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Navigation et milieu fluvial au XIe s.

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Jean Chapelot
, 
Éric Rieth

Partie 2. La Charente : aménagements du lit et des rives, navigation fluviale, économie régionale

Chapitre 3. En conclusion Les épaves de la Charente et leur signification pour l’économie locale des xexie s

Chap. 3 Conclusion: Boats of the Charente and their importance for the local economy during the Xth‑XIth centuries

Résumé

L’épave d’Orlac et les aménagements du lit de la Charente témoignent en faveur d’une politique d’aménagement du fleuve et de son utilisation commerciale dès les années 990‑1020. Or, ces aménagements sont strictement contemporains d’une part de la mise en place des châteaux et du droit de ban dans le secteur compris entre Saintes et Cognac, et d’autre part de l’installation, dans le même secteur, de moulins à eau qui ont eux aussi contribué, indirectement, à faciliter la navigation. Ce double phénomène est révélé par l’archéologie dès les environs de l’an mille, c’est‑à‑dire bien avant que les premières sources écrites n’évoquent l’utilisation commerciale de la Charente ou le trafic de certaines denrées comme le sel. Rarement, sans doute, sources écrites et archéologiques se seront aussi bien associées pour éclairer un problème fondamental d’histoire économique et sociale relatif à une époque pauvre en sources et à une question –les transports par eau– très peu documentée même au bas Moyen Âge. Rarement aussi les secondes auront permis, d’une manière aussi claire qu’ici, de montrer que l’archéologie est devenue, quand ses découvertes peuvent être examinées dans un contexte historique maîtrisé, une source d’histoire économique et sociale de première importance.

Texte intégral

3.1 Une utilisation ancienne du fleuve

1Les épaves du haut Moyen Âge découvertes dans la Charente témoignent clairement en faveur de trois choses : une utilisation du fleuve comme voie de transport ; l’existence de traditions diversifiées d’architecture navale ; l’utilisation d’embarcations de types variés correspondant à des usages différents. Alors qu’aucune source écrite n’indique une utilisation du fleuve avant le ixe s., époque du privilège de Pépin Ier pour l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély et des incursions Scandinaves, diverses épaves sont datées d’avant cette période. Dans une certaine mesure, cela peut sembler aller de soi : la desserte d’installations de pêche, la nécessité de traverser le fleuve, quelques trafics locaux, bien des choses nécessitent l’emploi de bateaux dès le Néolithique. La découverte d’épaves datées apporte des renseignements précis, l’un des premiers étant le nombre de celles antérieures au xiie s. puisque toutes les découvertes présentées ici sont dans ce cas. Il y a là un problème d’autant plus troublant qu’à coup sûr le fleuve a été, des xiiexiiie s. jusqu’au début de notre siècle, infiniment plus sillonné d’embarcations qu’aux viexie s. Le nombre d’épaves de la période viexie s., de surcroît des pirogues monoxyles, est étonnant mais il est recoupé par l’état des trouvailles dans l’ensemble des bassins fluviaux de France où les découvertes de pirogues monoxyles, malheureusement le plus souvent non datées, sont très nombreuses alors que celles de bateaux assemblés sont rares. La distorsion entre ce qui devrait raisonnablement être au fond du fleuve et ce qui est découvert n’est donc pas, dans le cas de la Charente, le résultat du hasard ou des méthodes d’observation. Une vingtaine d’années de prospection systématique de la section Saint‑Savinien‑Cognac permet de penser que les épaves d’embarcations assemblées de type gabare sont, sinon absentes, du moins très rares.

2Plusieurs explications sont possibles pour justifier ce phénomène. Une découverte comme l’épave d’Orlac semble correspondre à une pratique observée ailleurs en Europe du Nord‑Ouest, la mise au sec sur une berge et l’abandon dans cette position des embarcations usagées. L’examen de la coupe des dépôts montre que l’épave fut ainsi traitée et qu’elle resta longtemps visible, avant que le déplacement du cours du fleuve ne la fasse disparaître. Si l’on comprend les circonstances d’abandon de cette épave, on peut se demander pourquoi on ne trouve pas de même des bateaux assemblés des xiiiexixe s. Plusieurs explications sont possibles, notamment la taille relativement importante de ces dernières unités qui, si elles avaient été tirées au sec sur des grèves de port, les auraient encombrées. Mais la cause principale de cette absence de bateaux assemblés sur les berges est autre : dès la fin du Moyen Âge, dans le bassin de la Charente comme ailleurs, on déchire les embarcations et on en réutilise le bois. Dans ces conditions, une question se pose à propos de l’épave d’Orlac : son bois n’a tenté personne, elle n’a pas été dépecée pour alimenter une récupération. Cela traduit‑il l’absence de besoin de bois de chauffage chez les riverains, leur pauvreté en outils susceptibles de découper des pièces de bois épaisses ou d’autres phénomènes qui nous échappent ?

3L’absence de renflouement dès le Moyen Âge des pirogues monoxyles découvertes au fond de la Charente pose problème et conduit à formuler deux observations.

4Avant le milieu du xixe s., il a toujours été facile de renflouer une épave coulée en amont de Saint‑Savinien : il n’existait que très peu d’endroits où, au moment de l’étiage et, pour la partie, soumise à la marée, à l’époque des marées de mortes‑eaux, le niveau d’eau dans le lit mineur était supérieur à 1,50 m, au plus 2 m. Les renflouements étaient apparemment systématiques. Nous avons ainsi le récit, en 1733, de celui d’une gabare longue de 35 à 36 pieds et large de 11 à 12 pieds, chargée de briques et venue s’échouer contre la sixième arcade du pont de Taillebourg, celle par laquelle passait la navigation descendante ; le 19 octobre, un procès‑verbal du procureur de Taillebourg indique qu’elle est déjà en partie vidée de son chargement et que son propriétaire a envoyé des gens avec des barriques pour l’alléger (ADCM, B 5462). Celles‑ci étaient attachées à la coque ou introduites sous le pont à marée basse ou à l’étiage ; la remontée de l’eau permettait de décoller l’épave du fond puis de la traîner sur une berge.

5La fréquence de découverte de pirogues monoxyles au fond du fleuve ne peut, dans ces conditions, s’expliquer que d’une seule manière : faites à partir de troncs d’arbres sans doute faciles à obtenir dans la majorité des cas, résultat d’un travail peut‑être considéré comme aisé, sinon rapide, ces embarcations, à partir d’un certain degré d’usure, ne justifiaient pas un renflouement. Cela nous donne des indications intéressantes sur la mentalité de l’époque. Mais l’apport essentiel de ces épaves est de révéler l’existence de traditions techniques régionales anciennes et de montrer une utilisation diversifiée du fleuve dès le haut Moyen Âge.

