Chapitre 5. La poterie onctueuse
p. 113‑125
Résumés
Cette fabrication originale, d’aspect très grossier, venant d’ateliers du sud‑ouest du Finistère, utilisant des matériaux dérivés d’un petit massif de roches ultrabasiques, est un très bel exemple d’un succès dû aux qualités spécifiques de matériau. Formée d’un enchevêtrement de fragments de talc dans une matrice chloriteuse, sa très faible dureté étant compensée par sa cohésion, cette production possède une résistance extrême aux chocs thermiques. L’article fait le point sur la minéralogie et la géochimie du matériau, comme sur les formes céramiques, sur sa datation (du xe au xvie s.) et sa diffusion.
This original product, which looks very crude, cornes from pottery workshops in the south‑west of Finistere. It is made from material derived from basic rocks (Cambrian ?) and is a very good example of success due to the specific qualities of the material. Formed from a mix of fragments of talc (magnesium sulphate) in a matrix of naturally occuring chlorite, this mixture, apparently weak, has by its density an extreme résistance of thermal shocks. The article takes stock of the mineralogy and the geochemistry of the material as well as the stapes of the vessels, the dating (from Xth century to the XVIth) and its distribution.
Texte intégral
5.1 Historique
1Cette production céramique offre l’exemple démonstratif du succès d’une poterie très grossière redevable de ses qualités propres à l’association d’une terre et de dégraissants déterminés. Ce succès dépasse de loin celui des céramiques fines, mais se situe dans un très grand territoire ethniquement délimité (fig. 1).

FIG. 1 – Carte de distribution des incidences connues et contrôlées de la céramique onctueuse en basse Bretagne. Source des matériaux de Ty‑Lan en Plovan ; atelier de Plonéour‑Lanvern. (Pour ne pas surcharger la carte, on a indiqué un seul point par commune).
2En 1871, A. Grenot mentionne « ces vases faits d’une terre très douce, savonneuse, se rayant facilement à l’ongle, d’une couleur brun chocolat et que nous nommons à Quimper « poterie onctueuse » (Grenot 1871). Ce terme doit avoir la priorité et la préférence par rapport à toutes les autres dénominations, d’ailleurs moins correctes (« séricitique » et « soyeuse ») ou également satisfaisantes (« talqueuse »), employées entre temps, par nous‑mêmes au début, ou par d’autres auteurs.
3Malgré la clarté de la définition d’A. Grenot, le terme de « poterie onctueuse » est peu employé à la fin du xixe s. par les archéologues cornouaillais, et s’il l’est, c’est souvent dans des acceptions pas toujours conformes (par exemple Abgrall, Le Carguet, Du Châtellier). En 1878, Le Men signalait parmi le matériel découvert à Tronoën « des débris de jattes et d’autres grands vases en terre mélangée de parcelles de schiste talqueux, dont on retrouve les analogues dans notre pays, jusqu’au xve et au xvie s. ». Ingénieur des Mines (Conan de St‑Luc 1917), décrivant sommairement les fouilles qu’il fit en 1878 près de sa propriété de Guilguiffin en Landudec, au lieu‑dit Coat an Traon, le comte Gaston Conan de St‑Luc, ancien député, énumère à côté de tessons (dont un provenant d’une plaque plate), « quelques fragments de schiste talqueux » (ce qui aura été catalogué en 1885 par Serret comme « morceau de talc devant servir dans la fabrication des poterie »). De ses fouilles de 1881 au village de Botfaven, à l’abri de la motte du même nom, parmi les vases décrits, il signale « une jatte ovale en terre brune ayant 0,04 m de profondeur et 0,41 m de diamètre dans sa plus grande largeur ». Il renvoie en note : « Dans le Cap Sizun où elle est connue sous le nom de darinen, cette poêle ovale, en terre rougeâtre, à fond plat et rebords peu élevés, est encore employée pour la cuisson d’une sorte de galette composée de farine, de lait, d’œufs et de miel, mets très apprécié des Capistes », se référant à Le Carguet (1905). Celui‑ci précise que le farinen est une sorte de galette, faite de farine, œufs et lait, arrosée, à même la poêle, de beurre fondu, mais autrefois beurrée de miel. Rien de tel pour exciter la verve du Capiste, et qu’il « se dore sur la darinen, poêle en ancienne poterie onctueuse » (et en note : « Le darinen est une poêle en terre rougeâtre, onctueuse, d’une diamètre de 0,40 m, à fond plat et à rebords exhaussés de 0,05 m ; épaisseur de la poterie 0,02 m. Nous avons rencontré de ces ustensiles dont les tessons étaient recousus par des crampons de fer. ») ; Le Carguet ne dit nulle part « ovale ».
