Chapitre 3. La consommation
p. 149‑167
Résumés
Pour chaque denrée transportée (vin, salaisons, huile, produit indéterminé...), les différents types d’amphores recueillis sont regroupés par pays d’origine, comptés systématiquement et analysés sur le plan morphologique, épigraphique et chronologique. Une attribution aux ateliers producteurs est tentée dans certains cas.
L’étude des réseaux de distribution propres à chaque type d’amphore est accompagnée d’une carte de répartition des trouvailles.
For each type of product transported (wine, oil, salted meat or fish or non‑identified products…) the different types of amphorae identified are regrouped by country of origin, counted systematically and their forms studied.
An identification of the production sites is attempted in certain cases. The study of distribution networks particular to each type of amphora is accompanied by a distribution map of find‑sites.
Für Jedes transportierte Lebensmittel (Wein, Fischsossen, Öl, unbestimmtes Produkt) sind die verschiedenen Amphorentypen nach dem Herkunfstland zusammengefasst, systematisch gezählt und auf dem Gebiete der Morphologie, der Inschriftenkunde und der Chronologie analysiert. Eine Zuteilung an Herstellerwerkstätten wird in bestimmten Fällen versucht. Die Abhandlung über die Verteilungsnetze, welche jeden einzelnen Amphorentyp betreffen, ist mit einer Verteilungskarte der Fundplätze verbunden.
Texte intégral
3.1 Introduction
1Le deuxième chapitre a permis de préciser l’évolution des importations propre à chaque type d’amphore, ainsi que sa distribution régionale. La mise en relation des données qualitatives, quantitatives et chronologiques recueillies donne une image globale des divers courants économiques traversant le nord‑est de la Gaule du Haut au Bas‑Empire. On tentera, dans ce chapitre, de mettre tout d’abord en valeur ces mouvements commerciaux, en étudiant la représentation de chaque pays producteur au cours de quatre grandes phases chronologiques bien individualisées (la période augustéenne, les ier, iie et iiie s.), tout en la comparant, dans un même temps, aux données fournies par d’autres sites occidentaux ; ces courants sont connus dans leurs grandes lignes. On peut cependant affiner ces connaissances : existe‑t‑il une différence de distribution entre cette région et le limes germanique ? Note‑t‑on des analogies avec Lyon ou Augst ? Quelle est la part du commerce lointain ?
2Cette étude sera faite sur des sites représentatifs ayant fourni plus de 90 récipients (chiffre minimal pour essayer de dégager des présomptions qui devront être confirmées par des observations similaires sur des sites de moindre importance) et à partir d’une analyse comparative des associations d’amphores dans certains lots bien datés (par exemple l’ensemble augustéen de la rue Marchant, à Metz et celui daté de l’époque Tibère‑Vespasien, rue des Comtes à Koenigshoffen). Les données seront visualisées par des diagrammes dont la valeur, rappelons‑le, n’est pas absolue mais seulement indicative. Au cours de ce bilan, on s’interrogera sur l’impact qu’aurait pu avoir la crise de 175 sur les mouvements commerciaux, puis sur le choix des voies de transit empruntées par les marchandises pendant cette longue période. On abordera ensuite les problèmes liés à la clientèle de ces denrées, en essayant de comprendre quels sont les rôles respectifs tenus par l’armée et la population civile dans le développement de l’économie locale.
3.2 Les courants économiques
3.2.1 La période augustéenne
3L’ensemble de la rue Marchant à Metz (28 amphores), en particulier les amphores concernant les deux premières périodes d’occupation du site, offre une image intéressante des importations d’amphores dans cette agglomération, sous Auguste (tabl. xi).

TABL. XI – L’ensemble de la rue Marchant à Metz. Étude chronologique du matériel et correspondance sur d’autres sites.
4Les quatre couches de la première période donnent un matériel amphorique assez pauvre (4 individus) mais néanmoins intéressant : deux amphores de Marseille, une amphore rhodienne et une Dr 1 (sans aucun matériel d’accompagnement), fournissent le terminus post quem du site que l’on peut situer vers 20 av. J.‑C. si l’on tient compte de la stratigraphie du dépotoir des Carmes à Marseille. Les vins grecs, italiens et marseillais sont ainsi les composantes des premières importations de denrées lointaines à Metz. Excepté la Dr 1, aucun autre type d’amphore ne semble apparaître avant cette date dans le secteur.
5La deuxième période est représentée par trois couches contemporaines livrant un gobelet ACO, de la céramique Amiens 13‑15 (antérieure à 15 av. J.‑C.) un plat arétin Goudineau 15 (apparition vers 15 av. J.‑C.), une monnaie Arc Ambactus au lion (Viaud 1987 : 144) et de la campanienne brune atypique. Viaud situe le terminus post quem de la couche 500 entre 20 et 10 av. J.‑C. En raison des limites chonologiques imposées par le matériel des couches profondes, nous plaçons cette couche de préférence vers 10 av. J.‑C. Les 14 amphores de cette deuxième période témoignent de l’élargissement important de l’éventail des marchandises à Metz : le lot est constitué de 6 amphores espagnoles (1 Dr 12, 3 Oberaden 80, 1 Rödgen 69, 1 Pascual 1), 5 italiennes (4 Dr 1 et 1 Dr 2‑4) 2 grecques (1 Dr 2‑4, 1 Cam. 184) et 1 Dr 2‑4 d’origine indéterminée. L’Espagne est représentée par près de la moitié des amphores. Le même faciès d’importation (précocité du vin grec, prééminence de l’Espagne dès Auguste), s’observe dans le dépôt de la Favorite à Lyon (Desbat 1987b : 414, fig. 7). Néanmoins, l’absence, à Metz, des amphores gauloises Dr 9 similis et des Pompei VII de Bétique ainsi que la relativement bonne représentation des Dr 1, incitent à dater celles de Metz dans l’horizon de Rödgen. Les marques de Dr 1 ARTEMO et AM, présentes dans des couches contemporaines de Hauts‑de‑Ste‑Croix, au Mont‑Beuvray et à Alise‑Ste‑Reine, plaident en cette faveur. Ainsi, dès la dernière décennie du ier s. av. J.‑C., Metz s’ouvre aux nouvaux courants d’importations qui se propagent depuis la vallée du Rhône jusque dans les camps anciens du limes. Cette agglomération précocement romanisée est la première (dans l’état actuel des recherches) à recevoir des produits d’un type nouveau, marquant la rupture avec les anciens courants commerciaux de l’époque républicaine. Ces importations (représentant près d’un cinquième des importations globales sur le site), paraissent être en relation avec l’ouverture de la voie d’Agrippa vers 18/17 av. J.‑C., et non avec l’établissement, une décennie plus tôt, du camp romain de Trèves‑Petrisberg. Metz tire probablement profit à cette époque du passage des troupes vers des sites comme le Titelberg qui serait l’une des bases de départ pour les offensives de Drusus (Schönberger 1985 : 327). On note cependant un certain déphasage chronologique de ces importations par rapport à celles du midi, puisque dans l’épave du cap Béar 3, les Pascual 1, Dr 1 et Dr 12 cohabitent déjà vers 40 av. J.‑C. (Colls 1986 : 203). Pour l’ensemble de la région, le nombre de sites où l’on peut confronter l’évolution des importations des différents pays producteurs est très réduit ; on peut cependant tenter d’établir un premier constat.
3.2.1.1 L’Italie
6En Gaule du nord‑est, on ne trouve ni Dr 6 A et B (exportées surtout vers l’Adriatique orientale, Norique et Grèce [Tchernia 1986 : 243]), ni gréco‑italiques, ni amphores à huile de Brindes. Le vin italien mis en Dr 1 arrive tardivement dans cette région par rapport à l’axe Aude‑Garonne. Selon Bats (1986 : 405), ce retard serait à mettre sur le compte des Massaliotes qui auraient constitué un véritable rempart économique entre l’expansion romaine et les régions situées au nord du couloir rhodanien. Dans les horizons augustéens précoces régionaux (Sion, Fossés‑des‑Pandours), ce vin représente l’unique consommation de denrées importées. Dans le dernier quart du ier s. av. J.‑C., ces Dr 1 représentent encore à Metz près de la moitié des importations globales de l’époque et 70 % des amphores vinaires (fig. 54). À Sierentz, bien qu’il soit difficile de sérier des phases précises d’arrivée des produits, on compte 12 Dr 1 sur les 21 amphores vinaires du tournant de l’ère, Toutes proportions gardées, elles sont donc encore abondantes, comme à St‑Romain‑en‑Gal (Desbat 1987b : 409). Il s’agit probablement de tendances locales car le même auteur (1986 : 86) remarque que les Dr 1 ont déjà disparu des niveaux précoces de la rue des Farges et de la Favorite à Lyon. Dans le même contexte, à Metz et à Sierentz, les Dr 2‑4 italiques sont rares comme à Lyon‑Favorite où les Dr 2‑4 italiques ne représentent que 7 % des importations (Becker et al. 1986 : 86).

FIG. 54 – Représentation graphique (en %) des pays exportateurs à Metz, selon les phases chronologiques.
3.2.1.2 L’Espagne
7Pour l’instant, les données de Metz à l’époque augusto‑tibérienne montrent la représentation très moyenne du vin hispanique (3 amphores à defrutum de Bétique et 5 à vin catalan), dans une proportion identique à celle du vin grec et du vin gaulois (fig. 54) : environ un dixième des amphores vinaires (pour deux tiers de vin italien). Les Pascual 1 représentent un cinquième du total des amphores vinaires, alors qu’elles sont très bien représentées dans l’ouest, à Angers notamment (Siraudeau 1989), et à Lyon (les amphores hispaniques composant 50 % des vinaires et les Pascual 1, 30 % de ce lot) (Desbat 1987b : 408). Il est vrai que les Dr 1 sont absentes du dépôt de la Favorite alors que celles de Metz sont intégrées à cette étude. Les salaisons et en particulier l’huile de Bétique, aussi faiblement représentée qu’à Lyon‑Favorite (5 %), ne font qu’une timide apparition (alors qu’à Neuss, Haltern et Rödgen, elles représentent des groupes forts). Dans leur ensemble donc, les produits espagnols commencent à apparaître à Metz et Sierentz, mais la demande dans ce secteur est encore très faible.
3.2.1.3 La mer Égée
8Les premières amphores grecques arrivent à Metz en même temps que les Dr 1 ; les Dr 2‑4 de Cos et de Rhodes représentent, sous Auguste, à peu près un dixième des importations globales et des vinaires (fig. 54). Ces chiffres sont proches de ceux de Rödgen (Sealey 1985 : 120) et de Lyon‑Favorite (9 % de rhodiennes) (Becker et al. 1986 : 86).
