezin 1990 : KOTARBA (J.), PEZIN (A.). — Les Amphores massaliètes en Roussillon, premières données sur leur diffusion. In : BATS (M.) dir. — Les Amphores de Marseille grecque : chronologie et diffusion (vi^e‑i^er s. av. J.‑C.). Lattes/Aix‑en‑Provence : ADAM éd/univ. de Provence, 1990, p. 155‑158. (Etudes massaliètes ; 2).

219Pezin, Kotarba 1983 : PEZIN (A.), KOTARBA (J.). — Rapport de fouille de sauvetage, Palau‑del‑Vidre, Batipalmes. 1983. Rapport inédit déposé au SRA Languedoc‑Roussillon.

220Ponsich 1952.

221Ponsich 1980 : PONSICH (P.). — Rosselló‑Vallespir-Conflent-Capcir-Cerdanya-Fenolledés, limites historiques et répertoire toponymique des lieux habités de ces anciens « Pays ». RTN, 37, 1980.

222Ponsich 1985a.

223Renard de Saint‑Malo 1833 : RENARD de SAINT‑MALO (A.). — Notice sur le village de St‑Cyprien. Le Publicateur du département des Pyrénées‑Orientales, 32, 1833.

224Sillières 1990 : SILLIÈRES (P.). — Les Voies de communication de l’Hispanie méridionale. Bordeaux : De Boccard, 1990. (Publ. du Centre P. Paris ; 20).

225Vidal 1928.