4Pourtant, en dépit de ces indications d’âge médiéval ou post‑médiéval 1, longtemps ces poteries d’apparence si grossière ont été confondues par la plupart des érudits avec des poteries protohistoriques, alors que les rebords, par exemple, étaient tout à fait caractéristiques. Il est vrai que, depuis (1987, 1988, 1992), nous avons reconnu sous le nom de poterie « proto‑onctueuse » une classe de céramiques de La Tène faite des mêmes matériaux, dans la même région de la Cornouaille occidentale.
5Il est dommage qu’une vérification minéralogique et chimique sérieuse n’ait été faite sur le « morceau de talc » de Coat an Traon près de Guilguiffin, car cela aurait été un indice d’une fabrication possible à 6 km, à vol d’oiseau, au nord de la source de matière première.
5.2 Nature de la production
6Typiquement, la poterie onctueuse montre une pâte lie‑devin, parfois violacée, parfois brune, (en milieu agressif), avec de grosses particules phylliteuses blanc‑gris argenté. Son toucher est onctueux, sa dureté très faible, elle est rayable à l’ongle. Ce dégraissant (ou plutôt cette « charge ») donne une bonne cohésion par sa nature fibreuse, de sorte que de très grands pots ont pu être fabriqués. L’analyse minéralogique et chimique montre que ce dégraissant majeur est surtout formé par du talc, la diffractométrie de rayons X étant le moyen le plus immédiat pour s’en assurer, en cas de doute, sur un prélèvement minime pulvérisé. La diffractométrie montre aussi de la chlorite magnésienne (clinochlore), autre minéral au toucher onctueux, parfois en aussi grande proportion que le talc, mais souvent dispersée finement dans la matrice, ou en plaque mince au microscope polarisant, donc moins discernable à l’œil dans ce dernier cas, à cause de la coloration par la diffusion d’oxydes de fer. La diffractométrie montre assez souvent un peu d’amphibole (trémolite‑actinote, issue de l’altération du pyroxène de la roche originale, ou déjà présente dans celle‑ci), elle‑même peu discernable au microscope. Il y a toujours au moins un peu de quartz, en petits grains, de la calcédoine, parfois des feldspaths. En plaque mince ou sous le binoculaire, on peut noter quelques grains durs d’hématite (résultant de la transformation de magnétite), et parfois des gros grains de quartz, éventuellement roulés, ce qui montre qu’ils ont été introduits sous forme de sable. Une extraction des minéraux lourds, effectuée par J.‑L. Monnier, a montré en grande abondance des grains opaques de chromite, de magnétite et d’ilménite, et des grains de hornblende, de grenat, de zircon, de staurotide. La pâte est riche en fer, mais en teneurs très variables, selon l’état d’altération et d’oxydation des minéraux ferro‑magnésiens et de la diffusion des oxydes. Il est parfois possible de discerner des reliques des minéraux de la serpentine (de l’antigorite à structure maillée) à l’intérieur des paillettes de talc.