3.2.1.4 La Gaule
9Le vin gaulois est essentiellement représenté à Metz par les 3 amphores de Marseille. Les données sont similaires à Sierentz. Les amphores à salaisons produites dans la vallée du Rhône sont absentes à Metz et à Sierentz. Elles sont cependant présentes dans la région puisqu’Ehl en a livré 1 exemplaire. À Lyon‑Favorite, 5 exemplaires représentent 15,6 % des 37 saumures.
3.2.1.5 Conclusion
10Sur un plan régional, les importations augustéennes sont constituées par 235 amphores vinaires (en grosse majorité des Dr 1, quelques Pascual 1, 1 Dr 2‑4, 2 amphores orientales et 9 gauloises de Marseille), 13 amphores à salaisons datées de façon sûre (dont une salaison gauloise) et 3 amphores à huile. L’histogramme pour la région entière (fig. 55) reflète les données déjà observées à Metz, à savoir la supériorité de l’Italie et l’émergence de l’Espagne et de la Gaule, alors qu’une comparaison avec les couches augustéennes d’Ostie en Italie fait surgir des différences sensibles. À Ostie, si le vin italien (Dr 1, gréco‑italiques, Lamboglia 2) est prépondérant dans le troisième quart du iers. av. J.‑C (ce qui est en soi naturel), le vin grec est en deuxième position après le vin d’Italie et on note déjà la présence de vin de Tarraconaise et de Bétique (Boersma et al. 1986 : 117). À la fin du règne d’Auguste, le vin d’Italie subit la concurrence du vin espagnol qui devient le groupe fort (Tchernia, Zévi 1972). La part de l’huile italienne est importante (Dr 6 B contenant l’huile d’Istrie, et amphores de Brindes) alors que celle de Bétique est très faible. En revanche, les salaisons espagnoles sont nombreuses. On note donc localement un faciès amphorique différent et un retard dans les importations. Le seul point commun est la faiblesse de l’huile de Bétique1.

FIG. 55 – Vin importé (en %) dans le nord‑est de la Gaule par chaque pays producteur, selon les phases chronologiques.
3.2.2 Le ier siècle
11L’ensemble de la rue des Comtes à Koenigshoffen (106 amphores) est parfaitement représentatif des importations alimentaires de l’époque de Tibère à Vespasien 1. L’occupation de ce secteur concerne trois phases chronologiques successives, à partir de l’époque de Tibère (Kern 1988 : 83) : la phase 1 (période Tibère‑Claude) avec 38 amphores ; la phase 2 (période de Néron) avec 32 amphores et la phase 3 (début du règne de Vespasien) avec 6 amphores2.
12Les caves de la phase 1 contiennent un récipient à huile, 13 à vin et 24 à salaisons. Par rapport à la rue Marchant, on ne trouve plus de Dr 1, Dr 12, Dr 7 et Rödgen 69. En revanche, apparaissent en force les Haltern 70, Pompei VII, Dr 8 ainsi qu’une Augst 21 et quelques formes à vin gauloises. On note la présence de 2 Oberaden 74 et d’une Pascual 1. La fosse 22, datée précisément du règne de Claude, contient 2 Dr 9 similis.
13Pendant la phase 2, on comptabilise 5 amphores à huile, 12 à salaisons et 15 à vin. Parmi celles‑ci, les rhodiennes Cam. 184 et les Haltern 70 tiennent une bonne place, à coté de quelques Dr 2‑4, Dr 28 et 2 G 4. La période du règne de Vespasien est moins significative car les amphores sont en petit nombre. Les types présents sont la Dr 20, la G 4, la Cam. 184, la Pompei VII et la B II B.
14Ainsi, sur toute la période, ce site reçoit les produits de 4 pays, contenus dans 19 types d’amphores différents (tabl. xii). La variété des formes atteint à cette époque un chiffre maximun qui ne s’observera plus dans les périodes suivantes. Sur 45 amphores à vin, les plus fréquentes sont les Haltern 70 (12 ex.), les Dr 2‑4 (8 ex.) et les Cam. 184 (7 ex.) ; 10 des 45 vinaires ont un fond plat. Ces associations d’amphores (Dr 8, Pompei VII, Haltern 70, Dr 2‑4, Dr 28, Dr 20) sont caractéristiques des importations de l’époque Claude‑Néron. Elles se retrouvent également dans les épaves de Sud‑Lavezzi et Port‑Vendres II, à Sheepen en Grande‑Bretagne (Sealey 1985 : 115), à Nimègue, dans la phase 1b‑1c (Van der Wcrff 1984 : 374) et sur le limes germanique à Aislingen, Oberstimm, Rheingönheim et Hofheim (Schallmayer 1983 : 301‑3).

TABL. XII – L’ensemble de la rue des comtes à Koenigshoffen (Bas‑Rhin). Période Tibère‑Néron.
15Cette même représentation se retrouve sur tous les sites similaires de la région, à Brumath notamment, dans un milieu daté du milieu du ier s.3 au 6 de la rue des Juifs (25 amphores) où, sur 9 salaisons, 3 sont espagnoles et 6 gauloises ; sur 10 amphores à vin, 2 sont grecques, 1 espagnole, 6 gauloises et 1 indéterminée. On compte enfin 6 amphores à huile Dr 20 de type B‑C.
16Deux ou trois décennies après, le dépotoir de la rue de l’Ail, à Strasbourg4 (Hatt 1954 : 330) utilisé entre les années 80 et 90 ap. J.‑C. ne livre, sur 25 amphores, qu’une Dr 2‑4 italienne et aucune Haltern 70, mais une bonne proportion de G 4 et d’amphores grecques (Dr 43, Cam. 184, Dr 2‑4, type à bandeau), dont la présence est à mettre en relation avec la présence, sur le site, de légionnaires de la VIIIe légion venant de Mésie, pays de langue grecque. D’autres témoins épigraphiques en lettres grecques ont été trouvés sur de la céramique de même provenance (Schwartz 1954 : 340). On ne compte qu’une Dr 20 et 3 amphores à salaisons dont une B II B.
17La synthèse des données régionales pour le ier s. permet de faire quelques observations sur l’évolution de la représentation des pays producteurs.
3.2.2.1 L’Italie
18La chute brutale des pourcentages des produits italiens se confirme. À Metz (fig. 54), aucune Dr 2‑4 italique n’est identifiée. Strasbourg‑Koenigshoffen (fig. 56) n’en livre que 4 (sur 114 amphores pré‑flaviennes). Sur l’histogramme du vin (fig. 55), la part de l’Italie n’est que de 8 %, suivant ainsi la même courbe qu’à Lyon. À Bas‑de‑Loyasse, vers les années 80, on compte 6 récipients italiens sur 35 Dr 2‑4 (Dangréaux, Desbat 1988 : 147), alors qu’à Sheepen, Sealey (1985 : 136) note une grosse consommation de vin italien sous Claude‑Néron, avec 38,64 % des vinaires et qu’Ostie, le vin italien, après un déclin, se renforce sous les Flaviens. 15 % des vinaires sont des Dr 2‑4 italiques, leur part équivalant à celle du vin de Gaule (Tchernia 1986 : 217, 250). À Ostie également, outre les Dr 2‑4 qui représentent encore le tiers des amphores vinaires, on note l’apparition de nouveaux types d’amphores à fond plat : l’amphore de Spello en Ombrie et l’amphore de Forlimpopoli, sur la côte adriatique (Tchernia 1986 : 258). En Gaule du Nord‑Est, ces types sont apparemment absents.

FIG. 56 – Représentation (en %) des pays exportateurs à Strasbourg Koenigshoffen, selon les phases chronologiques.
3.2.2.2 L’Espagne
19Sous Tibère‑Néron, 15 des 45 amphores vinaires de Koenigshoffen sont hispaniques (tabl. xii), soit un peu plus du tiers des vinaires. Les amphores de Bétique y sont mieux représentées que celles de Catalogne. Dans l’agglomération de Strasbourg (fig. 56), 22 exemplaires sont hispaniques, soit 16 % de l’ensemble. Cette période marque le floruit des importations du vin espagnol dans la région, mais sa représentation est moyenne et ne dépasse pas celle du vin gaulois.
20À la fin du 1er s., les arrivées diminuent considérablement ; on compte une dizaine d’individus pour la région entière. Les Haltern 70, relativement abondantes à Koenigshoffen, ne sont plus que 2 à Strasbourg. Cette raréfaction des trouvailles va dans le sens d’un déclin de ce commerce en amphores, perceptible aussi à Augst et à Lyon. À Bas‑de‑Loyasse, ce vin ne représente que 5 % des importations dans le troisième quart du ier s., alors qu’à Nimègue, à la même époque, le vin de Bétique est encore bien présent (Van der Werff 1984 : 370). À Ostie, cette baisse ne se fait sentir qu’au début du iie s. (Tchernia 1986 : 226).
21Pour les autres produits espagnols, tous les histogrammes de consommation régionaux (comme à Metz par exemple : fig. 57) entérinent, dès l’époque tibérienne, l’hégémonie de ce pays, déjà largement établie en Occident. Les pourcentages sont d’autant plus importants que les agglomérations secondaires sont à l’écart des courants commerciaux plus sélectifs (à Bliesbrück au début des Flaviens, par exemple, ne sont importées que l’huile espagnole et de rares salaisons). Le groupe des salaisons formé, au ier s., d’environ 210 individus fait l’objet d’une forte importation à Biesheim et Koenigshoffen sous Claude‑Néron ; cependant leur importance n’est pas si forte que prévue (le taux de 40 % à Koenigshoffen est exceptionnel pour la région), offrant ainsi des similitudes avec les sites de Grande-Bretagne (10 %) (Williams, Peacock 1983), par rapport à ceux de Rhénanie.

FIG. 57 – Évolution de la consommation à Metz (en %).
