1.1 Introduction : les difficultés de la recherche

1Occasionnées par des travaux d’aménagement achevés (parcs de stationnement Tourny, Saint‑Christoly, place Camille‑Jullian, par exemple), ou projetés (études pour la construction du métro), les recherches archéologiques récentes ont sensiblement amélioré notre approche de la topographie de Bordeaux antique. Néanmoins, notre connaissance du sol archéologique bordelais est encore indigente et elle le restera sans doute tant qu’on ne disposera pas d’un plan d’occupation des sols historique et archéologique de Bordeaux, élaboré avec la méthode et la minutie de celui de Dax. La présente étude du rempart gallo‑romain en a souffert, d’autant plus que ses vestiges apparents sont aujourd’hui fort rares. D’importants restes de l’enceinte antique de Bordeaux subsistaient encore au xvi^e s., époque des débuts de l’érudition locale, et même jusque dans la première moitié du xix^e s., quand le talent de graveur et de peintre et l’érudition de Léo Drouyn en ont fixé certains vestiges, comme l’ont fait le cadastre de 1828 et, dans une moindre mesure, celui de 1852. Cependant, la ville a connu de nombreuses et profondes transformations d’ensemble ou de détail aux époques médiévale et moderne. La construction aux xiii^e et xiv^e s. de deux nouvelles enceintes (fig. 1), qui ont accompagné le développement topographique de la ville (fig. 2), a sans doute provoqué ou accéléré la destruction de certaines parties du rempart antique devenues inutiles ou gênantes. Commencée en 1220 et construite dans les années suivantes, la seconde enceinte de Bordeaux représente une excroissance méridionale de la première, sur laquelle elle était greffée de la porte Basse au château de l’Ombrière. Elle porta la surface remparée à 41 ha (J.‑P. Trabut‑Cussac in : Renouard et al. 1965 : 35‑39 et carte n^o 12, h.t.). Construite approximativement dans les années 1300‑1330, la troisième enceinte quadrupla la superficie enclose ; à l’ouest, elle courait parallèlement à l’enceinte romaine, dont elle était toute proche, les deux étant séparées par la rue Entre‑Deux‑Murs (Renouard et al. 1965 : 225‑231 et carte n^o 12 h.t.).

2Au cours du temps, de nombreux bâtiments sont venus s’appuyer ou empiéter sur le rempart : avant tout, des maisons particulières qui, peu à peu, ont provoqué l’érosion de la muraille, selon un processus bien repéré sur le front méridional (plan Pauly, Rambaud 1864 ; fig. 18a), mais aussi de grands édifices publics : le château Puy‑Paulin, puis l’hôtel de l’Intendance, sur la face septentrionale ; le palais de l’Ombrière, l’église Saint‑Pierre, la Bourse, sur la face orientale ; l’ancien archevêché sur la face occidentale.

3Cependant, depuis le xvi^e s. de nombreux travaux nous permettent de suivre de façon relativement précise le tracé de l’enceinte et d’en décrire la structure. Onze siècles après Ausone, Elie Vinet est le premier érudit des temps modernes à parler du rempart antique. Il en donne un tracé schématique, décrit son mode de construction, évalue la superficie du castrum (Vinet 1574 : § 15 à 54) ; des lithographies contemporaines ont peu ajouté à son étude (fig. 3). En réalité il faut attendre, au xviii^e s., les travaux de l’abbé Baurein (1713‑1790) pour avoir des précisions sur la muraille antique, à une époque où elle était encore conservée en bien des points ; il a considérablement enrichi la description de Vinet, fait appel aux textes du Moyen Âge pour retrouver les traces de l’enceinte, et les a confrontés avec les vestiges subsistants (Baurein 1764 : 298‑328).

4Ces savants travaux ont été abondamment utilisés par les grands érudits et historiens du xix^e s. qui ont donné une vue d’ensemble du rempart antique, avant tout F. Jouannet (Jouannet 1837‑1843, I : 419‑422), Léo Drouyn (1865 : 445‑450 ; 1874), et Camille Jullian (1887 ; 1890 ; 1895). À cette époque, des fouilles ont été pratiquées à de nombreuses reprises sur les faces nord (Jouannet 1827 ; 1829 ; 1832) et sud (Sansas 1874‑1884), apportant de nouvelles données sur le tracé de l’enceinte et sur sa structure. Camille Jullian a dressé une précieuse chronique de ces explorations et un plan qui en résume le bilan (fig. 4)1 En réalité, les comptes rendus des fouilles sont souvent décevants : en effet, dans la plupart des cas, l’enceinte était considérée comme une carrière d’inscriptions, de bas‑reliefs, de blocs à décor d’architecture, témoins des splendeurs de la civilisation du Haut‑Empire romain, mais non, sauf exception, comme un vestige essentiel de la parure monumentale du Bas‑Empire ; les comptes rendus anciens ne comportent aucun plan de situation, aucune indication stratigraphique ; au mieux, ils apportent des renseignements très évasifs sur la structure et l’environnement du rempart ; il est exceptionnel que la relation d’une découverte, toujours fortuite, du mur antique soit accompagnée de détails sur la situation exacte, l’orientation, l’épaisseur.

5On est un peu mieux loti avec les rares explorations qui ont eu lieu au xx^e s., dans le cadre de fouilles de sauvetage, rue du Pont‑de‑la‑Mousque (Mensignac 1920‑1921 ; Courteault 1922 ; Coupry 1965) et rue de Grassi (Gauthier 1968). Cependant, des guides sûrs et éloquents sont constitués par les plans anciens et plus particulièrement par les plans cadastraux de 1828 et de 1852 ; le premier montre que, sous la Restauration, l’enceinte romaine déterminait toujours une partie importante du parcellement dans le centre‑ville (fig. 5, 6a et b), tandis que des vestiges importants en demeuraient, plus ou moins visibles, plus ou moins englobés dans des constructions médiévales ou modernes, ce qui contraste avec la pauvreté des restes que l’on peut voir ou présumer aujourd’hui (fig. 7), comme l’a montré une récente enquête (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987).

1.2 Topographie de Bordeaux sous le Haut‑Empire

1.2.1 Le site naturel de Bordeaux

6« Ils [les Bituriges Vivisques] occupent une ville‑marché (emporion), Bourdigalla, située sur une espèce de bras de mer que fait l’estuaire du fleuve. » C’est ainsi que Strabon (IV, 2, 1), au début du i^er s. ap. J.‑C., décrit très rapidement le chef‑lieu des Bituriges Vivisques. Effectivement, Bordeaux est avant tout une ville de la Garonne, ainsi que la définit Louis Papy (1982 : 173‑176). Sans être située à la limite extrême de l’action des marées, elle se trouve « tout de même à 100 km à l’intérieur des terres, en un point où le fleuve a encore 500 m de large » (ibid. : 174). Toutefois cette situation lui permit, dès les origines, d’offrir un accès à l’océan bien supérieur à toutes les voies terrestres qui, partant de cet endroit, devaient se heurter à de grandes étendues de landes marécageuses, palus ou marais, dans leurs avancées vers le large.

7Sur la rive gauche du fleuve, le lieu d’implantation de Burdigala présentait apparemment une topographie et un environnement contraignants. Toutefois ces deux facteurs contribuèrent à l’occupation humaine du site : d’un côté, au sud, le bassin intérieur marécageux (?) que formaient les rivières de la Devèze, du Peugue et du Caudéran en mêlant leurs eaux avec la Garonne ; de l’autre, au nord, la présence de la terrasse alluviale de grave du mont Judaïque et du Puy Paulin, s’élevant de 10 à 12 m au‑dessus du fleuve. De forme très allongée, cette plate‑forme bien égouttée s’avançait jusqu’au contact de la Garonne, dominant au sud la basse vallée de la Devèze et ses affluents et, au nord, les marais de Bruges et les palus des Chartrons.

8La ville s’établit donc sur le seul et dernier promontoire de terre ferme au contact de la rive gauche avant la zone de confluence de la Dordogne, de la Garonne et de l’océan2. Les études géologiques récentes menées par le BRGM dans le cadre de la construction du futur métro de Bordeaux (rapport remis le 24 décembre 1987 à la Communauté urbaine de Bordeaux) permettent de mieux saisir les différents faciès géomorphologiques de Bordeaux. Une coupe géologique a été réalisée de la gare Saint‑Jean à la cité des Aubiers, à partir de la collecte de tous les forages situés sur le tracé ou à proximité immédiate : 83 forages situés exactement sur le tracé et 28 à proximité immédiate, c’est‑à‑dire à moins de 50 m, ont été utilisés. Cette étude dépassant largement le cadre de notre propre réflexion, nous n’en présentons que la partie qui nous intéresse directement, celle qui est comprise entre le cours Victor‑Hugo et la place des Quinconces (fig. 9).

9La coupe prend ainsi en écharpe toute la ville antique dans le sens sud‑nord. La vallée du Peugue et de la Devèze se distingue très nettement. Selon le rapport du BRGM, elle a complètement gommé le niveau de calcaire stampien karstique et le fond repose directement sur une formation imperméable de marnes alternant avec des calcaires en niveaux discontinus dont l’épaisseur varie de 15 à 25 m. Les flancs de cette vallée sont très abrupts et déterminent deux plates‑formes constituées par le calcaire stampien : ces « calcaires à astéries » ont subi d’importantes karstifications et érosions depuis la fin du Tertiaire ; cette formation calcaire est recouverte par des produits de décalcification : au sud, un niveau d’argile à rognons calcaires et, au nord, des sables et graviers constituant le promontoire dont nous avons précédemment parlé. De part et d’autre de celui‑ci on retrouve : le comblement de la vallée de la Devèze et ses affluents, formé de terrains compressibles (vases et tourbes) et, de l’autre, le début des palus des Chartrons, constitués par un niveau important de sables et graviers recouverts de deux mètres de vases et tourbes. Ainsi se retrouvent parfaitement les formes que nous esquissions au vu de la topographie actuelle. Il est donc possible de schématiser les grands caractères de la morphologie bordelaise et d’établir une carte synthétique du site tel qu’il devait se présenter aux origines de son occupation.

10À l’est, la Garonne, dont le lit devait venir buter contre les terrasses quaternaires sud et nord, pénétrait probablement aussi dans l’échancrure de l’estuaire de la Devèze et de ses affluents. Ce point a pu être vérifié à l’occasion de travaux, place du Palais (Barraud 1983) ou lors de forages le long des quais ou dans les rues avoisinantes. La terrasse méridionale s’étend vers l’ouest, formant ainsi le versant sud de la vallée de la Devèze. Ses limites sont connues grâce aux forages auxquels on a procédé avant les fouilles de la place Camille‑Jullian et de la rue des Frères‑Bonie, où elle a pu être mise en évidence.

11La terrasse septentrionale remonte directement vers l’ouest presque parallèlement à la rue Porte‑Dijeaux (fig. 10). Son tracé est assez bien connu grâce aux vérifications effectuées lors des travaux de la rue Porte‑Dijeaux (Barraud 1988a), du parking Gambetta et du parking Saint‑Christoly. La rupture de pente était assez brutale puisqu’il est encore possible, en étudiant une photographie aérienne de la ville, de discerner dans les toitures des décrochements qui indiquent l’endroit exact du nez de la terrasse.

12Au nord, il est plus difficile de discerner une limite précise. Les travaux d’aménagement du Château‑Trompette, au xvii^e s., puis ceux de la place des Quinconces, ont totalement nivelé ce secteur. Toutefois, en notant le cours anormal du ruisseau La Font d’Audège, il est possible de penser que, détourné au xvi^e s. pour couler dans les fossés de la dernière enceinte de Bordeaux, il suivait à l’origine un cours plus régulier, au pied du « promontoire », délimitant ainsi la terrasse naturelle. Enfin, outre cette situation topographique privilégiée, et cette position géographique importante qui en faisait la dernière porte avant l’océan, le site de Bordeaux bénéficie aussi sur la rive gauche de la Garonne, dans sa partie concave, d’une « mouille » de 7 m de profondeur, où la marée basse n’imposait pas l’échouage (Etienne 1962 : 17). Ainsi, de gros bateaux pouvaient‑ils s’avancer au plus près sans risques.

13Tous ces éléments ne pouvaient que favoriser la création d’une importante place commerciale à cet endroit précis de la Garonne.

14On doit noter par ailleurs que les premières hauteurs de la rive droite, les falaises calcaires de Floirac, de Lormont et des communes avoisinantes, sont assez éloignées de la Garonne (1 km environ). Les terres ou palus qui séparent ces falaises du fleuve étaient inondables, ou du moins extrêmement marécageux. L’habitat ne se fixa dans ces quartiers que très tardivement. Les villas antiques, puis les églises du haut Moyen Âge de la rive droite s’installèrent d’ailleurs toutes sur les hauteurs (Higounet 1963 : 215‑220).

1.2.2 L’occupation protohistorique de Bordeaux

15C’est sur la terrasse de grave du Puy Paulin que prennent place toutes les découvertes protohistoriques qui ont été faites dans les fouilles des immeubles de La France (Barraud 1988a : 7), des Dames de France (Bouchon 1920‑1921 : XXXVII) et des allées de Tourny (Barraud 1988a : 49).

16Il est toutefois difficile d’imaginer la taille et l’importance des habitats de cette époque au vu des surfaces fouillées. Mais, comme nous l’avons montré pour le site de La France, la stratigraphie semble quasiment ininterrompue de la fin du vi^e s. av. J.‑C. à la conquête romaine, avec des phases plus ou moins importantes qui ont pu être liées aussi bien à des phénomènes économiques qu’à des fonctions différentes du quartier. Le dépouillement des publications locales –surtout les comptes rendus donnés vers la fin du xix^e s. par Camille de Mensignac (notamment Mensignac 1880 : 63‑176)– sur les travaux suivis dans la ville par les archéologues, montrent qu’aucune découverte antérieure à la conquête romaine, mis à part des objets isolés hors de tout contexte archéologique3, n’a été signalée au‑delà du périmètre défini par la rue Porte‑Dijeaux au sud, la place des Quinconces au nord et, à l’ouest, une ligne fictive barrant la plate‑forme de grave, un peu au‑dessous du marché des Grands‑Hommes (fig. 11). Menée par C. Sireix en 1988, la fouille de ce dernier site, si elle a permis la découverte de matériel protohistorique résiduel, a montré l’absence totale de niveaux archéologiques ou de structures antérieures à la conquête. Ainsi défini, l’emporion préromain de Burdigala pourrait avoir eu une superficie maximum de 5 à 6 ha. C’est de ce noyau ancien que va partir le développement de la ville romaine.

1.2.3 Le développement topographique de Burdigala fig. 11

1.2.3.1 La ville augustéenne

17La conquête romaine n’a pas affecté de manière brutale le mode de vie des Bordelais. La fouille de la rue Porte‑Dijeaux (Barraud 1984 : 3) témoigne de cette continuité dans les techniques de construction de l’habitat et des modes de vie jusqu’au début de l’ère. L’apparition d’un système urbain orthonormé, de structures plus typiquement romaines dans leur construction et leur conception (sols de tuileau, murs et petits appareils, galerie donnant sur la rue) est constatée seulement dans les vingt premières années du i^er s. ap. J.‑C. Elle marque un nouveau développement de la ville.

18Des sondages archéologiques réalisés 28 place Gambetta (Barraud 1984 : 3), au cinéma Le Français (Barraud 1985 : 6), de même que les fouilles de l’îlot Saint‑Christoly (Gauthier 1983 : 450‑455) et du marché des Grands‑Hommes (Sireix 1988 : 34‑36) permettent de mesurer l’ampleur de cet essor augustéen. Si la ville est toujours installée sur la terrasse de gravier, elle franchit les limites de l’ancien noyau protohistorique et atteint à l’ouest la place Gambetta et au nord le cours de Verdun, débordant sur les allées d’Orléans (Coupry 1963 : 64). Les fouilles menées au‑delà de ces limites, notamment celles des rues Huguerie et du Palais‑Gallien (Gaidon 1987 : 3‑6), montrent l’absence totale de structures augustéennes au‑delà de ce nouveau périmètre. Ainsi, par exemple, aucune découverte archéologique pouvant être datée du début de l’ère n’a été signalée à ce jour sur la rive droite de la vallée de la Devèze.

19Enfin, C. de Mensignac mentionne des urnes funéraires, accompagnées de monnaies d’Auguste, place C.‑Gruet et rue Lafaurie‑Monbadon (1880 : 99 ; cf. Jouannet 1831 : 126), dans une zone qui sera par la suite recouverte par des structures du Haut‑Empire. À l’époque augustéenne, Burdigala commence son expansion et compte déjà douze ou quinze hectares de superficie, soit le double de la superficie estimée de Burdigala « gaulois

1.2.3.2 L’expansion sous le Haut‑Empire

20Mais c’est probablement à partir du milieu du i^er s. ap. J.‑C. que la ville va connaître une expansion continue pour atteindre à la fin du ii^e s. son maximum de superficie.

21Développement tout d’abord de la rive gauche de la Devèze, toujours sur la plate‑forme de gravier. Les limites de la ville augustéenne sont rapidement débordées. Les quartiers actuels de Saint‑Seurin à l’ouest, la rue Fondaudège au nord (fig. 11) sont atteints. C’est d’ailleurs à l’extrême limite de cette extension que se développe la nécropole de Terre‑Nègre (Jouannet 1837 : 245 ; Jullian 1890 : 563), où la majeure partie des sépultures semble d’époque antonine (Etienne 1962 : 177).

22En s’étendant vers l’ouest, les habitants de Burdigala perdaient aussi le contact avec la Garonne et le port. Un rééquilibrage s’opère donc, et la ville franchit la Devèze pour s’installer sur les croupes argileuses qui s’étalent sur la rive droite de la rivière. Les fouilles de la rue des Frères‑Bonie en 1985 ont montré l’absence totale de vestiges antiques avant le règne de Claude : au milieu du i^er s. ap. J.‑C., des thermes publics y sont construits sur un terrain vierge de toute construction. De même, un habitat privé s’installe le long de la rivière du Peugue à la même époque, juste un peu plus à l’ouest dans la rue des Frères‑Bonie (Barraud 1985 : 5‑7 ; Garmy 1985 : 227‑229). Les berges de cet affluent de la Devèze sont même entièrement réaménagées sous les Flaviens. Plus au sud, cours Victor‑Hugo, les fouilles de l’immeuble Parunis, en 1986, ont fait apparaître les restes d’une maison flavienne (Gaidon 1986 : 14‑16). Les opérations menées 17 place Pey‑Berland (Barraud à paraître ; Garmy 1985 : 229‑231) ont dégagé, sous une église paléochrétienne, une habitation du Haut‑Empire. C’est toute la ville qui semble, dans la deuxième moitié du i^er s., sous l’emprise d’un important développement (Barraud 1988a : 13).

23A la fin du ii^e s., elle couvre entre 150 et 170 ha. De nouvelles nécropoles sont apparues sur la rive droite de la Devèze, bornant ce développement : dans le quartier Saint‑Michel (place Maucaillou – rue Permentade ; Mensignac 1881 : 11‑15 ; Etienne 1962 : 180), nécropoles où coexistent encore les rites de l’incinération et de l’inhumation, puis des nécropoles à inhumations sous les rues Tombel’Oly et Saint‑Cricq (Mensignac 1902 : 289‑313), rue Planterose et Traversanne (Mensignac 1880 : 142). C’est aussi à l’extrême limite de cette expansion que l’on construit, à la fin du II^e ou au début du III^e s., un mithraeum (Gaidon 1986 : 16‑20) et l’amphithéâtre du palais Gallien (Etienne 1962 : 191‑196). La ville atteint à ce moment‑là sa plus grande étendue.

24Cette impression est confirmée par une série d’observations faites sur des chantiers en périphérie du cœur urbain. Depuis 1982, une surveillance systématique a permis d’établir à peu près partout les limites extrêmes de la ville romaine (fig. 11). Les chantiers de la place de la Victoire, des quartiers des Capucins, Saint‑Michel et Mériadeck, du cours Xavier‑Arnozan et de la rue Fondaudège, de la rue Ségalier et de la rue Georges‑Mandel n’ont livré aucune trace de vestiges gallo‑romains structurés (Barraud 1988a : 56)4.

1.2.4 Urbanisme et voirie sous le Haut‑Empire

1.2.4.1 La mise en place du réseau urbain

25De nouvelles données sur l’urbanisme et la voirie gallo‑romaine à Bordeaux sont aussi apparues grâce aux fouilles de l’immeuble La France. L’habitat privé, qui se développe sur ce site au début de l’ère, s’il marque l’apparition d’un nouveau type de construction, fournit aussi d’importantes indications sur la trame urbaine. En effet, alignée sur la rue Porte‑Dijeaux qui est considérée comme un des axes primordiaux de l’urbanisme antique par C. Jullian (1890 : 554‑560) et R. Etienne (1962 : 88 et fig. 11), cette construction nous fournit une chronologie intéressante sur la mise en place du réseau urbain, installé dans ce secteur de la ville antique dès le règne d’Auguste, probablement entre –10 et +10.

1.2.4.2 Le maillage orthogonal fig. 12

26Très mal connu jusqu’à ces dernières années, le quadrillage urbain antique se résumait en 1980 (Gauthier 1982) à un tronçon de voie découvert lors des fouilles des allées de Tourny en 1971‑1972 (Coupry 1973). Dans Bordeaux antique, R. Etienne (1962), reprenant les hypothèses anciennes, a tenté de définir les grands axes orientant l’urbanisme bordelais ; la rue Sainte‑Catherine formant un cardo, la rue Porte‑Dijeaux et le cours de l’Intendance deux decumani, il semblait que les grandes orientations de la ville étaient parfaitement fixées.