7La très grande ampleur des variations relatives des composants minéraux, même dans un même vase, peut expliquer la très grande variabilité montrée par certaines analyses chimiques globales, si elles ne sont pas dues –car elles remontent à une vingtaine d’années–, à des différences de procédure, et dont l’intérêt de ce fait est très limité. Des analyses toutes récentes et faites par ICP selon les règles de l’art sur des échantillons de poteries « proto‑onctueuses » de l’âge du Fer et sur un échantillon de poterie onctueuse médiévale sont beaucoup plus cohérentes.
8Dans la poterie onctueuse, la plus caractéristique, le talc et la chlorite, forment environ la moitié de la masse, les propriétés de ce matériau s’apparentant à celles de la pierre ollaire (ou pierre à pots) ; c’est donc presque une variété artificielle après une fabrication à l’état plastique au lieu d’un usinage. Les températures de cuisson évaluées par dilatométrie, par diffractométrie et par cuisson expérimentale, se situent entre 600° et 800°. Les qualités de cette poterie sont d’être réfractaire, calorifuge et de montrer une grande résistance aux chocs thermiques, ce qui en fait un bon matériau pour des vases allant au feu culinaire ou au four de boulanger. La faveur dont a bénéficié cette production utilitaire s’explique donc parce qu’elle a été utilisée comme marmites ou poêles en fonte, bien avant que celles‑ci ne soient inventées, et à une époque où les pots à cuire en bronze étaient rares et chers. De fait, dans les habitats, les tessons sont toujours abondamment enduits de suie. La faible dureté de cette poterie la rend très peu résistante à l’abrasion et à l’érosion mécaniques, de sorte que, lors des prospections, on n’a ramassé que des fragments arrondis.
9Le talc étant rare dans le massif Armoricain, en cherchant une paragenèse vraisemblable, on est tout de suite orienté vers le gisement de serpentinite de la baie d’Audierne, en Plovan et Peumerit (Jeanneau 1966 ; Peucat 1973 ; Plaine, Peucat 1981), où le talc est une altération hydrothermale de la serpentine, notamment en bordure des massifs, et disséminée partout. Cependant, une bande de chloritite, différenciée à l’intérieur du massif principal de serpentinite, à 200‑300 m au nord‑est du carrefour de Ty‑Lan en Plovan est particulièrement significative. Elle correspond à une vallée sèche, dont la partie nord‑ouest a été exploitée en carrière jusqu’au niveau de la roche non altérée météoriquement (cette chloritite est composée à 95 % de clinochlore, chlorite magnésienne également douce au toucher), tandis qu’au sud‑est, on a une zone d’exploitation médiévale intensive des produits d’altération ; la construction en remblai à travers la carrière de la route D 202 provoque une rétention d’humidité à l’est.
10La composition des produits d’altération résiduels est très variable selon les points, avec l’apparence d’une argile fort malléable et travaillable, contenant plus ou moins de grains. Cette argile correspond fort bien à la composition minéralogique globale de l’onctueuse, c’est‑à‑dire qu’elle se trouve surtout dans une zone où l’altération hydrothermale diffuse de la serpentine en talc et en amphibole (ce dernier minéral pour une moindre part) et la différenciation hydrothermale ultérieure et localisée en chloritite sont deux phénomènes complémentaires. La seule différence de ce matériau avec la poterie, c’est que le talc y est à l’état fin et diffus au lieu d’être en grosses paillettes, et que, par ailleurs, il contient moins de fer que dans la plupart des poteries. Nous avons pu cuire des objets faits avec cette argile, et l’on obtient une « poterie onctueuse » expérimentale, au toucher et à l’aspect similaires, aux deux détails signalés près, à savoir l’absence de grosses paillettes et une teinte beaucoup plus claire. Le secteur étant planté de pins, une étude des variations ponctuelles est difficile. Il est probable que la carrière médiévale a épuisé des zones riches en talc, enveloppant la bande de chloritite. Il se peut bien entendu que, dans l’ensemble du massif de serpentinite, il existe d’autres bandes différenciées ayant échappé à la cartographie géologique, le paysage étant assez couvert.