22Avant les Flaviens, l’huile n’occupe qu’une place très faible dans les importations de Koenigshoffen‑Strasbourg : environ 10 % (fig. 58). Cette même constatation est faite à Lyon‑Bas‑de‑Loyasse (Dangréaux, Desbat 1988 : 147). Sur l’ensemble de la région, 82 Dr 20 à lèvre en bourrelet sont recensées, sur un total de 742 exemplaires. Après cette lente progression, l’huile de Bétique arrive en force sous les Flaviens (fig. 56) (42 % des importations à Strasbourg), ce floruit des importations à l’époque flavienne pouvant être mis en rapport avec le stationnement de l’armée dans ce secteur, tandis que cette proportion est plus faible à Lyon (16 % à Bas‑de‑Loyasse), et même franchement basse dans l’ouest, à Angers (Siraudeau 1988 : 227). Les arrivées d’huile subissent cependant un léger décalage par rapport à Augst ; elles commencent réellement en Alsace au moment où le maximum des importations est enregistré dans cette ville et le pic a lieu un peu plus tardivement à Strasbourg.

FIG. 58 – Diagramme quantitatif de la consommation à Koenigshoffen (A) et Strasbourg (B) selon les phases chronologiques.
3.2.2.3 La mer Égée
23Vers le milieu du ier s., alors que la part des vins grecs semble se tasser à Metz, on recense dans l’agglomération de Strasbourg‑Koenigshoffen 11 récipients, soit un dixième des importations de l’époque et le quart des vinaires (fig. 56), comme dans l’ensemble clos du bassin de Biesheim. La tranchée de la RN 68, toujours à Biesheim, livre 3 récipients orientaux sur 7 vinaires. Pour l’ensemble de ce site, on atteint, avec 28 exemplaires, environ 20 % du matériel du ier s. (avec une majorité de Cam. 184). Cette relative importance du vin grec à Strasbourg et à Biesheim est la seule perçue dans la région. Le pourcentage maximal observé à Biesheim rejoint ceux de Lyon‑Favorite et de Bas‑de‑Loyasse qui sont respectivement de 15 et 17 % des vinaires (Desbat, Picon 1986 : 645 ; Dangréaux, Desbat 1988 : 147). Pour l’ensemble de la ville de Lyon, le chiffre est de 20 %. Comme Desbat et Martin‑Kilcher le soulignent (1989 : 356), ce pourcentage tend probablement à surévaluer la consommation de vin grec qui n’était pas mis en tonneaux, contrairement au vin de consommation courante.
24Sous les Flaviens‑Trajan, Strasbourg fournit encore 10 récipients. Ces amphores de la mer Égée sont ainsi attestées de façon relativement régulière jusqu’à la fin du ier s., tout en demeurant un groupe moyen, comme à la rue des Farges à Lyon (Desbat, Picon 1986 : 645) et à Augst, alors qu’à Angers, elles ne représentent que 1 % des amphores.
3.2.2.4 La Gaule
25Sous Néron à Koenigshoffen, la part des amphores vinaires gauloises augmente de façon importante puisqu’avec 16 récipients, elles représentent un tiers du marché du vin, comme le vin hispanique. On compte 5 Augst 21 et 3 à Biesheim, ainsi que des formes à bandeau et très peu de G 1, G 3, G 5 et G 4, comme à Lyon et Sheepen où Sealey note seulement 3 amphores G 4 (1985 : 115)5. Le vin gaulois n’a encore pénétré ni à Bliesbrück ni à St‑Ulrich, son importation ne semble toucher, à cette période, que les centres urbains.
26Dès le début du règne des Flaviens, le mouvement des importations gauloises s’accentue et celles‑ci deviennent prépondérantes : 13 récipients vinaires sur 20 sont gaulois à Grand, et 7 sur 16 dans le bassin de Biesheim, daté de la deuxième moitié du ier s. Dans la majorité des sites secondaires (Horbourg, Ehl, Gremecey, Grosswald) et des villas, le vin narbonnais est le seul vin importé. Dès le début du iie s., les amphores G 4 sont en situation de monopole absolu. Si le transport de vin italien ou espagnol en tonneaux peut modifier ce constat, il faut également compter sur le vin gaulois mis, lui aussi, en tonneau. Les données de Lyon‑Bas‑de‑Loyasse (75 % de vin gaulois dans les années 80) sont donc générales pour tout l’est de la Gaule, comme elles le sont pour les camps du limes, par exemple Grauss‑Gerau (Schallmayer 1983 : 314), Nimègue, où la même progression des G 4 est constatée entre le deuxième quart du ier s. (période 1b‑1c) et le troisième quart du ier s. (période 1d‑2a) (Van der Werff 1984 : 371). Comme Lyon, la région est plus précocement touchée par ce mouvement commercial que Rome où les amphores G 4 sont encore faiblement représentées sous les Flaviens (Naciri 1986 : 267), contrairement aux G 5 de Provence, dont le flux semble orienté de préférence vers l’Italie. Cette différence se comble rapidement car à Settefinestre par exemple, les G 4 sont les amphores à vin les plus nombreuses pendant la période 110‑180 (Carandini 1985 : 81).
27Le nombre des amphores à salaisons Dr 9 similis produites dans la vallée du Rhône n’est pas négligeable à Koenigshoffen sous Claude‑Néron avec 14 % des salaisons consommées et le tiers des produits gaulois importés. À Strasbourg même, à la fin du ier s., leur quantité est égale à celle des salaisons espagnoles (fig. 56). À Biesheim, avec 17 individus sur 57 salaisons, elles représentent le tiers de ce marché. Rue des juifs à Brumath, 4 sur 7 salaisons sont gauloises. À Sierentz enfin, elles sont aussi nombreuses que les espagnoles. En revanche, leur représentation est faible à Metz. Une estimation régionale globale donne 70 individus sur 297 amphores à salaisons (24 % du marché). Si l’on n’atteint pas dans l’est les proportions indiquées à Lyon‑Bas‑de‑Loyasse pour les Dr 9 similis (49 % du groupe des saumures), on a néanmoins la preuve que ce marché est lui aussi investi graduellement par les récipients gaulois. Cette tendance est encore plus nette dans les campagnes car dans les centres urbains, la diversité des produits importés fait baisser la représentation de la Gaule. On ne peut plus considérer comme secondaire cet aspect du commerce en Gaule et plus précisément celui de la redistribution, dont Lyon est un centre important. En effet, si l’hypothèse de l’origine hispanique du produit contenu se vérifie, ce problème touche plus l’organisation du commerce sous l’Empire que le commerce des denrées lui‑même. Des recherches sont en cours pour faire le point sur ces productions céramiques6.
3.2.2.5 L’Afrique et le Moyen‑Orient
28Localement, les traces d’un commerce avec l’Afrique sont très sporadiques au ier s. de n.è. et concernent 2 Dr 18 II à Ehl et Metz ainsi que 2 Schöne‑Mau XV de Strasbourg. L’huile de Tunisie n’atteint pas encore le nord des Alpes. En revanche, elle est importée à Ostie à partir des Flaviens (Panella 1979).
3.2.2.6 Conclusion
29Les courbes d’importations relevées dans le nord‑est au ier s. présentent donc un maximum d’analogies avec celles du couloir rhodanien, ce qui n’a rien d’étonnant en soi, puisque Lyon est une plaque tournante de la redistribution des marchandises et que celles‑ci s’écoulent tout naturellement vers le nord par nos contrées. Cette similitude se retrouve également, avec quelques variations locales, dans toute la vallée rhénane, que ce soit, sous Claude‑Néron, à Koenigshoffen, Biesheim et sur les sites du limes germanique comme Neuss, Oberstimm, Aislingen (Filzinger 1972), ou, sous les Flaviens, à Strasbourg, Vindonissa et Augst, avec une prédominance des Dr 20 et des G 4 ; ce faciès se retrouve jusqu’à l’embouchure du Rhin (Van der Werff 1984).
30Pour conclure sur ces importations, il est certes difficile d’atteindre une grande précision dans la quantification du matériel et de caractériser des séquences chronologiques de petite durée à l’intérieur de ce siècle, mais il faut souligner la richesse de cette période, tant en variété des produits qu’en volume transporté. C’est au cours de ce siècle que la vitalité des échanges est la plus forte.
3.2.3 Le iie siècle
3.2.3.1 L’Italie
31Aucune amphore italienne du iie s. n’a été identifiée localement. Cependant, Martin‑Kilcher (1990 : 203) constate à Augst, une continuation des importations à la fin du iie s. sous forme de petites amphores à fond plat. À Ostie, dans les couches stratigraphiques des thermes du Nageur datées des années 160‑180, la part des amphores de Spello est importante, et pour l’ensemble d’Ostie les Dr 2‑4 italiennes représentent encore 7 % des vinaires (Tchernia 1986 : 261).
3.2.3.2 L’Espagne
32Son ascendant est constant jusqu’au iiie s. Mais en général, à partir des Antonins, sa représentation se cantonne à un seul produit, l’huile, et doit s’effacer devant l’arrivée des autres produits gaulois. En effet, on observe une chute des salaisons de Bétique dont on ne compte plus qu’une dizaine d’exemplaires (Dr 14 et B II B). La remontée des salaisons espagnoles constatée sous les Antonins à Ostie ne s’opère donc pas dans cette région. Pour l’huile, un tournant dans les importations semble s’effectuer après la deuxième moitié du siècle, comme à Augst et en Grande‑Bretagne (Peacock 1983). Celles‑ci diminuent progressivement, sans que les causes, certainement multiples, en soient encore parfaitement cernées.
3.2.3.3 La mer Égée
33On a peu d’informations sur ce commerce sous les Antonins (une Dr 43 à Grand et une Kapitän II à Metz), alors qu’à Ostie, pendant le même période et sous les Sévères, ces amphores représentent 45 % des vinaires (Tchernia 1986 : 250) et offrent une grande variété de types venant des îles grecques, de la côte asiatique et de la mer Noire (Panella 1979 : 76 ; 1986c : 631).
3.2.3.4 La Gaule
34L’amphore G 4 est par excellence l’amphore à vin du iie s. La mainmise gauloise sur ce marché est manifeste jusque dans les endroits les plus reculés de la campagne de l’est de la Gaule. On observe cependant une régression progressive des importations en amphores gauloises à partir du milieu du iie s. Les constats sont identique à Ostie : en effet, le vin gaulois arrivé essentiellement de Cannes, Fréjus, et de la basse vallée du Rhône (Naciri 1986 : 270) et transporté en G 4 (en remplacement des G 5), domine jusqu’au milieu du siècle puis baisse fortement, remplaçé par des produits divers de provenance inconnue. La diffusion régionale des salaisons mises en amphores dans la vallée du Rhône ne dépasse guère, quant à elle, le milieu du siècle.