27La fouille des allées de Tourny consacra cette hypothèse puisqu’elle livra un grand cardo prolongeant la rue Sainte‑Catherine et un decumanus remontant vers le marché des Grands‑Hommes. Toutefois, il était impossible de fixer la taille des îlots urbains et de savoir si toute la ville était carroyée de manière identique. En outre, le chantier de sauvetage de l’îlot Saint‑Christoly vint en 1980‑1982 bouleverser les idées admises et jeter le trouble dans les réflexions, puisque les éléments de voirie que l’on reconnut ne suivaient pas le schéma reçu (Debord, Gauthier 1982 : 67‑69). Il semble qu’aujourd’hui, à la lumière des fouilles récentes, et notamment de celles de la rue Porte‑Dijeaux et de l’étude détaillée de la configuration topographique de Burdigala, le dossier puisse être considérablement étoffé.

28Tout d’abord, les fouilles de l’immeuble La France confirment l’axe antique est‑ouest formé par la rue Porte‑Dijeaux. La recherche menée récemment au marché des Grands‑Hommes (Sireix 1988 : 34) a permis de vérifier la présence de la rue, observée déjà en 1972 aux allées de Tourny. Enfin, les travaux réalisés sur le chantier des rues Huguerie et du Palais‑Gallien en 1987 (Gaidon 1987 : 3‑8) ont mis en évidence un carrefour urbain. Ainsi, quatre decumani sont attestés avec certitude : rue Porte‑Dijeaux, cours de l’Intendance, axe Tourny/Grands‑Hommes, et enfin axe rue Thiac/allées de Tourny. Il s’agit de quatre decumnni successifs, qui nous donnent ainsi l’écart approximatif existant entre deux axes dans le sens sud‑nord, soit 120 m environ (l’écart au mètre près ne peut encore être calculé).

29Pour ce qui est des cardines, deux nous sont connus : celui de la rue Sainte‑Catherine (fouilles des allées de Tourny en 1972) et celui de la rue du Palais‑Gallien (fouilles des rues du Palais‑Gallien et Huguerie en 1987). Il est donc possible, à partir des dimensions connues, qui déterminent des carrés d’environ 120 m de côté, et de repères certains découverts lors des fouilles, de proposer une esquisse de cette trame urbaine ; elle est hypothétique et susceptible de variations importantes, comme l’ont montré les études récentes, notamment celle de la ville d’Amiens (Bayard, Massy 1983 : 276 sq.). Il faut toutefois noter qu’ainsi défini, ce quadrillage correspond à certaines rues actuelles de Bordeaux : rue Judaïque, prolongement de l’axe de l’Intendance ; rue Thiac, prolongement de l’axe découvert lors des fouilles de la rue Huguerie ; rue Georges‑Bonnac, prolongement de la rue Porte‑Dijeaux. Enfin, il faut aussi relever le fait que toutes les structures antiques découvertes à l’occasion de fouilles archéologiques sur la rive gauche de la Devèze sont construites en fonction de ces grandes orientations urbaines (fouilles des allées de Tourny, de la rue Porte‑Dijeaux, du marché des Grands‑Hommes, de la rue Huguerie, de la rue Mautrec, du cinéma Le Français).

30Un ensemble ancien d’édifices chrétiens, regroupant l’église Saint‑Etienne et la basilique Saint‑Seurin, est lui aussi installé de part et d’autre d’un de ces axes. Ces résultats sont confirmés par l’étude des documents cadastraux et des photographies aériennes (infra chap. 5) : au nord et à l’ouest des structures parcellaires irrégulières des abords du port antique et de la Devèze (structure bleue), elle a mis en évidence une grande structure cadastrale au maillage très régulier (structure rouge) dont les axes sont équidistants de 119 m ; c’est elle qu’ont par ailleurs reconnue les interventions archéologiques que l’on vient d’évoquer ; elles la datent de l’époque de Tibère. Deux problèmes demeurent toutefois : la vallée et la rive droite de la Devèze.

1.2.4.3 La vallée et la rive droite de la Devèze

31La vallée de la Devèze n’a pas connu une implantation urbaine comparable à la terrasse de la rive gauche, en raison de sa topographie particulière, pentes importantes et zones marécageuses. Les fouilles de Saint‑Christoly (Debord, Gauthier 1982 : fig. 24) ont montré un enchevêtrement de structures organisées en fonction de la rivière, et non un urbanisme arbitrairement plaqué dans la topographie.

32De même, aucun élément ne permet d’affirmer qu’une trame urbaine comparable a été installée sur la rive droite de la Devèze. Trop peu d’opérations archéologiques ont été réalisées dans ce secteur pour permettre d’apporter une réponse à cette question. Au contraire, les structures découvertes cours Victor‑Hugo (fouilles de Parunis ; Gaidon 1986 : 13) semblent être axées différemment. En outre, les fouilles réalisées place de la Victoire en 1982 (Barraud 1988b) ont montré l’absence totale de voirie antique, contrairement à toute attente, puisque nous nous trouvons au débouché méridional de la rue Sainte‑Catherine, un des cardines de la rive droite. Beaucoup de questions restent donc sans réponse pour ce secteur de Bordeaux. Une deuxième cadastration, dans la deuxième moitié du i^er s. ap. J.‑C, sur la rive gauche de la Devèze, répondant ainsi au besoin de développement de la ville, peut être une des hypothèses de travail ; elle correspondrait à la structure verte décelée par P. Garmy et M. Guy. Seules les fouilles à venir pourront la confirmer ou l’infirmer.

33Le cadre ainsi défini, il sera alors possible de s’intéresser plus précisément à la situation exacte du forum de Bordeaux, cœur de la ville antique dont nous supposerions bien volontiers, sans certitude aucune, la présence sur la plate‑forme naturelle de gravier, près du site des anciens Piliers de Tutelle. Comme le pensait Camille Jullian, ce monument aurait alors constitué un des éléments de ce forum, à l’emplacement même de la première agglomération protohistorique, l’emporion de Burdigala, d’où, naquit la ville gallo‑romaine.

1.3 Le choix du site du castrum

34Nous ignorons totalement l’état de la ville antique à la fin du iii^e s. Au début de ce siècle, probablement, l’agglomération avait atteint sa plus grande superficie, en même temps qu’elle avait affirmé son rôle régional (Etienne 1962 : 190, 193 ; Maurin 1987 : 126), même si elle n’est formellement attestée comme capitale de l’Aquitaine qu’en 270, d’après Eutrope (IX, 10). Construit tardivement (sous les Sévères ?), l’amphithéâtre a été édifié à la limite de cette expansion ; on peut en dire autant du mithraeum mis au jour en 1986 près de l’extrémité méridionale de la ville, mais en notant qu’il ne s’agit pas ici d’un monument civique. La construction du castrum traduit une nouvelle conception de la ville et de l’espace urbain, en apparence radicalement opposée à celle qui avait prévalu sous le Haut‑Empire.

1.3.1 Le rôle déterminant du cours et de l’estuaire de la Devèze

1.3.1.1 Les auteurs anciens : Ausone et Paulin de Pella

35Le choix du site de la ville nouvelle a été fait en fonction du port, c’est‑à‑dire de l’estuaire de la Devèze, que l’on a décidé ici de protéger et d’intégrer, pour cette raison, à l’intérieur du castrum (Jullian 1890 : 599). Le port constituait l’ossature économique de la cité bordelaise, et il nous semble normal (pour autant que nous puissions imaginer les réalités de ce temps !) que l’on ait cherché à le protéger ainsi que ses abords immédiats, quitte à laisser à l’extérieur de l’enceinte des édifices aussi prestigieux que l’amphithéâtre, les Piliers de Tutelle et vraisemblablement le forum de la ville.

36Des vers célèbres d’Ausone et de Paulin de Pella évoquent ce rôle du port et de la vie maritime dans la ville nouvelle.

37Ausone, XIX, Ordo Urbium Nobilium, 145‑148 (vers 380‑390), éd. Schenkl (M.G.H.a.a., V, 2)

38Per mediumque urbis fontani fluminis alveum,
Quem pater Oceanus refluo cum iumpleverit aestu,
Adlabi totum spectabis classibus aequor.

39« […] au milieu de la ville, le lit d’un fleuve alimenté par une fontaine ; quand le père Océan l’emplit de son reflux bouillonnant, on voit s’avancer la mer toute entière avec ses flottes » (trad. Etienne 1973c : 49) ; fontanum flumen : la Devèze est un cours d’eau alimenté par une source (par contraste avec le flux et le reflux de la mer).

40Paulin de Pella, Eucharistique, 44‑47 (en 459), éd. C.S.E.L., XVI, p. 293 :

41Burdigalam veni ; cujus speciosa Garumna
Menibus Oceani refluas maris invehit undas
Navigeram perportam : quae partum spatiosum
Nunc etiam muris spatiosa includit in urbe.

42« Je vins à Bordeaux : jusqu’aux murs de cette ville, la superbe Garonne conduit les eaux qui refluent de l’Océan par la porte de son estuaire qu’empruntent les navires et qui maintenant enferme un vaste port dans la cité à la vaste enceinte. » (Trad. Février 1986 : 44.)

1.3.1.2 Impératifs économiques, considérations idéologiques ?

43Dans les vers d’Ausone comme dans ceux de Paulin de Pella, les remparts enfermant le port constituent le caractère fondamental de la topographie de Bordeaux dans l’Antiquité tardive, ce qui doit traduire cette priorité accordée, dans l’implantation de la ville‑forte, à des impératifs d’ordre économique ; des considérations idéologiques avaient pu s’y mêler chez les concepteurs : artère maîtresse de l’économie de la ville, la vallée de la Devèze était aussi une césure entre l’ancien Burdigala (la colline Intendance‑Gambetta) et le Burdigala plus récent (la plate‑forme au sud de la rivière). Désormais, le rempart rassemble étroitement la ville des origines et celle de l’expansion dynamique du Haut‑Empire, unies par la rivière et son estuaire qui avaient été au cours des siècles les sources de la prospérité de Bordeaux antique.

1.3.1.3 Le détournement du Peugue et l’envasement progressif

44En amont de l’estuaire de la Devèze, c’est‑à‑dire dans la partie occidentale de la ville remparée, les fouilles de l’îlot Saint‑Christoly ont mis en évidence, au tournant des iii^e et iv^e s., semble‑t‑il, un exhaussement des berges de la Devèze et un rétrécissement du lit du fleuve : le débit de celui‑ci aurait été alors sensiblement amoindri ; la cause principale de cette modification du régime de la rivière serait la construction de l’enceinte : en effet, on aurait détourné un des affluents de la Devèze, le Peugue, pour remplir le fossé creusé en avant du rempart méridional ; d’autre part, le rempart oriental aurait modifié le régime de l’estuaire de la Devèze en rétrécissant ce débouché de la rivière. La conséquence aurait été un envasement du port que l’on croit avoir été rapide ; il aurait rendu impraticable dès le vi^e s. la navigation sur la rivière non seulement dans les parages de la rue Saint‑Christoly, mais aussi, pense‑t‑on, dans ceux de l’église Saint‑Pierre, à l’emplacement même de l’estuaire.

45En réalité, les recherches archéologiques à l’emplacement du port antique de Bordeaux sont peu avancées ; elles ont été surtout le fait de C. de Mensignac dans la partie occidentale de l’église Saint‑Pierre et immédiatement au sud de celle‑ci ; une relation succincte, accompagnée de quelques croquis, en a été donnée par lui (Mensignac 1879‑1881) : l’envasement du port intérieur était sensible au vi^e s., mais ce port a dû être utilisé jusqu’au ix^e s. Envasement précoce, au contraire, selon Debord et Doreau (1975), qui donnent une nouvelle analyse de l’exploration archéologique de C. de Mensignac à la lumière des fouilles de l’îlot Saint‑Christoly. Leur thèse est illustrée par une intéressante coupe stratigraphique, due à J.‑F. Pichonneau, accompagnée d’une analyse sommaire (Debord, Gauthier 1982 : 63‑64) : elle montre une phase très importante de sédimentation lente du v^e au vii^e s. qui, dès le cours du v^e s., dut rendre impraticable dans ces parages la navigation sur la Devèze ; selon Debord et Doreau, l’estuaire lui‑même fut complètement abandonné dès la fin du vi^e s., le port étant alors déplacé hors du rempart, sur la berge même de la Garonne ; il fut désigné au moins depuis le milieu du ix^e s. sous le nom de Port de la Lune (Higounet 1963 : 37) ; son trafic resta très faible jusqu’au xii^e s. (ibid. : 274).

46Cependant, à lire Ausone et Paulin de Pella, on ne saurait envisager, pas plus à la fin du iv^e s. qu’au milieu du v^e, une asphyxie du port intérieur de Bordeaux en raison de son envasement. Plutôt que de faire intervenir l’amplification poétique (Debord, Doreau 1975 : 15), ne faut‑il pas dissocier l’évolution du cours de la Devèze à l’ouest de la ville de celle du port ? Ausone et Paulin sont d’accord pour attester l’ampleur du port et son activité pendant la marée haute5 ; Ausone est le seul à évoquer le rôle du lit de la Devèze, sans d’ailleurs insister sur le débit de la rivière, et les fouilles de l’îlot Saint‑Christoly montrent qu’au iv^e s., les aménagements apportés aux berges de la Devèze y maintinrent une certaine navigabilité (Debord, Gauthier 1982 : 17‑26 ; Martin in Barraud et al. 1985 : n^os 11 à 16). À l’époque où il vint s’établir à Bordeaux, vers 396‑397, à celle où il écrivit l’Eucharistique en tout cas, Paulin de Pella admire le mouvement du port qui doit, selon lui, son activité au phénomène des marées.

47A plus forte raison doit‑on croire que, lorsque fut choisi le site qui devait être enclos dans le rempart, le lit de la Devèze et son estuaire devaient constituer l’artère maîtresse de la nouvelle ville. Elle est restée fortement imprimée, jusqu’à nos jours, dans la trame urbaine (fig. 13).

1.3.2 Autres données de la topographie naturelle

48Sans nier aucunement l’importance du port et de la Devèze, la topographie bordelaise nous conduit à faire entrer en ligne de compte d’autres considérations dans les choix que firent les responsables du temps pour l’implantation et la configuration du rempart du Bas‑Empire.

49Les deux secteurs de la ville réunis par la vallée de la Devèze étaient sensiblement d’égale superficie. Techniquement, cela simplifiait les problèmes dus au sous‑sol globalement complexe de Bordeaux. La face septentrionale de l’enceinte est installée 50 m en retrait du nez de la terrasse calcaire surplombant la Devèze, en terrain donc sec et stable, mais elle coupe en deux parties l’emplacement occupé par l’ancienne agglomération de l’emporion ; la face méridionale prend, elle, appui sur le rebord de la plate‑forme calcaire formant l’assise géologique de la rive sud de la Devèze (fig. 9). Autrement dit (sans qu’on doive y voir la raison unique, ou primordiale, de l’implantation), les constructeurs ont voulu asseoir les deux longs côtés de l’enceinte sur un socle solide ; comment s’en étonner ?

50Ils ont donné à la ville nouvelle une superficie importante si on la compare aux autres cités de la Gaule romaine : 32,5 ha ; encore doit‑on se demander si cette ville‑forte rassemblait toute la population agglomérée ; nous reviendrons sur cette question. L’implantation décidée, la surface prévue, la solidité du sous‑sol acquise pour une grande partie du parcours, la ville qui s’étendait de part et d’autre de l’axe de la Devèze était dissymétrique : au nord, le terrain s’élevait en pente douce du sud au nord et de l’est à l’ouest où l’altitude était proche de 15 m à l’angle nord‑ouest de l’enceinte, sur le mont Judaïque. Cette situation dominante de la face nord ne se retrouvait pas au sud du cours d’eau : le rempart suivait ici régulièrement le bas du coteau Sainte‑Eulalie, où l’altitude devait être, dans l’Antiquité, voisine de 4 m (cartographie des données topographiques : Higounet 1963 : 85).

1.4 Le tracé du rempart

1.4.1 Une enceinte de forme rectangulaire

51L’enceinte antique de Bordeaux a la forme d’un rectangle orienté ouest‑est, le côté oriental longeant la Garonne (fig. 14 et 15). Cette orientation assez rigoureuse, et la belle régularité d’ensemble de la figure géométrique ont fait croire à Camille Jullian que la préoccupation première des ingénieurs romains avait été de rechercher « la direction fondamentale des vieilles colonies romaines » dont s’inspirait la forme même donnée à l’enceinte (Jullian 1895 : 45). Cette affirmation rejoint l’opinion ancienne suivant laquelle le quadrillage orthogonal des villes augustéennes de la Gaule traduisait un « rite de fondation » au cours duquel on définissait l’orientation de deux axes principaux perpendiculaires qui déterminaient l’organisation de l’agglomération6. La forme pourrait évoquer aussi celle des camps militaires, mais on ne voit pas quels antécédents ou quels impératifs locaux contemporains de la construction de l’enceinte on pourrait invoquer en ce qui concerne Bordeaux7. Des irrégularités doivent d’ailleurs être notées, comme on le verra, surtout au nord‑ouest, entre la porte Dijeaux et la Vieille Tour, et au sud‑est, dans le secteur du palais de l’Ombrière ; d’ailleurs, la forme rectangulaire plus ou moins régulière est relativement fréquente (Johnson 1983). Comme cela semble le cas général, pour expliquer l’implantation et le plan de l’enceinte antique de Bordeaux, il faut mettre en cause d’une part la topographie du site, d’autre part l’état de l’agglomération au moment où fut prise la décision d’édifier l’enceinte.

1.4.2 Repères généraux dans la topographie urbaine

52Pour fixer d’emblée les principaux repères, nous reprendrons d’abord, comme l’a fait Jullian lui‑même, la vue d’ensemble donnée par Léo Drouyn dans son grand ouvrage sur la topographie de Bordeaux (fig. 16) (Drouyn 1874 : 4 sq. ; Jullian 1890 : 290).

53« Les remparts romains suivaient le côté septentrional du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, depuis la place Rohan jusqu’au sud‑ouest de la place du Palais ; d’où, prenant à angle droit la direction du nord, ils traversaient le pâté de maisons formant l’extrémité occidentale de cette place, passaient entre les rues des Bahutiers et des Argentiers ; coupaient cette dernière rue en diagonale, et l’église Saint‑Pierre en deux parties à peu près égales, passaient dans les maisons qui séparent la rue de la Vieille‑Corderie (rue Leupold) de l’impasse Saint‑Pierre, traversaient l’extrémité de la Bourse, reprenaient encore, à angle droit, la direction de l’ouest ; traversaient les maisons qui bordent le côté sud des rues du Pont‑de‑la‑Mousque, de la Maison‑Daurade et Chaumet (rue Paul‑Painlevé) et, plus loin, celles qui bordent le même côté du cours de l’Intendance, jusqu’au milieu de la rue de la Vieille‑Tour ; d’où ils venaient rejoindre, en ligne à peu près droite, le point de départ, en traversant les maisons qui bordent le côté oriental de la rue des Remparts et la place de l’Hôtel‑de‑Ville (rue de l’Hôtel‑de‑Ville). Ils laissaient un espace de quelques mètres entre eux et la façade occidentale de l’église Saint‑André. »

1.4.3 Le côté méridional fig. 6a et b, 17, 18a et b

54Vers 1860, des vestiges importants du mur romain étaient conservés sur la face méridionale, jusqu’aux abords de la place du Palais ; la démolition des constructions attenantes à la cathédrale, et celle de tous les immeubles se trouvant immédiatement au sud et à l’est du monument, puis la construction de la rue de la Vallée‑du‑Peugue, devenue en 1871 le cours d’Alsace‑et‑Lorraine, et celle du grand égout qui la suivait, attirèrent l’attention des érudits8 sur ces restes, provoquèrent la mise au jour de nombreux vestiges, en même temps que ces très importants aménagements urbains amenèrent la destruction partielle ou totale, jusqu’au sol de fondation, de ce qui avait pu subsister jusqu’alors du mur, notamment lors de la suppression des rues des Trois‑Canards, du Mû et Poitevine ; la première de ces voies allait de la rue Porte‑Basse (nom de la section méridionale de la rue des Cheverus) à la rue Sainte‑Catherine ; celle du Mû (nommée ainsi parce qu’elle longeait la muraille romaine), de la rue Sainte‑Catherine à la rue du Pas‑Saint‑Georges ; la rue Poitevine continuait cette dernière jusqu’à la place du Palais.

55Le tracé du rempart a donc été suivi et noté avec précision. Nous avons ici pour guides le parcellaire du cadastre de 1828 (fig. 5), les Notes de Pierre Sansas9, plus tard les observations d’érudits comme Reinhold Dezeimeris ou Camille de Mensignac, enfin le plan très détaillé dressé lors des travaux de la rue de la Vallée‑du‑Peugue jusqu’à la place du Palais par Pauly et Rambaud (fig. 18a). Les vides que l’on note sur ce plan peuvent d’ailleurs être en partie comblés, comme on le verra, par des documents plus anciens. Comme en tant d’autres domaines, on peut mettre ici à contribution l’érudition et le sens aigu des exigences de la topographie historique qu’avait Camille Jullian ; il permet souvent de situer dans cette partie de la ville profondément transformée dans les années 1860‑1885 telle notation de ses prédécesseurs ou de ses contemporains trop imprécise pour nous. Toutes ces observations sont d’autant plus précieuses que les vestiges du rempart semblent actuellement peu consistants sur le front méridional.

56L’angle avec le côté occidental se trouvait au sud‑ouest du cloître de la cathédrale Saint‑André (Baurein 1764 : 320 ; Sansas 1880 : 176) ; ici, le parement interne du mur formait la paroi de la galerie méridionale du cloître et, durant le haut Moyen Âge, on y avait encastré sous des enfeus des sarcophages de défunts insignes (Maillé 1959 : 248). Ce cloître fut démoli peu après 1861, et l’architecte Abadie le remplaça par des sacristies précédées au sud d’un étroit jardin (Desgraves 1960 : 103) ; celui‑ci fut fermé par un mur dont la construction fut l’occasion de la redécouverte, sur 25 m de longueur, du soubassement du rempart (Mensignac 1877 : 58). Sous l’ancienne place Saint‑André, en avant du portail méridional de la cathédrale, le rempart a été mis au jour (et complètement démoli ?) dès 1468, d’après le registre des délibérations du Chapitre de Saint‑André (Baurein 1764 : 310). La démolition de toute cette partie sud‑ouest du rempart, et du cloître qu’elle fermait, a été fixée en 1865 par Léo Drouyn sur une grande toile qui montre, au premier plan, un arrangement de gros blocs décorés extraits du soubassement de la muraille (fig. 17).

