1Le Mont‑Beuvray/Bibracte, Autun/Augustodunum sont aujourd’hui deux grands pôles de recherche en archéologie. Ils ont été deux cités antiques importantes. Les Autunois, fiers de leurs racines gauloises, ont voulu revendiquer la présence sur leur sol de la capitale éduenne. La découverte par J.‑G. Bulliot de Bibracte au Mont‑Beuvray suscita dans ce contexte des polémiques et la vindicte hargneuse des lettrés pour qui la création de leur ville par l’empereur Auguste n’était pas un titre suffisant.

2La querelle sur l’emplacement de Bibracte continue de nos jours... On ne la place plus sous Autun mais on la situe à Montjeu, à Montdru et, depuis peu de temps, à Arnay.

3Ces fantasmes avaient autrefois leur pourfendeur : Maître Jean Menand qui, avec le brio qu’on lui connaissait, redonnait leur juste valeur aux arguments proposés lors des réunions de la Société éduenne et des Amis du Beuvray.

La querelle Autun Bibracte 1865‑1868

4Des partis en présence, nous ne connaissons que les « champions ». L’opposition à l’emplacement de Bibracte au Mont‑Beuvray est dirigée par C. Rossigneux. Il meurt en 1869 et ne bénéficie pas d’une grande audience. Il a le soutien actif de C. Mérandon dont c’est la seule œuvre ; n’étant pas membre de sociétés locales, son souvenir a disparu de la mémoire des Autunois. Les tenants de Bibracte‑Mont‑Beuvray sont plus nombreux : J.‑G. Bulliot, que la Société éduenne dont il est le nouveau président soutient (ce qui fera dire à C. Rossigneux qu’il possède « un journal à sa dévotion et la caisse d’une société nombreuse ») et X. Garenne, avocat, quarante ans. Ce dernier est un polémiste fougueux qui ne ménage ni sa peine ni son argent ; C. Rossigneux est appuyé par Saulcy et Creuly ; J.–G. Bulliot et X. Garenne par Stoffel, Bertrand, Napoléon III. Derrière ces noms se cache une réalité qui transparaît dans toute la polémique. C. Rossigneux est laïque et républicain, J.‑G. Bulliot, légitimiste et catholique.

Le calendrier de la polémique

5C’est en 1851 que J.–G. Bulliot présente son premier essai sur Bibracte au congrès de Nevers (Bulliot 1851). Puis il réalise un ouvrage, aujourd’hui totalement dépassé dans ses conclusions : « Le système défensif chez les Éduens » (Bulliot 1856), où il propose l’identification du Mont‑Beuvray à Bibracte.

6Peu de temps après, le Baron Stoffel, envoyé par Napoléon III qui prépare son ouvrage sur César, vient en Bourgogne, où curieusement il ne rencontre pas J.-G. Bulliot mais X. Garenne. Ce dernier l’emmène au Mont‑Beuvray et le convainc. Il reçoit de l’Empereur quelques subsides qui lui permettent de réaliser de multiples sondages, avec l’aide du propriétaire des lieux, le vicomte d’Aboville. Ces travaux de X. Garenne donneront lieu, deux ans plus tard, à sa publication : « Bibracte » (première édition 1867, deuxième édition 1880).

7La querelle débute dès les conférences publiques données par J.-G. Bulliot à l’Hôtel de ville, pendant l’hiver 1865. Au cours de ces exposés, il fait part de sa conviction : Bibracte et Autun sont deux villes situées en deux lieux différents. La publicité donnée par les journaux à cette découverte primordiale excite alors les jaloux et c’est la diffusion d’un libelle signé Neuter : « Cours publics de l’Hôtel de ville, souscription autunoise ». Sous ce pseudonyme se cache C. Rossigneux, officier de l’instruction publique, ancien professeur de rhétorique. L’attaque est sans finesse et, au milieu de remarques plutôt sordides, sont jetés pêle‑mêle tous les arguments pour la thèse Autun = Bibracte ; il y est conclu par une proposition de construction, au Beuvray, d’un monument à la gloire de J.‑G. Bulliot, sur lequel on inscrirait :

« Au Christophe Colomb de Bibracte »
à l’apostre de la vérité archéologique
à J.–G. Bulliot
les Autunois désabusés ont consacré ce monument de leur reconnaissance.