35Ainsi dans le nord‑est de la Gaule, dès les Antonins, on note une récession des échanges inter‑provinciaux sur longue distance : baisse relative de l’huile, raréfaction des amphores de Narbonnaise, pas ou peu de produits égéens et africains (alors que l’huile de Tunisie domine pendant la même période à Ostie). On peut s’interroger sur les causes de ce bilan apparemment modeste. Doit‑on évoquer la crise de 175 et peut‑on mesurer son impact à travers les amphores ?
36Cette région semble, d’après ce que l’on sait de l’enchaînement des faits historiques, connaître des difficultés dans le troisième quart du iie s. Certains historiens parlent d’une dégradation générale du niveau de vie, voire d’une dégradation climatique ! (Hatt 1966 : 314). Sur le terrain, certes, l’archéologie témoigne de nombreuses destructions en 1757 et d’un déclin de l’économie8. Ce déclin est‑il durable et a‑t‑il une incidence sur le commerce des amphores ? La période concernée représente un laps de temps trop court pour que l’on puisse réellement mesurer les conséquences d’une crise sur les mouvements commerciaux. Raisonnons sur les bases d’une fourchette chronologique plus large : la deuxième moitié du iie s. La morphologie des amphores importées à cette époque (G 4 et Dr 20 de Bétique) n’évolue plus guère. Le champ d’étude est donc limité. Si, d’une manière générale, les importations des G 4 ont baissé, cette diminution est effective bien avant « la crise » et ne signifie pas une consommation moindre de vin et un appauvrissement. Deux causes sont plus vraisemblables : l’usage du tonneau pour les importations de Narbonnaise et la consommation locale du vin de Moselle. On n’insistera pas sur l’usage du tonneau, déjà bien connu9 et qui devait être courant dans la région (une stèle de tonnelier a d’ailleurs été retrouvée à Metz [Espérandieu 1907‑25 : 1327]). L’essor du vignoble mosellan est, certes, difficile à saisir par manque de récipients spécifiques, mais transparaît à notre avis dans les courbes de consommation de Metz (fig. 57). En effet l’usage du tonneau n’était pas répandu qu’à Metz. Comment expliquer alors les différences observées au iie s. entre les sites alsaciens pour lesquels la courbe s’infléchit plus tard, et Metz (où les G 4 sont relativement rares) sinon par la présence d’un vin déjà produit en Moselle ?
37Quant à la baisse de la consommation d’huile, celle‑ci peut être mise en rapport avec l’éloignement de l’armée et correspondre, en fait, à un retour « à la normale » après une période de demande exceptionnelle. D’autres explications peuvent entrer en ligne de compte : Martin‑Kilcher (1987 : 189) évoque une possible politique de restriction de la production. On peut également envisager une disparition des vestiges archéologiques, due à des conditions de vie différentes dans les habitats de cette époque par rapport à ceux des époques précédentes. Il pourrait s’agir d’une meilleure hygiène et d’un aménagement différent du sol des habitats (la terre battue dans laquelle s’incrustent facilement les tessons étant remplacée par un sol en dur). Quoi qu’il en soit, la distribution ne semble pas rencontrer d’obstacles majeurs ; elle augmente même en fonction des besoins de la clientèle (à Deneuvre, par exemple). Les points de trouvailles sont d’ailleurs aussi nombreux qu’à l’époque précédente, même si les foyers de consommation se déplacent.
38Simultanément, l’agriculture régionale et les productions céramiques locales se développent, comme le prouve l’apparition de nouveaux types d’amphores : Dr 20 similis, récipients rhénans globulaires à fond plat, amphores inspirées des formes méridionales... On mesure mal encore l’ampleur de ce phénomène, qui semble typiquement septentrional (non seulement par rapport à Lyon et Augst où ces types sont absents, mais aussi par rapport au sud de l’Alsace et de la Lorraine), puisque ces types se rencontrent principalement à Bliesbrück, Seltz, Heidelberg, Bad‑Wimpfen, Niederbieber, Zugmantel, Holzhausen, Ettlingen. Ainsi, la baisse des importations peut donc être le signe non d’un apprauvissement mais d’une meilleure productivité, d’une autonomie accrue. Ceci va dans le sens d’autres observations formulées à propos de l’occupation des villae et de l’industrie de la sigillée. Poinsignon (1987 : 114) constate que si plusieurs villae sont détruites en 175, la plupart sont reconstruites rapidement. De même, la fermeture des ateliers de sigillée correspond plus à leur réorganisation ou à une reconversion, suite à un transfert de la demande, qu’à un véritable déclin (Lafon 1986 : 187). La première crise sérieuse touchant cette partie de l’Empire ne semble donc pas trop affecter son économie. En tout cas, les fluctuations du commerce des amphores ne peuvent pas lui être imputées directement.
3.2.3.5 Conclusion
39Si les échanges lointains sont moins actifs à la fin de la période antoninc, plusieurs témoignages concordent pour mettre en valeur l’essor économique des régions du nord des Alpes et leur compétitivité nouvelle sur le marché. Ceci montre bien la prudence que l’on doit observer dans l’interprétation des courbes de consommation. Elle nécessite de prendre en compte, simultanément, de multiples facteurs externes, historiques et socio‑économiques, auxquels les échanges sont subordonnés.
3.2.4 Le iiie siècle et le Bas‑Empire
40Le nord‑est de la Gaule connaît au iiie s. deux événements historiques majeurs : les graves invasions de 235 et la chute du limes en 260. Cette date charnière est prise en compte pour observer l’évolution des courants commerciaux.
3.2.4.1 La mer Égée
41On note la pérennité des échanges (toutefois très sporadiques) avec la Lorraine à une époque tardive, puisqu’on trouve à Metz et à Rigny‑la‑Salle deux amphores proto‑byzantines.
3.2.4.2 L’Espagne
4277 amphores à huile au minimum sont attribuables à la fin du iie s. et au début du iiie s. Sur les 263 estampilles recensées, 26 sont de la fin du iie s. et 30 du début du iiie s. Ceci montre qu’à l’époque sévérienne, mal gré un fléchissement général, les importations sont encore effectives. Après 235, 15 exemplaires se rencontrent encore sur 8 sites. Pour les salaisons, l’Almagro 51c apparaît à Rümersheim. Il n’y a donc pas d’arrêt brutal des importations espagnoles, mais un déclin progressif dans le courant de la deuxième moitié du iiie s. Ce déclin ne semble pas accentué localement par la concurrence des produits africains10. Remarquons qu’à Ostie, la baisse des salaisons espagnoles n’est sensible qu’à partir de la période tardo‑sévérienne (vers 230‑250) (Anselimo et al. 1986 : 64), c’est‑à‑dire beaucoup plus tardivement que dans cette région, Vers le milieu du ive s. enfin, les importations espagnoles cessent définitivement dans la région.
3.2.4.3 La Gaule
43Avant 235, les G 4, beaucoup plus rares, sont encore attestées sur une dizaine de sites11. Après 235, seuls 3 exemplaires sont repérés alors qu’à Lyon, vers 250‑300, Naciri (1986, n. 42) note une proportion encore élevée de G 4.
3.2.4.4 L’Afrique et le Moyen‑Orient
44Avant 235, l’huile d’Afrique apparaît sur quelques sites (Liffol, Strasbourg). Après 235, sa présence augmente légèrement : à Metz, un tiers du matériel de la fin du iiie s. et du début du ive s. est constitué d’amphores africaines (11 ex.), le vin de Maurétanie Césarienne représentant sur ce site le quart des produits africains. On trouve ce vin également à Scarponne. De nouveaux produits arrivent de Palestine et d’Afrique (amphores de Gaza, spathéion…) mais en très faible quantité. À Ostie, l’importation du vin de Maurétanie est beaucoup plus précoce : sous les Sévères, sa part est de 25 % (Tchernia 1986 : 160, 297), et l’huile et le garum africain prennent une place importante au Bas‑Empire (Carandini, Panella 1981 : 499). L’émergence aux iiie et ive s. des produits de Syrie, Palestine et d’Egypte y est sensible. Peu de publications nous renseignent sur l’importance de ce commerce au nord des Alpes, au Bas‑Empire. À Lyon (Becker et al. 1989 ; Bonifay, Villedieu 1989), l’Afrique fait une apparition modeste dans la deuxième moitié du iiie s. Sa part grandit jusqu’à devenir le premier groupe d’importations dès le ive s. On trouve également dans cette ville une grande variété d’amphores syro‑palestiniennes, égyptiennes et carthaginoises qui n’apparaissent pas en Alsace et Lorraine. À Augst enfin, comme dans ce secteur, l’huile africaine ne semble pas remplacer l’huile espagnole (Martin‑Kilcher 1987 : 197), mais le vin de Maurétanie et certaines amphores africaines (spatheia) et orientales sont en revanche bien attestées. Ainsi, l’impact de l’expansion du commerce oriental et africain, sans être nul, paraît très atténué dans le nord‑est, comme il l’est d’ailleurs en Grande‑Bretagne où, après 260, l’on trouve, en faible volume, de l’huile africaine (sur 9 sites) et quelques amphores orientales (Peacock 1986 : 28 ; Tomber, Williams 1986).
3.2.4.5 Conclusion
45Cette confrontation montre que, dans l’ensemble, les courants commerciaux traversant le nord‑est de la Gaule diffèrent nettement de ceux d’Ostie, port plus ouvert à l’Orient et à l’Afrique, ainsi qu’aux pays producteurs côtiers proches (Catalogne, Provence et région de Marseille...). Le faciès des importations régionales coïncide avec celui d’autres sites nord‑occidentaux et plus particulièrement encore avec celui de la Rhénanie. Toute cette région entretient des rapports commerciaux privilégiés avec l’Espagne et la Narbonnaise. Si quelques retards dans la distribution semblent distinguer cette région de celle de Lyon, la continuité de la distribution et son homogénéité sont démontrées sur tout l’axe sud‑nord, jusqu’aux sites frontières. Au iiie s., la situation économique locale porte, elle‑aussi, la trace de la récession générale du commerce inter‑provincial dont le processus s’engage vers le milieu du iiie s.12, malgré la pénétration de produits nouveaux et lointains. Les importations ne touchent plus les vici modestes mais se concentrent dans les castella 13, dans les centres importants (Metz, Grand, Strasbourg, Saverne, Ehl, Biesheim…) et dans les grosses villae, montrant plus encore que pour les époques antérieures, que ces denrées sont des produits de luxe. Pour les produits plus courants, la tendance est à l’auto‑consommation et au repli sur l’économie interne. Pour être complet dans cette analyse, il est utile de réunir quelques éléments d’appréciation permettant de voir si les marchandises ont emprunté indifféremment ou non les deux grandes voies de transit que sont les vallées de la Moselle et du Rhin.