57Plus à l’est, en 1865, l’enceinte a été reconnue lors de la démolition de l’îlot d’habitations sur la face méridionale de la cathédrale : « la face extérieure du mur de ville mise à découvert se trouve à environ 21,60 m en avant de la porte midi de notre cathédrale » (Sansas 1877 : 177), comme on peut le vérifier sur le plan de Pauly et Rambaud ; c’est précisément à cet endroit que, d’après Pierre Sansas, se trouvait la partie la mieux conservée de l’enceinte gallo‑romaine (Sansas 1877 : 179 ; Pauly, Rambaud 1864). Dans ces parages, le mur avait pourtant été fouillé et partiellement détruit à la fin du xviii^e s., et encore en 1808 lors de l’aménagement de l’ancienne rue Pey‑Berland (Bull, polymathique, VI, 1808 : 436 [en 1795] ; Caila 1812 : 104). On le découvrit à nouveau en 1867 à hauteur de la rue des Palanques, lors de l’établissement de l’égout collecteur ouest‑est (Sansas 1876 : 75). Les démolitions se sont en effet poursuivies à cette date sur la place Pey‑Berland, lorsque l’on aménagea le grand égout canalisant le Peugue. Entre la tour Pey‑Berland et la rue des Palanques, P. Sansas note que bien des fragments du soubassement « sont restés enfouis parce qu’ils ne se sont pas trouvés sur le parcours du grand égout. Des fûts de colonnes de très grande dimension se trouvent à la hauteur de la Tour Pey‑Berland et présentent leur extrémité sur les bords de la fouille. » (Sansas 1877 : 174 ; Jullian 1890 : 324‑327, d’après Sansas.)

58Sansas fait remarquer que sur toute la ligne méridionale de l’enceinte, à l’est de la cathédrale, les maisons particulières offraient cette disposition : les unes, façade au nord, rue du Loup et rue du Cerf‑Volant, étaient presque toutes bordées au midi par le mur gallo‑romain ; les autres, façade au midi sur les rues du Peugue, des Trois‑Canards, du Mû et Poitevine, étaient bornées au nord par le même mur (Sansas 1877 : 176 ; 1878 : 170 ; 1882‑1884 : 45) ; le plan de 1864 montre clairement qu’au cours des siècles, les transformations des maisons avaient entamé de plus en plus profondément la masse de la muraille, jusqu’à la faire parfois disparaître entièrement sur 100 m à l’est de la rue Sainte‑Catherine. Sur tout le parcours indiqué par le plan de 1864, les vestiges découverts ont été endommagés ou détruits ; ils se trouvaient sous l’actuel trottoir nord du cours d’Alsace‑et‑Lorraine. Après un long vacat entre les rues Sainte‑Catherine et du Serpolet, on les a suivis jusqu’à proximité de l’angle que fait le cours avec la rue des Bahutiers. Sur les plans cadastraux de 1828 et de 1852, le découpage du parcellaire permet de suivre aisément, jusqu’à ce carrefour, l’alignement très approché du rempart antique.

59Auparavant, le mur avait été assez rarement signalé sur ce parcours, sans doute parce que peu de travaux l’avaient atteint au xviii^e et au xix^e s., avant la construction du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, ou parce qu’on y trouva peu d’inscriptions ou de sculptures. Cependant quelques indications anciennes enrichissent ces documents graphiques ou suppléent à leurs vides, auxquelles s’ajoutent des notations de Sansas au fil des grands travaux de 1864‑1869. C’est près de la jonction de la place Pey‑Berland et du cours d’Alsace‑et‑Lorraine que doit se rapporter une note de Sansas relative à la muraille (Sansas 1877 : 39, en 1863). On suit de l’ouest à l’est avec le même auteur la découverte des vestiges du mur, leur destruction au moins partielle, l’extraction des blocs inscrits ou décorés, au niveau des n^os 125/123, 119/109, 105/99, 97/95, 79 (Jullian 1890 : 325 sq., d’après Sansas). Le baron de Caila rappelle que, selon Vinet, le rempart avait été atteint en 1557 à un emplacement qui correspond aux n^os 115/113 du cours (Caila 1812 : 61), probablement au voisinage de l’endroit d’où l’on avait extrait des blocs de grand appareil en 1563 (fig. 8) (Jullian 1890 : 310, d’après Vinet) ; dès 1860, la démolition des immeubles adjacents avait amené le dégagement du rempart sur 8,25 m de longueur là où s’élevèrent les n^os 111/101 (Sansas 1880 : 214) ; des inscriptions (perdues) et des fûts de colonnes antiques furent découverts en 1765 dans le rempart que l’on rencontra à la limite entre deux habitations s’ouvrant l’une sur la rue du Loup, l’autre sur l’ancienne rue du Mû, entre les rues du Pas‑Saint‑Georges et Caudeyrère (ancienne impasse, détruite en 1864 ; Baurein 1764 : 15 ; Jullian 1887 : 413 ; 1890 : 313 ; Caila 1812 : 90). On apprend aussi que la muraille a été au moins partiellement détruite « au coin de la rue Poitevine et de celle du Pas‑Saint‑Georges » en mars 1805 (Caila 1812 : 125). De Caila mentionne, d’après Baurein, la découverte du soubassement du mur à un niveau non indiqué de la rue des Trois‑Canards, en 1758.

60En réalité, il est impossible de savoir si le mur a été déchaussé complètement ou seulement partiellement, car cela dépendait de son état et de l’importance des travaux entrepris par les riverains comme par les édiles. Sept mètres de la partie inférieure du soubassement sont encore mis au jour en 1877 sur le cours d’Alsace‑et‑Lorraine, au n^o 123 pourtant déjà exploré plus d’une fois (SAB, III, 1876 [pour avril‑juillet 1877] : 157 ; IV, 1877 : X et XI ; VI, 1879 : 114). De même, plus à l’est, des travaux dans les caves des n^os 83 et 81 le rencontrent ensuite (en 1879) « à 0,50 m en arrière de l’alignement du cours », sur des ruines plus anciennes comprenant des pilettes d’hypocauste (SAB, VI, 1879 : 94). Près de l’angle des rues du Pas‑Saint‑Georges et du Cerf‑Volant, sur la limite des immeubles du 57, cours d’Alsace‑et‑Lorraine et 16, rue du Cerf‑Volant, un tassement du bâtiment vers le cours d’Alsace‑et‑Lorraine correspond à la limite du parcellaire et pourrait indiquer la présence d’un reste du soubassement du rempart (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 27). Enfin, un vestige noyé dans les fondations d’un immeuble moderne a été mis au jour en 1990 près de l’angle de la rue des Bahutiers et du cours d’Alsace‑et‑Lorraine (fig. 18b) ; il avait été épargné par les démolitions des années 1860, preuve que le tracé a peut‑être été moins gommé dans le sol que ne le laissent penser les relations anciennes.

61À partir de la rue du Pas‑Saint‑Georges, les repères sont les suivants :
– à l’angle nord‑est du carrefour des rues Poitevine et des Epiciers (section de la rue du Pas‑Saint‑Georges au sud du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, soit au niveau du n^o 59 du cours), découverte en 1805 d’une portion de l’enceinte, avec les vestiges d’une porte (Caila 1812 : 125) ; c’est, semble‑t‑il, au voisinage du même endroit (près de l’angle des rues du Loup et du Pas‑Saint‑Georges) qu’en décembre 1867, la démolition d’un fragment de l’enceinte est signalée lors de la construction d’une maison (Sansas 1880 : 205), et de même en 1877 (SAB, XXXIII, 1911 : 128) ; d’autres découvertes ont été notées un peu plus au sud (angle oriental de la rue du Pas‑Saint‑Georges et du cours, n^o 59 du cours), en 1873 (Dezeimeris 1874 : 17) ;
– plus à l’est, le mur a été retrouvé au n^o 2 de la rue du Cerf‑Volant, près du carrefour avec les rues d’Enfer et des Bahutiers (Sansas 1882‑1884 : 105).

1.4.4 Le côté oriental

62Quel était le tracé de l’angle sud‑est de l’enceinte romaine, à l’issue de la rue Poitevine sur la place du Palais ? Les informations et les hypothèses sont contradictoires à ce sujet, et elles sont liées à l’histoire du château de l’Ombrière construit au xi^e s. à cet emplacement (fig. 19) ; il empiétait essentiellement sur le rempart antique oriental. Selon l’abbé Baurein (1764 : 312‑314), suivi par Drouyn (1874 : 100), l’angle sud‑est de l’enceinte était constitué par une tour ronde, sur la base de laquelle fut édifiée au Moyen Âge la tour du château enfermant les appartements du souverain anglais et nommée pour cette raison tour du Roi ; mentionnée pour la première fois en 1262, elle fut démolie en 1317 sans raison connue et reconstruite pendant les années suivantes (Gardelles 1972 : 105‑107 et fig. 26 Gardelles in : Higounet 1963 : 157). Une enquête à laquelle donna lieu cette destruction nous permet d’apprendre que cette tour était fondée « supra mura civitatis Burdegale »10 et, a‑t‑on conclu, sur la tour gallo‑romaine elle‑même, puisque la base de la tour était en effet construite en blocs antiques de grand appareil : « […] fundamentum antiquum factum de magnis lapidibus Sarracenorum, pondere quodlibet duorum tonnellorum vini vel circa, vel unius, vel circa » (Gouron 1923 : 245 ; Renouard et al. 1965 : 230 et n. 25 et 26). Cette tour avait été intégrée au palais de l’Ombrière, construit au xi^e s., destiné à renforcer de ce côté la défense de la cité et peut‑être aussi à contrôler le port de l’embouchure du Peugue. La construction au Moyen Âge d’un château appuyé sur une portion de l’enceinte romaine est un phénomène souvent observé ; dans la région, c’est le cas à Dax (à l’angle nord‑ouest de l’enceinte), à Bayonne (le château Vieux), à Périgueux (le château Barrière), à Saintes, à l’angle nord‑ouest de l’enceinte (Higounet 1963 : 157‑159 et pl. X, plan par l’architecte Louis Combes).

63Le seul plan détaillé qui nous soit parvenu du palais de l’Ombrière date du xviii^e s. (fig. 20) (Higounet 1963 : 161, pl. X) ; la forteresse avait une forme d’ensemble rhomboïdale : selon J. Gardelles, l’un des sommets, au sud‑ouest, était formé par la tour du Roi, l’autre, au nord‑est, par le puissant donjon carré de l’Arbalesteyre. La tour du Roi est donc ici décalée vers l’ouest par rapport à la situation que lui attribuent Baurein et Drouyn. Un document du xiii^e s. montre, à notre avis, que la tour du Roi selon J. Gardelles ne pouvait être la tour d’angle, qui se trouvait plus à l’est. Nous reprendrons donc ce dossier en étudiant les tours. En tout cas, de nombreuses découvertes de blocs antiques de grand appareil faites dans la première moitié du xix^e s. sur l’emplacement du palais de l’Ombrière, malheureusement sans aucun relevé, paraissent bien confirmer le passage du mur d’enceinte sous le palais, démoli en 1800 (Bull. polymathique, I, 1802/1803 : 9 ; Jouannet 1843 : 433 ; Caila 1812 : 116, 119, 128) ; ces trouvailles paraissent se rapporter surtout à l’emplacement de la tour d’angle du rempart romain, ou tout près. L’étude de P. Garmy et M. Guy (infra chap. 5) met bien en évidence la difficulté que l’on rencontre pour restituer le rempart dans ce secteur du sud‑est : elle tient principalement dans « la discordance quasi constante avec tout le parcellaire » que l’on constate ici. En réalité, le problème se pose surtout aux abords de Saint‑Pierre, car la fig. 6a montre que la discordance est relative entre les rues des Bahutiers et des Argentiers ; cette difficulté se rencontre aussi dans la partie centrale de cette face du rempart.

64A partir de la tour d’angle, le rempart antique se dirigeait vers le nord. Son tracé n’est pas parfaitement assuré de ce côté : comme à l’ouest, la construction à proximité de l’enceinte médiévale, au xiv^e s., a dû entraîner dès ce moment des destructions dans la fortification romaine. De plus, des aménagements spéciaux ont dû intervenir à l’entrée du port, comme nous le verrons en étudiant la « porte de l’estuaire », de part et d’autre de laquelle une section importante du rempart a été mise au jour vers la fin du xix^e s.

65Cependant, le rempart a été reconnu en plusieurs points.

66Aux n^os 4‑6 de la rue Tour‑de‑Gassies, existait une tour de ce nom, près de laquelle le mur a peut‑être été reconnu en 1832 (Jouannet 1837 : 237) (fig. 19 et 36) ; Jullian remarque qu’on ne peut savoir si les blocs recueillis provenaient du soubassement de la tour de Gassies ou de celui du rempart adjacent (Jullian 1887 : 18).

67Un fragment en est peut‑être visible au revers des immeubles n^os 15 et 17 de la rue des Argentiers : « massif maçonné qui comporte des gros blocs à la base ; au‑dessus, blocage de moellons et quelques briques ; ce massif ne comporte plus aucun parement. Il est difficile de définir son orientation. Il s’agit sans doute d’un tronçon du mur oriental du rempart » (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 26).

68Selon l’abbé Baurein : « Le mur de ville et la porte Saint‑Pierre qui était dans le même alignement, se trouvaient immédiatement après la deuxième maison placée dans le retour de la rue Saint‑Pierre [rue des Bahutiers] vers celle des Argentiers » ; Baurein cite ici une liève des comptes de l’archevêché de 1346, où il est question d’une maison contiguë cum muro civitatis juxta portam de Sancto Petro et il en conclut logiquement que le mur passait entre les maisons de la rue Saint‑Pierre et celle de la rue des Argentiers (Baurein 1764 : 318).

69Un croquis de la fin du xviii^e s. ou du début du xix^e s. (?) indique l’emplacement du rempart sous l’église Saint‑Pierre et immédiatement au nord de celle‑ci (fig. 21a) ; le relevé topographique est approximatif et l’orientation donnée au mur approchée ; mais le parcellement a conservé l’empreinte de la muraille, comme le montre le plan cadastral (fig. 21b). On peut croire qu’il a été retrouvé dans l’église Saint‑Pierre lors des fouilles effectuées en 1879 et 1880 à l’occasion de travaux de restauration, notamment dans l’angle nord‑ouest de l’édifice ; Mensignac (1879‑1881) pense que l’on a mis au jour ici le mur intérieur du port ; mais il lui donne la même largeur (5,35 m) et la même structure que le soubassement du rempart antique ; malheureusement, C. de Mensignac n’a laissé qu’un dessin des plus approximatifs des fouilles en question et des structures découvertes (interprété par Debord, Doreau 1975 : 11, fig. 4) (fig. 32). Sur le croquis du xviii^e s. le mur, évidemment antérieur à la construction de l’église, ne saurait appartenir à une autre enceinte que celle de l’Antiquité ; il traversait l’église en diagonale, ce qui est confirmé par Baurein, selon lequel le mur traversait « le terrain dans lequel est construit l’église Saint‑Pierre, dont il laissait hors de son enceinte la partie qui est vers le Levant » (Baurein 1764 : 320). Bertrand‑Desbrunais et Hardy ont fait des observations qui vont dans le même sens : « Dans le collatéral nord [de l’église Saint‑Pierre] on observe une ligne de fracture dans l’élévation au niveau de l’ébrasement occidental de la baie de la seconde travée ; dans le collatéral sud, il y a un tassement dans l’élévation au niveau de la baie de la quatrième travée » ; ceci pourrait correspondre au passage du mur indiqué par le croquis du xviii^e s. (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 25). Néanmoins, la restitution que nous proposons (fig. 21b) n’est qu’approximative, aussi bien en ce qui concerne l’emplacement exact du mur que pour son orientation ; elle est fondée sur la distribution du parcellement dans ce secteur ; les observations antérieures conduiraient à le décaler légèrement vers le nord (fig. 6b et 15), mais leur valeur est incertaine.

70Selon Baurein, « le mur faisait ensuite la séparation des maisons de la rue de la Vieille‑Corderie [rue Leupold] d’avec celles du cul‑de‑sac de Saint‑Pierre [impasse Saint‑Pierre] et en partie de celles de la rue des Faussets […] On voit encore des vestiges de ce mur dans la plupart des maisons qu’on vient d’indiquer, et on a trouvé des fondements en creusant ceux d’une maison qui appartenait à feu M. Chassin, qu’on a bâtie à neuf en 1757, et qui est située dans la rue des Faussets » (Baurein 1764 : 321). Les précisions que donne cet auteur confirment une indication de Vinet (1574 : 49 ; cf. Jullian 1890 : 313). Mais on ignore sur quelles données réelles elles sont fondées. Les plans cadastraux ne sont d’aucune utilité dans tout ce secteur en raison des travaux effectués dans cette partie de la ville aux époques médiévale et moderne. Cette face rejoignait le côté nord « à l’Hôtel de la nouvelle Bourse, dans l’endroit à peu près où est placée la Chapelle » (Baurein), c’est‑à‑dire à l’angle sud‑ouest de la Bourse ; toutefois, les indications que l’on a sur l’emplacement d’une tour près du débouché de la rue Dieu vers la place Gabriel rendent assez incertain le tracé du rempart de la rue des Faussets à la Bourse.

71Au total, si l’on tente de faire la synthèse des observations anciennes, le mur semblerait dessiner sur la face orientale les deux côtés d’un angle largement ouvert, et suivre par conséquent d’assez près le tracé de la berge antique de la Garonne. En examinant la question de la « porte de l’estuaire » et de la liaison entre le port antique et le fleuve, nous serons amenés à constater les lacunes considérables de nos connaissances sur le rempart gallo‑romain dans ce secteur. Comme on l’a reconnu depuis longtemps, le fleuve baignait la partie nord de cette face (fig. 11, 31b et 36).

1.4.5 Le côté septentrional

72Des relations plus ou moins détaillées nous sont parvenues sur la mise au jour du rempart en divers points de la face septentrionale ; nous le suivrons ici de l’est vers l’ouest.

73En 1921, lors de la démolition des immeubles des n^os 2 et 4, rue du Pont‑de‑la‑Mousque pour agrandir la Bourse, sa base a été dégagée sur une longueur de 22 m (Mensignac 1920‑1921 ; Courteault 1922). Le rempart avait été reconnu au même endroit en 1833, mais il n’avait pas été démoli alors : C. de Mensignac croit en effet avec raison (1920‑1921 : 90 sq.) qu’il faut rapporter au même emplacement le rapport très succinct et vague de F. Jouannet (1835 : 189‑190 ; voir aussi Jullian 1890 : 319) ; on avait alors mis au jour, sur 4 m de longueur, quatre assises du rempart lors de la reconstruction de l’immeuble faisant l’angle de l’hôtel de la Bourse et de la rue du Pont‑de‑la‑Mousque, à l’endroit même, semble‑t‑il, où se déroulèrent une partie des travaux de 1921. En 1964, la muraille fut mise au jour immédiatement à l’ouest, en creusant les fondations d’un groupe scolaire au n^o 6 de la même rue, près de l’angle de la rue Dieu (fig. 22) (Coupry 1965 : 413‑415 ; Debord et al. 1981 : 165‑173) ; dans la grande section dégagée en 1922, le nu extérieur de la muraille se trouvait à 5 m de la façade des immeubles de la rue (Mensignac 1920‑1921 : 108 ; Courteault 1922 : 237 et n. 1).

74Selon Camille de Mensignac, le soubassement du rempart découvert en août 1921 sur une longueur de 6 m environ avait son parement extérieur à 5 m au sud du côté méridional de la rue et son parement interne à 6 m de la fermeture de l’impasse Douhet. L’angle formé par le rempart était occupé depuis le xiii^e s. par l’Oustau d’Arsac qui fut alors démoli ; cet hôtel était adossé à la muraille sur 16 à 17 m à l’est et environ 35 m au nord (Mensignac 1920‑1921 : 93‑98).

75Immédiatement à l’ouest, le rempart a été détruit au moins partiellement en 1818 au 8, rue du Pont‑de‑la‑Mousque (angle oriental avec la rue Dieu ; Jullian 1890 : 317 ; Braquehaye 1886 : 92). C’est à ces trouvailles que doit être rapportée une indication très vague de Jouannet (1818 : 207).

76L’enceinte apparaît ensuite au niveau de l’église Saint‑Rémi. L’abbé Baurein indique que « le mur était situé au derrière des maisons de la rue du Pont‑de‑la‑Mousque et bordait immédiatement le collatéral qui est à gauche en entrant dans l’église Saint‑Rémi » (Baurein 1764 : 323).

77La place de Porto‑Riche (ancienne place Saint‑Rémi) s’ouvre à l’ouest sur la rue Entre‑Deux‑Murs, qui tient son nom de sa situation : elle longeait intérieurement le rempart romain et était bordée au sud par l’alignement des habitations. Sur ce parcours, deux tours romaines auraient été reconnues et démolies en partie vers le milieu du xviii^e s. (Baurein 1764 : 323 sq.).

78Des restes du soubassement du rempart subsistent au 34, rue du Pont‑de‑la‑Mousque, à une dizaine de mètres au sud de la façade sur la rue ; ils sont noyés dans le mur oriental et le sol de la cave (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 23).

79En 1832, on aurait découvert la muraille antique sur une dizaine de mètres de longueur lors de l’ouverture de la Galerie Bordelaise (Jullian 1890 : 319 sq.) ; Jullian se réfère ici à Jouannet (1832 : 113), et il note qu’il s’agissait certainement d’une section remaniée après l’Antiquité puisque, au dire de Jouannet, la construction était « en moellons si mal unis que, par, endroits, le mortier était presque friable ».