3.2 Les preuves de l’existence de traditions techniques anciennes

6Les découvertes faites dans la Charente sont de trois types : des pirogues monoxyles ; un bateau monoxyle assemblé ; un bateau assemblé. La plupart des pirogues monoxyles appartiennent à une tradition technique courante, observée dans de nombreux bassins fluviaux. Il n’en est pas exactement de même pour la pirogue de Port‑Berteau, qui présente plusieurs caractéristiques exceptionnelles : c’est l’une des rares en France à posséder des membrures rapportées et c’est aussi l’une des plus longues. On peut ajouter qu’avec sa charge utile de près de 4 t, elle est à l’extrême limite des possibilités offertes par la technique de la construction monoxyle. Il est difficile actuellement de parler d’une manière précise de la seconde épave de Port‑Berteau, mais, pour l’époque à laquelle elle appartient, les veviiie s., elle ne semble pas se rattacher à une tradition connue de construction navale, fluviale ou maritime.

7L’épave d’Orlac pose des problèmes analogues. Si sa technique générale de construction, selon la méthode du monoxyle assemblé, se retrouve ailleurs en Europe du Nord‑Ouest, aussi bien à l’époque gallo‑romaine qu’au Moyen Âge, sinon même jusqu’à nos jours, elle n’en présente pas moins divers traits spécifiques qui permettent d’en faire un cas à part et peut‑être d’en parler comme du représentant d’une tradition à la fois spécifique et évoluée dont elle serait à ce jour l’unique représentant. Des assemblages aussi maîtrisés ne peuvent se concevoir en dehors d’une expérience technique enracinée dans une tradition forcément ancienne. Il est donc possible, autant que pour les deux épaves de Port Berteau, de parler à son propos d’une tradition spécifique de construction, la référence à une tradition régionale devant, pour des raisons qui seront examinées plus bas, être avancée avec précaution.

3.3 Une utilisation diversifiée du fleuve aux viexie s.

8Les sources écrites nous indiquent difficilement ce que furent les formes diversifiées d’utilisation du fleuve, de la petite navigation utilitaire locale au commerce régional, sinon international. Dans certains cas, la diversité des termes employés pour désigner les bateaux circulant dans un bassin fluvial permet de penser qu’il y coexiste des unités de nature différente mais sur lesquelles nous ne pouvons rien dire de concret : c’est ainsi qu’en Anjou naviguent au xie s. des « lembi », « chalani », « naviculi » (Bienvenu 1957 : 211‑240 et 437‑467 ; cité par Fossier 1982, II : 736).

  • 1 Vieillard 1963 : 20‑21. « Or leur bateau, est petit, fait d’un seul tronc d’arbre, pouvant à peine (...)
  • 2 Vieillard 1963 : 24‑25. « Et en outre, les passeurs sont tenus d’avoir de grands bateaux dans lesqu (...)

9L’un des textes les plus intéressants à ce propos est le Guide du pèlerin de Saint‑Jacques de Compostelle qui montre que, dans les premières décennies du xiie s., on utilisait des pirogues monoxyles comme bateaux de passage à Saint‑Jean‑de‑Sorde, aujourd’hui Sorde (Landes), sur la rive droite du Gave d’Oloron, non loin de son embouchure dans le Gave de Pau : « Est etiam navis illorum modica, unius arboris facta, equos minime recipiens, quam cum intraveris te ipsum cante custodi, ne forte in aquam cadas. Oportebit enim, equum tuum per fi‑enum trahere post te, extra navim, per pelagum » (Vielliard 1963 : 20‑21)1. Le même texte ajoute plus loin, toujours à propos des péagers du pays basque : « Et magnas etiam naves in quibus jumenta et homines largiter queant intrare, habere debent », ce qui ne permet pas d’assurer qu’il s’agit encore de pirogues monoxyles mais montre que les embarcations utilisées comme bacs pouvaient être relativement grandes (Vielliard 1963 : 24‑25)2.

10Quelques études ethnographiques récentes et surtout les découvertes archéologiques montrent abondamment le maintien, au Moyen Âge et même après cette époque, de l’emploi de la pirogue monoxyle. Or, jusqu’à une époque récente, faute de méthodes de datation en laboratoire, on attribuait d’emblée toutes les trouvailles de ce genre au Néolithique ou à l’âge des Métaux, en partant de l’idée que de telles embarcations n’existaient plus au Moyen Âge. Dans le cas de la Charente, non seulement l’archéologie prouve leur emploi au Moyen Âge mais, de plus, elle rend possible, grâce aux caractéristiques des épaves découvertes, l’identification de trois utilisations différentes du fleuve avant le milieu du xie s.

3.3.1 Navigation locale : un homme et une petite cargaison ou la pêche

11Le premier type de navigation est assumé par des pirogues monoxyles embarquant deux hommes ou un homme et une petite cargaison. Utilisées pour une petite navigation locale, on peut penser qu’elles ont été le plus souvent exploitées pour les pêcheries ou les moulins et peut‑être, pour les plus grandes d’entre elles, pour des transports locaux d’hommes ou de marchandises, agricoles ou commerciales. On pense notamment aux embarcations qu’utilisaient, selon un texte déjà cité du 8 mars 1196, les habitants de Saintes pour la levée des anguilles dans la Charente (Gal. Christ., II : 478).

12Appartiennent à cette première catégorie les quatre pirogues monoxyles, toutes en chêne et assez semblables, de Port‑d’Envaux, Taillebourg, Dompierre et Chaniers. Les deux premières sont des viieviiie s., la troisième des xiiexiiie s., la dernière n’est actuellement pas datée. La pirogue de Port‑d’Envaux, la mieux conservée, avec une longueur d’un peu moins de 5 m, un poids à vide de 190 kg et une capacité maximale de charge d’environ 220 kg, a les caractéristiques d’une embarcation destinée à la pêche avec une ou deux personnes ou, éventuellement, au transport d’une cargaison limitée avec une personne à bord.