3.2.5 La Moselle ou le Rhin ?
46Pour rechercher une éventuelle préférence entre ces deux voies, on peut réunir les indices géographiques, comme par exemple confronter les avantages que présente une zone de portage par rapport à l’autre, rechercher des vestiges aux points de ruptures de charge, ou bien étudier la répartition de certains types d’amphores de part et d’autre des Vosges.
3.2.5.1 Les ruptures de charge et les zones de portage
47Une étude sur l’itinéraire antique de transbordement entre Saône et Moselle (Sec 1977) indique, pour les convois, plusieurs passages obligés par le seuil de la Vôge, sur environ 60 km, sans qu’aucun tracé de route précis ne soit déterminé. L’utilisation de ces passages dépend des conditions climatiques. Le plus court rejoint Corre à Charmes, au début de la Moselle navigable, par Escles (Sec 1977 : 395). Aucune densité particulière de vestiges amphoriques n’est malheureusement remarquée dans ce secteur (rares trouvailles à Charmes, localité il est vrai insuffisamment fouillée). De même, un court portage relie la Moselle à la Meuse entre Toul et Sorcy (Billoret 1987 : 111, fig. 2). Là encore, il n’existe aucun élément significatif pour apprécier l’importance du trafic des amphores à ce point sensible14.
48À l’est, un portage sur 65 km relie le Doubs au Rhin, de Mandeure à Kembs. Cette liaison par la Trouée de Belfort était moins facile que celle de la Saône à Toul (Dion 1959 : 163). Les zones de transbordement d’Altkirch, sur l’Ill, et celle de Kembs n’ont pas (encore) livré le matériel escompté. Celle de Biesheim, en revanche, se révèle largement positive, mais il est difficile de dissocier la fonction portuaire de l’agglomération de ses autres fonctions (militaires, entre autres). En fait, il ne faut guère envisager la découverte, dans la région, de riches dépôts d’amphores aux points de rupture de charges comme c’est le cas à Châlon‑sur‑Saône.
3.2.5.2 État de prospérité ou de décadence de certains sites liés aux voies
49La ville de Mandeure (Jeannin, in : Mangin et al. 1986 : 39‑67 ; Mougin, in : Massy et al. 1994 : 91) paraît être un excellent exemple : on peut observer une correspondance chronologique entre l’histoire du site et l’augmentation ou la récession des importations d’amphores, notamment dans le sud de l’Alsace. Ce site prend de l’importance sous les règnes de Claude et Néron comme, certes, beaucoup d’autres bourgades de l’est, mais, au même moment, le trafic se fait plus intense vers l’Alsace (Sierentz, Biesheim). Il est probable que les deux phénomènes sont étroitement liés. Sous Commode (180-192) en revanche, la prospérité de Mandeure chute de façon inexpliquée au point que, selon Jeannin, la ville est désertée au iiie s. Une des hypothèses pourrait être le ralentissement du trafic commercial, puisque, on l'a vu, les amphores de la fin du iie et du iiie s. sont plus rares en haute Alsace. Il ne s'agit pas de restreindre les explications de phénomènes complexes à une seule cause économique mais celle-ci est plausible.
3.2.5.3 Répartition préférentielle de certains produits
50Au total, 750 amphores ont été réunies en Lorraine et 1 080 en l'Alsace. Les cartes de répartition ont fait apparaître des zones de densité privilégiées pour certains produits : les types d'amphores orientés de préférence vers l'Alsace sont les Dr 2-4, Haltern 70, amphores grecques, G 4, Augst 21 et productions lyonnaises Dr 9 similis. Les Dr 1 et les amphores africaines se rencontrent plus fréquemment dans la vallée de la Moselle. La distribution des Dr 20 est, quant à elle, à peu de chose près égale. On peut en conclure que le Rhin est la voie la plus importante, mais tout dépend de la période envisagée. Schématiquement, la Moselle, itinéraire ancien, est empruntée par les arrivages d'amphores les plus précoces. La tendance s'inverse dans le courant du ies. ap. j-c., avec une plus large distribution sur le flanc est des Vosges. Au Bas-Empire enfin, l'importance de l'axe mosellan offrant une plus grande sécurité pour le transport des marchandises, redevient capitale. Les voies sont donc empruntées au gré des intérêts économiques et stratégiques. Cette vision peut paraître caricaturale, car la Moselle n'est pas abandonnée pour autant au iie s. Il demeure qu'elle semble n'être, au cours de son histoire, qu'une voie de passage, certes importante, mais qui ne garantit pas une croissance remarquable des villes qui la jalonnent, comme l’avait bien vu Wightmann (1984 : 71). On peut en effet se demander si Metz, bien que port fluvial avec bureau de douane et corporation de bateliers (CIL XIII, 4335 : Les nautae mosallici ; Frézouls 1982 : 307), a réellement tiré profit de sa position privilégiée sur la Moselle, car les amphores y sont relativement rares. Replacé à l’échelle des grands courants d’échanges inter‑provinciaux, ceci reflète plus un courant de transit, que l’existence d’un centre de commerce développé. L’Alsace paraît plus attractive en tant que centre stratégique essentiel et, pour un temps, zone frontière où stationne une population cosmopolite, mais il faut également rester circonspect à propos du rôle de centre de ravitaillement qu’aurait pu tenir Strasbourg. Les trouvailles sont réparties dans de nombreux petits foyers de consommation à travers toute la ville mais aucun dépôt important n’a été découvert, que ce soit sous forme de réemploi dans les constructions ou bien de débris accumulés sur les rives de la modeste zone portuaire du quai St‑Thomas. Le port de la Montagne‑Verte a livré des radeaux, mais les vestiges céramiques ne sont guère significatifs. Ce constat était prévisible : Strasbourg est éloigné du limes au iie s. et plus au sud, d’autres ports rhénans (Augst, Biesheim) remplissaient avantageusement cette fonction.
51Une question reste à aborder : celle de la place de la voie atlantique. La voie du Rhône n’est pas, selon Remesal (1986 : 79), l’unique voie de ravitaillement ; les denrées seraient également acheminées par la voie atlantique. Celle-ci est-t-elle plus empruntée au moment où Trèves est florissante? On ne peut, avec le matériel du Nord-Est, apporter aucune preuve sur la redistribution des Dr 20 par l'embouchure du Rhin. Les marques de toutes les époques jalonnent l'axe Sud-Nord (au iiie s. les IUNI MELLISSI, CAMILLI MELISSI et A V A etc. sont aussi bien présents à Mandeure qu'à Strasbourg). La chaîne de distribution des divers produits est ininterrompue de la voie du Rhône jusqu'au limes, rendant l'approvisionnement de ces régions par l'Atlantique tout à fait improbable.
3.3 La clientèle
52Il est habituel, lorsque l’on parle d’activité économique dans la zone rhénane, d’évoquer la clientèle militaire. Certes, la nécessité d’approvisionner les troupes a été déterminante pour les échanges commerciaux. On verra quels indices laissent leur passage aussi bien dans la distribution de certaines marchandises que dans les courbes d’importations, mais il faut également prendre en compte les autres demandes : celle des populations civiles des centres de commerce prospères qui, stimulés par l’armée, ont bénéficié de leur position sur les axes de communication et ont développé leur production artisanale, et celle du monde rural, dont notre connaissance, au niveau de la région est encore très fragmentaire. Comment s’est opéré le processus de romanisation des populations indigènes et à quel moment ont‑elles été gagnées aux habitudes alimentaires méditerranéennes ? Quels sont les rôles respectifs tenus par les militaires et par la population civile dans le développement du commerce alimentaire ? Les clientèles urbaine et rurale ont‑elles eu une demande distincte ? Cette différenciation des clientèles appelle au préalable quelques précisions.
3.3.1 La différenciation des clientèles
53Peut‑on séparer clientèle militaire et civile, urbaine et rurale, dans cette zone de fort brassage de population ? Une définition d’une clientèle spécifique est‑elle possible ? L’ambiguïté d’une consommation civile ou militaire est particulièrement difficile à résoudre puisque d’importants centres urbains ou des vici se sont développés autour des camps, eux‑mêmes investis périodiquement (pour Strasbourg notamment) par la population civile au gré des départs des légions. Quelles preuves a‑t‑on dans la région d’un marché spécifiquement militaire ? Sur le terrain, aucune, car on n’a jamais pu associer de façon certaine des amphores à des habitats ou du matériel militaire. Pour les sites où l’établissement des légions est reconnu, le problème est relativement simple. Le synchronisme entre l’arrivée des soldats et la présence des amphores incite à interpréter leur importation comme étant d’origine militaire, en privilégiant la clientèle militaire par rapport à la clientèle civile, puisque cette dernière bénéficie des importations dont l’armée est l’initiatrice.
54Pour des sites où la présence de l’armée n’est pas attestée de façon directe, (Metz et Sierentz, par exemple), la question est plus délicate. Dans ce cas, quels sont les critères qui peuvent déterminer une consommation militaire ? Il semble que la présence de l’huile et des salaisons soit déterminante à l’époque impériale. D’après Tchernia (1986 : 88), on observe dans un faciès militaire, une faiblesse quantitative du vin par rapport à celle de ces produits. Martin‑Kilcher (et al. 1987, n. 35) pense que cela dénote une importation de vin en tonneau, car en réalité, les soldats boivent plus de vin. Si les résultats des observations infirment la présence des troupes sur des sites où des amphores précoces sont attestées, on en est réduit à des hypothèses sur la véritable nature de cette demande : est‑elle le fait de chefs indigènes ou bien d’officiers romains de passage à un poste de contrôle, ou bien de riches commerçants romains installés dans les agglomérations ? En effet, à la période augusto‑tibérienne, la population civile indigène pouvait‑elle déjà être gagnée aux habitudes alimentaires méditerranéennes ?