80Sur le côté nord de la rue Saige, le mur qui ferme au nord l’immeuble du n^o 9, à 15 m de la façade, est fondé sur des assises de gros blocs qui peuvent représenter un vestige du rempart (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 21). Tout près, en direction de l’ouest, à l’emplacement du n^o 8, rue Louis‑Combes, on a détruit en 1848 (Jullian 1890 : 321 sq.) une fraction du rempart et le soubassement d’une tour, nettement dessiné sur le cadastre de 1828.

81Le quadrilatère déterminé aujourd’hui par les rues Louis‑Combes, Paul‑Painlevé, Guillaume‑Brochon et la place Puy‑Paulin était traversé par le rempart qui y fut souvent mis au jour. Le lieu était occupé au Moyen Âge par le château de Puy‑Paulin, Podium Paulini, oustau fortifié (Gardelles in : Higounet 1963 : 158), adossé au rempart dont il réutilisait deux des tours ; il abrita depuis 1707 les Intendants de Guyenne, et à son emplacement fut édifié en 1756 l’hôtel de l’Intendance (fig. 23), dont la construction donna lieu à d’importantes découvertes de blocs inscrits ou sculptés (Devienne 1757 ; Jouannet 1829 : 155‑185 ; Jullian 1890 : 313‑314) ; les deux tours reprises du château et de l’enceinte romaine apparaissent sur de nombreux plans anciens (ADG C 1194 ; AMB, X‑N4 : plan de 1791 ; cadastre de 1828 ; CMHG, 1849 : 16) (fig. 23 et 24). Une des tours est toujours visible en façade de l’immeuble du n^o 4, rue Paul‑Painlevé. Des fragments de la base du rempart subsistent encore au nord de l’îlot. À l’angle des rues Paul‑Painlevé et Louis‑Combes (entrée 5, rue Combes), la base du mur nord de la cave est construite en blocs de grand appareil (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 20). Les blocs d’architecture antique exposés sur la terrasse à l’est de la tour du n^o 4, rue Paul‑Painlevé proviennent d’une fosse creusée en 1900 dans la cave de l’immeuble (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 19) ; Drouyn (1874 : 33, en rétablissant n^o 4 au lieu de n^o 5) a déjà reconnu que le sol de cette cave était antique.

extrait de CMHG 1849 : 16

82Immédiatement à l’ouest, à l’angle des rues Paul‑Painlevé et Guillaume‑Brochon (n^o 6, rue Guillaume‑Brochon), des réaménagements dans une annexe de l’ancien hôtel de l’Intendance amenèrent en 1828 la destruction d’une section du rempart et la découverte de nombreuses inscriptions : « C’est ici la portion de la muraille où l’on a trouvé le plus d’inscriptions datées et présentant un caractère public et officiel, ce qui nous permet de croire que le forum ne devait pas être bien loin de là » (Jullian 1890 : 318 sq., d’après Jouannet). De même, sous la rue Guillaume‑Brochon, en 1851 (CMHG, XII, 1861 : 13) et, en suivant à l’ouest, en face du n^o 6, au n^o 7bis de cette rue (ancienne maison Faget), en 1804, 1831, 1860 (Caila 1812 : 122‑124 ; Jullian 1890 : 315 sq., 319, 323). Les écuries de l’hôtel de l’Intendance s’élevaient à cet emplacement qui était occupé, au début du xix^e, par la maison Faget, dont le jardin se poursuivait plus à l’ouest (cadastre de 1828). Les deux faces du parement extérieur du soubassement du rempart sont encore visibles aujourd’hui dans la cave du n^o 7bis (Mensignac 1876 : 194 ; 1877 : XIII ; 1878 : VII ; Coupry 1963 : 508‑509 et fig. 5 à 9 ; voir ici fig. 41 ; Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 18) (fig. 24).

83A l’ouest, le jardin de la maison Faget était contigu au nord à un vaste local aménagé par l’Intendant Tourny, connu au début du xix^e s. sous le nom de Musée ou Ancien Lycée ; en 1826, on construisit à cet emplacement deux habitations (entrée des n^os 22 et 24, cours de l’Intendance) ; le rempart formait ici la limite avec le jardin Faget (Jouannet 1827 ; Jullian 1890 : 317 sq.) ; il fut découvert sur 7 m de longueur et 2 m de largeur (Farine 1875 : 93).

84Le passage du mur est peut‑être attesté sous le n^o 8 de la rue de Grassi par un fragment de dédicace à la Tutelle qui y a été exhumé (Jullian 1890 : 328). Il l’est surtout de l’autre côté de la rue, aux n^os 9/9bis, par des découvertes anciennes (1564) et plus récentes (1880, 1967). Un fragment du parement de l’assise de fondation (face regardant la ville remparée) est visible aujourd’hui, sur 7,5 m de longueur, dans la cave du n^o 9. Il avait déjà été signalé lors de sa destruction partielle en 1564, dans les ruines de l’oustau de Duras, appuyé au nord à l’enceinte, qui ont livré des inscriptions relevées par Gabriel de Lurbe (Baurein 1764 : 310 ; Dezeimeris 1879a : 49 ; Jullian 1887 : 236 ; 1890 : 310 ; localisation : Drouyn 1874 : 445). D’autres blocs ont été exhumés au même endroit en 1804 (Bernadau 1804 : 202) ; en février 1880, le mur mitoyen des immeubles n^os 9 et 9bis fut établi sur le bord interne du rempart « de sorte qu’il n’a pas été nécessaire de démolir celui‑ci pour faire la construction nouvelle » (Dezeimeris ; voir Gauthier 1968 : 23 ; Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 17) (fig. 25, 26, 27).

85À hauteur des n^os 8‑10, rue du Temple, c’est‑à‑dire au nord de la chapelle de l’ancien établissement du Temple (Renouard et al. 1965 : 19 et n. 34), détruite vers 1870, une portion du mur et d’une tour de l’enceinte antique a été mise au jour en 1801, et la tour à nouveau en 1848 (Jouannet 1829 : 180 ; Caila 1812 : 107 ; Rabanis 1848‑1849 : 5 sq.) ; le mur avait déjà été reconnu en 1812. Au n^o 12, rue du Temple, donc immédiatement en arrière de cette tour, un témoin du passage du rempart est donné par la découverte d’une inscription (Mensignac 1882‑1884 : 82 ; Jullian 1887 : 229) ; il a été encore atteint dans ces parages en 1891 (Mensignac 1891 : XLIII).

1.4.6 Le côté occidental

86A partir de l’angle nord‑ouest occupé par la tour du Canon (fig. 34c), le rempart partait vers le sud en direction de la cathédrale11 . Il a été reconnu lors du creusement des fondations de la maison située à l’angle sud‑ouest des rues de la Vieille‑Tour et Porte‑Dijeaux, où l’on a identifié des blocs du soubassement (Sansas 1874 : 55 ; 1877 : 40). Sur le plan cadastral de 1828, le parcellaire a conservé la trace de son passage sur la rive occidentale de la rue de Ruat (ancienne rue Saint‑Paul, sur le cadastre), tandis qu’en 1367, les comptes de l’archevêché en font à plusieurs reprises mention à propos de maisons de cette rue (Drouyn 1874 : 103).

87Au n^o 50, rue des Remparts, le mur occidental de la cave comporte à sa base une assise de blocs de grand appareil d’environ 1 m de longueur ; il s’agit sans doute d’un vestige du mur, probablement de son parement interne (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 3).

88Le rempart a été mis au jour plus au sud, près de la rue des Trois‑Conils, lors de la construction de maisons entre les rues des Remparts et de Ruat en 1845 (Rabanis 1846 : 37 sq. ; Drouyn 1874 : 32) ; on rencontra et démolit une partie du mur au‑dessus du soubassement en grand appareil, et le soubassement lui‑même : quatre feuilles de dessins de blocs de grand appareil extraits de cet endroit, représentant la « première série des fouilles exécutées sur l’enceinte antique de Bordeaux » en conservent le souvenir (ADG, 4 J 605). Sur ces dessins, la présence de l’inscription CIL, XIII, 595 ainsi que la date (1845) assurent qu’il s’agit bien du sud de la rue des Remparts (Jullian 1887 : 142 sq. ; 1890 : 321) ; ils sont peut‑être dus à Rabanis, ou à Léo Drouyn qui écrit que « lorsqu’en 1846 (1845 sur les dessins) on a bâti les maisons qui sont entre les rues des Remparts et des Facultés, nous avons pu suivre les démolitions de ces vieux murs et en dessiner, pour la Commission des Monuments Historiques, des fragments tombés dans les fossés par masses énormes semblables à des rochers renversés par un tremblement de terre ».

89Dans l’ensemble, le rempart est assez mal connu sur cette face : d’importants comblements sont intervenus vers le centre de son parcours, qui était occupé par le lit de la Devèze et, au sud, les aménagements anciens survenus à l’ouest de la cathédrale n’ont donné lieu qu’à des observations archéologiques insuffisantes ; l’abbé Baurein (Baurein 1764 : 341‑343) signale la découverte de nombreux blocs à décor d’architecture et de trois inscriptions (Sansas 1877 : 43 ; Jullian 1887 : 283) lors de la démolition, en 1775, de l’archevêché qui occupait l’emplacement de la place de l’Hôtel‑de‑Ville et qui était adossé au rempart (Jouannet 1837 : 149).

90Les plans anciens (cadastres de 1828 et 1852) montrent qu’une rangée de maisons longeaient la face occidentale de la cathédrale dont une impasse les séparait. En 1 800, la construction d’une de ces maisons amena la découverte de « pierres énormes et en très grande quantité. Elles étaient à peu près à 25 pieds de profondeur et formaient un massif depuis le mur de l’église jusques à peu près à l’alignement des maisons qui donnent sur la place. Ce sont sans doute les restes du mur de la première enceinte de la ville qui formaient angle dans cette partie là » (Caila 1812 : 107). Ce texte ne peut être compris qu’en identifiant la maison en question avec l’ancien n° 6 de la place Rohan, avant‑dernière maison avant l’angle sud‑est de la place ; il est parfaitement en accord avec les recherches menées sur la cathédrale Saint‑André : une quinzaine de mètres, occupés par l’archevêché, séparaient le mur occidental de l’église du rempart romain (Gardelles in Higounet 1963 : 189). C’est là que se trouvait aula vetus, « la grande salle vieille » du palais archiépiscopal, qui, au moins depuis le xiv^e s., se développait plus largement au nord de la nef de la cathédrale, en s’appuyant toujours contre le rempart. Ce dernier fut rasé avec lui en 1775. À l’ouest de la cathédrale, une tranchée a fait apparaître le mur romain en 1875 (Giraud 1875 : XIII).

1.4.7 Les dimensions et la superficie

91Les mesures données par les érudits du xix^e s. se rapportent à un rectangle régulier :
– J.‑F. Jouannet : 720 m de l’est à l’ouest, 450 m du nord au sud (Jouannet 1837 : 419) ;
– L. Drouyn : 725 m de l’est à l’ouest, 450 m du nord au sud (Drouyn 1874 : 4).

92Ces mesures doivent être comprises à une dizaine de mètres près, car les auteurs ne pouvaient préciser s’il s’agissait des mesures intérieures ou extérieures du rempart. Elles correspondent à un périmètre de 2 340 à 2 350 m et à une superficie voisine de 32,5 ha. Les mesures des côtés sur le plan cadastral de 1828 donnent approximativement 450 m pour le côté ouest, 440 m à l’est, 685 m au sud, 705 m au nord, soit un périmètre de 2 280 m au nu extérieur de la muraille et, en prenant la longueur et la largeur moyennes, une superficie voisine de 31 ha.

1.4.8 Conclusion

93Le tracé auquel on aboutit (fig. 6b) n’est qu’approximatif, car on ne possède aucun relevé d’une section du mur sur toute sa largeur, ce qui aurait pu être fait au niveau des fondations, notamment sur la face méridionale ; le seul relevé est celui que donne la fig. 18a, exécuté à une partie imprécise (et probablement variable) de l’élévation ; il montre que les constructions accolées au rempart l’avaient en général fortement détérioré et aminci, si bien que son orientation exacte ne peut être parfaitement déterminée.

94Pour le tracé, les plus grandes incertitudes concernent le côté oriental dont les aménagements présentent pourtant une grande importance en raison de la présence du port intérieur qui s’ouvrait au centre de cette face. Les indications archéologiques recueillies autrefois sont souvent incertaines pour ce côté et nous verrons en étudiant la question du port que les notes prises en 1880 par Camille de Mensignac lors des fouilles de l’église Saint‑Pierre n’apportent aucun éclaircissement et ne font qu’embrouiller le problème. C’est dire l’attention que l’on devra porter à toute exploration de cette face du rempart, sur tout son parcours ; notre impression est actuellement que les jalons les plus sûrs, qui concernent tous la section méridionale, sont fournis par la tour d’angle sud‑est, la tour Saint‑Aubin ou de Gassies, et le fragment de mur relevé anciennement sous l’église Saint‑Pierre (n^os 1, 2, 4 sur la fig. 36) ; la situation exacte de ces trois éléments n’est pas parfaitement connue, mais le tracé qu’ils donnent est cohérent. Mais il faudrait alors, à partir des parages de l’impasse Saint‑Pierre, envisager un changement de direction vers le nord, supposer que l’alignement de la muraille est donné ici par la façade de la Bourse jusqu’à la tour d’angle qui devait se dresser à l’angle sud‑est de la place Gabriel, et imaginer par suite qu’elle suivait la berge de la Garonne. Ce tracé nous paraît vraisemblable ; il laisse entière la question de l’ouverture du port sur le fleuve.

95Dans les parties fouillées de la muraille, on demeure dans l’incertitude sur les vestiges qui ont pu subsister après les mises au jour et les fouilles ; on a vu qu’en certains points, avant tout dans la section de l’ancien hôtel de l’Intendance, des explorations répétées n’avaient pas épuisé la carrière que constituait le soubassement en opus quadratum du rempart. Par ailleurs, le relevé exécuté en 1864 le long de la face méridionale (fig. 18a) montre bien qu’à cette date des sections importantes avaient complètement disparu, même si parfois le parcellement en conservait encore la trace. Ceci amène naturellement à corriger la notation optimiste de Camille Jullian (fig. 4), selon lequel la muraille (sa base en grand appareil) « paraît intacte » dans les parties non fouillées. En réalité, seules les explorations archéologiques futures permettront de dresser l’état exact de la conservation du monument, dans les parties encore inconnues comme dans la plupart de celles qui ont été mises au jour depuis quatre siècles.

1.5 Les portes

96Parmi toutes les portes signalées sur le tracé de l’enceinte, il est difficile de déterminer celles qui peuvent être attribuées de façon certaine au Bas‑Empire. A Bordeaux comme dans la plupart des villes de la Gaule, des portes ont été obturées ou ouvertes dans l’ancien rempart aux époques médiévale et moderne, en fonction des nécessités nouvelles de la circulation (Johnson 1983 : 44).

1.5.1 Ausone et le quadrillage urbain

97Une seule source antique, Paulin de Pella, permet de situer l’emplacement approximatif d’une porte, celle qui mettait en communication la Garonne avec l’estuaire de la Devèze, la porta navigera (Paulin de Pella, Poème d’action de Grâce, 44‑47 – en 459). Comme on va le voir, les indices archéologiques concernant les portes recueillis sur le tracé du rempart sont minces ; aussi, pour étudier la disposition des autres ouvertures de l’enceinte, on a généralement pris pour point de départ les vers suivants d’Ausone :

Ausone, XIX (Ordo Urbium Nobilium), 142‑144
Distinctas interne vias mirere, domorum
dispositum et latas nomen servare plateas
tum respondentes directa in compita portas…

98« À l’intérieur, on admire les rues qui quadrillent la ville, l’ordonnance des maisons, la largeur des places qui méritent leur nom ; puis les portes, qui répondent en droite ligne aux carrefours. » (Trad. Etienne 1973c : 49.)

99Comme il est naturel, la situation des portes dépendait de la voirie urbaine. Dans ces vers, Ausone est sensible à l’ordonnance rigoureuse du réseau des rues et des places publiques comme, on l’a vu, à la régularité du plan du rempart. Le dernier des trois vers justifie que l’on puisse interpréter comme un quadrillage les viae distinctae du premier, d’autant plus que le maillage orthogonal des voies antiques semble transparaître assez clairement à travers le réseau des rues médiévales et modernes dans une bonne partie de la ville remparée (fig. 15) ; ce réseau correspond à la structure rouge définie par P. Garmy et M. Guy (infra chap. 5).

100En suivant Ausone, les érudits ont donc percé dans la muraille romaine des ouvertures aux extrémités des axes qu’ils attribuaient à l’Antiquité tardive. C’est ainsi que, reprenant les recherches antérieures, y ajoutant ses propres observations, Léo Drouyn n’imagine pas moins de quatorze portes dans le rempart romain : « Quatre portes s’ouvraient dans chacun des grands côtés, et trois dans les petits. Une seule, la porte Basse, est restée debout jusqu’au commencement du xix^e s. ; on en a conservé des dessins (fig. 28), Elle peut donner une idée des autres. Chacune de ces portes s’ouvrait à l’extrémité des grandes rues qui, encore maintenant dans cette partie de Bordeaux, se coupent à angle droit, à l’exception de celles qui bordent le cours de la Devèze, où se trouvait le port intérieur, et de celles qui avoisinent l’angle sud‑est, où s’éleva plus tard le château de l’Ombrière. » (Drouyn 1874 : 6 sq.)

101C. Jullian a suivi d’abord à la lettre ces propositions (Jullian 1890 : 596), mais il a réalisé ensuite qu’un si grand nombre d’ouvertures était peu compatible avec une défense efficace de la place. Son opinion a varié, pour pencher en définitive vers l’hypothèse de neuf portes, « deux pour chaque côté du rectangle, et en plus la porte du port. Le vers d’Ausone […] s’expliquerait mal s’il n’y avait qu’une porte par côté » (Jullian 1925 : 224, n. 4 ; Etienne 1962 : 208, n. 24). Dès 1907, A. Blanchet n’admettait que quatre portes (Blanchet 1907 : 170), comme, plus récemment, R. Etienne : outre la porte qui fermait le port de l’estuaire de la Devèze, il n’accepte que trois portes, aux deux extrémités de la rue Sainte‑Catherine et à l’ouest de la rue Porte‑Dijeaux ; son opinion est proche de celle de la marquise de Maillé (1959 : 177 sq.), et d’une des propositions de C. Jullian (1901 : 219, n. 7) : « 4 à 6 portes : du côté de la rivière, la porta Navigera, certaine ; la porte de Palis, douteuse ; du côté sud, une ou deux portes, la porte Basse et la porta Vicaria (Brutails, Cartulaire de Saint‑Seurin : 128) ; à l’est, je ne vois guère de possible que la porte Dijeaux ; enfin, au nord, les textes du Cartulaire de Saint‑Seurin ne parlent que de la porta Medulca. »

102Il est certain qu’en dehors de la porte fluviale, trois ouvertures paraissent s’imposer, correspondant aux deux axes principaux distingués de longue date dans l’agglomération de l’Antiquité tardive et occupés aujourd’hui par les rues Porte‑Dijeaux et Sainte‑Catherine, et ces deux rues majeures débouchaient sur de grands itinéraires : la rue Sainte‑Catherine s’ouvrait au sud sur la route de Toulouse, au nord, sur l’éventail des liaisons avec Périgueux, Saintes, le Médoc ; à l’ouest, la porte Dijeaux s’ouvrait sur la route de Dax et de l’Espagne. Néanmoins, si, faute d’informations nouvelles, nous suivons ces hypothèses anciennes, ce n’est pas sans réticences : les portes de deux côtés opposés ne s’ouvrent pas toujours aux extrémités du même axe (ici la rue Sainte‑Catherine), mais plutôt aux extrémités d’un tracé en baïonnette, comme le montrent, parmi d’autres villes du Haut et du Bas‑Empire, les exemples de Trèves ou de Dax.

1.5.2 Sources médiévales et indices archéologiques

103Les indices archéologiques concernant les portes du Bas‑Empire sont quasi inexistants. Une enquête systématique sur les portes des enceintes de Bordeaux a été menée par Léo Drouyn (Drouyn 1874 : 45‑90). Mais les témoignages archéologiques qu’il avance pour les portes antiques sont en général très fragiles et ils reposent avant tout sur le schéma de l’organisation de la voirie urbaine qu’il propose, après d’autres, pour la ville romaine.

1.5.2.1 Au nord, la porte Médoc

104Au nord, à l’extrémité de la rue Sainte‑Catherine, la porte « Médoque » ou « Médoc » qu’a connue Elie Vinet (1574 : 51 ; Drouyn 1874 : 65) avait été construite au xiv^e s. à 15 m en avant du rempart romain. Mais il existait au xii^e s. une porte du même nom, et l’activité ininterrompue de la voie depuis une haute Antiquité ne permet guère de douter qu’elle se trouvait à l’emplacement même de la porte du Bas‑Empire, d’après le Cartulaire de Saint‑Seurin, n^os LIX et LXXX (porta Medulcina, en 1127), et n^o CVI (porta Mezulca, en 1168 ; Higounet 1963 : 270, n. 48). Sur le même côté, plus à l’ouest, on a mis au jour, près de la porte médiévale de Duras, des blocs de grand appareil taillés en segments d’arcs en plein cintre qui ont appartenu à une voûte antique, éventuellement à une porte (Bull, polymathique, XII, 1814 : 328 ; CMHG, 1849 : 6 ; Drouyn 1874 : 58). Mais on ne saurait en tirer argument, car ces blocs ont été apparemment retirés du soubassement du rempart.