11Une étude géochimique plus poussée des céramiques « proto‑onctueuses » de l’âge du Fer, menée par H. Morzadec (tabl. i et ii), montre que celles‑ci proviennent des mêmes matériaux issus de l’altération hydrothermale de la serpentine, d’abord en talc, puis en chlorite magnésienne. Ces poteries montrent toutes une composition chimique globale identique à celle de la serpentine, quant aux teneurs en Fe203, appauvrie légèrement en MgO du fait d’un enrichissement en Si02 par suite de l’action hydrothermale ; une teneur importante en chrome est une caractéristique de ce massif de serpentine (où l’on a détecté un peu plus loin des niveaux de chromite presque exploitables). Les spectres des éléments du groupe des lanthanides (terres rares) sont toujours identiques ; il en est de même pour l’onctueuse médiévale. On a pu venir chercher dans cette carrière de Ty‑Lan des matériaux pour fabriquer de la poterie onctueuse à plusieurs lieues à la ronde, dans divers ateliers (pourquoi pas à Guilguiffin sus‑mentionné) ; seul l’un d’entre eux a été identifié.

TABL. I et II
Tableaux d’analyses chimiques globales (majeurs en pourcentages et traces en ppm) par ICP :
– KPT1, belle poterie onctueuse typique du site de Kerguellec‑Palud à Tréguennec (Finistère) ;
– B0D2, poterie onctueuse de Bodérès (Finistère) ;
– Kervilon, poterie onctueuse appauvrie en talc trouvée à Penmarc’h ;
– B0D1, variété dégénérée de Bodérès, où les minéraux issus de la prasinite prennent le desus ;
– TY1, produit d’altération de la serpentine et de la chlorite de Ty‑Lan (Finistère), riche en talc ;
– TY2, serpentine altérée de Ty‑Lan ;
– TY3, chlorite altérée de Ty‑Lan. On trouvera des analyses de roches saines dans l’article de Morzadec (1992) et dans la notice de la carte géologique de Pont‑Croix au 1/50 000 (serpentine, chlorite et prasinite).
Les variations relatives de la teneur en talc par rapport à celle en chlorite (et à d’autres minéraux dans BOD2) expliquent les variations de A1203 et MgO. Lorsque des nodules ferrugineux sont abondants, Fe203 peut s’élever davantage. On notera les fortes teneurs en Cr et Ni, bien caractéristiques de ces roches ultrabasiques (CRPG du CNRS, Nancy).
12Tout en sachant quelle est antérieure à la Révolution, nous ne connaissons pas la date d’arrêt des ateliers de potiers qui ont laissé leur nom dans la toponymie, au lieu‑dit La Poterie, ou dans la forme bretonne Ar Bodérès (raccourci en Bodérès, alors que, sans article, il aurait fallu Podérès), dans le nord de la commune actuelle de Plonéour‑Lanvern (ancienne paroisse de Lanvern), à 4 km, à vol d’oiseau, au sud‑est de la carrière à matériaux. Il y subsistait, jusqu’au remembrement, les ruines d’un ancien four de potier (parcelles 113‑114). Les champs voisins de Bodérès même, de ce four et de la ferme de Kerloyet, sont très riches en débris de poterie. On y trouve davantage de variétés tardives, moins riches en talc, que de variétés typiques, celles‑ci étant toujours très érodées et très roulées, un peu résiduelles. On remarque au moins deux dépressions qui doivent être des traces de trous d’extraction de terre : dans ce cas, un produit d’altération météorique des prasinites et schistes verts (de la formation de Tréogat dans la terminologie actuelle des géologues). Mais cette terre n’a pu servir que pour la fabrication de ces variétés tardives et « dégénérées » qui, en général –à part quelques productions micacées hors série–, ont continué à recevoir un peu de talc. Les analyses par diffractogrammes et en plaques minces montrent que ces variétés moins caractéristiques comprennent, comme la roche‑mère locale, des chlorites, des amphiboles, un peu de feldspath plagioclase voisin de l’albite. Il y a même des tessons avec des inclusions, en assemblages variés, de fragments de prasinite, d’amphibolite, de chloritite, de micaschiste et de poterie onctueuse remployée. Le gisement initial tendant sans doute à l’épuisement, on a utilisé un peu tous les matériaux de remplacement disponibles. Les prasinites sont légèrement minéralisées en magnétite entre Bodérès et Kerlantonet, ce qui peut expliquer des teneurs plus élevées en fer de certains échantillons de poterie. Bref, les potiers de Bodérès ont pu faire des mélanges de matériaux assez différents, jusqu’à de la « fausse onctueuse ». Ce n’est vraisemblablement pas de leurs ateliers que sont sorties les fabrications du haut Moyen Âge les plus caractéristiques. Les variétés « dégénérées » ne sont au surplus guère connues que par les tessons recueillis à Bodérès même et dans les champs, à Penmarc’h, dans la même proche région.