55Les vici, les villae et les hameaux sont les composantes de l’implantation rurale en Gaule romaine. Même si certains vici tendent à imiter les villes, leur population est relativement homogène ; leur activité demeure essentiellement tournée vers la campagne. Enfin les militaires n’y séjournent pas. Mais il existe des différences à l’intérieur même du monde rural : certains propriétaires de villae devaient entretenir des rapports étroits avec les centres urbains. Ainsi, il est concevable, malgré le manque de preuves tangibles, que certaines villae de Lorraine (St‑Ulrich) et d’Alsace (Hartmannswiller) appartenaient, au même titre que la villa trévire d’Echternach (Heinen 1982 : 164) à de grands propriétaires fonciers issus de la classe des chefs indigènes de l’époque précédente et représentaient des foyers de romanisation précoce. Par ailleurs, les villae du iie s. sont, pour la plupart, des centres d’exploitation d’une classe moyenne de cultivateurs aisés. Plus tard, certaines villae rhénanes des iiie et ive s. sont des centres de production artisanale relativement importants comprenant, dans certains cas, des ateliers de frappe monétaire ; Heidenkopff en faisait partie (Schaub 1986 : 156). Il apparaît ainsi que les populations rurales ne sont pas toutes de même nature et opposer de façon systématique consommateurs ruraux et urbains est donc un écueil à éviter, car les clivages sociaux existent aussi bien entre habitants d’une même ville d’une part, et gens de la campagne d’autre part, qu’entre citadins et ruraux.
3.3.2 Les premiers clients
56Dans l’ensemble, la pénétration du vin italien semble assez tardive dans le nord‑est, par rapport à ce que l’on peut observer dans l’ouest de la France et même sur la rive droite du Rhin, à Bâle‑Gasfabrik et à Manching. Excepté quelques éléments plus précoces précédant de peu la conquête, la plupart des vestiges sont contemporains des ensembles de Bâle‑Münsterhügel, Zurich‑Lindenhof et Altenbourg‑Rheinau. La carte de répartition des Dr 1 indique à cette époque une densité particulière de ces amphores dans la cité des Leuques, en particulier à Boviolles, puis dans une moindre mesure le long de la Moselle et dans la zone périphérique de Bâle, concrétisant ainsi, le long des grands axes augustéens se dirigeant vers Reims (par Châlons‑sur‑Marne) et Trèves (Wightmann 1984 : 109), des contacts plus étroits avec Rome. Cette diffusion touche essentiellement, d’après les observations faites en Lorraine, une population gauloise établie dans les oppida et dans des secteurs d’exploitation minière. On n’observe pas, dans l’est, de changement dans les courants commerciaux au moment de la conquête. Il semble qu’il y ait, au niveau des échanges, prolongation de la même situation qu’à l’époque précédente (le faciès amphorique étant constitué uniquement de Dr 1), avec cependant une extension de la diffusion de ces amphores. La véritable césure, sur le plan commercial, paraît se faire dans les deux dernières décennies du ier s. av. J.‑C., avec sur ces mêmes sites civils, l’arrivée progressive de nouvelles amphores produites hors d’Italie (Metz, Naix). À Metz et à Sierentz, il y a une continuité, au même emplacement, entre consommation de Dr 1 et de Pascual 1 (si la diffusion des autres Pascual 1 ne concerne pas les anciens oppida, cela est dû au fait que ces sites sont déjà abandonnés au moment où apparaissent les Pascual 1). La présence de cette amphore dans la villa de St‑Ulrich montre, malgré le caractère ponctuel de cet échange, que ce vin était bu également en milieu rural par une élite indigène.
57En Alsace, il n’est pas aisé d’identifier la clientèle des premiers produits méditerranéens importés. La Dr 1, denrée rare, se rencontre sur des sites névralgiques, aussi bien de plaine que de hauteur : Ungersheim, le Fossé des Pandours (la lumière n’est pas encore faite sur la véritable nature de cette station fortifiée, située à la frontière entre Triboques et Médiomatriques, et l’on peut se demander si la présence de quelques troupes auxiliaires n’est pas l’instigatrice directe de ces importations). La quasi‑absence de diffusion du vin italien dans le nord de l’Alsace à l’époque (2 ou 3 récipients à Biesheim et Ehl) donne à penser que cette région n’était pas visitée par les marchands (le ravitaillement du fossé des Pandours se faisait‑il par la cité des Médiomatriques ?).
58La véritable nature de l’occupation du site de Sierentz (Wolf, Viroulet, in : Pétry et al. 1994 : 166) à la fin de la période augustéenne pose également un problème, tout en apportant un intéressant témoignage sur les usages alimentaires « à la romaine » de ses habitants. B. Simon (1988) ayant étudié le matériel céramique pré‑flavien de certaines fosses, constate en effet la très faible représentation des vestiges précoces et conclut au caractère indigène de cette localité artisanale de moindre importance, sur laquelle la romanisation n’a guère laissé de traces avant les années 70. Wolf, par ailleurs, est tenté d’établir des liens entre les structures augustéennes dégagées et l’activité militaire qui règne en Rhénanie à l’époque. Après analyse des importations alimentaires, il apparaît que ce site se distingue des établissements ruraux voisins. Une partie du matériel amphorique (annexe 1, tabl. xviii), attribuable à la fin du ier s. av. J.‑C.15, notamment 19 amphores (12 Dr 1, 2 amphores de Marseille à pâte micacée, 1 Rödgen 70, 1 Oberaden 83, 2 léetaniennes à pâte rouge et 1 Dr 2‑4)16, est probablement contemporaine des monnaies trévires, du service 1 de Haltern, des Ritt. 5, des fibules de Nauheim et d’un Dupondius de Nîmes (vers 10 av. J.‑C.) repérés sur le site.
59Ces types d’amphores (contenant aussi bien de l’huile et des salaisons que du vin), que l’on ne trouve dans aucun contexte tibérien d’Alsace et de Lorraine (excepté la Dr 2‑4), représentent 10 % des 188 amphores du site. Il s’agit là de la plus forte proportion enregistrée en Alsace. Ces produits peuvent‑ils être consommés par une population exclusivement locale et non romanisée ? D’après les observations faites sur la distribution dans les autres milieux régionaux de cette époque, cela est peu probable. Où trouve t‑on ce même faciès d’importation ? À Metz, Naix, et dans les camps militaires rhénans. On peut arguer de l’influence rayonnante d’Augst : elle est certes sensible, mais ne suffit pas à expliquer la consommation de ces produits dans cette localité. Nous y voyons la marque d’une clientèle qui n’est pas exclusivement rurale, ce qui peut corroborer l’hypothèse de Wolf selon laquelle les vestiges de la fin du ier s. av. J.‑C. sont en rapport avec le dispositif militaire de Kembs (qui n’a pas encore livré de matériel significatif). Que dire alors de la romanisation ou de la non‑romanisation de Sierentz sous Auguste‑Tibère ? Tout dépend du sens donné à ce terme. Une frange de la population de Sierentz paraît gagnée aux habitudes alimentaires méditerranéennes ; en cela, elle ne s’oppose pas à la population des sites militaires précocement romanisés de la vallée du Rhin. Contrairement à Simon, nous admettrons ces indices de romanisation, même si les témoins les plus visibles de cette romanisation, l’urbanisme et les modes de fabrication « à la romaine », sont plus tardifs dans la région ; il faudrait attendre, pour cela, la fin du ier s. ap. J.‑C., période à laquelle les constructions en dur se développent dans la région. Auparavant, l’architecture régionale est marquée par sa rusticité (Blouet et al. 1983 : 111). Metz n’est‑elle d’ailleurs pas une ville de terre et de bois pendant tout le ier s.?
60Ainsi, à l’époque augustéenne, Metz et Sierentz sont les seuls sites à apporter des témoignages significatifs sur l’ouverture régionale à de nouveaux marchés. Mais si ces sites présentent, pour le vin, des ressemblances avec Haltern, Rödgen, Neuss, Titelberg, en revanche les salaisons et l’huile, caractéristiques d’une consommation militaire (si l’on se réfère aux produits trouvés sur le limes) y sont encore rares. De ce fait, ces deux sites s’écartent, par nature, des camps rhénans pour se rapprocher d’Augst et des sites urbains du couloir rhodanien.
61On le voit, il est difficile de savoir si les marchands ont réellement précédé l’armée dans ce secteur et avaient déjà tissé des liens avec une élite indigène. Cela est plus vraisemblable chez les Leuques et les Médiomatriques que chez les Rauraques et les Triboques. À Strasbourg, en effet, la réponse paraît claire : aucune importation d’amphores ne semble effective avant le règne de Tibère. L’absence de matériel augustéen (Dr 1, amphores à pâte micacée de Marseille, Dr 7, Oberaden 83…) est un argument supplémentaire pour les détracteurs de la date traditionnelle de fondation du camp de Strasbourg par Drusus en 12 av. J.‑C.17. Sur le terrain, l’archéologie ne met en évidence aucune structure de cette époque (Pétry 1988b : 32‑33). L’étude des amphores conforte ces indices négatifs18. D’après ces données, le camp de Strasbourg serait donc bien postérieur aux castella Drusiana tels que Haltern ou Dangstetten (le premier établissement pourrait se trouver du côté des terrasses de Koenigshoffen).
3.3.3 L’impact de l’armée
62La situation change dès la première moitié du ier s. et l’on observe des traces manifestes du passage des troupes en Alsace. Les mouvements commerciaux, abandonnant les anciens circuits de distribution, s’orientent radicalement vers l’est et empruntent les nouvelles voies menant vers les camps. L’amplitude des courbes de consommation à l’époque Claude‑Néron en est l’illustration et il est probable que si la « romanisation » par l’arrivée de produits méditerranéens s’est faite de façon lente en Lorraine, les événements historiques ont été un détonateur relativement rapide pour l’économie de la plaine du Rhin, notamment à Koenigshoffen, Biesheim, puis Strasbourg, où le marché est fortement influencé par la consommation militaire. Les preuves les plus marquantes sont, sur un même site, l’accroissement des importations par rapport à celles des périodes précédentes, et la présence en abondance d’huile et de salaisons.
63Ainsi, on note une concentration d’amphores à Koenigshoffen sous Tibère et Néron (une centaine d’individus), contemporaines de la présence de la IIe légion sous Tibère puis des détachements des IVe et XXIe légions sous Claude‑Néron. On trouve des récipients identiques à Camulodunum, Hofheim, Oberstimm, Aislingen… (Filzinger 1972 ; Schallmayer 1983). Cette même situation se rencontre à Biesheim où la majorité des amphores est attribuable au ier s., et en particulier à l’époque Claude‑Néron. On a donc une intéressante concordance chronologique entre le matériel de Biesheim, les tuiles de la XXIe légion trouvées sur le site et l’établissement des camps de Sasbach et Riegel de l’autre coté du Rhin. Le matériel correspondant au passage des IVe, Ve et VIIIe légions est également abondant. Il faut souligner que la richesse de ce site en amphores et la variété des produits en présence lui confèrent, pour l’Alsace tout du moins, et au ier s., une place de première importance, non seulement comme base militaire, mais comme centre économique et port rhénan. L’approvisionnement des camps du Danube passe avant tout par Augst. Biesheim pourrait être complémentaire de cette ville dans cette fonction.
