2.1 Les différents types de navigation fluviale au début du Moyen Âge

1Trois sortes de navigation sont à envisager dans un fleuve comme la Charente au Moyen Âge : une navigation de proximité, par exemple le passage du fleuve par des piétons ou de petites cargaisons, la desserte de lieux de pêche ; un trafic plus ou moins régulier et organisé, accompli dans certaines sections du fleuve puis donnant lieu, à partir d’un certain degré de développement, à une véritable batellerie ; la remontée du fleuve par des caboteurs.

2Le premier type de navigation, ancien dans la Charente comme ailleurs, est aussi le moins documenté. Dans le second cas, certains documents, rares il est vrai, ou notre connaissance du contexte économique général, notamment du degré de développement du trafic maritime à l’embouchure du fleuve, nous permettent d’apprécier l’époque à partir de laquelle une véritable batellerie existe : restera alors à déterminer jusqu’à quel point vers l’amont et avec quel degré de régularité cette batellerie, tout comme les caboteurs, remonte la Charente.

3Une véritable batellerie n’existe pas dans la Charente avant la fin du xii^e s. C’est alors seulement que l’essor commercial de La Rochelle entraîne de plus en plus vers l’intérieur des terres des embarcations, de cabotage ou de rivière, venant chercher le vin au plus près des vignobles à vocation commerciale qui se créent dès cette époque et dans le cours du xiii^e s. le long du fleuve, autour de Saintes puis de Cognac. À partir de ce moment, les conditions minimum nécessaires à l’existence d’une batellerie sont réunies : tonnages importants et réguliers disponibles pour la descente et demandés à l’embouchure du fleuve ; présence dans les ports de celle‑ci de produits susceptibles de donner au moins une partie du fret de remontée. Une telle utilisation du fleuve, juxtaposant navires de cabotage remontant jusqu’à Saintes, ou au plus Cognac, et bateaux de rivière effectuant des transports locaux, supposait une certaine organisation du trafic, ne serait‑ce que pour assurer, le cas échéant, le délestage ou le lestage des navires de mer fréquentant le fleuve.

4Cependant, avant que de telles conditions soient réunies, l’existence d’un trafic fluvial, éventuellement important et régulier, n’est pas impossible. Des besoins de consommation propres à des communautés humaines particulières existent, même pendant le haut Moyen Âge, et le fleuve est reconnu très tôt comme étant l’un des moyens d’approvisionnement les plus utiles : cela entraîne notamment la naissance de flottes appartenant aux grandes abbayes locales. De volumineux et réguliers besoins de transport de pondéreux, comme la pierre, sont par ailleurs certains dès le xi^e s. tout le long de la Charente : il faut penser à l’approvisionnement des grands chantiers de construction religieux ou civils qui, autant que possible, prennent la pierre dans les carrières riveraines du fleuve, plus faciles à exploiter que celles du plat pays. Nous ne sommes pas alors dans le cas d’une véritable batellerie, telle qu’elle a été définie précédemment. Mais nous avons une utilisation du fleuve, éventuellement importante et régulière, par des bateaux de mer le remontant partiellement ou des embarcations se cantonnant à une navigation fluviale limitée.

2.2 Les conditions de création d’une batellerie

5A partir du x^e s., la régularisation progressive du cours du fleuve par des aménagements comme les barrages fixes ou les pêcheries développe les possibilités d’utilisation de celui‑ci. Des secteurs placés de plus en plus haut le long du fleuve peuvent l’utiliser pour faire descendre leurs productions. Cette croissance de l’offre doit, pour devenir effective, s’accompagner d’un essor de la demande en aval, soit dans un lieu de consommation comme La Rochelle, soit grâce au développement du grand commerce maritime : il en est ainsi dès le xii^e s. où une batellerie peut se créer.