8La publication de l’ouvrage de Napoléon III sur César où la thèse de J.‑G. Bulliot est reprise, ainsi que l’édition et le succès de l’ouvrage de X. Garenne, ne feront qu’exacerber la plume de C. Rossigneux.

Les titres des publications

9Ils sont évocateurs du climat passionnel que prend très vite le débat.

10Les tenants de la localisation de Bibracte à Autun :
– « Cours publics de l’Hôtel de ville, souscription autunoise » ;
– « Bibracte et le Mont‑Beuvray, du véritable emplacement de Bibracte » ;
– « Encore la question de Bibracte, Beuvray et Bulliot. Réponse à Monsieur le Président de la Société éduenne » ;
– « La Bibracte du Beuvray et ses inventeurs, étude de mœurs archéologiques » ;
– « Un mot sur trois ou quatre erreurs d’archéologie topographique » accompagné d’un courrier injurieux, dont une partie est publiée par X. Garenne.

11Les tenants de la localisation de Bibracte au Mont‑Beuvray :
– « La question de Bibracte » ; il s’agit de la seule réponse de J.‑G. Bulliot (voir Palmé 1867) ;
– « Bibracte » de X. Garenne, qui fait paraître aussi :
– « Un ancêtre de Trissotin » ;
– « La lignée de Trissotin » ;
– « Le chef d’œuvre de Rossigneux » ;
– « Coups de trique » (10 numéros parus, tous de la plume de X. Garenne).

La polémique

12Elle commence en 1865 par le pamphlet dont nous avons déjà parlé (Anonyme 1865), et se développe dans le long article de C. Rossigneux : « Bibracte et le Mont‑Beuvray. Du véritable emplacement de Bibracte », publié en 1866 dans la Revue des questions historiques (Rossigneux 1866). J.‑G. Bulliot, sereinement et d’un ton mesuré, répond dans la même revue l’année suivante, sous le titre : « La question de Bibracte ». C. Rossigneux s’enflamme alors et publie un opuscule dont le titre et le ton montrent qu’insensiblement on est passé d’un débat scientifique à une affaire personnelle : « Encore la question de Bibracte, Beuvray et Bulliot. Réponse à Monsieur le Président de la Société éduenne ». D’autre part, en la fin de cette année 1867, il se procure par un subterfuge les épreuves de l’ouvrage de X. Garenne sur Bibracte (Garenne 1867a) et en fait, dans un journal de Chalon‑sur‑Saône, la critique avant que le livre ne soit en librairie. C’est alors que X. Garenne fait imprimer anonymement « Un ancêtre de Trissotin » (Garenne 1867b), puis en février‑mars 1868 « La lignée de Trissotin » (Garenne 1868a) où il raconte, pièces à l’appui, les raisons de sa vindicte. Il n’en restera pas là et poursuivra, dans les dix numéros de « Coups de trique » (Garenne 1869) et en plagiant les poètes, le pauvre C. Rossigneux jusque après la disparition de celui‑ci.

13C. Rossigneux, pendant ce temps, avec le secours de C. Mérandon (« La Bibracte du Beuvray et ses inventeurs, étude de mœurs archéologiques » ; Mérandon 1868), publie « Un mot sur trois ou quatre erreurs d’archéologie topographique » (Rossigneux 1868) où, dans un discours délirant, il accuse J.‑G. Bulliot, X. Garenne et l’ensemble des savants qui ont participé à l’ouvrage sur César de Napoléon III d’être des ignorants et des imposteurs, car « toute la recherche autour de l’Empereur est aveuglée par les idées de celui‑ci qui n’y connaît rien, mais on ne peut être d’un sentiment opposé à celui du maître qui paie ».

14Les derniers mois de 1868 voient cependant la fin de la polémique. C. Rossigneux meurt et Mérandon disparaît aussi vite qu’il était apparu, ce qui peut faire penser que c’est un pseudonyme de C. Rossigneux. Le volume de X. Garenne est publié et fera l’objet de deux éditions. J.‑G. Bulliot fouille la Côme‑Chaudron au Mont‑Beuvray, à l’aide de crédits mis à sa disposition par l’empereur Napoléon III.