13Aucun document d’archives, semble‑t‑il, ne fait la moindre allusion à ces ateliers. En 1682 et 1695, les droits seigneuriaux sur Kerdrain‑Bodérès dépendaient de la baronnie de Lescoulouarn (Cognée 1904). Tout en citant le toponyme Bodérès/La Poterie, les auteurs de monographies n’ont pas eu la curiosité de s’y intéresser. Il y a quelques décades, les anciens du village savaient par tradition qu’on y avait jadis fabriqué de la poterie « bien avant la Révolution » disaient‑ils. Quant à la carrière de Ty‑Lan, au xvie s., elle pouvait dépendre du manoir de Lesnarvor, tout proche.
14Parmi les matériaux de quelques sites à poterie onctueuse de l’intérieur du Morbihan occidental en particulier, nous avons remarqué quelques tessons d’une autre sorte d’imitation, où l’on a cherché à remplacer le talc par du mica blanc (séricite), évidemment moins efficace ; à cette imitation, on peut donner le nom de « poterie séricitique », que nous avions à l’origine utilisé à tort pour l’ensemble.
5.3 Formes fabriquées
15La forme la plus fréquente des productions en céramique onctueuse est représentée par des marmites ou chaudrons à parois verticales, parfois fort minces (seulement 6 à 8 mm) (fig. 2). Quelques décomptes sommaires sur plusieurs séries médiévales assez représentatives nous donnent une fréquence de l’ordre de 85 %. Leur diamètre varie entre 0,25 et 0,70 m, plus souvent entre 0,30 et 0,60 m. Leur profondeur intérieure semble, pour les quelques exemples assez complets pour permettre son estimation, de l’ordre de 0,15 à 0,20 m au maximum, bref les plus grands peuvent contenir environ 5 1. C’est là où la faible épaisseur des parois montre les qualités mécaniques du matériau.

FIG. 2 – Marmites en poterie onctueuse : 1 et 2 bâtiment A, Pen‑er‑Malo en Guidel (Morbihan) (d’ap. R. Bertrand) ; 3 pointe de Berghen‑en‑Plouguerneau (Finistère).
16Les bords les plus anciens (sites du xe s.) sont à une inflexion externe, la lèvre étant sub‑horizontale et encore relativement étroite, légèrement déprimée, et le rebord proprement dit sub‑vertical (fig. 3 et 4). Les sites un peu plus récents (xie et xiie s.) introduisent un élargissement de la lèvre sub‑horizontale, et l’apparition d’une moulure centrale en relief. L’angle entre la lèvre et l’intérieur, ou marli, est toujours très marqué, de même qu’au moins un des deux angles du rebord. Plus rarement il y a des lèvres à deux inflexions successives, repliées vers le bas. Elles paraissent plus en faveur sur quelques sites seulement. Il y a aussi des bords à lèvre droite ou presque droite, mais à marli très accentué, rabaissé à l’intérieur ; cette forme paraît fréquente sur certains sites plus tardifs (sans éléments formels de datation, on peut avancer la date du xiiie ou du xive s.).

FIG. 3 – Rebords de marmites en poterie onctueuse : 1 à 11 ruines du château du Juch (Finistère) ; 12 St‑Tugdual (Morbihan).