6Quelques caractéristiques de la batellerie, de Charente ou d’ailleurs, doivent être soulignées. Il s’agit d’unités d’un tonnage forcément limité, autour de 30 tonneaux au xv^e s., naviguant dans un milieu assez protégé, un fleuve, avec possibilité de fret à la montée et à la descente. L’emploi du lest n’est donc pas nécessaire, ce qui dispense d’organiser, au‑delà du point de remontée maximum habituel du cabotage, au Moyen Âge le port de Saint‑Savinien, son ramassage, son stockage et sa redistribution. Très vite aussi, des lieux de collecte, vrais ports fluviaux aménagés dans des villes ou des bourgs castraux ou simples points d’embarquement établis hors de toute agglomération, apparaissent un peu partout, chacun avec une spécialisation découlant des produits usuels apportés par son voisinage : bois de tonnellerie ou de chauffe, pierre, céréales, poterie, etc. Un fret de descente est alors disponible facilement et à tout moment. Par contre, à la remontée et quels que soient les lieux de départ dans le bas du fleuve et de destination en amont, les produits transportés, contrairement à la diversité des chargements de descente, sont toujours sensiblement les mêmes, avant tout sel, poisson, fer. En pratique, une batellerie est l’organisation de sections du fleuve autour des lieux d’embarquement existant localement, rassemblant des produits locaux spécifiques. Les collectes à la montée ou à la descente de compléments de cargaison sont rares : une gabare descend le fleuve jusqu’au lieu de contact avec les navires de mer puis remonte à son point de départ ou aux environs de celui‑ci, le plus souvent sans rien charger en chemin, à l’aller comme au retour.

2.3 La navigation fluviale dans la Charente aux x^e‑xi^e s

2.3.1 Un témoignage ancien de remontée du fleuve : les incursions Scandinaves

7Parmi les témoignages anciens de remontée de la Charente par des navires de mer, on peut citer les incursions des Scandinaves. La présence presque permanente de ceux‑ci dans la région est certaine à partir de 845. En 863, ils remontent le fleuve jusqu’à un point inconnu mais on sait qu’ils pillent alors Saintes, Angoulême, Périgueux, Limoges, allant même jusqu’à Clermont‑Ferrand en 864. En 865, ils sont toujours installés dans la vallée de la Charente (Debord 1984 : 49‑55). Une remontée du fleuve, au moins jusqu’à Saintes, semble donc probable.

2.3.2 Les flottes maritimes et fluviales des abbayes régionales

8Un second type de témoignage de l’utilisation du fleuve est l’existence, certaine dès le ix^e s., de flottes appartenant aux abbayes locales. L’exemple le mieux connu est celui de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély. Pépin 1^er, mort en 838, accorda à cette abbaye en 817 et 838 l’autorisation d’envoyer ses navires sur les fleuves du royaume avec exemption de tous droits de péage1. Ce texte correspond certainement à une réalité : impliquée au moins dès le début du xi^e s. dans le commerce maritime, l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély avait aussi à effectuer pour son propre compte des transports fluviaux d’approvisionnements, notamment de sel. Nous verrons plus bas apparaître des mentions des navires qu’elle utilise alors pour ce faire.

9Les textes du xi^e s. nous montrent l’existence d’autres embarcations abbatiales. En 1047, dans la charte de fondation de l’abbaye Notre‑Dame de Saintes figure le droit de prendre dans la forêt de Bacones, dans l’arrière‑pays de Broue, le bois nécessaire pour divers usages, dont la construction de bateaux (Cart. N.‑D. de Saintes, charte I : 3). Par une charte datée d’entre 1096 et 1107, le seigneur de Taillebourg exempte les bateaux de cette même abbaye passant au pied de son château d’un droit de « rivage » et de coutumes2. En 1092, l’abbaye de la Sauve reçoit en donation à Royan du seigneur de ce lieu un terrain destiné à la construction d’un prieuré : les navires de celui‑ci sont par avance exemptés de tous droits (AHSA XIX : 29).

10Cette situation régionale n’avait rien d’exceptionnelle : un peu partout, nous trouvons mention d’abbayes possédant des flottes fluviales, sinon maritimes. Nous en connaissons l’existence par les multiples privilèges d’exemption qui sont accordés pour ces bateaux dès le milieu du vii^e s.3. Si certains circulaient avant tout sur mer, d’autres ou les mêmes empruntaient les fleuves. A l’époque carolingienne, l’abbaye de Saint‑Germain d’Auxerre avait ainsi quatre bateaux sur la Loire (Riché 1979 : 34, d’après Lestoquoy 1954 : 247‑252). Un petit établissement comme l’abbaye de Ferrières (Loiret) avait, en 858, une embarcation, apparemment d’assez gros tonnage, naviguant dans le bassin de la Seine (Loup de Ferrières 1964 : II, 132‑133, 138‑139, 156‑157, 184‑185).