64À Strasbourg, si les vestiges du milieu du ier s. sont peu significatifs, la tendance s’inverse à partir des Flaviens (fig. 72) et les importations se font relativement abondantes dans les canabae de la ville (sur 175 amphores, 85 sont flaviennes, soit 48,5 %, avec une dominance de Dr 20, de G 4 et de Pélichet 46). Cette courbe ascendante correspond à l’arrivée de plusieurs légions lors la conquête des Champs Décumates.
65À l’échelle régionale, de nombreuses localités ont bénéficié de cette activité militaire, puisque, par exemple, le vicus de Sierentz connaît également la majeure expansion de son commerce alimentaire lors de la conquête des Champs Décumates (63 % environ des 83 Dr 20 arrivent au ier s.). Après cette période florissante pour le commerce, une chute des importations s’observe dès le milieu du iie s. Il convient d’être prudent ; on l’a dit, le tonneau remplace progressivement l’amphore à vin et la baisse de la courbe de l’huile résulte peut‑être de phénomènes extérieurs, mais la raison de cette chute peut être, pour une bonne part, l’éloignement des troupes. Il est clair qu’à cette époque Biesheim et Strasbourg (respectivement 17 et 24 % de Dr 20 postérieures au milieu du siècle) ne sont plus des villes attractives pour le commerce alimentaire. Sierentz n’occupe plus non plus une position privilégiée sur le passage des marchandises, celles‑ci empruntant de préférence la rive droite du Rhin, alors que la prospérité du vicus est attestée au iie s., montrant ainsi que la densité du trafic des denrées alimentaires et la vitalité économique d’une agglomération ne sont pas toujours liées.
66Il est intéressant de comparer ces courbes à celles de deux agglomérations éloignées de cette zone stratégique : Grand et Bliesbruck. À Grand, les amphores flaviennes ne représentent que le quart des importations qui, elles‑mêmes, se font plus fortes au milieu du iie s., confortant ainsi l’analyse stratigraphique de l’amphithéâtre par Olivier, pour lequel le maximum d’occupation du bâtiment se situe vers 130‑140 ap. J.‑C. 12 estampilles de Dr 20 sont attribuables également au milieu ou à la fin du iie s. pour 2 seulement à l’époque flavienne. À Bliesbrück, la répartition chronologique des 44 amphores indique une consommation constante de Néron au iiie s., sans fluctuation sensible. Ces deux exemples mettent en valeur le faciès particulier des importations sur les sites frontaliers et la corrélation existante entre les événements historiques et la présence des amphores.
67La densité des amphores à salaisons rencontrée sur les deux sites du ier s. où la présence des légions est attestée (Koenigshoffen et Biesheim) accrédite une fois de plus la valeur de cet indice pour déterminer la présence militaire. On y enregistre une forte consommation de salaisons (50 récipients pré‑flaviens à Koenigshoffen, concentrés rue des Comtes, et 56 récipients sur l’ensemble du site de Biesheim). Ces données n’apparaissent sur aucun autre site régional. À l’écart de l’activité militaire, Metz reçoit à la même époque environ un quart d’amphores à salaisons en moins, ce qui correspond aux proportions constatées par Desbat sur d’autres sites civils occidentaux. La proportion est encore plus faible à Grand, avec 4 récipients sur 95 amphores.
68Comme on le constate, non seulement l’armée représente indéniablement un client « privilégié » pour les marchands, mais elle est aussi un élément moteur du commerce en Alsace durant le ier s. et bien des bourgades lui doivent indirectement leur prospérité. Son influence paraît sensible également dans le développement de l’agriculture régionale tout au long du iie s., puisque des récipients de gros module, fabriqués dans le nord de la région et dont on ne trouve aucune correspondance sur des sites plus méridionaux, sont les témoins d’une production agricole importante, servant probablement au ravitaillement de l’armée, soucieuse de son autonomie alimentaire, engageant par là toute la région dans un développement économique bénéfique.
69Mais pour certains produits, le rôle qu’a tenu le marché militaire par rapport au marché civil est plus difficile à cerner et il semble que très tôt, la population ait, elle aussi, attiré les marchands.
3.3.4 Le poids des villes
70La consommation des villes se caractérise par une importante proportion d’amphores à vin par rapport à celle des autres amphores. Sur un peu plus de deux siècles, on trouve à Strasbourg 41 % d’amphores à vin, contre 27 % à salaisons et 31 % à huile. Cette tendance se retrouve dans les autres grandes villes comme Lyon et Augst, où les proportions sont quasi identiques : garum 30 %, huile 30 % et vin 40 % (Martin‑Kilcher 1987). Le commerce du vin catalan et grec paraît être destiné tout autant aux consommateurs urbains qu’aux officiers, avec toutefois une orientation marquée (mais pas systématique) vers les sites militaires. La présence de Dr 2‑4 catalanes dans les quartiers civils de Metz (aux mêmes endroits que les Pascual 1) dans le secteur des canabae de Strasbourg, à Sierentz, à Grand et dans la villa de Hartmannswiller montre, a priori, que sa distribution locale est majoritairement civile. Ce produit ne semble donc pas strictement réservé à la consommation militaire, comme Tchernia en émettait l’hypothèse (Tchernia 1987 : 332). Cependant, la faible représentation de ces amphores et le problème de l’ambiguïté de la consommation civile dans un site militaire invitent à nuancer la situation en proposant une consommation mixte, mais à coup sûr, par une clientèle présentant un certain degré de romanisation comme l’observe Miro (1988 : 183). En revanche, à une exception près (1 ex. à Bliesbrück), on ne trouve pas de vin catalan dans les vici.
71Il semble qu’il y ait, pour le vin grec, une distribution très spécialisée. La part du vin grec est plus importante dans les sites militaires (elle atteint 20 % des amphores à Biesheim). Mais ces vins de la mer Égée sont appréciés également par une clientèle sélectionnée, habitant un nombre restreint d’agglomérations (Naix, Grand et Metz en Lorraine, Brumath, Strasbourg et Biesheim en Alsace) et certaines villae de luxe (St‑Ulrich, Rigny‑la‑Salle) (le fait de les y rencontrer n’est pas contradictoire puisque, nous l’avons dit, les riches propriétaires appartiennent aussi au monde urbain). Il semblait pour Desbat (1986 : 645) que les vins grecs étaient réservés aux villes aux influences orientales comme Vienne et Lyon. Ces influences ne sont pas sensibles dans les sites du nord‑est et il semble que cette hypothèse doive être abandonnée.
72Une population plus large semble acquérir les Dr 2‑4 italiennes ; les points de découverte se multiplient. On en trouve dans des bâtiments romains de plusieurs vici (Illzach, Altkirch) et dans plusieurs villae construites à la fin du ier s. (Steinbrunn, Courtzerode, Mackwiller). Ces amphores témoignent du pouvoir d’achat de ces villae et d’autre part, de l’ouverture de ce marché qui procède, selon Tchernia (1987 : 332), d’un système économique libre, laissé à l’initiative des marchands.
73Face aux campagnes, le poids des villes dans le marché des denrées alimentaires est considérable ; il existe en effet de grandes différences entre la consommation urbaine et rurale. Quantitativement, le flux des marchandises se porte principalement vers trois grands centres (Metz, Strasbourg, Biesheim) drainant à eux seuls 817 amphores, soit 43,5 % du matériel collecté, ce qui montre que la consommation des denrées alimentaires méditerranéennes est avant tout urbaine. Il existe ensuite une grande disparité dans la représentation des types d’amphores (annexe 1, tabl. xiii, xv, xvi‑xx).
74Si l’on compte 23 types à Biesheim, 22 à Strasbourg et 23 à Metz, ce qui est le cas pour tous les grands centres romanisés déjà étudiés (Lyon, Vienne, Augst, Nimègue…), on ne peut réunir que 10 types à Grand et à Bliesbrück, bien que les importations y soient attestées dès Claude, et que ces centres puissent bénéficier des mêmes courants d’échanges. Le nombre de types rencontrés dans ces deux agglomérations est le maximum trouvé dans un vicus de la région. Parmi les villae, St‑Ulrich, avec 9 types, est une exception. De nombreux produits n’ont donc jamais circulé dans les campagnes et en dehors des centres urbains, le marché est limité. Cependant, globalement, la force économique que représente le milieu rural n’est pas négligeable.
3.3.5 La marque des campagnes
75L’étude de la diffusion du vin gaulois (en particulier du vin produit à partir de la deuxième moitié du ier s.) indique un grand tournant dans la consommation du vin dans la région. Non seulement des formes peu diffusées comme les G 1 et les G 5, pénètrent dans les campagnes (Habsheim, Mont‑St‑Meurthe, Gerbewiller), mais il semble qu’à travers les G 4, dont on compte 314 exemplaires, on assiste à une véritable explosion de la demande en vin dans les villes, où. les trouvailles se dispersent dans tous les quartiers (24 points différents à Strasbourg), comme en milieu rural. Toutes les zones artisanales des vici en fournissent. Plus de 80 individus sont recensés dans les villae pour lesquelles le vin (avec une part de 48 %) est le groupe fort des importations. Cette distribution est identique à celle observée par Paunier dans le secteur de Genève où la moitié des G 4 est issue d’établissements ruraux (Paunier 1981 : 237). Comme on le voit, les G 4 sont consommées par des civils plus que par des militaires. Martin‑Kilcher (1990) note à ce sujet que l’amphore pourrait servir à atteindre des petits foyers de consommation éloignés alors que les tonneaux seraient réservés aux centres urbains. Il faut, certes, relativiser l’ampleur de ce phénomène commercial car l’on n’atteint jamais localement les chiffres incalculables de Vindonissa (Ettlinger 1974 : 16) et d’Augst. Si Strasbourg livre 49 récipients et St‑Ulrich une trentaine (Baudoux 1987 : 85), les G 4 n’excèdent pas plus de quelques individus sur la plupart des autres sites. Dans les bourgades artisanales, contrairement aux villae, le groupe des amphores vinaires est relativement peu important : 46 sur 189 amphores, soit 23 % de l’ensemble. Ceci montre bien que le vin importé n’est pas de consommation courante et qu’il n’est pas la boisson du tout‑venant. Le vin de Narbonnaise serait un vin de cru, selon la définition de Tchernia (1986 : 38), plutôt qu’un vin de masse. Néanmoins, il y a un indéniable accroissement de la consommation.