13Ce type de besoin, présent du Néolithique à nos jours, explique que, comme le montrent les recherches récentes des ethnologues, des historiens et des archéologues, l’utilisation de pirogues monoxyles a été constante, parfois jusqu’au xixe s., dans plusieurs bassins fluviaux français ou dans certains lacs, alpins notamment. Dans le cas de la Charente, nous pouvons désormais affirmer qu’il en a été de même. Nous connaissons en effet actuellement une trouvaille néolithique, celle de Bourg‑Charente, et, à l’opposé, deux autres, mises au jour à Saint‑Fraigne (Charente), dans les marais d’Aigre, un affluent de la Charente, l’une datable de la période 1495‑1800, l’autre sans doute analogue mais malheureusement détruite avant datation. Par ailleurs, un ouvrage cite la présence de pirogues monoxyles en 1644 dans la Touvre, affluent de la rive gauche de la Charente, dans le secteur d’Angoulême.

3.3.2 Transport de quelques personnes ou pèche collective

14Ce sont essentiellement ses dimensions qui permettent de rattacher à un groupe particulier la pirogue monoxyle de Port‑Berteau. Datable des viiexie s., en chêne comme les précédentes, cette pirogue monoxyle se distingue d’abord par ses dimensions exceptionnelles : sa longueur totale est en effet de 12,80 m, ce qui en fait l’une des plus grandes trouvées en France. Exceptionnelle par ses dimensions, elle l’est aussi par la présence de six demi‑membrures (qui en font l’une des rares pirogues monoxyles connues possédant des membrures rapportées), par un poids à vide de 1,350 t et une capacité maximale de charge de 3,9 t, certainement le maximum possible pour une construction monoxyle. Un tel bateau, impossible à transporter à terre dans des conditions normales, nécessairement manœuvré par plusieurs hommes, paraît réservé à des fonctions particulières, comme le transport de personnes ou la pêche collective, sa longueur permettant l’embarquement de plusieurs hommes et la relève de filets de grande taille. En revanche, une telle embarcation ne semble pas faite pour le transport régulier de matériaux pondéreux : ses caractéristiques dans l’eau, sa stabilité notamment, sont franchement inadaptées.

15La pirogue de Port‑Berteau fait beaucoup penser aux embarcations monoxyles évoquées précédemment et utilisées dans les premières décennies du xiie s. pour le bac de Saint‑Jean‑de‑Sorde, sur la rive droite du Gave d’Oloron (Vielliard 1963 :.21).

16La tige de chêne utilisée pour faire cette pirogue, venant nécessairement d’un arbre âgé de 120 à 150 ans, était exceptionnelle, par cet âge même et par son poids, de l’ordre de 6 t avant taille. Elle ne peut venir que d’un bois riverain du fleuve et exploité en futaie depuis très longtemps au moment de l’abattage de l’arbre : nous retrouverons la même chose avec l’épave d’Orlac.

3.3.3 Transport régulier de matériaux pondéreux

17On peut considérer qu’un bateau est destiné au transport régulier de matériaux pondéreux quand son poids à vide nécessite plusieurs hommes, de surcroît spécialisés, pour le manœuvrer, quand il est susceptible d’emporter une cargaison dépassant une ou deux tonnes, quand enfin les matériaux et les techniques utilisés pour le construire supposent un coût relativement important et la maîtrise d’une technique évoluée ou l’utilisation de matériaux qui ne sont pas à la disposition de tous les riverains d’un fleuve. Deux épaves de la Charente correspondent très bien à un bateau de rivière de ce type : celles de Port‑Berteau et d’Orlac.

18Il y a actuellement, en attendant les résultats de la fouille en cours, peu à dire de l’épave de Port‑Berteau, sinon qu’il s’agit d’un bateau assemblé des veviiie s., mesurant 13,40 x 4,20 m, possédant des membrures de section carrée de 10 cm environ et des virures de 6 à 7 cm d’épaisseur. Par contre, le bateau d’Orlac est un spécimen dont quelques caractéristiques méritent d’être soulignées ici.

3.3.4 Remarques générales sur le bateau d’Orlac

19Son principe structural de construction est celui du monoxyle‑assemblé, avec comme élément le plus significatif, le bordé monoxyle de transition, un principe de construction classique dans la construction navale fluviale antique ou médiévale en Europe.

3.3.4.1 Une construction techniquement originale

20Au‑delà de cette appartenance de départ à un type bien connu de construction navale, l’épave d’Orlac se distingue par plusieurs traits spécifiques. Tous les exemples de bateaux découverts à ce jour et construits de cette manière ont des assemblages croisés, avec utilisation de membrures, ce qui n’est pas le cas à Orlac où le système d’assemblage est essentiellement longitudinal. Une autre différence notable avec les autres monoxyles assemblés est l’absence totale d’utilisation de clous, l’assemblage des pièces étant fait uniquement par plus de 200 gournables. Les assemblages des éléments de la coque, avec utilisation de trois types d’assemblage, directs ou indirects, aucunement attestés dans les autres épaves antiques ou médiévales monoxyles‑assemblées fouillées en Europe de l’Ouest ou du Nord témoignent encore de l’originalité de cette construction.

21La forme du bateau, un long fuseau de 15,50 m de long aux extrémités pointues et dont la plus grande largeur (2,10 m) est à 4 m de l’une des extrémités, est un autre élément d’originalité parmi toutes les épaves monoxyles assemblées connues. Cette forme particulière correspond certainement à une propulsion à la perche, l’homme étant en position debout, à l’arrière. Ces diverses caractéristiques de l’épave d’Orlac se rattachent à une tradition spécifique de construction navale, de surcroît sans doute ancienne si l’on en juge par le caractère très maîtrisé de cette technique.

3.3.4.2 Emploi de pièces de bois d’une qualité exceptionnelle

22Certaines des pièces de bois utilisées pour façonner plusieurs des parties principales de la coque sont d’une qualité exceptionnelle, notamment les deux pièces disposées dans l’axe de la coque et les deux bordés monoxyles de transition. Les éléments centraux de la sole, longs tous les deux de 7,60 m, ont été faits à partir de deux fûts d’arbres longs de 8 m, avec un diamètre probable de 80 cm pour l’un, de 70 cm pour l’autre. Cela signifie, dans le premier cas, une pièce d’un poids de 3,216 t, ramenée à 720 kg après travail, dans le second de 2,463 t, d’un poids final après travail de 680 kg. Les deux bordés monoxyles de transition, qui mesurent 14,30 m de long et 56 cm dans leur plus grande largeur, sont encore plus remarquables. Chacun ayant été fait dans un tronc de chêne, cela signifie l’utilisation de deux fûts de 15 m de long et 90 cm de diamètre, soit un poids unitaire de 7,634 t, le poids final de chacune de ces pièces après travail étant de 1 300 kg. Au total, ces quatre éléments principaux de la coque ont été façonnés dans 26 183 dm3 de bois pesant 20,950 t, le poids total après façonnage étant de 4 t. On note l’énorme perte de matériaux (plus de 80 %). Rappelons l’absence de traces d’utilisation de scie.