2.3.3 Les indices d’un trafic fluvial entre Saint‑Savinien et Cognac

11Même dans les pires périodes du haut Moyen Âge, le fleuve fut toujours utilisé pour des traversées locales ou de véritables passages organises, des activités de pêche, de menus transports. On peut donner comme exemple la levée, « levatam », des anguilles dans la Charente par les embarcations des bourgeois de Saintes, depuis le pont de cette ville jusqu’à Merpins, connue par le don qu’en fait, le 8 mars 1196, Othon, duc d’Aquitaine (Gal. Christ. II : 478). Le trafic fluvial ne cessa jamais complètement, en particulier pour l’approvisionnement en sel des abbayes de l’intérieur du pays. Le cartulaire de Saint‑Jean‑d’Angély, sur quatre‑vingt‑dix chartes antérieures à l’an mille, en contient quarante‑sept (la plus ancienne étant de 948) relatives à des salines en possession de l’abbaye et donc susceptibles de lui procurer une quantité de sel largement supérieure à ses besoins4.

2.3.4 Mentions au xi^e s. de ports en amont de Saintes

12La mention ancienne d’un « port » est une donnée intéressante. En 1031 est cité le port du Lys (commune de Salignac‑sur‑Charente), à la limite des deux départements actuels, sur la rive gauche (Cart. De Savigny, n^o 635 : 313). Vers 1093 apparaît, toujours à Salignac, le port de Montalut, relié à l’église du lieu par un « vieux chemin », ce qui plaide en faveur d’une existence plus ancienne de ce port5. Il est intéressant de souligner que l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély avait reçu en don vers 1088‑1089 l’église de Salignac avec ses dépendances et qu’en cette même année 1093 elle possédait ici des parts dans trois ou quatre pêcheries ainsi que d’autres biens6. L’existence de ces deux ports anciens à Salignac est à mettre en relation avec le fait que ce lieu, dès 1088‑1089, est qualifié de bourg (Cart. de St.‑Jean‑d’Angély, charte CCLXXI). Sur les soixante‑quinze bourgs attestés dans les textes avant 1200, dont cinquante pour le xi^e s., il s’agit du seul, avec Tonnay‑Charente, Notre‑Dame de Saintes et Cognac, qui se trouve au bord de la Charente7.

13Plus en amont, dans un autre contexte, celui de bourgs castraux, d’autres ports sont cités à la même époque. En 1047 apparaît pour la première mention celui de Cognac8. En 1140, plus haut encore sur la Charente, est mentionné celui de Jarnac9. Plus en amont encore, un portus est connu à Basseau, sur la Charente, en dessous de la ville d’Angoulême, vers 1041‑1043 par la mention d’ânes y apportant le sel, en 1089‑1101 par l’existence d’un tonlieu sur le sel qui y arrive (Debord 1984 : 356 et ibid., n.^o149). Ce péage sur le sel au port de Basseau est ensuite mentionné régulièrement dans le cours du xii^e s. (Debord 1984 : 356, n.^o149, et 395, n.^o146). Basseau est peut‑être l’un des suburbia d’Angoulême sur lesquels le comte lève dès 1033‑1043 des coutumes (Debord 1984 : 361). Mais il n’est pas certain que cette mention concerne un port fluvial, un lieu où arrivent des bateaux ; il doit plutôt s’agir d’un portas au sens carolingien, d’un marché suburbain. Il est en effet exclu qu’aux xi^e‑xii^e s. des embarcations d’une certaine importance fréquentent le fleuve en aval de Cognac et que le sel accède ainsi à Angoulême10. Seuls les aménagements postérieurs au xii^e ou même au xiii^e s. ont rendu possible la remontée jusque‑là de bateaux d’une dizaine de tonneaux ou plus.