76En ce qui concerne l’huile, dont on a recueilli plus de 700 récipients originaires de Bétique (chiffre attendu, puisque on le sait, l’espace rhénan constitue avec Rome, le principal débouché de la production oléicole de Bétique), il est indéniable qu’elle se dirigeait en premier lieu vers les zones militaires. Élargissons cependant le champ de vision. 200 exemplaires seulement sont issus de sites militaires, soit 27 % de l’huile expédiée dans la région pendant un siècle et demi. Metz et Grand en ont livré en proportion tout autant que Strasbourg. Plus de 100 exemplaires (soit 13,5 %) viennent des villae. La majorité se répartit dans tous les petits foyers secondaires de la région. Même en tenant compte du facteur chronologique (les centres n’étant pas tous touchés au même moment), et du fait que les vici placés sur les axes de communication ont bénéficié d’un commerce de transit, cette clientèle civile représentait plus qu’un marché de surplus pour les producteurs et les négociants ; la marge entre phénomène de redistribution et véritable marché paraît en effet largement dépassée. Ainsi la population rurale, acquise au mode de vie méditerranéen, représentait pour les négociants du Gadalquivir et du Genil, un potentiel d’acheteurs non négligeable.
77À travers l’analyse des estampilles, il apparaît certes que la zone précocement organisée de La Catria est la première zone productrice présente en Alsace, et que ses marques sont plus nombreuses au moment du passage de l’armée, mais cette distribution n’est pas sélective. La Catria est toujours dominante dans les centres civils comme dans les centres militaires. Les différences ne sont significatives qu’au niveau de secteur différents (Moselle ou Rhin, par exemple ; meilleure distribution d’Arva, de La Catria et de la zone amont en Alsace, et de La Delicias en Lorraine), car dans une aire géographique restreinte, la distribution est la même (ou bien ces différences s’expliquent par des raisons chronologiques) et la distribution des marques pouvant être en rapport avec l’annone (plus précisément celles associées à POR), n’est pas significative du passage des troupes dans les sites concernés. On les trouve aussi bien dans les agglomérations secondaires (10 estampilles sur 15 à Bliesbrück, 7 sur 13 à Sierentz) que dans les villae. Ainsi, comme le souligne Le Roux (1988 : 248) : « l’intégration de l’annone dans les mécanismes économiques et sociaux ne se laisse pas saisir facilement... ».
78Il n’est donc pas possible globalement de dissocier le marché civil de l’huile (urbain et rural) du marché militaire, et de considérer ces clientèles séparément. Pour expliquer cette distribution aussi large de l’huile, constatée aussi en Grande‑Bretagne, Whittaker (1989a : 64) pense que toutes les zones frontières bénéficiaient d’un marché subventionné où les taxes étaient allégées, facilitant ainsi la progression du commerce. Cela renforce le rôle majeur qu’a joué la présence militaire dans le développement et la romanisation des campagnes. Outre ce fait capital, il faut reconnaître que d’autres raisons ont joué dans cette expansion. Entre autres facteurs concommittants peuvent intervenir l’essor démographique du iie s. et une multiplication des foyers agricoles intégrés à l’exploitation économique de cette région. À cette demande accrue (bien que limitée) s’ajoutent probablement une amélioration des échanges et une meilleure organisation des réseaux de distribution. À l’autre extrémité de la chaîne économique, on peut envisager aussi, pour le vin narbonnais, une qualité supérieure de la production permettant son exportation sur une plus grande échelle et une meilleure gestion de son exploitation. Cette diffusion des amphores dans les campagnes signifie‑t‑elle pour autant la richesse de leurs propriétaires ou un nouveau pouvoir d’achat généralisé ? Il est encore trop tôt pour apporter une réponse car cette étude doit être complétée par celle des céramiques sigillées et autres objets de luxe.
79D’ores et déjà, la synthèse des importations sur l’ensemble du nord‑est (fig. 59) donne une image vivante de l’économie régionale, dans laquelle transparaît l’intégration progressive des populations à la culture romaine et les zones touchées par ce commerce, de façon plus ou moins intense selon les époques. Une chaîne d’agglomérations de la plaine rhénane reçoit la grosse part des importations, montrant ainsi le dynamisme de ce secteur. Parallèlement, la Lorraine offre, pour l’instant, deux foyers importants, Metz et Grand (ceux de Naix et Toul sont encore inconnus) et une concentration de petits centres situés entre Nied et Sarre, formant un ensemble homogène et très ouvert aux échanges, ayant bénéficié probablement de leur situation géographique (contrairement au territoire leuque), pour pourvoir au ravitaillement de l’armée en céréales. L’accélération des échanges dans cette zone contraste, à la fin du iie s. et au iiie s., avec le ralentissement observé dans le sud de l’Alsace. En effet, c’est dans la partie septentrionale de la région que l’on trouve le plus d’amphores après les Antonins. Le déplacement des foyers de consommation semble s’opérer non plus cette fois‑ci de l’ouest à l’est, comme à l’époque tibérienne, mais, schématiquement, du sud au nord. Ce transfert peut s’expliquer par l’influence rayonnante de Trêves sur les régions périphériques et par voie de conséquence par la prospérité de ces régions. La densité des trouvailles au nord va de pair avec l’intense activité qui y règne, tant au niveau de la production de sigillée (Avocourt, Hte‑Yutz, Blickweiler, Rheinzabern…) que de la production sidérurgique (Thionville et Alsace Bossue...). Il révèle, par rapport à la partie méridionale de l’Alsace et de la Lorraine, la plus grande richesse de ce secteur, à l’assise économique solide et diversifiée.

FIG. 59 – Diagrammes quantitatifs des importations d’amphores dans le nord‑est de la Gaule, selon les phases chronologiques.
V.T. del. d’ap. J.B./dAf
3.4 Conclusion
80La présence militaire a façonné l’économie de cette région. Mais son influence, on l’a vu, s’estompe peu à peu, et le marché local devient essentiellement civil au iie s. Alors que dans un premier temps, les centres urbains ont mené, sur le plan des usages alimentaires, une vie distincte des campagnes environnantes, il apparaît, dans la mesure où le rapport ville‑campagne peut être éclairé par une meilleure connaissance des importations d’amphores, que les différences de consommations diminuent, témoignant d’une meilleure intégration des clientèles rurales aux échanges. On saisit alors, au fil des décennies, le rôle qu’a joué l’amphore comme instrument de propagande et comme elle peut être, en temps que vestige archéologique, le témoin d’un changement de mentalité, puis d’une symbiose culturelle.
Notes de bas de page
1 Malgré la présence proche des tombes militaires tibériennes.
2 À Koenigshoffen, les fosses 16, 16a, 17, 19, 20, 22 sont de l’époque Tibère‑Claude. Les caves 46, 47, 48, 51 sont de la phase 2 ; les caves 45, 49, 14 sont de la phase 3.
3 Matériel associé, rue des Juifs : potiers de sigillée DARRAFEC, MONTANI, OF MACARI (fouilles Riff 1941).
4 Dans le dépotoir de la rue de l’Ail, Hatt signale des Drag. 37 de Banassac, des lampes Catullus et Tatulius, de la céramique Wetterware, de la terra nigra et des tuiles de la VIIIe légion.
5 Elles seraient en nombre supérieur (Dangréaux, Desbat 1988).
6 B. Dangréaux travaille sur la véritable origine de ces amphores.
7 Habsheim est détruit lors de l’invasion des Marcomans (Wolf 1973). Hatt (1980 : 95) note des dégradations et incendies à Strasbourg sous Marc‑Aurèle, ainsi que de nombreuses couches d’incendies en Alsace et en Lorraine. De nombreuses villae sont ravagées (Lévy‑Mertz 1980, SHAS IV : 25‑34 ; Poinsignon 1987 : 114).
8 En Lorraine, on ne trouve plus de monnaies de l’époque de Commode dans les campagnes (Lutz 1967). La représentation de la sigillée baisse à St‑Ulrich (Lutz, Neurohr 1971 : 8). Lutz (1966) constate également l’arrêt de la céramique à Gremecey et le retour des formes de l’indépendance, avec du matériel plus pauvre. Des trésors sont enfouis entre 165 et 170 puis entre 180 et 190 (Hatt 1978 : 36).
9 Voir Tchernia 1980b ; 1986 : 239. Les tonneaux sont fréquents aussi à Strasbourg.
10 Keay (1981 : 464) place la chute de la production de Bétique au début du ive s. et l’attribue par hypothèse à la répugnance de la bourgeoisie municipale à être impliquée dans une rivalité commerciale avec l’Afrique. La destruction causée par l’invasion des Maures n’aurait pas eu d’implication dans la continuité économique.
11 Les sites où l’on trouve des G 4 au iiie s. sont Pompey, St‑Ulrich, Heidenkopff, Grosswald, Grostenquin, Lelling, Deneuvre, Strasbourg, Koenigshoffen, Metz, Bliesbrück.
12 Sur la régression de l’économie occidentale au iiie s., voir : BAR 1981, 1 : 109 ; Keay 1981,1984 ; Peacock 1983 ; Remesal‑Rodriguez 1983 : 115 ; 1986 ; Carignani 1986.
13 Les zones d’ombre sont encore importantes pour les castella du Bas‑Empire de la région comme Pachten (florissant au ve s.), Kreuznach et Sarrebrück, non publiés.
14 Liéger (1974 : 234) mentionne d’abondants vestiges céramiques dans le lit de la Moselle à Toul, mais confirme la quasi‑absence du matériel amphorique.
15 Il faut préciser que notre champ d’investigation n’est pas le même que celui de B. Simon : sur les 408 fragments d’amphores recueillis sur le site, 174 seulement viennent de 77 tranchées et structures. Parmi les structures étudiées par Simon et moi‑même, 10 sont communes. En réalité donc, les observations et les datations faites par Simon ne concernent que 33 fragments d’amphores que contiennent ces 10 fosses. Les amphores les plus précoces figurant dans ce matériel viennent des fosses FTIV 13 et FTIV 16.
16 La Dr 2‑4 est associée à du matériel augustéen. Les amphores précoces sont dans les fosses FTIV 16, FR 113, IIIh, TV 40,165, FTIII 12, FTIV 34.
17 Cette thèse proposée par Forrer (1927) puis Hatt, s’oppose à celle de Thraemer qui situe le premier camp à la chartreuse de Koenigshoffen. Voir à ce sujet Pétry 1988c : 35‑36.
18 Des réserves étaient émises par Schönberger (1985 : 335) et Pétry (1988c). Voir également Baudoux 1988a : 78.
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