1.5.2.2 La question de la porte Dijeaux

105A l’ouest, la porte Dijeaux n’est attestée sous ce nom que depuis le xv^e s. : elle avait été aménagée dans le rempart du xiv^e s., à une douzaine de mètres à l’ouest de la muraille antique. Cependant, au débouché de cette rue, une « porte Judaïque » (porta Judea) est mentionnée dès le xi^e s., dans le Grand cartulaire de la Sauve (fol. 56 r°, en 1075 ; Higounet 1963 : 270, n. 47). Remonte‑t‑elle à l’Antiquité ? À l’angle sud‑ouest de la jonction entre les rues de la Vieille‑Tour et Porte‑Dijeaux, on a mis au jour en 1864 des blocs de grand appareil que l’on a interprétés comme le soubassement éventuel d’un montant de la porte antique ; mais l’indication est bien vague, l’interprétation, de l’aveu même des inventeurs, sujette à caution (Sansas 1877 : 40) et, dans cette section où quelques observations archéologiques ont donc été faites, on n’a pas relevé de traces de tours, que l’on attend pourtant au voisinage immédiat des portes. La porte actuelle a été édifiée en 1747 sur l’emplacement de la porte médiévale. Parce qu’en 1594, à l’ouest de l’actuelle place Gambetta, on avait mis au jour d’importantes substructions antiques qui furent attribuées à un temple de Jupiter, on fit du dieu la divinité éponyme de la porte : « Porte Dijos est autant en latin que Porta Jovis » (Lurbe 1595 : 60). Cette unique raison, a commenté Jullian (1887 : 92, n. 1) « est d’autant plus faible que cette étymologie de Dijeaux est des plus contestables et ne repose que sur une vague ressemblance de son ». Mais cependant, trois ans plus tard, Jullian était séduit par l’hypothèse selon laquelle Dijeaux venait de Jupiter, et il a proposé de voir ici une porta Jovia, dont le nom aurait évolué au Moyen Âge en porte Dijeaux (Jullian 1890 : 596 sq. ; Etienne 1962 : 208 sq.). Mais l’épithète qui la qualifiait au xi^e s., comme les dénominations plus tardives, font croire que « porte Dijeaux » est l’équivalent de « porte des Juifs, porte Judaïque », bien plutôt que celui de « porte Jovienne » ; notons qu’elle ouvrait au Moyen Âge sur le mont Judaïque. Sur le mont Judaïque se trouvait le cimetière juif (Drouyn 1874 : 57).

1.5.2.3 Sur le côté méridional

106Sur le côté méridional, il est notable que les grandes fouilles menées dans les décennies 1860‑1880, lors de la construction du cours d’Alsace‑et‑Lorraine et des immeubles riverains, n’aient pas permis de reconnaître l’emplacement d’ouvertures antiques dans le soubassement de l’enceinte. Rappelons que cette partie du mur devint inutile à partir du xiii^e s., après la construction de l’enceinte méridionale (la seconde enceinte). C’est ainsi que le plan de 1864 (fig. 18a) montre qu’aucun vestige de la muraille romaine ne subsistait de part et d’autre de la rue Sainte‑Catherine. Au carrefour actuel de la rue Sainte‑Catherine et du cours d’Alsace‑et‑Lorraine (côté nord) s’élevait au Moyen Âge la porte de la Cadène, au nom suggestif (fig. 3) ; elle fut détruite en 1728 (Drouyn 1874 : 60).

107Sur ce même côté, on doit évoquer la question de la porte Basse. Détruite en 1803 (Caila 1812 : 120 ; mais il devait encore en subsister quelques vestiges, puisque sa démolition ne fut achevée qu’en janvier 1867 ; cf. Sansas 1877 : 182), la porte Basse était proche de la porte médiévale de Toscanan. Léo Drouyn en a laissé une gravure (fig. 28), tandis qu’une eau‑forte de cet artiste montre son articulation avec la porte de Toscanan (fig. 29). Cette porte a suscité une abondante littérature et de nombreux débats sur sa date et son rôle12 parce que la tradition érudite locale y vit longtemps la seule porte romaine conservée et qu’elle en faisait le modèle de celles qui avaient disparu. Depuis Sansas, on croit généralement qu’il s’agit d’une ouverture pratiquée après coup, au Moyen Âge, dans la masse de la muraille, pour permettre la circulation entre le castrum et le nouveau quartier méridional entouré par l’enceinte du xiii^e s., qui s’ouvrait sur l’extérieur par la porte de Toscanan (Caila 1812 : 120 ; Sansas 1877 : 182 ; 1880 : 47). La marquise de Maillé (1959 : 178 et 200) suggère que la porte ait été forée dans le mur au vi^e s., lors de l’occupation de l’îlot de Notre‑Dame‑de‑la‑Place par l’évêque. Effectivement, l’architecture de la porte plaide à première vue pour une telle hypothèse : la voûte est formée par la retaille irrégulière des blocs de grand appareil du mur, et les mêmes irrégularités se voyaient dans les montants.

Cl. PB/CRDP Bordeaux

108Cependant la possibilité d’une ouverture antique à cet endroit ne peut être complètement écartée. L’état dessiné par Drouyn peut représenter l’extension, en hauteur et en largeur, d’une poterne antique ; la largeur est d’environ 2,80 m selon Caila, ce qui peut représenter le double non d’une porte, mais d’une poterne ; que l’ouverture ait été aménagée de cette sorte au Moyen Âge apparaît assez clairement dans le claveau dont elle a été couronnée sur chacune de ses faces. L’existence d’une rue antique à l’emplacement occupé aujourd’hui par la rue de Cheverus (ancienne rue Porte‑Basse dans cette section) entre le cours d’Alsace‑et‑Lorraine et la rue du Loup, et paraissant aboutir à la porte Basse, vient d’être attestée (Bertrand‑Desbrunais 1987 : 30‑33 et fig. 19) ; certes, cette voie pouvait aboutir simplement à la rocade interne du rempart, mais la présence d’une poterne peut être aussi envisagée.

109A l’angle nord‑est du croisement de la rue des Epiciers et de la rue Poitevine, une ouverture dans le mur antique a été reconnue en 1805 ; « elle avait six pieds un quart de largeur et 15 à 16 pieds de hauteur, sur toute la largeur de l’ancien mur, qui pouvait être de 11 à 12 pieds. On crut remarquer un empattement aux pieds de la porte, qui annonçait un avant‑corps » (Caila 1812 : 125). Ces indications ne permettent pas de déceler l’âge des structures découvertes, mais on peut présumer que l’on se trouve ici à l’emplacement de la porte Bégueyre, porta Vigeria, nouvelle porte créée sans doute au xii^e s. (elle est attestée pour la première fois en 1175 par le Cartulaire de Sainte‑Croix, n^o XXXVI) pour accéder au marché (Higounet 1963 : 157 et n. 28).

1.5.3 La porta Navigera

110Quant à la porta Navigera, « porte de l’estuaire », sur la face orientale du rempart, on la placera, comme Camille de Mensignac (1880 : pl. h.t.), de préférence dans l’axe de l’estuaire de la Devèze (rue de la Devise), c’est‑à‑dire près de la jonction des rues de Bahutiers et des Argentiers avec la place Saint‑Pierre (Drouyn 1874 : 61 ; Blanchet 1907 : 170 ; Debord, Doreau 1975 : 11, fig. 4).

111Quelle était l’architecture de ces « portes du port » (celebrata ostia, portus, Ausone, Ep., XXV, 129) ? Le parcellaire médiéval transmis jusqu’au plan cadastral de 1828 (fig. 6a), et encore pour une part dans le réseau moderne de la voirie (fig. 15), paraît avoir imposé la configuration du port antique, limité en gros, au nord et au sud, par les rues du Parlement et du Cancéra ; c’est ainsi que Léon Drouyn, après Jouannet, l’a figuré avec talent, s’ouvrant largement sur la Garonne par une grande échancrure du rempart (fig. 30) ; mais ces hypothèses ont été battues en brèche par C. de Mensignac : à la suite d’observations archéologiques faites entre 1879 et 1884, la rue des Bahutiers et la façade de l’église Saint‑Pierre lui ont fourni l’orientation du mur oriental du port. Pour ce qui concerne le plan et la disposition des installations, cet érudit n’a en réalité donné que des explications confuses (Mensignac 1879 : 97‑109), accompagnées d’un plan schématique (Mensignac 1880 : pl. h.t.) assez incohérent (fig. 31a et 31b) et de croquis stratigraphiques (fig. 37), mais sans aucun croquis ou plan de situation, que les savants postérieurs ont complété sans arriver, nous semble‑t‑il, à une interprétation satisfaisante : C. de Mensignac interrompt le rempart entre la tour de Gassies et le fond de l’impasse Saint‑Pierre ; mais cette large échancrure n’ouvre pas pour autant sur le port ; celui‑ci ne débouche sur la Garonne que par un étroit goulet terminé en façade par la porte Navigère, et l’on doit à P. Debord et J. Doreau un plan de situation qui fixe ce que l’on croit comprendre dans la description de C. de Mensignac (fig. 32) (Debord, Doreau 1975 : fig. 4 et 5). Ce dernier contestait la restitution de Léo Drouyn (Mensignac 1879‑1881 : XIII), qu’assure pourtant un croquis ancien (fig. 21a). Sur le plan du rempart qu’il a publié (fig. 4), Camille Jullian a tenté de concilier le croquis donnant le passage du mur sous Saint‑Pierre (fig. 21a) et les indications de Camille de Mensignac, mais la structure qu’il confère à l’angle nord‑est du port n’est guère convaincante (voir aussi Etienne 1962 : 207, carte). Debord et Doreau ont fourni deux croquis extrêmement sommaires du bassin du port exécutés par C. de Mensignac, montrant l’évolution de ce goulet du iv^e au vi^e s. (fig. 31a) ; d’après ces croquis, la largeur n’atteignait pas 7 m au iv^e s., la moitié au vi^e ; mais Mensignac n’a pas justifié la forme qu’il donnait ainsi au port.

112Nous croyons que Mensignac a mal interprété les substructions mises au jour dans l’angle nord‑ouest de l’église Saint‑Pierre ; faut‑il croire alors que les murs de 5 m de largeur et plus qu’il a vus tant au sud, « en face de la rue des Bahutiers » (5 m de largeur environ ; Mensignac 1879 : 97) qu’au nord, dans l’angle nord‑ouest de l’église (plus de 5,35 m de largeur) sont des fragments de l’enceinte elle‑même (Mensignac 1879 : 106 ; 1881 : XI) ? C. Jullian penchait pour cette interprétation (Jullian 1890 : 328 et pl. XI h.t.), qui est celle que nous avons (par suite) portée sur la fig. 6b. Notons en tout cas que le fragment de quai découvert place du Parlement en 1884 était d’une largeur moindre, si l’on en juge par le dessin publié par Debord et Doreau (1975 : 7, fig. 1) (fig. 37a). A tout prendre, le relevé ancien d’un fragment de la muraille sous l’église Saint‑Pierre nous paraît tout autant ou même davantage crédible (fig. 21a), et son emplacement est différent.

113Si l’on suivait les indications de C. de Mensignac, il pourrait paraître cohérent de faire parcourir au rempart la rue des Bahutiers, ce qui établirait une parfaite concordance avec le parcellement de cette région, n’étaient les indices archéologiques qui paraissent indiquer sûrement le passage de l’enceinte au cœur du palais de l’Ombrière, comme nous l’avons vu plus haut en étudiant le tracé de la face orientale de la muraille. Il ne s’agit que d’indices, fragiles de surcroît, mais cependant d’autant moins négligeables que la bonne foi de nos sources ne peut être contestée. On pourra imaginer que pour établir les fondations du palais de l’Ombrière on procéda comme pour la construction du Fort du Hâ, en utilisant les matériaux en grand appareil extraits du rempart voisin. Pour séduisante qu’elle soit, cette solution ne peut être qu’une hypothèse dans l’état actuel des recherches archéologiques ; elle fixerait la tour n^o 2 du côté oriental au point où le quai du port rejoignait le mur, à l’extrémité de la rue du Cancéra, dans la situation que lui donne un texte du xv^e s. (infra) : mais on verra que rien n’assure qu’il s’agit d’une tour antique. Par contre, cette solution obligerait à nier l’antiquité de la tour de Gassies, ce qui paraît plus hasardeux (infra), et à en faire sans argument solide une adjonction médiévale au rempart antique.

114Plus à l’est, les propositions de C. de Mensignac nous semblent inacceptables pour l’ouverture du port sur la Garonne (fig. 31a et 31b). En effet, puisque c’était l’accès d’un port très actif au Bas‑Empire, et que l’on pouvait y voir « s’avancer la mer toute entière avec ses flottes » (Ausone), il faut certainement imaginer qu’à cette époque la « porte de l’estuaire » était une assez large interruption du rempart, éventuellement ou probablement flanquée de deux tours, ou de constructions défensives dont ont dû faire partie certaines des substructions massives observées par Camille de Mensignac. La découverte, à proximité de la fameuse statue en bronze d’Hercule, d’une taille à peine plus grande que nature, ne doit pas inciter, dans l’état actuel des données archéologiques, à chercher ici une porta Herculea ; on a pensé qu’avait d’abord été désignée ainsi la porta Navigera (Etienne 1962 : 209) et, par suite, on en a tiré argument pour la datation du rempart, par comparaison avec les portes Jovia et Herculea de Grenoble (CIL, XII, 2229), et dès lors que l’on supposait une porta Jovia à l’emplacement de la porte Dijeaux. Notre ignorance est donc grande au total sur ce monument si important pour la vie de Bordeaux qu’était la porte « Navigère » et sur la configuration du rempart dans ces parages. La question de la structure des « portes du port », ou de la porte « Navigère » ou « de l’estuaire », n’est donc aucunement résolue. Sa solution se trouve certainement dans une nouvelle exploration de l’église Saint‑Pierre et de ses environs immédiats.

1.5.4 Conclusion sur les portes

115Trois portes nous paraissent certaines : d’abord celles des faces nord et sud : se trouvaient‑elles aux deux extrémités de la rue Sainte‑Catherine ? Ou ne devrait‑on pas chercher plutôt, comme par exemple à Dax, une position décalée dans le quadrillage de la voirie ? En tout cas, elles suffisent à rendre pleinement compte du vers d’Ausone sur les portes de la ville ; ensuite la « porte de l’estuaire », ouverture du port, qui avait sans doute une architecture très particulière. Aussi bien (ou mieux) qu’une éventuelle ouverture à l’extrémité occidentale de la rue Porte‑Dijeaux, la porte méridionale de la rue Sainte‑Catherine pouvait parfaitement assurer le débouché de Bordeaux sur la route de l’Espagne, comme la porte nord celui qui conduisait vers le mont Judaïque et le faubourg de Saint‑Seurin. Même si l’on accepte de situer sur le mont Judaïque la basilique dédiée au vi^e s. par Léonce le jeune à saint Martin, cet emplacement n’implique absolument pas l’existence, à cette époque, d’une porte judaïque ; ou, de même, quand la marquise de Maillé (1959 : 208 sq.) fait de la basilique mérovingienne célébrée (sans localisation) par Fortunat (Carm., I, 6), l’ancêtre du prieuré médiéval du mont Judaïque, attesté pour la première fois en 1077 (Higounet 1963 : 75 et n. 18), hypothèse qui paraît acceptable à Ch. Higounet. L’existence de deux, trois ou quatre portes est satisfaisante au strict point de vue de la défense d’une place, et les exemples ne manquent pas (Blanchet 1907 : 269). Ces nombres conviennent aussi bien quand il s’agit d’une importante agglomération remparée : on peut rappeler ici que la plus vaste des enceintes de la Gaule romaine, celle de Trèves (6 418 m, 285 ha, soit près de trois fois le périmètre de celle de Bordeaux et près de vingt fois sa superficie) n’était percée que de trois portes. Cependant il faut bien dire que la solution adoptée à Bordeaux reste incertaine, étant donné la relative variété que l’on observe dans les enceintes gallo‑romaines du Bas‑Empire en ce qui concerne la distribution des portes et des poternes.

1.6 Les tours

116En cheminant à la recherche de l’enceinte, nous avons déjà fait mention de tours qui la flanquaient ; Ausone atteste leur importance dans la structure du rempart :

117Ausone, XIX (Ordo Urbium Nobilium), 140‑141 (Ed. Schenkl) :

118Quadrua murorum species, sic turribus altis ardua, ut aerias intrent fastigia nubes.

119« Le carré de tes murailles élève si haut ses tours altières que leurs sommets entrent dans les nuages aériens. » (Trad. Jullian 1890 : 292.)

1.6.1 Localisation des tours fig. 5, 6a et b

1.6.1.1 Les tours d’angle

120C’était de grosses tours circulaires, forme attendue et attestée pour la seule qui nous soit un peu connue, celle du nord‑ouest ou tour du Canon.

121La tour du nord‑est n’a jamais été aperçue. Elle devait s’élever sous la Bourse, à un emplacement incertain de la partie sud‑ouest de cet édifice. C’est, nous semble‑t‑il, par souci de retrouver la figure la plus régulière possible du rectangle que les antiquaires l’ont située tout près de l’angle externe des rues du Chapeau‑Rouge (auj. place Gabriel) et du Pont‑de‑la‑Mousque ; cet emplacement est cependant vraisemblable, malgré la proximité de la première tour suivante de la face nord13, puisque, dans l’Antiquité, la berge du fleuve était toute proche de cette dernière et que, située ainsi, la tour d’angle avait déjà le pied dans l’eau. Celle du sud‑ouest est située par Pierre Sansas, sans être décrite, « sur la place Rohan, à peu près sur l’alignement extérieur du dernier contrefort de l’église Saint‑André » quand elle fut repérée dans les fouilles de 1867 (Sansas 1880 : 176). Sa situation peut être déterminée à peu près exactement par ce que nous savons des remparts ouest et sud qui s’y raccordaient, malgré l’incertitude des notations de Sansas ; son centre devait se trouver approximativement dans l’axe de la rue du Maréchal‑Joffre (Sansas 1878 : 168)14.

122Nous avons évoqué la tour d’angle du sud‑est à propos de l’identification de la tour du Roi que Baurein et Drouyn situaient, par hypothèse, à l’emplacement d’une tour médiévale semi‑circulaire flanquant la grande salle rectangulaire du xiv^e s. (fig. 19 et 20) ; mais il faut désigner sous ce nom la grande tour oblongue de l’angle sud‑ouest du château, qui se trouvait non loin de l’angle de la rue des Bahutiers et du cours d’Alsace‑et‑Lorraine. Ces érudits ont cependant bien donné l’emplacement approximatif de la tour d’angle : il nous paraît ressortir d’une charte du 29 octobre 1262 ; suivant ce texte, ces deux ouvrages furent reliés par un fossé qui joignait deux points où le rempart antique tenait aux tours du Roi et de l’Albalesteyre : De fossato castri Domini Regis dicimus quod debet extendi in longum a muro civitatis qui co‑ niungitur cum magna Turre domini Regis, usque ad murum civitatis qui coniungitur cum turre vocata Arlalesteria ; et debet esse eiusdem amplitudinis cuius fuit a principio, ad cognitionem et arbitrium eorum quifaciuntfossata. « Pour le fossé du château du Roi notre Maître, il doit s’étendre de la jonction du mur de la cité avec la Grande Tour du Roi notre Maître, jusqu’à la jonction du mur de la cité avec la tour appelée Arbalesteyre ; quant à son ampleur, elle doit être celle qu’il avait à l’origine, selon le savoir et le jugement de ceux qui font les fossés. » (Livre des Bouillons, Bordeaux, 1867 [coll. Archives municipales de Bordeaux] : 373 ; Baurein 1764 : 312‑313.)

123Le fossé ne suivait donc pas le mur, mais reliait deux points de celui‑ci ; ces deux points étaient les deux extrémités de la base d’un triangle dont, à l’est, la tour d’angle était le sommet, en face du débouché de la rue de la Chapelle‑Saint‑Jean sur le cours d’Alsace‑et‑Lorraine. C’est d’ailleurs près de cet emplacement, aux n^os 4 et 6 de la rue du Palais que l’on a extrait au début du xix^e s. un nombre important de blocs de grand appareil qui provenaient soit du soubassement de la tour romaine, soit de celui du mur contigu (extrémité du mur méridional de l’enceinte ; Bernadau 1802 : 10 ; Jullian 1887 : 153 sq. ; Jullian 1890 : 315 ; et encore, dans un endroit proche : Jouannet 1843 : 433).

124La tour du Canon (ou Vieille‑Tour) s’élevait au nord‑ouest : en 1812, la construction antique passait pour être encore à peu près intacte, comme celle du départ des deux murs qui y étaient ancrés (Bull, polymathique, XII, 1814 : 361‑364 ; Drouyn 1874 : 92) ; sa situation, comme celle de ces murs, est bien donnée par un croquis de Drouyn (fig. 34c) (Drouyn 1874 : 107, extrait d’un plan manuscrit de Lattré), d’après lequel le diamètre extérieur de cette tour devait être de 9 à 10 m ; les vestiges subsistants permettent de la replacer avec exactitude dans la topographie actuelle : au 14, rue de la Vieille‑Tour, « aux angles nord‑ouest et sud‑ouest de l’étage inférieur de la cave, il y a cinq assises de blocs de grand appareil posés en encorbellement les uns par rapport aux autres. Sous l’escalier d’accès à cet étage, il y a un tronçon d’élévation orienté est‑ouest construit en gros blocs » (Bertrand‑Desbrunais, Hardy 1987 : fiche 10).

125Entre les tours d’angle, d’assez nombreuses tours semi‑circulaires sont attestées sur les quatre côtés de l’enceinte.

1.6.1.2 Le côté méridional

126Une charte de 1479 (dans le Registre capitulaire G 285, fol. 153, 9 mars 1479) mentionne la destruction d’une tour (tour 1) devant le portail méridional (côté ouest) de l’église Saint‑André (Brutails 1899 : 387) (fig. 33)15.