23Les dimensions exceptionnelles des fûts nécessaires conduisent à s’interroger sur l’âge des arbres lors de l’abattage. Deux éléments sont à prendre en compte : la longueur du fût et son diamètre.

24Un chêne de 120 ans possède en moyenne un fût de 14 m d’un diamètre de l’ordre d’un mètre, cette longueur étant insuffisante pour façonner les deux bordés monoxyles de transition (Maison rustique s.d., IV, tabl. : 84‑85). Les tables de croissance des chênes montrent qu’il faut plus de deux siècles pour avoir le fût de 15 m de long nécessaire pour façonner chacune de ces pièces. Les données de la dendrochronologie confirment cette estimation. Les deux pièces centrales la et 1b couvrent respectivement 119 et 172 années des 209 observées au total à partir de l’ensemble des échantillons et les pièces 2a et 2b respectivement 118 et 200. À cet âge minimum, il faut ajouter les cernes qui nous manquent en périphérie et au cœur. Dans ces conditions, les arbres dont proviennent ces pièces avaient tous entre 200 et 250 ans.

25Il est remarquable d’observer qu’en dehors de ces quatre pièces principales, l’observation dendrochronologique montre que plusieurs autres, pourtant de moindre ampleur, ont aussi été obtenues à partir de chênes très âgés : c’est le cas par exemple de la pièce 3c, dont les cernes indiquent qu’elle a été taillée dans un arbre vieux d’au moins 150 ans. On peut conclure qu’il a été nécessaire pour construire le bateau d’Orlac de transporter diverses pièces de bois représentant un poids total de 20 t, les deux plus lourdes et les plus encombrantes mesurant 15 m de long pour un poids unitaire de 7,6 t. Au moins quatre pièces de bois sont obligatoirement issues d’autant de chênes âgés de 200 à 250 ans environ. Nous reviendrons plus bas sur ces points qui ont une importante signification.

3.3.4.3 Une construction faite par un spécialiste

26Très technique, la construction du bateau d’Orlac a été faite sous la direction d’un spécialiste, maître charpentier ou futur conducteur de l’embarcation. Elle a rassemblé, au moins à deux moments, au début du chantier, pour le transport du bois, et en fin de travail, un assez grand nombre d’hommes. Rappelons que, dans le cas de la seconde hypothèse de restitution de la construction du bateau, il a peut‑être été nécessaire, en fin d’assemblage des éléments, de retourner la coque, d’un poids d’environ 4 t et construite en position retournée. Un travail collectif du personnel d’une grande exploitation foncière ou, moins probablement, d’un groupe d’utilisateurs du fleuve semble vraisemblable.

3.3.4.4 Capacités techniques et types d’utilisation

27Prêt à naviguer, avec une coque lège d’un poids de 4 t, un équipage de trois hommes pesant chacun 65 kg et deux pierres de mouillage d’au moins 40 kg chacune, le bateau d’Orlac déplace 4,3 t. Son tirant d’eau est de 45 cm avec une charge utile possible de 8,2 t maximum. Dans le cas d’un chargement de pierre, la charge ne dépasserait pas le haut du bordé. Dans celui de chargement de grain, elle s’élèverait à 11 cm au‑dessus du plat‑bord. Il est intéressant de comparer le tonnage du bateau d’Orlac à celui des embarcations fréquentant la Charente aux xive et xve s.

  • 3 Brodut 1901: 500‑504. Selon un état de 1771 qui renvoie certainement à une situation très largement (...)
  • 4 AN, 1 AP 2127, document sans date conservé sous forme d’une feuille de papier arrachée d’un cahier (...)

28À la fin du Moyen Âge, le tonnage usuel des unités de cabotage qui remontaient couramment à Tonnay‑Charente, Saint‑Savinien ou Taillebourg paraît de l’ordre de 40 tonneaux. Les seuils de tonnage au‑dessus ou en dessous desquels étaient payées un certain nombre de redevances tels qu’ils sont connus aux xvexviie s., époque où ils correspondent d’ailleurs à un état bien antérieur, le montrent bien. A Tonnay‑Charente, en 1416, la redevance sur les bateaux chargés de vin n’est due que par ceux de plus 40 tonneaux (AHSA XXXII : 201‑203). Les droits de lestage, délestage et mâtage y sont perçus aussi sur les navires de 40 tonneaux et plus3. Le 6 novembre 1601, des habitants de Saint‑Savinien passent une transaction avec le seigneur de Tonnay‑Charente à propos des droits qu’ils payeront pour leurs bateaux à chaque passage : les seuils sont à moins de 6 tonneaux, de 6 à 20, de 20 à 30, de 30 à 40, de 40 à 60, et enfin au‑dessus de 60 tonneaux (AN, H4 3020). À Taillebourg, le droit de quillage payé au xve s. n’était dû que par les bateaux de plus de 40 tonneaux4. Ce tonnage est celui des bateaux les plus courants à La Rochelle au début du xve s.

29Les gabares médiévales ou des xviiexviiie s., mieux connues, avaient aussi un tonnage de 30‑40 tonneaux. Quatre quittances de 1477‑1479, relatives à des transports d’avoine ou de froment par gabare de La Paye et Le Gond, un peu en amont de Saintes, à Taillebourg attestent des ports respectifs de 418, 528, 700 et 914 boisseaux (AN, 1 AP 1669, no 28 ; no 46 ; no 49 ; no 71) : cela donne des ports de 11, un peu moins de 14, 18, 42 et un peu plus de 24 tonneaux à raison de 38 boisseaux par tonneau, mesure de Taillebourg, selon une équivalence donnée par un acte du 27 avril 1424 d’un notaire rochelais (BMLR, ms. 199, fol. 72 v°). Un contrat du 10 septembre 1663 montre une barque chargée de 16 muids de sel à Tonnay‑Charente et remontant à Angoulême (ADCM, Burgaud, XXIV/95, no 5). Un tonnage de 16 muids de sel semble avoir été usuel pour les gabares de Charente, du xve s. au début du xviiie s. Avec un poids d’environ une tonne par muid, cela donne un nombre équivalent de tonneaux.