FIG. 4 – Rebords de marmites en poterie onctueuse : 1, 3 à 8, 10 et 11 ruines du château du Juch (Finistère) ; 2 Kelerdut, Plouguerneau (Finistère) ; 9 allée couverte de Pors‑Poulhan, Plouhinec (Finistère) (d’ap. M. Le Goffic).
17Les anses de ces marmites sont le plus souvent des oreilles partant du rebord, ou voisines de ce dernier. Les anses perforées paraissent exceptionnelles. Il peut y avoir des décors frustes sur les oreilles et les rebords, tracés à l’estèque ou au doigt. Sur les remparts, on peut trouver des corrugations, ou, sur les parois plus épaisses, des cordons appliqués à empreintes de doigts souvent sub‑verticaux. On trouve l’exemple d’un grand tesson de panse orné de filets irrégulièrement associés, dessinant des entrelacs, avec au moins une perforation d’un diamètre moyen de 15 mm.
18Certains détails du modelé des lèvres d’un grand nombre de marmites indiquent la présence de couvercles. Au lieu de marmites à bouillie, on a alors des faitouts, sinon des chaudrons à confiture ou autre compote. Les couvercles sont en fait rares, et se présentent comme des disques ou des plats très bas. On expliquerait mal pourquoi l’exemplaire du Juch porterait des ornementations sur sa face externe, s’il n’était destiné à couvrir une marmite.
19Il existe une variété intermédiaire entre les marmites et les plats (fig. 5), plus ouverte, de forme tronconique ; ces vases relativement plus bas que les vraies marmites ont des parois latérales aussi épaisses que les fonds.

FIG. 5 – Poterie onctueuse : 1 terrine ou plat de la maison de Kerguellec‑Palud, Tréguennec (Finistère) ; 2 pot, Penmarc’h (Finistère) ; 3 terrine avec anse, Penmarc’h ; 4 paroi de marmite avec décors, ruines du château du Juch (Finistère) (noter la perforation) ; 5 bouton de couvercle ? Bodérès, Plonéour‑Lanvern (Finistère) ; 6 fusaïole, motte castrale de Keriquel‑en‑Trégunc (Finistère) ; 7 couvercle ornementé de figurations de clefs en relief, ruines du château du Juch (Finistère).
20On trouve également une forme rare, d’environ 0,30 m de diamètre, à parois verticales, l’angle du fond étant droit ; les parois sont peu élevées (0,06 m). C’est une transition vers l’autre forme, d’une fréquence de l’ordre de 12 %, des grands plats ou galettières très bas, à l’angle de fond très ouvert. Les diamètres sont de l’ordre de 0,40 à 0,50 m, la hauteur des parois de 0,02 à 0,05 m seulement. Les rebords sont à double inflexion et pendent vers l’extérieur le plus souvent ; ils sont parfois horizontaux. Des oreilles de préhension peuvent être perforées ou prendre des allures variées. Ce type de plat est surtout fréquent sur les sites de la basse Cornouaille. Il arrive que des ustensiles de cuisine, fendus ou brisés, aient été réparés par des « coûtures » en fil de fer, dont on trouve les résidus rouillés en place. Ces réparations concernent rarement les fonds où les liquides se seraient échappés, mais on en trouve sur des fonds de galettières.
21Un objet tout à fait unique jusqu’à présent a été trouvé : un pichet (collection particulière) (fig. 6), avec une anse, un bec verseur à peine esquissé, à fond plat, d’une contenance utile de l’ordre de 5 1. Il pourrait s’agir d’un pot à eau, orné de neuf lignes verticales de petits pincements bigéminés, qui nous indique l’existence de quelques récipients de ce genre (c’est semble‑t‑il aussi le cas en basse Cornouaille).

FIG. 6 – Pichet en poterie onctueuse, sans origine précise mais du sud‑ouest du Finistère (d’ap. M. Le Goffic).