127Le relevé de Pauly et Rambaud (fig. 18a) montre une tour de plan intérieur semi‑circulaire dont la base fut mise au jour lors de la démolition de l’îlot limité par la rue Saint‑André, la place Saint‑André et la rue du Peugue (tour 2). Sur le plan, son axe se trouve à 46,5 m à l’est de celui du portail méridional de la cathédrale, et elle a un diamètre interne (ouest‑est) de 5,5 m. Elle est bien lisible sur le cadastre de 1828, esquissée sur celui de 1852, et elle était encore conservée en partie en 1863, date où Sansas la mentionne (Sansas 1876 : 188). Il s’agit bien de la même tour, puisque Sansas note qu’elle correspondait « à très peu près » à celle que l’on découvrit alors sur la rive occidentale de la rue des Treilles (de Grassi), bien qu’il la situe « rue du Peugue, au milieu de l’église Saint‑André », alors qu’elle se trouvait à la hauteur de l’abside (voir d’ailleurs Sansas 1876 : 176). Il faut croire aussi que c’est la tour dont parle Sansas (1877 : 178), « vis‑à‑vis de la maison de la rue du Peugue, n^o 22 » (en suivant le plan cadastral de 1852, encore valable pour 1865), et Sansas (1878 : 171), « à l’est de la rue des Palanques ». C’est elle, sans doute, dont parle Léo Drouyn quand il écrit que « la base d’une tour a été trouvée pres‑qu’en face de la porte méridionale [de la cathédrale], un peu vers l’est », c’est‑à‑dire en bordure de l’ancienne place Saint‑André (fig. 33) (Drouyn 1874 : 103) ; il a vu démolir en 1866 cette tour « située au sud de l’abside de Saint‑André ».

128À l’angle de la place Pey‑Berland et du cours d’ Alsace‑et‑Lorraine (n^o 127 de cette voie), Sansas a noté la démolition du soubassement d’une tour (tour 3 ; Sansas 1878 : 129 ; 1880 : 169) ; Léo Drouyn en a trouvé mention, sous le nom de tour Gracilis, dans un texte de la fin du xiii^e s. (Drouyn 1874 : 94, 103), « sur l’emplacement des maisons neuves qui se trouvent à l’est du clocher Pey Berland », donc de l’immeuble situé à l’angle du cours et de la place, n^o 125 ou 127, cours d’Alsace‑et‑Lorraine.

129À l’endroit où, à l’ouest, la seconde enceinte de Bordeaux était greffée sur la première, s’ouvrait la porte de Toscanan, dans l’axe des rues du Peugue et des Trois‑Canards (fig. 34a). Cette porte était flanquée par deux tours, dont celle du nord, construite au xiii^e s., était collée à la muraille antique ; qu’elle soit bien de construction médiévale est assuré par le dessin de Drouyn (1874 : 89) (fig. 29 et 41) ; Drouyn pensait qu’elle s’élevait peut‑être sur les bases d’une tour antique, ce qu’il a d’ailleurs traduit par un plan (fig. 34a). P. Sansas donne les précisions suivantes pour les travaux de démolition qui se déroulèrent dans les parages en 1867 : « La vaste tranchée ouverte rue du Peugue longe le mur de ville de l’est à l’ouest. Les ouvriers ont d’abord rencontré la base de la tour qui formait le côté nord de la porte Toscanan, puis, quelques mètres plus loin (donc à l’ouest), la base d’une tour gallo‑romaine circulaire engagée dans la muraille » (tour 4 ; Sansas 1878 : 123), au n° 123 du cours ; l’indication est reprise plus tard par Sansas (1880 : 16) : « à quelques mètres au couchant de la rue de Cheverus, le mur gallo‑romain offre une sorte d’interruption : la demi‑circonférence d’une tour y est encastrée ».

130Sur le cadastre de 1828 (fig. 6) est dessiné avec précision rue des Trois‑Canards (parcelle B/689 = n^o 62, rue du Loup/ n^o 107, cours d’Alsace‑et‑Lorraine), le contour d’une tour demi‑circulaire (tour 5 ; Bull. polymathique, XII, 1814 : 363 ; elle ne figure pas sur le plan de Pauly et Rambaud) qui a été démolie en 1866‑1868 (Drouyn 1874 : 102 sq. ; Sansas 1880 : 217). Cette tour s’appelait autrefois la tour de Buch (Drouyn, d’ap. la Liève des rentes du chapitre de St‑André, xvii^e s.). Elle a sans doute fourni le thème d’une aquarelle médiocre de Jaudouin, qui montre en arrière‑plan le clocher de Saint‑Projet (fig. 35) ; c’est peut‑être celle que l’on aperçoit sur les lidtographies du xvi^e s. à l’ouest de la porte Begueyre. Sur ces mêmes documents, une autre tour apparaît à l’ouest de la porte Cadène, mais elle n’est signalée nulle part ailleurs (fig. 3).

131Il est assuré que le soubassement de la tour du Roi, que nous situons avec J. Gardelles près de l’angle (côté oriental) de la rue des Bahutiers et du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, était construit, comme nous l’avons vu (Renouard et al. 1965 : 230 et n. 25‑26), à l’emplacement de la muraille romaine, probablement sur la base d’une tour antique (tour 6).

1.6.1.3 Le côté oriental

132Tour de Gassies, aux n^os 4‑6 de la rue de ce nom, plus communément appelée autrefois tour Saint‑Aubin (tour 1 ; Tillet 1718 : 156 ; Drouyn 1874 : 102 ; Desgraves 1960 : 154 sq.) ; détruite partiellement en 1692, puis en 1799, on a découvert encore en 1881 les restes de son soubassement « à trois mètres environ en contrebas » de la rue (?) (Mensignac 1882‑1884 : 26 ; Jullian 1890 : 326) ; sa situation (approchée) est donnée sur les fig. 19 et 36. Attesté à la fin du xix^e s., ce soubassement existe encore probablement aujourd’hui. Dans ces parages, on a noté encore récemment des remplois de blocs antiques provenant du rempart romain dans les fondations d’immeubles anciens du n^o 10B de l’îlot urbain de la tour de Gassies (Gauthier 1981 : 476 sq.).

133Léo Drouyn a découvert dans un texte de 1543 la mention d’une tour (tour 2) située derrière une maison « au bout de la petite Charpenterie de Saint‑Pierre », c’est‑à‑dire à l’extrémité orientale de la rue du Cancéra, dont cette section était appelée autrefois rue Carpenteyre. Il faut comprendre que la maison en question se trouvait au débouché de cette rue Carpenteyre sur la rue Saint‑Pierre, et sur la rive orientale de cette dernière. Mais s’agit‑il d’une tour antique ?

1.6.1.4 Le côté septentrional

134En 1921, la démolition d’une maison au n^o 4, rue du Pont‑de‑la‑Mousque (Mensignac 1920‑1921 : 86‑101 ; Courteault 1922 : 236 sq.) a amené la mise au jour des cinq assises inférieures du soubassement d’une tour romaine (tour 1) semi‑circulaire « d’une saillie de quatre mètres environ » (Mensignac 1920‑1921 : 100 sq.) ; « elle s’avance jusqu’à un mètre de la façade de la rue » (Courteault 1922 : 237). Son emplacement est bien indiqué sur le plan cadastral de 1828 (fig. 6) par un quart de rond qui délimite une parcelle au début de cette rue. Un fragment du soubassement de cette tour a été à nouveau mis au jour en 1964 (Coupry 1965 : 413 et fig. 3). Cette demi‑tour avait déjà été signalée par J.‑F. Jouannet (1835 : 190). C’est à elle, ou à une autre proche, que se rapporte un texte de 1361 mentionnant « la tour du mur de la cité […] dans la paroisse de Saint‑Rémi », cité par Drouyn (1874 : 102).

135Baurein mentionne qu’en 1757 fut détruite une tour qui était située à l’angle (côté est) des rues Jouannet et du Pont‑de‑la‑Mousque (tour 2 ; Baurein 1764 : 323 sq., précisé par Jullian 1890 : 313). Le même auteur signale une tour entre la place Porto‑Riche (ancienne place Saint‑Rémi) et la rue Courbin (tour 3 ; Baurein 1764 : 323). Dans ces parages, à l’est de la porte Médoque, Drouyn indique sur son plan de Bordeaux en 1450 (ici, fig. 14) une tour dont l’existence est révélée dans les Comptes de l’archevêché pour 1361 (Drouyn 1874 : 102). Mais son emplacement est très imprécis, d’après ce seul texte.

136Sur le cadastre de 1828, le contour d’une tour est dessiné à l’angle externe du coude que fait ici la rue du Jardin ; cette tour fut démolie en 1848 (Jullian 1890 : 321 sq.) lorsqu’on perça la rue Puy‑Paulin, aujourd’hui rue Louis‑Combes ; elle se trouvait en partie sous le n^o 8 de cette rue (tour 4) à la limite de la parcelle occupée par le n^o 6. Sur le même cadastre une tour, en bordure de la rue du Jardin, subsiste encore au n^o 4 de la rue Paul‑Painlevé (tour 5) ; elle a fait partie du château Puy‑Paulin, puis de l’hôtel de l’Intendance.

137Sur la rive ouest de la rue de Grassi, sous les n^os 7‑9, « les premières assises d’une grande tour semi‑circulaire » ont été mises au jour en 1863 (tour 6). « La face [côté est J de cette tour [= le point où elle sortait du rempart] se trouvait à 1,50 m environ au couchant de la rue actuelle » (soit au 9bis rue des Carmélites sur le cadastre de 1828 ; Sansas 1876 : 188 ; Jullian 1887 : 135 ; 1890 : 323). On a interprété comme un vestige de l’accès de cette tour une maçonnerie en plan incliné conservée dans la cave du n^o 9, rue de Grassi (Gauthier 1968 : 22 et fig. 5) ; nous croyons plutôt qu’il s’agit des ruines d’une construction rasée du Haut‑Empire.

138Plus à l’ouest, nous avons déjà noté la présence d’une tour romaine à hauteur des n^os 8‑10 de la rue du Temple (tour 7) ; selon le baron de Caila, « cette tour pouvait avoir 15 pieds de diamètre. Les murs avaient 4 pieds d’épaisseur » (Caila 1812 : 107, 110, 118 ; Jullian 1887 : 302 ; 1890 : 315).

1.6.1.5 Le côté occidental

139Les comptes de l’archevêché pour 1367 mentionnent cinq des tours de cette face entre la rue des Trois‑Conils et la rue Porte‑Dijeaux ; mais ce document ne permet pas d’en donner l’implantation exacte ; l’une d’elles devait s’appeler tour de Saint‑Paul ou tour du Grenier et se dresser à une centaine de mètres au nord de la rue des Trois‑Conils (Caila 1812 : 105, et déjà Baurein 1764 : 357).

140On a quelques détails sur une de ces tours, celle du Dragon (fig. 34b) qui se trouvait dans l’angle formé par la rue de Puits‑Malemort ou de Malemort, nom de la partie nord de la rue Saint‑Paul aux xiv^e et xv^e s., et un passage entre cette rue et la rue des Remparts, à mi‑chemin entre les actuelles rues Poquelin‑Molière et Porte‑Dijeaux (Drouyn 1874 : 92 sq., 300 sq.). Drouyn affirme (1874 : 32) que « l’on voyait encore, il n’y a pas longtemps, un reste de la tour du Dragon, interrompant les maisons de la rue des Remparts », ce qui n’apparaît pas sur le plan de 1828.

1.6.2 Noms de tours dans les documents postérieurs à l’Antiquité

141Tour d’angle nord‑ouest : tour du Canon ou Vieille Tour.

142Côté méridional :
– tour 3 : tour Gracilis ;
– tour 5 : tour de Buch ;
– tour 6 : tour du Roi.

143Côté oriental :
– tour 1 : tour de Gassies.

144Côté occidental :
– tour 1 : tour du Dragon.

1.6.3 Nombre de tours

145Léo Drouyn pense que les tours étaient placées à intervalles réguliers et que l’on comptait au total 46 tours « au moins », soit « en laissant de côté les tours des angles […] pour les grands côtés de la ville treize tours, et huit pour les petits, ce qui fait quarante‑deux tours semi‑circulaires. Avec les quatre tours rondes, cela ferait en tout quarante‑six, sans compter celles qui pouvaient fortifier les portes ou tout autre point faible » (Drouyn 1874 : 104, et 5 sq. ; Etienne 1962 : 206). Selon lui, les tours étaient régulièrement espacées de 20 à 25 m, alors que le nombre des tours qu’il avance correspond à un intervalle de 50 m environ. Donnés comme indicatifs, ces chiffres peuvent‑ils être précisés ?

146● Tours mentionnées et/ou localisées précisément ou approximativement

147Tours d’angle : 4
Côté méridional : 6
Côté oriental : 2
Côté nord : 7
Côté occidental : 1 Total : 20

148Si l’on y ajoute les 4 tours mentionnées mais non localisées de la face occidentale, on arrive au chiffre de 24 tours certaines. En se fondant sur les localisations acquises, peut‑on essayer de combler ce chiffre avec une certaine probabilité, en cherchant à déterminer un rythme dans la répartition des tours le long de l’enceinte ? Ce calcul des intervalles rencontre dès l’abord un obstacle majeur, le manque de précision de bien des indications que l’on a pu recueillir.

149● Intervalles entre les tours connues (depuis le centre de chaque tour)

150Côté méridional :
– de la tour d’angle sud‑ouest à la tour 1 : 65 m ;
– de la tour 1 à la tour 2 : 65 m ;
– de la tour 2 à la tour 5 : 210 m ;
– de la tour 2 à la tour 3 : 50 m ;
– de la tour 2 à la tour 4 : 110 m ?
– de la tour 3 à la tour 4 : 60 m ?
– de la tour 5 à l’axe de la rue Sainte‑Catherine (en 1828) : 45 m ;
– de la tour 6 à la tour d’angle : environ 50 m.

151Côté oriental :
– de la tour d’angle sud‑est à la tour 1 : 95/105 m ;
– de la tour 1 à la tour 2 (antique ?) : environ 40 m.

152Côté septentrional :
– de la tour d’angle nord‑est à la tour 1 : 30 m ?
– de la tour 1 à la tour 3 : 130 m ;
– de la tour 1 à la tour 4 : 340 m ;
– de la tour 4 à la tour 5 : 43 m ;
– de la tour 5 à la tour 6 : 120 m ;
– de la tour 6 à la tour 7 : 45 m ;
– de la tour 5 à la tour du Canon : environ 300 m ;
– de la tour 6 à la tour du Canon : environ 170 m ;
– de la tour 7 à la tour du Canon : environ 130 m.

153Côté occidental :
– de la tour du Canon (angle nord‑ouest) à la tour 1 : 110 m.

154● Intervalles entre les tours successives assurées (d’axe en axe)

155Côté méridional :
– de la tour d’angle sud‑ouest à la tour 1 : 65 m ;
– de la tour 1 à la tour 2 : 65 m ;
– de la tour 2 à la tour 3 : 50 m ;
– de la tour 3 à la tour 4 : 60 m ?
– de la tour 5 à l’axe de la rue Sainte‑Catherine (en 1828) : 45 m ;
– de la tour 6 à la tour d’angle : environ 50 m.

156Côté septentrional :
– de la tour d’angle nord‑est à la tour 1 : 30 m ?
– de la tour 4 à la tour 5 : 43 m ;
– de la tour 6 à la tour 7 : 45 m.

157Ces chiffres semblent rendre illusoire le calcul du nombre total des tours de l’enceinte de Bordeaux ; au mieux, on peut avancer que les tours du côté septentrional étaient sans doute plus rapprochées que celles qui flanquaient la courtine sud, en notant que, sur une même face, les intervalles n’étaient pas forcément réguliers. Des irrégularités dans le rythme de la disposition des tours ont été remarquées dans de nombreuses villes fortes et Bordeaux ne devait pas faire exception : un indice en est donné, par exemple, par la disposition de la tour 1 de la face nord.

158Outre des facteurs locaux qui peuvent nous échapper, ces irrégularités venaient :
– de la conformation de l’enceinte (ici, de la longueur variable des côtés) ;
– du nombre et de la position des portes, dont l’ouverture (ou les ouvertures) était généralement flanquée de deux tours, l’intervalle entre celles‑ci dépendant alors de la complexité de l’architecture de la porte (Johnson 1983 : 44‑50) ; il faut supposer de telles tours jumelles au moins aux deux extrémités de la rue Sainte‑Catherine, et de part et d’autre de la porte Navigère ; telle poterne pouvait être aussi protégée par un ouvrage particulier (exemples à Dax) : ainsi pourrait‑on interpréter la tour 1 de la face nord, en supposant l’existence d’une poterne à l’extrémité de l’impasse Douhet ;
– des changements de direction marqués par un angle obtus saillant dont le sommet devait être occupé par une tour (face sud, tour 6 : face ouest, tour 1) ;
– éventuellement, du calibre des tours qui, nous le verrons, peut avoir été variable ;
– de l’existence de défenses naturelles, et notamment de la présence d’un plan d’eau, qui entraînait alors souvent la raréfaction des tours (un exemple célèbre : la face méridionale du palais‑forteresse de Split ; il en était ainsi à Dax, sur la face nord qui longe l’Adour ; à Tours, sur celle qui borde la Loire) ; tel devait être à Bordeaux le cas de la face orientale du rempart, battue par la Garonne : des tours avaient pu y être édifiées seulement près des angles, et de part et d’autre de la porte Navigère.

1.7 Le mode de construction du rempart

1.7.1 Les fondations

159Les fondations sur lesquelles était assise la muraille en grand appareil sont très différentes suivant les secteurs : elles dépendent de la topographie, de la nature du sol, des constructions antérieures situées sur le tracé du rempart, des matériaux disponibles sur place ; les renseignements qui les concernent sont très épars et fragmentaires, car les archéologues se sont intéressés avant tout à la partie de la muraille qui les couvrait.

1.7.1.1 Le côté méridional

160Cependant, sur le côté méridional, diverses observations nous ont été transmises sur les fondations mises au jour. Peu d’entre elles concernent le passage du mur sous l’actuelle place Pey‑Berland ; à l’ouest de la rue Duffour‑Dubergier, Sansas note des ruines de constructions du Haut‑Empire « détruites au moment où le mur a été élevé » (Sansas 1880 : 196 sq.) ; une remarque intéressante concerne, à l’ouest de la rue des Palanques, un mur de direction nord‑sud, appartenant à cette époque, reposant, sur une partie de son parcours, sur des pilotis ou comportant « à sa base, quantité de petites ouvertures pour donner passage à l’infiltration des eaux » ; Sansas semble indiquer que, dans cette région (entre les rues des Palanques et Duffour‑Dubergier, semble‑t‑il), un « grand canal » de drainage (du Peugue ?) avait été établi lors de la construction du rempart.

161Nous sommes surtout renseignés sur le secteur occidental du cours, entre la place Pey‑Berland et le n^o 109, dans les parages de la porte Basse. À quelques mètres d’intervalle, on note à la base du mur des variations sensibles qui tiennent notamment à la nature de l’occupation antérieure. De l’est à l’ouest, le long du cours d’Alsace‑et‑Lorraine :
– à l’angle du cours et de la place Pey‑Berland (n^o 125 ou 127 du cours), le rempart était établi sur « un remblai composé de terres rapportées, de moellons et de débris fortement tassés sur le sol naturel constitué d’un amas d’argile et de sable caillouteux de très peu d’épaisseur reposant sur le rocher d’où jaillissent d’abondantes sources » (Sansas 1880 : 160 ; Dezeimeris 1879b : 115, n. 1) ;
– au n^o 123, « contrairement à ce qui a été observé sur d’autres points, les fondations de gros blocs descendaient à peine au‑dessous du niveau du sol gallo‑romain, circonstance qui s’explique par la présence à cet endroit de vieilles murailles, irrégulières, mais profondes, qui avaient pu fournir au rempart une base précieuse sur la déclivité d’un talus de ruisseau (le Peugue) où refluaient les eaux de marée […]. Le mur d’enceinte ne fut pas élevé directement sur ces vieilles constructions. On ne se servit d’elles que comme d’un pilotis inférieur et des sables, mêlés de menus débris portant des traces d’incendie, furent placés sur les antiques maçonneries pour servir de lit aux grandes pierres qui formèrent, ras du sol, les premières assises de la muraille de défense » (Dezeimeris 1879b : 114)16 ;
– n^os 119/109 (correspondant aux n^os 13‑19, occupés par l’immeuble Beauvallon, de l’ancienne rue des Trois‑Canards, détruite pour l’aménagement du cours), le mur en grand appareil reposait sur quelques centimètres de remblai ou sur le rocher ; on voyait sous le remblai, là où il existait, « les dernières traces d’incendie » (sans doute une mince couche carbonisée) ; cet incendie a été bien reconnu immédiatement au nord du mur, notamment sur un sol de béton (Sansas 1880 : 210 sq.) ;
– au n^o 83, les fondations étaient constituées par un lit de moellons de près de 2 m d’épaisseur (Mensignac 1879 : 94) ; on peut croire que ce lit constituait un drain pour des sources sous‑jacentes ; du côté de l’intérieur de la ville réduite, on signale « les substructions d’une habitation romaine assez étendue ».

1.7.1.2 Le côté oriental

162On n’a pas de renseignements sur le reste du côté méridional, ni sur le côté oriental, mais on peut présumer que dans les parties basses, un radier de poutres devait se trouver en certains points de la base des fondations, si l’on en juge par les observations faites dans les fondations du palais de l’Ombrière (les murs étaient établis sur un pilotage qui, en certaines parties, reprenait peut‑être un pilotage antique ; Caila 1812 : 116), et surtout lors des fouilles effectuées au centre du mur oriental, sous l’église Saint‑Pierre, et suivies par C. de Mensignac (fig. 37) ; dans ce secteur, au sud le mur était assis sur un grillage de poutres de chêne de 40 cm sur 35 dans le sens de la longueur du mur et de 30 cm sur 25 dans le sens de la largeur ; ce radier semble avoir reposé sur un mince cailloutis recouvrant la terre vaseuse du substrat (Mensignac 1879 : 100) ; au nord, plus de radier, mais « la muraille reposait sur un pilotage de pieux en chêne formés d’arbres entiers, non écorcés, appointés à leur extrémité. Ils avaient 4 m de hauteur et un diamètre variant de 15 à 35 cm, et ils étaient distants les uns des autres de 45 à 50 cm. Jusqu’à une profondeur de 2 m, la place entre chaque pieu avait été garnie par un blocage de petits moellons durs » (Mensignac 1879 : 106 sq. ; 1880 : XIII). Du côté de la ville, ce mur était doublé à sa base par une sorte de « jetée » (Mensignac), de largeur imprécise, ou variable (50 cm ? 4 m ?) qui « avait pour but d’empêcher l’eau de miner la muraille » (Mensignac 1879 : 106).