30Un État des vaisseaux, barques et bateaux des ports de la juridiction de l’amirauté de Brouage, îles et côtes de Saintonge... recense, en 1692, à Saintes 8 gabares portant entre 20 et 50 tonneaux, à Tonnay‑Charente, Saint‑Savinien, Port‑d’Envaux et Taillebourg 37 unités, essentiellement des gabares mais aussi quelques chaloupes, ayant toutes entre 3 et 40 tonneaux (ADCM, B 3). D’autres états analogues, par exemple en 1721 et 1764, montrent une situation semblable dans ces mêmes ports (ADCM, B 95 et 41). Il faut cependant indiquer que, dès le début du xviiie s., on assiste à une très forte croissance du tonnage des gabares de la Charente : celles transportant le sel passent ainsi de 16 à 80 muids (Gervais 1725‑1726 : 24).

  • 5 ADCM, Texier, notaire XXIV : par exemple 1632, acte no 5 ; 1634, acte no 23 ; 1638, acte no 18.

31Même dans la Boutonne, au tirant d’eau bien inférieur à celui de la Charente, du Moyen Âge au début du xixe s., les gabares ont un tonnage situé entre une quinzaine et 25 tonneaux. En 1450‑1451, une gabare apporte de Saint‑Jean‑d’Angély à Taillebourg 26 tonneaux de vin (AHSA VI : 57). En 1465, une enquête montre que le Clain et la Boutonne portent des bateaux de 40 à 50 pipes, soit de 20 à 25 tonneaux, l’Eure portant des bateaux plus gros, la Sèvre niortaise des plus petits (Favreau 1978 : 434 ; Billot 1978). Des actes passés de 1632 à 1638 devant un notaire de Tonnay‑Charente pour des transports entre Saint‑Jean‑d’Angély et ce lieu montrent des tonnages de gabares compris entre 21 et 41 tonneaux5.

32Le bateau d’Orlac, avec 8,2 t de charge utile, même avec une éventuelle surélévation de 10 cm de ses flancs (non attestée lors de la fouille) lui permettant d’emporter une charge d’un peu plus de 10,7 t, se situe donc encore loin des embarcations traditionnelles du bassin de la Charente telles qu’on les’ connaît aux xivexve s. Cela n’enlève rien au fait qu’il s’agit indiscutablement d’un bateau de charge. Le rapport de un à deux entre le poids lège et la capacité maximale de charge est une donnée importante qui indique que le bateau d’Orlac a été conçu pour faire des transports lourds selon un rythme régulier. Il serait en effet peu cohérent de construire un bateau aussi lourd pour une charge légère, par exemple la pêche. Dans des utilisations de ce genre au contraire, comme le montre la pirogue de Port‑d’Envaux, la charge possible est de l’ordre du poids de la coque, celle de Port‑Berteau, avec un rapport de un à trois, étant un exemple limite.

33De plus, dans le cas de l’épave d’Orlac, le transport de fret lourd avec un rythme irrégulier, et donc une immobilisation longue de l’embarcation, doit être exclu car il serait illogique au regard du mode de construction et des caractéristiques de celle‑ci. Le comportement en rivière de ce bateau est le dernier élément à prendre en considération pour comprendre sa fonction. Lège, prêt à naviguer avec son équipage et ses pierres de mouillage, il est très stable grâce à la très forte épaisseur de sa sole (12,7 cm) qui joue un rôle d’autolestage. Il est encore plus stable avec une charge utile, le centre de gravité variant évidemment selon la densité du produit embarqué : satisfaisante avec un chargement de grain (d’un poids spécifique de 0,68 kg/dm3) la stabilité est parfaite dans les deux cas les plus probables, ceux de chargements de sel, plus lourd, ou de pierre, dont le poids spécifique, dans le cas de calcaire dur, est de l’ordre de 2,7 kg/dm3, soit en fait 2 kg/dm3 (en tenant compte des interstices entre blocs). Lège ou après chargement, le déplacement d’un homme pour la manœuvre n’entraîne qu’une inclinaison faible, inférieure à 0,5°. Pour que l’eau entre dans la coque, il faut une inclinaison supérieure à 5°, exclue dans des conditions normales de manœuvre, si le bateau reste dans des eaux calmes d’une rivière.

34Le recours à la perche comme mode de propulsion implique des eaux peu profondes, un milieu protégé, un courant faible, une pente réduite, ce qui correspond seulement à l’amont de Saintes. En aval, surtout en dessous de Taillebourg, la conjonction de l’influence des marées et de la profondeur croissante de l’eau exclut l’utilisation d’un tel mode de propulsion et donc de cette embarcation dont, de plus, les caractéristiques en charge ne sont pas adaptées à de telles eaux.

3.3.5 Une comparaison : le bateau de l’abbaye de Ferrières en 859

35Il est intéressant de comparer ces divers éléments à ce que nous indique une série de lettres de l’abbé du monastère de Ferrières (Loiret).

  • 6 Loup de Ferrières 1964, II : 133 sq. Selon ibid. 134, note 2 : « Marnay doit être cherché parmi les (...)

36En juin ou juillet 858, ce dernier écrit à un nommé Bertold, abbé d’un monastère non identifié, pour le prier de « vouloir bien nous faire cadeau de vingt sabres [viginti arbores], dans votre bois de Marnay, et nous prêter quelques habiles charpentiers, qui aideraient les nôtres à construire un bateau [naviculam] meilleur que ce que nous pourrions trouver à acheter »6. Cette demande ayant vraisemblablement été satisfaite, deux autres lettres des environs du 10 août 859 et de la fin septembre ou du début octobre de la même année montrent que ce bateau est dans le premier cas en cours de construction, dans le second peut‑être achevé (Loup de Ferrières 1964, II : 135 sq.). Nous savons que quelques années plus tard, entre 859 et 862, il circule sur la Seine avec sa cargaison et remontait l’Oise jusqu’à Creil (Loup de Ferrières 1964, II : 155 sq.).

37Nous sommes donc en présence d’une unité relativement importante, capable de naviguer sur la Seine et l’Oise et dont la construction a demandé au moins quelques mois en 859. Il est remarquable de constater que pour ce faire, l’abbé de Ferrières, qui indique explicitement qu’il dispose de charpentiers, demande néanmoins l’envoi d’un spécialiste capable de diriger le travail. L’allusion à la possibilité d’acheter le bateau envisagé, plutôt que de le bâtir, montre l’existence de charpentiers indépendants.