22Il y a peut‑être des fragments de bougeoirs.
23On connaît quelques fusaïoles en poterie onctueuse. En dehors de tessons retaillés en forme de disque et percés, on recense quelques pesons de fuseaux cylindro‑coniques, souvent avec un décor de pincements sur le pourtour, ou des incisions, parfois d’assez grandes dimensions.
24L’ensemble de la typologie des productions en céramique onctueuse reste assez mal connue, du fait de sa fragmentation et de sa vulnérabilité à la charrue. Tout site nouvellement découvert, et surtout toute fouille en milieu protégé, donnant en quelque abondance du matériel typologiquement utilisable, révèle des formes nouvelles par leurs détails. Il est difficile d’en faire l’inventaire complet à cause de la dispersion.
25On relève des traces de tournage sur quelques exemplaires mieux conservés, mais beaucoup d’autres vases font surtout penser à un modelage soigné. Ce sont les rebords qui montrent le plus souvent l’utilisation d’un gabarit, sans doute pour que la pose d’un couvercle sur les lèvres soit relativement étanche. Il est possible que le détail des profils, des anses ou des décors permette une classification évolutive, sinon chronologique, ou de distinguer des ateliers. Les indications intuitives sont encore peu convaincantes, car on ne dispose pas encore de beaucoup d’ensembles clos assez bien calés dans le temps.
5.4 Datation
26La répartition chronologique est médiévale au sens large ; les cas les plus anciens sont du milieu et de la fin du xe s. (stratigraphies de l’abbaye de Landévennec et de l’Oratoire de St‑Urnel en Plomeur). On trouve fréquemment cette poterie dans les milieux des xie, xiie, xiiie et xive s., périodes de sa plus grande expansion. Il s’agit de mottes castrales et de leur voisinage, d’habitations isolées ou d’habitats désertés, de châteaux en pierre ou de villes fortifiées ou non, enfin de caches littorales, et dans un cas d’une cargaison de bateau, en bref toutes les situations imaginables pour ces époques.
27Il y a eu persistance un peu plus tardive, au moins dans le Pays bigouden, jusque vers les xve et xvie s. Si l’on était plus certain des données chronologiques, on pourrait peut‑être ramener tout ou partie du xve s. dans la période de grande expansion. Mais même avec la poterie, supposée de courte vie du fait de sa fragilité, il faut compter avec les héritages et les persistances d’utilisation bien au‑delà de l’époque de fabrication. Ceci peut être particulièrement sensible dans les habitats très pauvres, où l’on trouve très peu de céramique, et où la marmite héritée de l’arrière‑grand‑mère pouvait être un bien précieux et choyé.
28Une partie des fabrications tardives du pays bigouden, et spécialement celles de Bodérès, sont, comme on l’a vu, appauvries en talc, et passent aussi à des variétés plus claires, plus dures ou micacées. On peut se demander si l’on a continué à fabriquer quelque poterie à Bodérès, encore au début du xviie s.
5.5 Diffusion
29C’est une poterie à usage principalement culinaire et d’aspect fruste. On la trouve dans les habitats les plus modestes et pauvres, auprès des mottes castrales ou des manoirs. La grande proportion récupérée dans les ruines du château des puissants barons du Juch (Finistère), qui contenait aussi des céramiques plus distinguées, est d’autant plus significative que c’est là où l’on note la présence d’un couvercle ornementé avec recherche. Les marmites en poterie onctueuse pouvaient donc parvenir sur la table des seigneurs de basse Bretagne, à la « Belle Époque »1
30La répartition géographique de la céramique onctueuse en Bretagne couvre toute la Bretagne bretonnante, de Bréhat à St‑Nazaire pour ce qui est de la diffusion côtière, facilitée par les échanges maritimes. Il faut noter, spécialement à ce propos, les découvertes dans le sud de l’Angleterre, d’une part à Douvres, au milieu du xive s. (Rix, Dunning 1955 ; Hodges 1978), et d’autre part à Plymouth, dans la seconde moitié des xiiie‑xive s., plus proche de 1300, dont un tesson associé à de la poterie polychrome de Saintonge (Allan 1986)2. Un tesson à Douvres, deux à Plymouth, ce n’est pas énorme, Les caravelles de Penmarc’h et des autres ports voisins ont pu facilement en perdre entre Arnemuiden et la Corogne, et la présence d’onctueuses sur l’épave récemment fouillée près de l’Aber‑Wrac’h, bateau bordé à clin de la première moitié du xve s., en est l’indication (L’Hour 1989).