L’argumentation des détracteurs de Bibracte au Mont‑Beuvray

15Elle s’appuie sur une des premières études de J.‑G. Bulliot lui‑même (Bulliot 1851), où il faisait encore l’amalgame Bibracte‑Autun et sur la localisation du Boxum de la Table de Peutinger au Beuvray comme le montre le dessin inédit réalisé par Roidot‑Deléage (fig. 4). Deux phrases sont pour les détracteurs les points forts de leur argumentation : « Devenu [le Mont‑Beuvray] ainsi l’avant‑poste de Bibracte, on s’explique, jusqu’à un certain point, l’erreur qui l’a fait quelquefois identifier avec cette dernière », et, à une autre page : « On est allé jusqu’à transplanter la Bibracte de César, la Julia, l’Augustodunum d’Auguste, la Flavia de Constantin sur ce sommet désert... Les débris et les substructions, parsemés à son sommet et sur les flancs, réclament la défiance de l’archéologie ».

16L’argumentation reprend également l’étude des quelques phrases énigmatiques des auteurs anciens, de la carte de Peutinger et de l’itinéraire d’Antonin ; de trois mots extraits d’un texte, elle rappelle les trois pages de commentaires, plus particulièrement les gloses des Bénédictins et abonde, en trente pages, de digressions qui ne font que semer le trouble dans l’esprit du lecteur. Ensuite, elle reprend à son compte l’argument de Saulcy souvent encore repris de nos jours : « Jusqu’au mois d’avril, son plateau est recouvert de neige et le froid le rend véritablement inhabitable ». (Je peux préciser toutefois que la neige tombe aussi en juin en ce lieu comme sur d’autres oppida d’Europe centrale...)

17Certains proposent des lieux éloignés du Mont‑Beuvray et proches d’Autun (par ex. Thury Epinac) pour la bataille des Helvètes, et par cet artifice déplacent Bibracte.

18Il faut aussi nier les réalités qui se lisent sur le terrain quand on se rend au Beuvray : les retranchements sont de simples bordures de terrasses de culture ; ce sont les Cordeliers qui ont donné cet aspect au site et s’il y a une occupation antique, c’est qu’il s’agit du Boxum de la Table de Peutinger.

19Il faut aussi apporter les preuves qu’Autun a une occupation gauloise : on signale alors le menhir de Pierrefitte –qui est en dehors de la ville mais sur le territoire actuel de la commune– et la découverte de plus de cinquante monnaies gauloises sur ce même territoire. Il est à noter que l’attribution des menhirs aux Éduens est faite aussi par X. Garenne (1867a).

20Pour les détracteurs de Beuvray‑Bibracte, la conclusion est claire : une poignée d’Autunois mène une opération d’intoxication, à coups de mensonges répétés qui, s’ils ne sont pas combattus, deviendront vérité. L’histoire est aux mains des falsificateurs qui ont monté une cabale contre Autun et ses habitants pour les priver d’une partie de leur passé.

Les attaques personnelles contre les tenants de Bibracte au Mont‑Beuvray

21Elles sont féroces. J.‑G. Bulliot est traité d’infatigable chassepot des fouilles, d’apôtre de la vérité historique, de savant industriel, d’habile prestidigitateur en archéologie et il est proposé d’ériger sur le mont un monument à son honneur, qui portera son visage où on peut lire « un air de componction mystique et ce cachet de saule pleureur que tout le monde connaît ». X. Garenne n’est pas non plus épargné : « Archéomane, vrai Don Quichotte allant à l’aventure, avorton de célébrité, ex‑juge auditeur, sa pauvre tête malade de vanité et d’autre chose a besoin de ménagements car elle a déménagé une fois ».

22Les deux, ensemble, sont nommés « messies révélateurs des arcanes historico‑archéologiques du pays éduen, coryphées de la grande critique archéologique », et il est sous‑entendu que ces deux « individus », coupables dans leur vie professionnelle d’opérations douteuses et de malversations, continuent leurs méfaits avec cette imposture de Bibracte au Beuvray.

23Les fouilles, dites de Bibracte, sont alors une parade et la Société éduenne est qualifiée de « minorité intelligente » dont la raison sociale est : « pousse‑moi et je te pousserai » et ses réunions des « parlottes académiques de la place Sainte‑Barbe ».