38On remarque que l’abbé de Ferrières ne possède pas les vingt arbres nécessaires. Ce nombre important doit correspondre à une unité assez grosse et très vraisemblablement dotée d’une structure entièrement assemblée. Surtout, il est significatif de constater, alors que Ferrières se trouve dans une zone relativement boisée, pas très loin par exemple de la forêt d’Orléans, qu’il lui faut faire appel à des apports extérieurs. Peut‑être s’agit‑il, comme dans le cas d’Orlac, de disposer de troncs d’une taille exceptionnelle, difficiles à trouver. Mais le plus vraisemblable est que cette construction est destinée à être faite dans le bassin fluvial où elle devra naviguer, la Seine, et qu’en conséquence on s’approvisionne dans un bois, celui de Marnay, proche de ce fleuve ou de l’un de ses affluents.

39Cet exemple nous éclaire un peu plus sur les conditions dans lesquelles une embarcation comme celle d’Orlac a pu être faite, en recourant à des achats ou des dons de pièces de bois indispensables mais exceptionnelles et surtout en utilisant les compétences d’au moins un spécialiste venu peut‑être d’assez loin pour diriger le chantier. On sait qu’à l’époque carolingienne et encore au début du xie s., les abbés des grands monastères, tout comme les grands seigneurs laïques, n’hésitaient pas à faire appel à des spécialistes, architectes, peintres, sculpteurs, parfois venus de loin. Dans le cas de la construction navale, cela signifie qu’une épave relevant d’une technique très évoluée n’est pas forcément la preuve de l’existence d’une tradition régionale propre à un bassin fluvial ou à une côte spécifiques. Encore dans le cours du xve s., on trouvait des charpentiers de marine bretons itinérants, travaillant en Aunis et en Saintonge.

3.4 Que signifie le bateau d’Orlac ?

3.4.1 Une embarcation construite à l’initiative de qui ?

40Le bateau d’Orlac est fait de pièces de bois exceptionnelles, obtenues à partir de chênes abattus en même temps, entre 1021 et 1042, certainement dans un même bois. La dimension des fûts indique qu’ils viennent d’une futaie maintenue au moins depuis l’an 800. Notre connaissance des forêts saintongeaises du début du xie s. ne nous permet pas d’aller très loin dans les hypothèses de localisation. La situation aux xvexvie s., mieux connue, montre qu’il était possible au début du xie s. de trouver de telles pièces dans des forêts proches de la Charente, pas trop loin en amont ou en aval de Saintes (Chapelot 1984 : 68‑71 et 78‑79).

41Les caractéristiques des arbres utilisés impliquent une gestion forestière rigoureuse sur une très longue période et que ces arbres proviennent d’un bois bien surveillé et entretenu, très vraisemblablement une forêt de chasse seigneuriale, laïque ou ecclésiastique : seules des forêts de ce genre sont en effet susceptibles à cette époque d’avoir été cultivées en futaie pendant une si longue durée. Le poids unitaire et les dimensions des pièces les plus importantes supposent de bonnes conditions de transport, sans aucun doute par le fleuve, ce qui conduit à penser que l’embarcation a été construite en bordure de celui‑ci, dans les parages d’Orlac ou du moins dans le bief en amont de Saintes. À la fin du Moyen Âge, la forêt d’Argenson ou d’Authon, couvrant, sur la rive droite de la Charente, la zone allant de Saint‑Savinien à Cognac, est encore abondamment pourvue d’arbres de qualité (Chapelot 1984 : 68). Un approvisionnement dans cette forêt est d’autant plus possible que les seigneuries au sud de celle‑ci et proches du fleuve appartiennent, au plus tard aux xiie ou xiiie s., pour une large part à certains des utilisateurs possibles de l’épave d’Orlac : l’évêque et le chapitre de Saintes ou l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély.

42La lourdeur des pièces de bois à manipuler, l’importance du travail à accomplir, ne peuvent s’accorder qu’avec un travail collectif. La qualité et la technicité de la construction signifient le recours à une main d’œuvre dirigée par un spécialiste formé à l’école d’une tradition de construction ayant une certaine ancienneté. Les qualités spécifiques du bateau, ses capacités de charge par exemple, signifient une utilisation régulière pour le transport de matériaux pondéreux et l’emploi pour la manœuvre de plusieurs spécialistes, vraisemblablement un équipage de trois hommes. Plusieurs réparations, dont il est difficile de dire si elles ont été faites immédiatement lors de la construction, pour corriger des imperfections, ou dans le cours de l’utilisation de l’embarcation, attestent peut‑être un emploi assez long de celle‑ci, dans tous les cas le soin mis à l’entretenir.

43Une première hypothèse est une construction à l’initiative d’un de ces marchands spécialisés dont nous avons vu que, même à l’époque carolingienne, ils subsistaient toujours sur certains des fleuves de France. Mais le contexte de construction du bateau et son utilisation seulement en amont de Saintes vont à l’encontre de cette hypothèse.

44En réalité, la construction a certainement été faite à l’initiative d’un grand seigneur laïque ou, plus vraisemblablement, ecclésiastique. Compte tenu de l’implantation seigneuriale locale, l’évêque ou le chapitre de Saintes peuvent avoir été les propriétaires de cette embarcation.

3.4.2 Une embarcation utilisée pour quel trafic ?

45Le mode de propulsion et la stabilité probable en charge signifient une navigation dans des eaux calmes et peu profondes, en amont de Saintes. Les caractéristiques générales correspondent à une utilisation régulière pour des transports lourds. Cela s’accorde avec les éléments dont nous disposons et qui font penser que, dès les premières décennies du xie s., la section de la Charente entre Saintes et Cognac est empruntée par d’autres unités que de petites embarcations locales de travail ou de service. Une utilisation pour le transport de pierre semble la plus vraisemblable : en cas d’une remontée vers l’amont jusqu’à Jarnac, ce qui ne peut être exclu au début du xie s., on touche aux grandes carrières de Saint‑Même, situées à quelques kilomètres seulement en amont de cette ville et très employées au Moyen Âge à Saintes et plus bas dans le fleuve. Un seigneur local, pour une construction, militaire essentiellement, a pu se trouver dans la situation de créer un tel instrument de transport et de l’entretenir pendant quelques années, une décennie ou plus. Un ecclésiastique peut avoir eu les mêmes besoins pour un chantier de construction d’église. Ces deux cas présentent l’intérêt d’être ceux de propriétaires fonciers susceptibles de posséder les futaies nécessaires pour construire le bateau, ainsi que des vignes ou des céréales en quantité telle que le transport de surplus soit nécessaire et constitue un appoint de fret. Par contre, la restriction de la navigation au bief en amont de Saintes exclut le transport de sel qui pose le problème de l’approvisionnement initial : en effet, le bateau d’Orlac ne peut descendre jusqu’aux salines du littoral ni même au port saunier de Taillebourg.