1.7.1.3 Le côté septentrional

163Au n^o 4 de la rue du Pont‑de‑la‑Mousque, l’assise fondamentale reposait simplement sur un lit de graviers épars de 20 cm, au‑dessous duquel on n’a rencontré que de la vase de la Garonne (Courteault 1922 : 237).

164Par contre, quelques mètres plus à l’ouest, au n^o 6 de la même rue, la fondation découverte en 1964 est beaucoup plus complexe. Sous la première assise en grand appareil, sa structure était la suivante, de haut en bas (fig. 38) :
– un lit de moellons, d’éclats de pierre, de sable et de mortier ;
– cinq couches horizontales régulières (hauteur totale : 0,90 m) de pierres de petit appareil remployées et disposées en hérisson alternant avec des lits de mortier ;
– un agglomérat de pierres éclatées et de déchets de taille où le mortier de liaison fait progressivement place à du sable (hauteur moyenne : 0,70 m) ;
– à la base de la fondation, un lit horizontal de moellons de petit appareil très minutieusement placés, en une seule couche, dans les intervalles séparant des poutres de bois qui formaient une sorte de platelage. Ce platelage reposait lui‑même sur des pieux de section rectangulaire (l’un d’eux a pu être dégagé ; sa section était de 17 x 28 cm) profondément enfoncés dans la tourbe (Coupry 1965 : 413‑416 ; Debord et al. 1981 : 171) ; « cette structure de bois fondée dans la tourbe, sous le niveau de la nappe phréatique, [était] l’équivalent antique de nos modernes radiers sur piles de béton » (Debord). Ce système est proche de celui qui est décrit par C. de Mensignac pour la section de quai découverte place du Parlement (Debord, Doreau 1975 : 6, et 7 fig. 1).

165Dans la cave du n^o 9, rue de Grassi, l’assise inférieure du soubassement en grand appareil repose sur les vestiges d’un édifice antérieur dont des murs et une portion d’escalier ont été dégagés (Gauthier 1968 : 21‑23 et fig. 1‑4). Il est certain que l’assise inférieure du soubassement, seule conservée, était enterrée dans le sol antique ; par suite, les vestiges sous‑jacents ne peuvent être que ceux d’un immeuble antérieur, ce qu’indique bien d’ailleurs la construction de l’escalier dont les marches sont engagées sous la muraille.

166Au total, sauf dans les parties marécageuses où le mur reposait sur un grillage ou un pilotage de chêne consolidé par un blocage de pierraille, selon un système éprouvé sous le Haut‑Empire, le lit de pose était constitué soit par la roche naturelle, soit, très fréquemment, semble‑t‑il, par un remblai d’épaisseur variable jeté dans les ruines plus ou moins arasées de constructions plus anciennes. Sur la rive méridionale, le long de la partie occidentale du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, ce remblai, armé par des restes de murs, était suffisamment stable et la roche en place assez proche pour que l’armature de bois n’ait pas été jugée nécessaire, malgré la présence du Peugue et de ses crues éventuelles, comme le note bien R. Dezeimeris (1879b : 114), alors que ce système avait été employé pour les maisons du Haut‑Empire en raison des sources sous‑jacentes, auxquelles Sansas (1880 : 160) attache une grande importance vers le haut (partie ouest) du cours d’Alsace‑et‑Lorraine. Rien n’est signalé sur la place Pey‑Berland, où l’on devrait s’attendre à un sol marécageux en profondeur. Rien non plus sur la face orientale, au franchissement du lit de la Devèze. Mais nos renseignements sur cette face sont des plus succincts.

1.7.2 Le soubassement en grand appareil

1.7.2.1 Hauteur du soubassement

167La base du rempart est la partie la mieux connue de la structure, en raison de la conservation et de l’intérêt qu’ont de tout temps suscité les matériaux qui la composaient. Elle était bâtie en blocs de grand appareil, la plupart du temps (ou toujours) des matériaux de remploi, disposés par assises horizontales de hauteur variable.

168Une célèbre gravure de Léo Drouyn (fig. 39) représentant le mur dans la rue des Trois‑Canards porte la légende suivante, qui fournit des dimensions pour les assises :
« Les petits chiffres placés au‑dessous de la gravure donnent la longueur de chacun des blocs de pierre de la première assise apparente, sur une longueur totale de 8,25 m.
« Les chiffres de la marge, à gauche, donnent pour hauteur totale des six assises irrégulières de gros blocs assemblés sans mortier, et dont l’ancien parement est tourné en dedans, 3,16 m.
« Les trous carrés pratiqués dans la dernière assise des grosses pierres avaient été creusés pour placer les bouts des chevrons d’une maison adossée au mur.
« Les grands trous pratiqués dans les pierres de petit appareil semblent avoir été exécutés pour pratiquer des placards. Les dégradations du mur de grand ou de petit appareil avaient été comblées avec des plaques de mortier. » (Drouyn 1859 : 425 sq.)

169Les hauteurs des assises superposées sont données par Paul Courteault au n^o 4, rue du Pont‑de‑la‑Mousque ; de haut en bas, « l’assise supérieure est apparue formée de pierres taillées de 25 à 35 cm d’épaisseur [de hauteur] et de longueur variable (1,40 à 1,90 m) ; les pierres de la seconde assise ont de 35 à 40 cm d’épaisseur, celles de la troisième et de la quatrième 65 cm » (Courteault 1922 : 237).

170Le plus souvent, les assises supérieures avaient disparu, ou, quand elles étaient conservées, la hauteur totale de ce soubassement n’est pas donnée (ainsi aux n^os 8‑10, rue du Temple : Caila 1812 : 118), à une exception près, dans la région de la porte Basse (au niveau du n^o 123, cours d’Alsace‑et‑Lorraine), où elle atteignait 6 m : « quatre mètres en dessous du sol de la rue [des Trois‑Canards] et deux mètres en dessus » (Sansas 1880 : 159) ; la hauteur notée par Sansas est un peu inférieure pour un immeuble assez proche (n^os 109‑111, cours d’Alsace‑et‑Lorraine) : 3,16 m au‑dessus du niveau de la rue des Trois‑Canards, « environ » 2 m au‑dessous.

1.7.2.2 Épaisseur

171Quand elle est connue, l’épaisseur varie entre 4 et 5 m, parfois plus :
– 5 m au sud de la cathédrale (Sansas 1878 : 170) ;
– 4,22 m (13 pieds), épaisseur de la porte Basse (Caila 1812 : 120) ;
– 4,90 m (15 pieds) au niveau des n^os 73‑75, cours d’Alsace‑et‑Lorraine (Caila 1812 : 90) ;
– 5 m au sud‑ouest et 5,35 m au nord‑ouest de l’église Saint‑Pierre (Mensignac 1879 : 107) ;
– 5 m au n^o 4, rue du Pont‑de‑la‑Mousque (Courteault 1922 : 236) ;
– 4m sur la face septentrionale, en deux points situés entre les rues Guillaume‑Brochon et du Temple (Jouannet 1827 : 126 ; SAB, XVI, 1891 : XLIII) ;
– 4,66 m au sud de la rue des Remparts (Rabanis 1846 : 37‑38).

172L’épaisseur du mur était‑elle un peu plus importante dans les parties basses, là où l’on rencontrait des terres marécageuses ou des infiltrations d’eau ? La moindre épaisseur donnée en deux endroits au centre du côté nord pourrait le faire croire. En un seul point, au niveau des n^os 109‑111 du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, on indique la présence, à la base, d’un soubassement à trois degrés destiné à assurer au mur en cas de besoin une stabilité plus grande ; la largeur devait naturellement être plus grande à cet endroit (Sansas 1880 : 209 ; Drouyn 1859 : 425 sq.). L’emplacement correspond exactement au revers du fragment de rempart dessiné par L. Drouyn (fig, 39), où seules sont visibles les six assises qui se trouvaient alors au‑dessus du niveau du sol de la rue des Trois‑Canards. Cette krèpis est attestée à Saintes, sur la façade du rempart donnant du côté de la Charente, et à Tours, « à certains endroits », où les assises inférieures de la fondation atteignent alors une dizaine de mètres de largeur (Wood, Mabire 1983 : 20 et 25, fig. 23) ; Wood croit que la profondeur maximum de ces fondations pourrait atteindre 4 à 5 m sous le niveau du sol romain, ce qui paraît exagéré.

173L’élévation de cette partie en blocs de grand appareil posés à sec est bien connue par de nombreuses informations et par le dessin qu’en a laissé Léo Drouyn (fig. 39). Nos observations porteront ici seulement sur l’ajustage des matériaux.

1.7.2.3 Ajustage des matériaux

174Les matériaux sont tous, à notre connaissance, des blocs de remploi qui doivent représenter, au bas mot, la masse totale de 64 800 m³. Pour les faces externes, on a choisi des blocs lisses, ou la partie lisse de blocs ouvragés, ou encore on a retaillé ces derniers pour leur conférer une surface sans aspérités. Il n’est pas étonnant de constater que des blocs ayant appartenu à un même édifice soient remployés dans un même secteur de l’enceinte ; par exemple les quatre blocs sculptés composant la scène du « sacrifice à Cérès » (Espérandieu, 1100) ont été tous les quatre extraits au niveau de la rue des Palanques ; Jouannet a brièvement décrit une importante série de blocs d’architecture appartenant à un monument considérable provenant du soubassement, rue des Remparts (Jouannet 1843 : 371 sq. ; Jullian 1890 : 320) ; ou encore, un ensemble de reliefs et d’inscriptions relatifs à Mercure (Rabanis 1848‑1849 : 4 sq, ; Jullian 1890 : 321 sq.). Faites pour quelques groupes de blocs moulurés, sculptés et inscrits dont la parenté était évidente, de telles constatations seront sans doute multipliées quand sera faite l’étude des blocs à décor d’architecture conservés au musée d’Aquitaine. Camille Jullian a cru pouvoir en déduire une sorte de « règle de proximité », permettant de replacer dans la topographie urbaine antique des monuments hypothétiques qu’évoquait l’extraction du rempart de blocs décorés ou inscrits (Jullian 1890 : 558). Le plan qu’il a donné de Burdigala sous le Haut‑Empire doit beaucoup à cette règle qu’il a cherché à appliquer systématiquement (Jullian 1890 : 554). Son plan de l’enceinte (fig. 4), dressé pour le repérage des inscriptions insérées dans la muraille, a été complété par F. Braemer pour les stèles historiées (fig. 40) (Braemer 1959 : 15), qui note : « Le petit nombre des points fouillés ne permet pas de préciser si les débris funéraires ont été disposés sur toute la longueur de l’enceinte ou s’ils ont été accumulés sur les points les plus proches des nécropoles ; aussi s’avère‑t‑il impossible de connaître leur origine […]. Tout au plus pourrait‑on admettre que l’enclos réservé aux sépultures des étrangers devait se trouver au sud du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, où ont été découvertes plusieurs de leurs épitaphes. »

Extrait de Braemer 1959 : 15.)

175Les assises sont en général régulières et bien ajustées, et il n’est pas fait mention de cales pour conforter leur horizontalité et leur stabilité, alors que de telles cales, constituées par des fragments de plaques de bronze, étaient nombreuses sur les parements de la face occidentale du rempart de Saintes. Il en va autrement pour la face interne de ces blocs et pour ceux qui comblaient l’espace entre les deux parements. Les dimensions comme le mode de retaille des matériaux étaient variables, suivant leur place dans le mur17 : on cherchait à établir une superposition d’assises à peu près horizontales, et à ajuster au mieux des pierres voisines. Les interstices sont bourrés d’éclats de taille, de débris divers qui calent aussi les différents blocs (Mensignac 1920‑1921 : 100) ; Drouyn (1874 : 3) affirme que le calage des blocs avec des fragments de tuiles était fréquent.

176La cohésion des deux parements de cette base était excellente ; celle de l’ensemble, c’est‑à‑dire l’ajustage des deux parements au blocage interne, et des différents éléments de celui‑ci, devait être inégale, Sur le côté méridional, Léo Drouyn semble l’opposer à celle du blocage supérieur, qui était remarquable. De fait, seuls le volume et le poids des matériaux à extraire font l’objet de commentaires. Le fragment de la face interne du parement extérieur que l’on peut voir dans la cave du n° 6, rue Guillaume‑Brochon, montre qu’il n’était pas ancré dans le blocage intérieur à cet endroit ; il est probable néanmoins qu’à intervalles, réguliers ou non, certains blocs étaient pris en boutisse pour assurer la solidarité entre le parement et le blocage intérieur, comme on l’a constaté à Périgueux et à Saintes (fig. 41).

1.7.3 L’élévation en petit appareil

177Cette élévation du rempart est bien connue, du moins dans sa partie inférieure, immédiatement au‑dessus du soubassement en grand appareil : la construction comprenait un blocage de moellons non calibrés noyés dans un bain de mortier entre deux parements. Nous ignorons sa hauteur.

178Du blocage interne, nous ne connaissons que la très grande solidité, souvent vantée : ainsi, rue Guillaume‑Brochon, « le ciment qui liait entre eux les moellons égalait en dureté la pierre elle‑même » (Jouannet 1832 : 112) ; rue des Remparts (Rabanis 1846 : 38) ; au sud‑est de la cathédrale, « la cohésion des matériaux est telle qu’on a creusé dans l’épaisseur du mur des cages d’escalier et des logements comme on aurait pu le faire dans la roche compacte » (Sansas 1877 : 175 ; SAB, VII, 1880 : 159) ; et encore, « là, les gros blocs s’élevaient à 2 et 3 m au‑dessus du sol. On n’a pu abattre le blocage qui surmontait [le soubassement de gros blocs] qu’à l’aide d’un bélier manœuvré par quinze hommes, et il fallait quelquefois plusieurs journées entières pour en renverser un ou deux mètres cubes » (Drouyn 1874 : 4, n. 1). Le dessin du parement par Léo Drouyn (fig. 39) se passe de commentaire : il montre les rangs réguliers de petits moellons très soigneusement taillés, appareillés et assisés, qui sont signalés ailleurs, rue du Temple (Caila 1812 : 107), rue des Remparts (Rabattis 1846 : 38), au sud de la cathédrale et cours d’Alsace‑et‑Lorraine (Sansas 1877 : 175 ; 1880 : 159). La disposition la plus caractéristique est la présence de lits de briques qui interrompent les rangées de moellons. Les auteurs mentionnent toujours trois rangs de briques, à l’exception d’Elie Vinet qui a vu des lits de quatre, cinq briques et même plus (Vinet 1580 : 208). Ces arases de briques étaient insérées dans le mur à des intervalles de 1 m (Rabanis 1848‑1849 : 4), soit dix rangs de moellons. Sur le dessin de Drouyn, il y a douze rangs de moellons immédiatement au‑dessus du soubassement en grand appareil ; mais son dessin de la muraille près de la porte de Toscanan (fig. 42) montre qu’ensuite les intervalles étaient réguliers, comme dans la rue des Remparts. Ces illustrations nous assurent que l’épaisseur de cette partie du rempart était la même que celle du soubassement. Les indications sont rares à ce sujet, car cette partie du rempart a le plus souvent disparu à date ancienne ; et elles sont variables, car elle avait été souvent profondément entamée par les constructions appuyées au rempart. C’est, croyons‑nous, pour cette raison que Sansas (1880 : 159), n’indique que 4 m « environ » vers le n^o 123, cours d’Alsace‑et‑Lorraine. Notons 4,66 m, rue des Remparts (Rabanis 1848‑1849 : 4) ; 5 m, au sud de la cathédrale (Sansas 1878 : 170). Ces chiffres sont plus crédibles que ceux que donne Drouyn (1874 : 4) : « 2,80 m le long du Peugue, 3 à 4 m dans d’autres endroits »,

179Cette disposition était le résultat de l’évolution d’une technique particulière de construction : à l’origine les lits de briques traversaient toute l’épaisseur du mur ; ils assuraient la liaison entre les deux parements à intervalles réguliers, souvent rapprochés : ainsi en était‑il au palais Gallien. Dans la construction des remparts, ils ne jouaient de rôle architectonique que pour les parements, dont ils scandaient l’élévation et devaient contribuer à assurer l’horizontalité. Ces « rangées de trois fortes briques superposées […] placées pour former décor, n’avaient qu’environ douze centimètres de largeur et s’engageaient conséquemment très peu dans la construction » (Sansas 1878 : 170) ; comme le dit bien Sansas, leur rôle semble avoir été essentiellement décoratif, et on l’a noté de longue date, à Bordeaux et ailleurs. Unde opus multo venustius elucet, « Ce qui donne à la construction infiniment de grâce », écrit Vinet (1580 : 208), et Camille Jullian renchérit : « Ces blocs gigantesques, soigneusement disposés en assises régulières, ces moellons si bien taillés, alternant avec des rangées de briques, ce mortier compact et dur comme la pierre, tout révèle un temps où l’art de bâtir était encore en pleine splendeur. Tous ceux qui ont vu le rempart ont reconnu à la fois la force de résistance et l’élégance de la construction. Il formait une masse gracieuse à la vue, solide à l’attaque. Il n’y avait que les Romains pour bâtir de cette manière. » (Jullian 1890 : 288.)

1.7.4 La construction des tours

180Les tours étaient construites de la même manière que les courtines, et suivant le même rythme en élévation ; nous pouvons le déduire de la comparaison avec les tours d’autres villes fortes (Johnson 1983 : 34), et d’une indication de Pierre Sansas, qui donne à leur soubassement en grand appareil la même hauteur que celui de la courtine (Sansas 1880 : 170). Une « tour romaine » rue du Peugue, sans doute la tour de Buch, semble cependant être construite en grand appareil sur toute sa hauteur (fig. 35). À y regarder de près, le calibre des pierres diminue au‑dessus de l’appui de la fenêtre inférieure, indiquant peut‑être ou sans doute au‑dessus de cette limite une construction postérieure à l’Antiquité. Comme dans les autres villes‑fortes, elles s’élevaient nettement au‑dessus de la courtine, car « leurs sommets entrent dans les nuages aériens » (Ausone).

181Les tours reconnues le long de l’enceinte avaient toutes une forme semi‑circulaire à l’extérieur. Le plan de la tour du Canon (fig. 34c) montre que les quatre tours d’angle avaient un saillant de trois quarts de cercle et, comme nous l’avons dit à propos de cette tour, un diamètre extérieur de 9 à 10 m. Les tours de la courtine avaient un saillant extérieur de 4 à 5 m, si l’on en juge par deux dimensions qui nous sont données sur la face nord : il était de 4 m pour la tour 1 (Courteault 1922 : 237), de 5 m pour la tour 6, qui était donc aussi massive que les tours des angles (Rabanis 1848‑1849 : 6) ; impossible aujourd’hui de savoir quelle était la proportion de chacune des deux catégories. On peut présumer que la base des tours était pleine jusqu’au sommet des assises en grand appareil, d’après la description que Rabanis a laissée du socle de l’une d’elles, sur la face nord (tour 7) : « L’intérieur était rempli de blocs de toutes dimensions, tambours de colonnes, bases, chapiteaux, larges pierres d’appareil, cippes tumulaires […]. Il est à observer que ces libages, absolument dégagés de tout ciment, avaient été posés par assises régulières, entre lesquelles on avait placé des rangs horizontaux de dalles formant planchers. » (Rabanis 1848‑1849 : 6 ; comparaisons : Johnson 1983 : 34 ; Wood, Mabire 1983 : 37.) A ce soin apporté dans la superposition des assises intérieures répondait celui de la taille des blocs de parement dont l’ensemble devait former un demi‑cylindre : elle explique la forme et les mutilations de certains des blocs inscrits ou sculptés qui en ont été extraits (Sansas 1880 : 170 ; CIL, XIII, 617).

182Peu d’indications aussi sur l’architecture intérieure des tours, car seules les assises inférieures étaient conservées et, pour celles qui avaient été préservées jusqu’à une certaine hauteur, l’état antique peut difficilement être restitué en raison des remaniements postérieurs. Au‑dessus du soubassement, les tours étaient‑elles en maçonnerie pleine jusqu’à la courtine, comme cela se rencontre ailleurs ? Ou bien, au contraire, étaient‑elles vides, avec l’intérieur de forme cylindrique, comme le prouve une note de Sansas, à propos de la tour 3 du côté méridional : « Près de la rue Duffour‑Dubergier, on a retrouvé intacte, au‑dessous du sol de la rue, la partie saillante de la tour circulaire dont la partie rentrante avait été découverte encastrée dans le mur. » (Sansas 1880 : 169.) Cette disposition justifiait la présence d’un remblai courant à l’intérieur le long du rempart : il permettait un accès plus immédiat depuis le sol aux tours où étaient, en principe, disposés les engins de siège, ou du moins à certaines d’entre elles.