24C. Rossigneux s’élève aussi contre les alliés parisiens et dit ainsi de A. Bertrand, conservateur du musée des Antiquités nationales : « un savant qui s’aperçoit, un peu tard, qu’il s’est mis le doigt dans l’œil (ce qui peut arriver à tout le monde, surtout à un archéologue) ».

La réplique

25Sur un plan scientifique, elle se trouve dans l’article de J.–G. Bulliot : « La question de Bibracte » et dans le « Bibracte » de X. Garenne.

26Contre les attaques personnelles et professionnelles, elle ne sera que le fait de X. Garenne. Tout n’est pas de très bon goût dans ces morceaux de littérature mais un poème de C. Rossigneux avait donné le ton :

Si je mourais la crotte au cul
Garenne, tu devrais bien rougir,
Toi qui fais si bien le torche‑cul
De me laisser ainsi mourir
La crotte au cul

27Voici quelques extraits tout aussi révélateurs de ces textes dus à X. Garenne :

Épitaphe de Rossinantus
Cit‑gît qui toujours critiqua
Sans avoir jamais rien à dire ;
Longtemps au collège enseigna,
Sans avoir pu jamais s’instruire ;
Et beaucoup d’écrits barbouilla
Sans qu’on ait jamais pu les lire.
Voltaire (extrait de « Coups de trique 3 »).

Epigramme
Rossinantus, insolent polémiste,
De son visage a fait peindre les traits.
Vingt Autunois, rassemblés tout exprès,
Sont à loisir consultés par l’artiste.
« Eh bien ! Messieurs, est‑il fort ressemblant ?
Reconnaît‑on l’air méchant du bravache ? »
Nul ne répond : chacun regarde et crache.
« Bon ! dit le peintre, on crache, il est parlant ! »
(Extrait de « Coups de trique 6 ».)

Mais avait‑il un cœur ?... Problème difficile !
Chez lui jamais fleurit un noble sentiment ;
Seul, un sac membraneux, en forme de sébile,
Recevait les torrents d’une jaunâtre bile
Qui circulait comme le sang.
Sous les muscles épais de la lourde charpente
Brûlait inextinguible un vil amour du gain.
Pour empocher plutôt les écus et la rente,
Sans attendre la mort, l’héritier sycophante
Eût enterré vif son prochain.
Hélas, il est crevé. Les os de sa carcasse,
Sous le plomb du cercueil, sont rongés par les vers.
Quant à l’âme moisie, ainsi qu’une bécasse,
Avec du sel marin, Belzébuth la fricasse
Dans un noir chaudron des Enfers.
(Extrait de « Coups de trique 10 ».)

28On trouve aussi des envolées plus nobles empruntées le plus souvent aux classiques :

Jamais vos injures n’atteindront la hauteur de mon dédain.

29Les textes de cette querelle sont difficilement accessibles, aussi reste‑t‑elle inconnue du public. Cependant, on en retrouve la trace dans un ouvrage facilement consultable : le Dictionnaire archéologique de la Gaule (1875). Dans la première livraison, à l’article « Bibracte », il y a doute pour qu’Autun‑Bibracte soit une même ville, et doute que cette dernière soit au Beuvray (Anonyme 1875a). Dans la deuxième livraison, à l’article « Glux », la question est résolue : Bibracte est au Mont‑Beuvray (Anonyme 1875b). Le travail de J.‑G. Bulliot, sur le terrain, a porté ses fruits. Cependant, on notera que c’est grâce à la position de Bibracte sur plusieurs communes que la vérité est rétablie.

Les querelles de 1900 à 1987

30Nous ne les détaillerons pas et en publions simplement ci-après les références avec un court commentaire. Ce ne sont le plus souvent que de courts articles où l’on assène sans argument (mais par allusion et usage des mots : « s’il en est ainsi..., on peut croire..., il semble..., cela n’est pas douteux... ») des faits nébuleux à un public peu habitué à ces manipulations de notre langue.

31Digressions et localisations fantaisistes pour de nouveaux « adversaires » de l’identification de Bibracte au mont Beuvray, arguments et contre arguments, ne peuvent toutefois faire renaître la « querelle » du xix^e siècle, elle‑même essoufflée à la fin de l’année 1868. Qui songe encore à remettre sérieusement en doute la géniale intuition de J.–G. Bulliot ? La seule passion légitime que peut susciter le site, c’est celle de la recherche scientifique.