46En conclusion, des transports diversifiés, de vin, de céréales, surtout de pierre, dans le cadre d’une économie domaniale élargie épisodiquement à l’écoulement de surplus ou à l’approvisionnement de lieux de consommation comme Saintes, semblent l’hypothèse la plus probable. Le niveau de développement du commerce dans ce secteur de la Charente reste problématique, une telle embarcation ayant bien pu être utilisée en dessous de ses caractéristiques, notamment sans plan de charge régulier et constant. Deux éléments complémentaires répondent à cette interrogation. Un bateau est un système technique dont la conception et le fonctionnement sont réglés par des contraintes incontournables. Dans le cas présent, tout milite dans le sens d’une conception pour des transports lourds et réguliers. D’autre part, le contexte archéologique, tout particulièrement certains aménagements du lit mineur observés en fouille, prouve une volonté d’amélioration de la navigation à l’époque où naviguait l’épave d’Orlac.

3.4.3 Les aménagements contemporains de la Charente et leur signification

  • 7 Doehaerd (1971 : 268‑269), citant Capitularia regum Francorum, I, 1881 : 192, G.4 ; 197, c. 7 ; 289 (...)
  • 8 Doehaerd (1971: 268‑269), citant Capitularia regum Francorum, I, 1881 : 197, c. 7.
  • 9 Duby (1971 : 265) précise : « Les détenteurs du droit de ban, qui jusqu’alors ne songeaient à explo (...)

47Dès l’époque carolingienne, les textes se font l’écho pour la première fois depuis l’époque gallo‑romaine, de préoccupations du pouvoir central en ce qui concerne l’entretien et l’aménagement des voies de communications de la Gaule7 . À nouveau, la perception de taxes paraît liée à la notion de service rendu au voyageur, notamment par l’aménagement de ports et de lieux d’ancrage pour les voies fluviales8 . Au xe s., l’atonie de l’économie saintongeaise, l’effacement de Saintes, l’inexistence de Cognac, tout s’accorde pour conduire à penser que rien de ce genre ne fut fait dans la Charente avant les environs de l’an mille. Par contre, les premières décennies du xie s. sont, d’une manière générale dans une grande partie de l’Europe du Nord‑Ouest, le moment où s’anime le commerce. De nombreux indices vont dans ce sens, par exemple la création de péages terrestres et fluviaux par lesquels les seigneurs laïques ont su tirer profit du développement du commerce. On peut par exemple fixer le début de ce phénonème dans le Méconnais à partir de 10709 . On voit mal comment on aurait pu se dispenser, en parallèle, d’aménager le cours des fleuves. Les textes nous en fournissent des traces un peu partout, malheureusement fugitives le plus souvent. Cela semble d’autant plus certain que les seigneurs fonciers étaient eux‑mêmes intéressés par l’utilisation de la voie d’eau et que certains aménagements ont certainement d’abord été faits pour leur usage. C’est ce que l’on peut soupçonner, dans le cas de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély avec la création probable par celle‑ci, comme nous l’avons vu, de ports fluviaux.

48Les trouvailles d’alignements de pieux dans notre secteur de la Charente sont, de ce point de vue, très importantes. Ceux découverts à proximité de l’épave d’Orlac semblent avoir précédé d’une vingtaine, peut‑être d’une quarantaine, d’années, la construction de ce bateau et s’établir vers 998. Cette différence chronologique est compensée par le fait que l’analyse dendrochronologique indique que les pieux utilisés pour cet aménagement proviennent des mêmes milieux naturels, peut‑être du même endroit que les pièces de bois employées pour bâtir le bateau d’Orlac. Nous pouvons donc penser, sinon à une parfaite simultanéité, du moins à des initiatives conjointes, procédant d’un même besoin et émanant peut‑être de la même autorité. L’utilité de tels aménagements est en effet facile à déterminer : ce sont des canalisations destinées à resserrer le cours du lit mineur et donc à relever le niveau des eaux. On trouve des aménagements de ce genre, corsetant un cours d’eau et accompagnés d’une levée accessible aux hommes, ailleurs en Europe, par exemple dans les comtés et villes de Flandre entre 1150 et 1190 (Fossier 1982, II : 737).

49Ces alignements de pieux et l’épave d’Orlac sont le signe d’un trafic actif sur le fleuve, pratiqué par des embarcations d’un tonnage certain, et la preuve d’une participation, sinon d’une initiative seigneuriale. Il est difficile en effet d’imaginer que des travaux d’aménagement d’une telle ampleur, de surcroît dans un secteur entièrement aux mains de grands seigneurs laïques ou ecclésiastiques et très utilisé par leurs aménagements de pêche, aient pu être faits autrement qu’à leur initiative et en fonction de leurs intérêts. On voit mal qui aurait pu les forcer à intervenir ou se substituer à eux. La simultanéité de la mise en place de ces installations et de la construction de l’épave, à vingt ans près environ, permet de repousser à un peu avant l’an mille le début de l’utilisation relativement intense de la Charente en ce secteur. Tout cela est à relier à un phénomène majeur, la mise en place du ban seigneurial, appuyé, comme on le sait, sur la création de châteaux.

50Dans notre région, la grande période de construction des châteaux s’étend de 990 à 1050, avec une période spécialement active entre 1020 et 1050. Dans notre secteur de la Charente, on peut citer les deux forteresses de Practabotum (commune de Chérac), sur la rive droite, qui apparaît vers 1024, et de Merpins, en face, sur la rive gauche, créée avant 1031 (Debord 1984 : 459‑460 et 461).