31Que ce soit par cabotage ou par diffusion terrestre, c’est ainsi qu’on note une présence affirmée autour de la rade de Brest cornouaillaise, comme à Landévennec ou à la motte castrale de Loperhet (fig. 7), et dans le comté de Léon dans, par exemple, le château de La Joyeuse‑Garde, la motte castrale de Plabennec ou les sites de Plouguerneau, de même dans le bas Vannetais, au village côtier déserté de Guidel ou à Quiberon.

FIG. 7 – Rebords de marmites en poterie onctueuse, des fouilles de V.C.C. Collum et Sir Robert Mon dans la motte castrale de Castel‑en‑Loperhet (Finistère), en 1929‑1930 (d’ap. M. Champion,). Exemple de site où il n’y a que des formes simples et sans doute assez précoces, par opposition aux formes compliquées et sans doute plus tardives du château du Juch.
M.H. del/FMSH
32Au Pouliguen (Loire‑Atlantique), la fouille d’un dépotoir (Buron, Pirault 1992), situé dans une habitation à Kerdun, a livré des centaines de tessons, où dominent des marmites à panse droite et quelques plats à fond plat de grandes dimensions. C’est peut‑être un des plus gros ensembles. Les paludiers de Batz, restés bretonnants jusqu’au xixe s., payaient encore des droits et du sel en nature à l’abbaye de Landévennec jusqu’au début du xviiie s. Comme d’autres découvertes du pays de Guérande, celle‑ci peut se situer vers le xiie s.
33Par les voies intérieures, on note une bonne diffusion jusque dans la lointaine haute Cornouaille, correspondant aux anciennes limites de l’évêché de Quimper et ses abords, comme l’ont montré les prospecteurs (Bourbriac, Kerien, Plélauff, St‑Nicolas‑du‑Pélem et Bothoa) et les fouilles de villages désertés en Brennilis et Berrien. Il en est de même pour les trouvailles à l’intérieur de l’évêché de Vannes, qui ont pu également diffuser à partir des ports comme Hennebont, où l’on a signalé de nombreuses trouvailles, vers des localités comme Berné, Melrand, Malguénac, et plus à l’est vers Plumelec et Limerzel. Dans toutes ces zones, comme ailleurs en basse Bretagne, quelques tessons de‑ci de‑là sont connus mais combien d’autres ont pu ne pas être reconnus ou signalés ?
34Le point essentiel est que l’on recense jusqu’ici les productions de céramique onctueuse dans des régions certainement encore bien bretonnantes au bas Moyen Âge, et bien après d’ailleurs. Jusqu’à présent, il semble qu’il n’y en ait pas de connues dans les terroirs de haute Bretagne de langue gallo, à part quelques tessons hors les murs, près de l’église du Vieux‑St‑Étienne à Rennes. La popularité de cette céramique est donc en quelque sorte limitée ethniquement, comme si ses colporteurs ne sortaient pas du domaine de la langue bretonne.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 – Les darinen de Le Carguet pourraient être des héritages de famille soigneusement préservés de génération en génération, ou des récupérations dans des ruines, voire des imitations d’autres ateliers de potiers.
2 – Nous sommes redevables à Mrs C. Gaskell‑Brown, conservateur du musée de Plymouth, de petits échantillons qui nous ont permis d’en vérifier la composition par diffractométrie X.
Auteurs
Directeur de recherche honoraire, CNRS.
Archéologue, AFAN.
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