1.8 Fossés et remblai

1.8.1 La question des fossés

183L’accès au pied du rempart était‑il entravé par la présence de fossés ? Léo Drouyn l’a cru et il a même pensé que la place‑forte antique était entourée d’un double fossé (Drouyn 1874 : 31) ; C. Jullian est muet sur la question ; R. Etienne croit que la muraille était bordée par deux fossés au nord et à l’est, tandis que le Peugue la protégeait au sud (Etienne 1962 : 210 sq.). Les arguments principaux en faveur des fossés sont la présence du Peugue sur le côté méridional et l’existence d’un fossé le long du mur nord, le fossé de Campaure. Mais le Peugue coulait à 30 m au moins du rempart, comme le montre bien le plan cadastral de 1828 ; le tracé de son lit paraît donc tout à fait indépendant de celui de la muraille, à la construction de laquelle on a voulu le relier. Les fouilles de l’îlot Saint‑Christoly paraissent avoir confirmé la confluence du Peugue et de la Devèze dans la partie occidentale de cet îlot, au moins sous le Haut‑Empire (Debord, Gauthier 1982 : 68). De même, au cours des fouilles récentes de la rue des Frères‑Bonie, on a reconnu, perpendiculairement à cette rue, l’ancien cours du Peugue, se dirigeant vers le nord, puis obliquant vers l’est en direction de Saint‑Christoly (Barraud 1984 : 6 sq. ; Barraud, Gaidon 1985 : 5 sq.). D’autre part, à suivre Léo Drouyn, le fossé du nord est attesté assez tardivement, et l’expression « fossé de Campaure » qu’emploie abondamment cet auteur semble avoir été forgée seulement vers le milieu du xviii^e s. (peut‑être par l’abbé Baurein), à partir du nom d’un quartier voisin (Drouyn 1874 : 118 ; Renouard et al. 1965 : 86). Le document le plus ancien que Drouyn cite à ce sujet (d’après Baurein) est un texte de 1356 : « In parrochia Beate Marie Podii Paulini, in carreria que est supra fossatum, loco vocato a Campauria ». Ce texte prouve donc qu’à cette époque le fossé était comblé, et qu’une rue courait à cet endroit. Mais le fossé existait encore en 1414 rue du Pont‑de‑la‑Mousque (Baurein 1764 : 193). Que la ville ait été cernée par des fossés au moins depuis la construction du second rempart est bien assuré. Mais on n’a aucun élément pour faire remonter à l’époque du Bas‑Empire ce dispositif de défense et, dans l’état actuel des recherches, il nous paraît assez peu probable, à Bordeaux comme pour les autres villes fortes du Bas‑Empire, en général. L’hypothèse d’un fossé à Bordeaux serait de plus en contradiction avec l’aspect du parcellaire (cf. infra, chap. 5).

1.8.2 Le remblai du côté méridional

184Sur le côté méridional, un important terre‑plein longeait la face nord du mur ; il était constitué par un remblai provenant des ruines des édifices du Haut‑Empire (Sansas 1877 : 177, 179). Pierre Sansas a bien montré l’importance de ce remblai sur la place Pey‑Berland : ainsi le cloître de la cathédrale, appuyé à la face nord du mur, était‑il à un niveau plus élevé que le sol de la cathédrale, et de même le sol de la place Saint‑André dominait celui de la rue du même nom (Sansas 1877 : 179, où il est bien précisé que le niveau du sol est dû au remblai antique). De même, plus à l’est, le long du cours d’Alsace‑et‑Lorraine, jusqu’à la rue du Pas‑Saint‑Georges, les maisons de la face nord du rempart étaient établies sur un terre‑plein et se trouvaient à un niveau nettement plus élevé que celles de la face sud : « L’ancien mur de ville se trouve ainsi entre des maisons ayant leur façade les unes au midi, vers la campagne, les autres au nord, vers l’intérieur de la ville, avec cette particularité que le rez‑de‑chaussée des maisons faisant face au nord correspond au premier et même quelquefois au second étage des maisons faisant face au midi. » De même à l’angle de la rue du Loup et de la rue des Epiciers (rue du Pas‑Saint‑Georges), « la muraille gallo‑romaine avait été épaulée à l’intérieur à l’aide de débris provenant de maisons gallo‑romaines brûlées » (Sansas 1877 : 177,184).

185Dans tout ce secteur, les aménagements postérieurs à l’Antiquité signalés dans la masse du mur (cages d’escalier, pièces d’habitation) semblent effectués dans la maçonnerie de la partie supérieure du mur. On est donc porté à croire que, dans l’Antiquité, sur la face sud de ce côté méridional les assises du soubassement en grand appareil étaient largement dégagées, tandis que sur la face nord, à l’intérieur, elles étaient masquées par un remblai dont nous ignorons la largeur, qui courait le long du rempart, permettait l’accès aux tours, ou du moins aux plus importantes d’entre elles ; il devait être interrompu de part et d’autre de la porte méridionale du cardo (rue Sainte‑Catherine). Ce dispositif classique conférait une solidité à toute épreuve à la base de la muraille. On est tenté de croire qu’on le trouvait sur tout le parcours du rempart.

1.8.3 Le glacis du sud‑ouest

186C’est encore dans le secteur méridional, au voisinage de la cathédrale, que les fouilles récentes de la rue des Frères‑Bonie ont apporté des éléments nouveaux sur les abords du rempart, malheureusement dans un secteur trop limité : près de l’angle des rues Maréchal‑Joffre et des Frères‑Bonie, les thermes publics édifiés au début du ii^e s., qui devaient empiéter plus à l’est sur la place Rohan, donc jusqu’à l’angle sud‑ouest du castrum, furent systématiquement détruits et arasés (Barraud 1984 : 6 sq.). Ces travaux peuvent être mis en relation avec la construction de l’enceinte, devant laquelle on constitua ainsi un vaste glacis (fig. 43 et 44).

1.9 La ville du Bas‑Empire

1.9.1 Le témoignage d’Ausone

187Bordeaux au Bas‑Empire est connu d’abord par un célèbre poème qu’Ausone dédia à sa ville natale vers la fin du iv^e s. : nous avons fait appel plusieurs fois à ces vers qui évoquent avec précision les principaux éléments constitutifs du cadre urbain, notamment, conservé à l’intérieur du rempart, l’ancien maillage orthogonal, aéré par des places spacieuses. Mais Ausone ne fait aucune allusion à l’équipement monumental de la ville, aux édifices publics qu’il avait dû ou devait assidûment fréquenter, comme l’université ou la curie. Dans ce domaine, il attire avec lyrisme et emphase l’attention de ses lecteurs seulement sur une fontaine à l’architecture monumentale, puisque l’eau en sortait par douze bouches, à la parure somptueuse, en marbre de Paros ; son nom celtique, celui de la déesse Divona, assure son antiquité, et son rôle était insigne puisque Ausone la qualifie de genius urbis et qu’il vante ses vertus de source guérisseuse et nourricière de la population (Ausone, XIX, Ordo Urbium Nobilium, v. 148‑162). Il ne nous donne aucune indication pour la situer dans l’agglomération ; la marquise de Maillé suggère qu’elle se trouvait sur la place Saint‑André, où une source importante est attestée en 1440, près de la tour Pey‑Berland, par une inscription (Maillé 1959 : 180, n. 7).

1.9.2 Le quartier de Saint‑Christoly

188Jusqu’à une date très récente, en fait de découvertes archéologiques, le Bas‑Empire n’était illustré que par des mosaïques qui témoignent du standing de certaines habitations. Catherine Balmelle a donné une nouvelle étude du grand pavement mis au jour au xix^e s. rue Gouvion, dans le quartier Saint‑Christoly ; elle propose de le dater du v^e ou, plutôt, du vi^e s., retardant ainsi sensiblement la date traditionnellement admise (Balmelle 1982). Récemment, les fouilles de l’îlot Saint‑Christoly ont apporté de nombreuses indications nouvelles sur un quartier de la ville du iv^e s. parcouru par la Devèze ; nous en avons fait souvent mention, en nous référant aux conclusions provisoires publiées à la fin de l’exploration (Debord, Gauthier 1982 ; Barraud et al. 1985) ; outre le réaménagement du lit de la Devèze, la fouille a montré qu’au iv^e s. l’habitat se densifie. Les maisons s’enchevêtrent et les entrepôts s’agglutinent de part et d’autre de la rivière dont le cours est lui‑même rétréci au profit des constructions par l’apport d’importants remblais maintenus dans des caissons en bois (Debord, Gauthier 1982 : 65, fig. 58 ; 66, fig. 59 et 60) ; cette restructuration eut lieu, pensent les auteurs, vers le milieu du iv^e s., comme semblent en témoigner les nombreuses découvertes monétaires faites dans ces caissons de bois, entre autres des monnaies de Magnence.

1.9.3 Castrum et agglomération urbaine

189Cette densité accrue de l’occupation de l’espace urbain ressort bien de quelques vers qu’Ausone consacre à l’entassement de la population et aux embarras de la ville (Ep., X, 19‑28 ; cf. aussi XXV, 90‑91 ; Etienne 1962 : 219) ; on y trouve l’exact contre‑point des louanges décernées à l’ordonnance de Bordeaux, aux rues bien ordonnées et aux « places qui méritent leur nom » dans le Classement des villes célèbres (Ausone, XIX, v. 142 sq.) : ici au contraire, le poète veut fuir pour la campagne angustas firvere vias et congrege vulgo nomen plateas perdere, « le grouillement dans les rues étroites et l’entassement de la foule sur les places qui en perdent leur nom » (Ep., X, 21 sq.). Cet entassement est‑il la conséquence de la concentration nouvelle de l’agglomération à l’intérieur des remparts, ou bien résulte‑t‑il, plus généralement, du rôle accru de Bordeaux dans la Gaule du iv^e s., et surtout, semble‑t‑il, à partir du milieu de ce siècle (Chastagnol 1970) ? On entre ici dans le débat ancien, illustré notamment par une étude de Michel Roblin (Roblin 1951), sur l’organisation et la structure des agglomérations de l’Antiquité tardive, et le rôle du rempart.

190A la périphérie du castrum, des secteurs de la ville du Haut‑Empire ont été rasés : nous venons de le voir pour les thermes de la rue des Frères‑Bonie, où les matériaux de construction, moellons, tuiles et briques, furent soigneusement récupérés ; les ruines ont été recouvertes d’un immense remblai de 50 à 80 cm d’épaisseur, constitué par une terre noire et grasse : mais la vie continue peut‑être aux environs de ce glacis extérieur, car il est recouvert d’un lit de pierres et de tuiles qui semble avoir constitué une aire de circulation. Quelques éléments de céramique estampée tardive découverts lors de ces fouilles témoignent d’une longue durée dans la fréquentation des lieux.

1.9.4 Quartiers suburbains

191A l’opposé, des quartiers extérieurs semblent toujours habités, mais avec une densité que nous ne pouvons mesurer : c’est le cas au sud du cours Victor‑Hugo, comme l’ont montré les fouilles de l’immeuble Parunis : le mithrœum mis au jour en 1986 a dû être détruit dans la seconde moitié du iv^e s. et, tout près de là, une maison fut occupée au moins jusqu’au v^e s. (Gaidon 1986 : 7‑20). Dans le quartier qui comprenait l’actuelle rue du Palais‑Gallien, des boutiques, et le cardo qu’elle bordaient, ont fonctionné pendant tout le iv^e s. ; le decumanus voisin, parallèle à la rue Huguerie, a été utilisé jusqu’au v^e s. (Gaidon 1987 : 3‑10). Enfin, au iv^e s., Ausone évoque son domaine du pagus Novarus, non loin de « l’église que fréquente un bourg populeux » (Ep., XXV, 94 : celebrique frequens ecclesia uico), que les recherches d’André Loyen ont permis d’identifier à Saint‑Seurin, le vicus en question pouvant s’étendre entre les remparts et la grande nécropole paléochrétienne (Loyen 1960 : 113‑126, suivi par Etienne 1962 : 277 et 358) ; des mosaïques de l’Antiquité tardive ont été signalées sur le plateau de Saint‑Seurin (Mensignac 1880 : 97 n^o 19 ; 103 n^o 30).

192Sur cette occupation extérieure au castrum, la carte des découvertes de céramique estampée tardive apporte des éléments non négligeables à la réflexion (fig. 45). En effet, cette céramique constitue aujourd’hui un fossile directeur d’un grand intérêt, car elle est très abondante dans le sous‑sol bordelais à partir de la fin du iv^e s. ou au début du v^e s. La carte montre que presque toute l’ancienne superficie de la ville du Haut‑Empire continue d’être fréquentée. Une zone semble privilégiée, la rive gauche de la Devèze, mais la portée de cette remarque est atténuée par l’absence de fouilles archéologiques importantes sur la rive droite, et elle doit d’autre part être bien mesurée : un siècle ou un siècle et demi séparent la construction du rempart du Bas‑Empire de la fabrication de cette céramique : par conséquent, les vestiges qu’elle accompagne peuvent être interprétés comme une reconquête de l’espace à l’extérieur de l’enceinte, la constitution des premiers faubourgs après un long hiatus de l’occupation. Il n’est pas impossible que d’autres traces de ces nouvelles implantations aient été découvertes lors des fouilles des allées de Tourny (1971‑1972) : à 50 m environ à l’ouest de Piliers de Tutelle, un grand pavement a été mis au jour, présentant sur un fond de mortier des alignements de tesselles de mosaïque qui dessinent un monument de plan circulaire dont l’architecture comprend deux pinacles couronnés d’une croix ; malgré des données stratigraphiques imprécises, ce sol doit être sans aucun doute contemporain des productions de céramique estampée, sinon plus tardif (Coupry 1973 : 452).

1.10 Datation

1.10.1 Céramologie : rue des Frères‑Bonie

193Les enseignements apportés par la fouille de la rue des Frères‑Bonie intéressent aussi la datation de l’enceinte : si, comme il est fort vraisemblable, le glacis qui a recouvert les ruines de l’établissement thermal doit bien être relié au rempart, elle est la première à fournir des données pour dater l’édification de celui‑ci ; les éléments chronologiques les plus récents que renfermait le remblai de la rue des Frères‑Bonie sont une monnaie de Gallien (Rome, 261‑266) et une de Tétricus (identifiées par J.‑P. Bost), et surtout trois vases en céramique sigillée claire D, dont deux sont très facilement identifiables (fig. 46). Il s’agit pour l’un de la forme 50 A de Hayes, datable de 240‑325, et pour l’autre d’une forme intermédiaire entre les assiettes 48 A (220‑270) et 48 B (260‑320) de Hayes (Hayes 1972 : 65‑ 67, fig. 11 ; 69‑73, fig. 12). Aucune indication stratigraphique, aucun document lapidaire (décor d’architecture, sculpture, inscription) ne peut être versé au dossier de la datation des remparts gallo‑romains de Bordeaux, en l’état actuel de la recherche.

1.10.2 Absence de dossier épigraphique

194En particulier, on ne peut tenir compte des deux inscriptions suivantes.

195CIL, XIII, 595 = IRB, I, p. 142‑148 et estampage, pl. h.t. (n^o 44) (fig. 47)

196Découvert en 1845 dans la partie méridionale de la rue des Remparts (Rabanis 1846 : 37 sq. ; Drouyn 1874 : 32 et ADG, 4 J 605 dessin de l’inscription au moment de sa trouvaille, qui assure la localisation de celle‑ci), le texte est d’une lecture ardue qui demeure largement conjecturale. Il est relatif à un militaire, Aurilius (= Aurelius) Summus (?). Mommsen, dont l’opinion a été étayée et justifiée par Jullian, a lu sur l’estampage de la pierre que ce soldat avait servi dans une légion portant le surnom de Gemina : miiiles de l (egione) I Geminoor (um), la lecture de la lettre d dans de et de G dans Gemina étant extrêmement problématique.

197Cette légion a été identifiée par Jullian avec la XIII^e, stationnée depuis Aurélien à Ratiara, parce qu’Aurelius Summus est dit civis Mensiacus (pour Mœsiacus)18. De cette hypothèse, somme toute fragile, Jullian tire la conclusion que la présence de ce militaire à Bordeaux ne peut s’expliquer que par le transfert de ce corps de troupe ou d’une vexillation en Gaule en 286, lorsque Maximien fut nommé César et chargé d’éteindre la révolte des Bagaudes. Mais pour All‑mer, appuyé par Hirschfeld dans le Corpus, il faut comprendre que notre homme a été [mi]les (cohortis) IIIII Emi (se) nor (um)19. Les arguments tirés des critères internes, avancés par Jullian pour une datation tétrarchique, ne résistent guère à l’examen : civis accompagné d’un nom de province se rencontre avant le iii^e s. finissant (Ferrero 1886‑1922 : 255) ; dès la fin du ii^e s., des soldats de cette légion (s’il s’agissait d’elle) sont attestés loin de leur camp d’attache qui fut Apulum jusqu’à l’évacuation de la Dacie ; sans nous attarder aux détails de cette épineuse question, nous croyons que ce texte doit bien être daté de l’époque antonine, et qu’il donne l’épitaphe d’un homme qui était éventuellement, au moment de sa mort, soldat d’un régiment d’Emésiens20. Le formulaire, sa brièveté, la présence de l’ascia sculptée sur le côté gauche de la pierre, conduisent à ne pas retarder outre mesure la gravure du texte.

CIL, XIII, 84* = IRB, I, p. 80 sq. (n^o 22)

198Nous ne mentionnons que pour mémoire cette inscription, puisque nous ignorons son lieu de découverte. Elle était gravée « sur deux grandes pierres » qui étaient exposées, vers la fin du xvi^e s., rue du Temple, dans le jardin‑musée du collectionneur Florimond de Raimond, comme nous l’apprend Lurbe (1595 : 334‑338), dont dépendent tous les autres éditeurs. L’authenticité du texte est mise en doute par Hirschfeld qui l’a relégué dans les falsae. Son opinion ne paraît pas parfaitement fondée, la sincérité de Lurbe paraissant évidente (Jullian 1890 : 364‑366), même si le libellé exact de l’épigraphe est éventuellement approximatif, la pierre ayant pu comprendre des abréviations. L’endroit où ces pierres inscrites étaient exposées au xvi^e s., comme le volume important que semble leur attribuer Lurbe, pourraient laisser croire qu’elles avaient été extraites du rempart, qui fut entamé précisément dans cette zone vers 1564 (Jullian 1890 : 310) ; mais ce n’est qu’une hypothèse.

199L’inscription la plus récente découverte dans le rempart demeure donc la double épitaphe de la trévire Domitia (Jullian 1887 : n^o 61 ; CIL, XIII, 633), exhumée en 1868 dans le sous‑sol du 101, cours d’Alsace‑et‑Lorraine (Sansas 1875 : 15 et 17), qui est datée précisément du « 5^e jour des calendes de février, sous le consulat de Postumus », soit du 28 janvier 260, Postumus ayant revêtu son second consulat le 1^er janvier 261, selon J. Lafaurie (1975 : 870 sq. ; 906 sq. ; en dernier lieu, Bakker 1993 : 378 et n. 17).

1.10.3 Numismatique : la monnaie de consécration de Claude II le Gothique

200Le terminus post quem le plus récent pour la construction de l’enceinte de Bordeaux est fourni par une unique monnaie découverte en 1867. La découverte, qui eu lieu à l’emplacement du n^o 123 cours d’Alsace‑et‑Lorraine (rue du Peugue, au nord de l’ancienne porte Toscanan), est relatée ainsi par Pierre Sansas : « Un fait digne de remarque, c’est que, dans l’interstice des grandes pierres formant la base de notre muraille gallo‑romaine, il a été trouvé un petit bronze de Claude le Gothique (268‑270) portant au revers l’aigle et la légende CONSECRATIO. Ce petit bronze, évidemment perdu par l’une des personnes employées à la construction de la muraille, est dans un parfait état de conservation ; le relief est très saillant, sans trace de frai. Cette monnaie n’avait pas longtemps circulé quand elle est tombée entre les pierres où l’on vient de la découvrir. » (Sansas 1877 : 185 ; 1880 : 168 ; Jullian 1890 : 294.) Le dernier argument est peu probant ; quant à la frappe des émissions DIVO CLAUDIO au revers de l’antoninien de Bordeaux, elle ne peut être fixée avec une grande précision : ces pièces ont été frappées surtout à Rome sous le règne d’Aurélien, en notant que l’atelier romain a été fermé de 270 à 273 (RIC, V : 233 sq. ; Callu 1969 : 231).

Plans

201● Inventaires ou recueils de plans

202Labadie 1909‑1910 : LABADIE. — La Topographie de Bordeaux à travers les siècles. RHB, II, 1909, p. 383‑401, et III, 1910, p. 114‑127 et 193‑210.

203Etienne 1973a : ETIENNE (Renée). — Les Plans de Bordeaux jusqu’à la fin du xviii^e s. Bordeaux : CRDP, 1973. (Série de six diapositives commentées ; 4.)

204Etienne 1973b : ETIENNE (Renée). — Les Plans de Bordeaux aux xix^e et xx^e s. Bordeaux : CRDP, 1973. (Série de six diapositives commentées ; 5.)

205● Plans cadastraux

206Plan cadastral de la ville de Bordeaux, levé en 1828 au 1/1 000 (AMB ; il n’est pas homologué comme plan cadastral ; mais ce relevé déjà réalisé dans un but fiscal est très précis et nous l’appellerons plan cadastral ; le premier plan cadastral proprement dit est le suivant).

207Plan cadastral de 1852, au 1/1 000 (AMB).

208Plan des Villes, Système Calmette : Ville de Bordeaux, 1872, au 1/1 000 (AMB).

209● Plans antérieurs au xix^e siècle

210Plan de Bordeaux. In : Vinet 1580.

211Lattré 1733 : LATTRÉ (J.). — Plan de la ville de Bourdeaux telle qu’elle était en l’année 1733. Lavis aquarellé, 54,5 x 74 cm. AMB, XL A 30.

212● Plan‑reconstitution

213Le vif pourtraict de la cité de Bordeaux, gravure sur bois, dans la Cosmographie de s. Munster et Belleforest, 1544. BMB, fonds Delpit, I, 30 (cf. fig. 3).

214● Plans inédits de secteurs particuliers du rempart

215Pauly, Rambaud 1864 : Ville de Bordeaux. Plan parcellaire de la vallée du Peugue levé en mai 1864 par MM. Pauly et Rambaud. Echelle au 1/200. ADG 162 T 8, f° 1C, avec indication des vestiges de l’enceinte romaine. Redessiné ici (cf. fig. 18a).

216Relevé du mur de ville au nord de l’église Saint‑Pierre. ADG, C. 1234, liasse 2 (cf. fig. 21a).