51Parallèlement s’élabore la notion de vicaria casiri, mentionnée pour la première fois en 1007 et devenue courante passé 1020 (Debord 1984 : 157). À partir de ce moment, le château cristallise autour de lui une seigneurie châtelaine pourvue de divers droits de contrainte, y compris naturellement la police du fleuve (on est en droit de le supposer même si les sources directes manquent). La création de péages fluviaux dans notre secteur de la Charente à cette époque, en particulier l’existence de celui de Merpins, seraient la conséquence logique de cet aspect du phénomène. Dans le cas de la Charente, l’aménagement du lit mineur pour la navigation autour de l’an mille peut avoir été le fait d’un ou de plusieurs seigneurs riverains, possesseurs d’embarcations, en vue de faciliter le passage de celles‑ci. Le coût de ces aménagements ne devait pas être sensiblement plus élevé que celui d’autres investissements domaniaux contemporains, comme les grandes pêcheries ou les moulins dont ils sont, en quelque sorte, le complément, dans l’optique d’une volonté de régularisation du cours du fleuve. L’installation de ces files de pieux peut aussi relever d’une « police de la navigation », être le résultat de la volonté de ces mêmes seigneurs riverains d’aider le trafic fluvial en utilisant le revenu qu’ils prélèvent sur ce commerce grâce à leur droit de ban.

52Entre ces deux hypothèses, il est difficile de trancher, d’autant que la première a pu simplement précéder la seconde en l’espace de quelques décennies seulement.

3.5 Sources écrites et données archéologiques : des informations complémentaires

53Il est essentiel, au terme de cette étude archéologique et historique, de constater que ces deux types de sources se confortent ici d’une manière remarquable. L’épave d’Orlac témoigne en faveur d’une utilisation régulière du fleuve à l’approche de 1020 pour des motifs commerciaux ou au moins pour assurer les transports pondéreux réguliers d’un seigneur laïc ou ecclésiastique local. Les aménagements du lit mineur fouillé à Orlac ou ailleurs, antérieurs ou à peu près contemporains de l’épave d’Orlac, ont manifestement été mis en place pour permettre une telle navigation et cela sans doute à l’initiative d’un ou de plusieurs seigneurs locaux qui utilisaient alors le fleuve pour leurs propres besoins ou qui souhaitaient aider le trafic fluvial.

54Ces aménagements du lit, dès 990 environ, sont strictement contemporains d’une part de la mise en place des châteaux et du droit de ban dans ce secteur, de l’autre de l’installation, dans le même secteur, de moulins à eau qui ont aussi contribué, indirectement, à faciliter la navigation. Cette simultanéité d’installation des moulins à eau et de l’aménagement du lit du fleuve autour de l’an mille signifie que les seigneurs laïcs et les établissements ecclésiastiques, propriétaires des moulins à eau, ont su mettre en place une politique cohérente d’amélioration de la navigation, utilisant ces deux sortes d’aménagements. Ce double phénomène d’utilisation et d’aménagement du fleuve est assuré par l’archéologie aux environs de l’an mille, c’est‑à‑dire bien avant que les premières sources écrites ne nous parlent de l’utilisation commerciale de la Charente ou du trafic fluvial de certaines denrées comme le sel. La rareté des sources écrites et l’inévitable décalage entre l’apparition d’une situation économique nouvelle et sa transcription écrite permettent de penser qu’une certaine distance chronologique est inévitable entre l’apparition du commerce fluvial dans les textes et son développement sur le fleuve.

55En conclusion, on peut dire que l’épave d’Orlac et les alignements de pieux observés dans le fleuve témoignent en faveur d’une politique d’aménagement et d’une utilisation commerciale de la Charente dès 990‑1020, cette situation nouvelle étant certainement liée à la mise en place de la féodalité et du droit de ban.

56Rarement sans doute sources écrites et données archéologiques se seront aussi bien associées pour éclairer un problème fondamental d’histoire économique et sociale relatif à une époque pauvre en source et à une question, les transports intérieurs, très peu documentée même pendant la suite du Moyen Âge. Rarement aussi les secondes auront permis, d’une manière aussi claire qu’ici, de montrer que l’archéologie est devenue une source d’histoire économique et sociale incontournable quand ses découvertes peuvent être examinées dans un contexte historique maîtrisé.

Notes

1 Vieillard 1963 : 20‑21. « Or leur bateau, est petit, fait d’un seul tronc d’arbre, pouvant à peine porter les chevaux ; aussi quand on y monte, faut‑il prendre bien garde de ne pas tomber à l’eau. Tu feras bien de tenir ton cheval par la bride, derrière toi, dans l’eau, hors du bateau, et de ne t’embarquer qu’avec peu de passagers, car si le bateau est trop chargé, il chavire aussitôt. »

2 Vieillard 1963 : 24‑25. « Et en outre, les passeurs sont tenus d’avoir de grands bateaux dans lesquels peuvent entrer largement les hommes et leurs montures. »

3 Brodut 1901: 500‑504. Selon un état de 1771 qui renvoie certainement à une situation très largement antérieure.

4 AN, 1 AP 2127, document sans date conservé sous forme d’une feuille de papier arrachée d’un cahier et incluse dans le registre de la fin du xviie s. conservé sous cette cote.

5 ADCM, Texier, notaire XXIV : par exemple 1632, acte no 5 ; 1634, acte no 23 ; 1638, acte no 18.

6 Loup de Ferrières 1964, II : 133 sq. Selon ibid. 134, note 2 : « Marnay doit être cherché parmi les localités de ce nom d’où un train de bois pouvait parvenir assez aisément et sans frais excessifs. Marnay‑sur‑Seine (canton de Nogent‑sur‑Seine, Aube), Marnay, hameau de la commune d’Alligny‑en‑Morvand (canton de Montsauche, Nièvre) et Marnay, hameau de la commune de Poilly‑sur‑Tholon (canton d’Aillant‑sur‑Tholon, Yonne), peuvent entrer en ligne, en raison des facilités de transport que procurent les rivières.

7 Doehaerd (1971 : 268‑269), citant Capitularia regum Francorum, I, 1881 : 192, G.4 ; 197, c. 7 ; 289, c. 4 ; 306, C. 22 (823‑852) ; II, 1937 : 65, c. 13 ; 84, c. 3; 277, c. 3 et 4.

8 Doehaerd (1971: 268‑269), citant Capitularia regum Francorum, I, 1881 : 197, c. 7.

9 Duby (1971 : 265) précise : « Les détenteurs du droit de ban, qui jusqu’alors ne songeaient à exploiter que les paysans fixés dans le territoire, s’avisent de tirer également profit des passants qui transportent à travers leurs terres des cargaisons précieuses. »

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