14Ces quelques textes, reflet d’une part seulement de la réalité contemporaine, conduisent à penser que presque toutes les paroisses riveraines de la Charente entre Chaniers et Cognac ont dû posséder des « ports » dès le xi^e s. Ces installations étaient certainement peu de chose : un pré accessible par un chemin plus ou moins insubmersible, un quai tenu par des pieux et partiellement empierré, sans doute aussi souvent une grève, une pente permettant l’échouage et éventuellement la réparation ou l’entretien des embarcations. Reste à savoir ce que ces ports ruraux signifient quant à la nature du trafic fluvial. Ils ne sont pas la preuve d’un commerce régional, encore moins interrégional, mais au moins l’indice d’un trafic local de produits agricoles. Dans un contexte similaire, G. Duby caractérise ainsi les petits « ports » ruraux de By, d’Arciat, d’Anselle, cités dans les sources écrites de la fin du x^e s. en pays maçonnais et qui s’échelonnent le long de la Saône entre Mâcon et Belleville, sur l’une et l’autre berges et aux points où les chemins ruraux traversent la rivière (Duby 1971 : 49‑50). Il existe, dans le Maçonnais, dès la fin du x^e s., tout comme certainement en Saintonge à la même époque, un trafic local de denrées agricoles qui se fonde sur un usage régulier du numéraire et qui peut utiliser le fleuve (Duby 1971 : 49). Mais il est exclu qu’il s’agisse d’un transport régulier, portant sur des masses importantes. On peut d’emblée estimer peu vraisemblable que les petits ports ruraux situés en amont de Saintes soient fréquentés aux x^e‑xi^e s. par des « commerçants au long cours » utilisant le fleuve : ceux‑ci, à cette époque, n’achetaient rien en milieu rural car rien n’était susceptible de les intéresser parmi les productions des paysans11, Mais cela n’exclut pas que commence alors le transport régulier de produits, agricoles ou non, dans cette section du fleuve. La conjoncture générale, à défaut de textes précis, milite en ce sens : c’est à cette époque qu’apparaît un essor économique général de la région et que se multiplient les indices d’une croissance des transports marchands12. Faute de mentions directes de tels transports, on peut au moins rechercher les produits susceptibles d’être concernés.

2.3.5 Les produits susceptibles d’un transport fluvial régulier

2.3.5.1 Le vin

15Le vin paraît entrer dans la catégorie des produits susceptibles d’un trafic régulier, terrestre et maritime précoce (Debord 1984 : 360). La présence de la vigne partout en pays charcutais dès qu’apparaît la documentation écrite, c’est‑à‑dire vers 850 environ, peut être considérée comme un élément allant dans ce sens (Debord 1984 : 357). De plus, « ce vignoble paraît s’être développé au Cours du x^e s. » et « il est certain en tout cas que l’on assiste à une grosse accélération des plantations au cours du xi^e s. » (Debord 1984 : 358). La croissance des plantations, en particulier à partir de 1050, « n’est concevable que dans un contexte de vente et d’exportation de vin » et, le port de La Rochelle ne pouvant être concerné à cette date, ce commerce devait alors passer par celui de Châtelaillon (Debord 1984 : 358). Faute d’informations sur l’activité commerciale de ce dernier port avant les premières décennies du xii^e s., il est difficile de trancher, d’autant qu’une croissance des vignobles du secteur Saintes‑Cognac ne signifie pas forcément une exportation sur le littoral.

16En réalité, il est douteux que le vin ait été l’objet, dans cette section de la Charente et avant la fin du xi^e s., d’autre chose que de transports épisodiques et marginaux13. Le commerce maritime du vin en Saintonge commence peut‑être dès 1050 mais il ne concerne d’abord que les productions des vignobles littoraux, proches de lieux d’embarquement. C’est seulement dans la seconde moitié du xii^e s. que les produits agricoles de la Saintonge, en particulier le vin, entrent réellement dans l’économie marchande14. Les productions des vignobles situés entre Saintes et Cognac furent touchées encore plus tardivement, à la fin du xii^e, parfois même au début du xiii^e s. En 1230, les vins de Saintes commencent à être cités, avec ceux de haute Saintonge, dans le trafic international et ils entrent en concurrence avec ceux de La Rochelle, alors que parallèlement, au xiii^e s., se développe le vignoble de Cognac (Julien‑La‑bruyère 1982, I : 350). L’utilisation de la Charente en amont de Saintes pour un commerce régional de vin au début du xi^e s. peut donc être exclue.

2.3.5.2 Le sel

17Après celui du vin, le trafic qui vient immédiatement à l’esprit est celui du sel. Même aux vi^e‑vii^e s., son transport fluvial sur de longues distances est attesté dans plusieurs bassins fluviaux de la Gaule (Doehaerd 1971 : 223 et 228). Mais quand, dans la première moitié du xi^e s., nous trouvons des mentions de transport de sel vers l’intérieur du pays, il s’agit d’abord d’une utilisation des voies terrestres.

2.3.5.3 La remontée du sel par voies terrestres avant le milieu du xi^e s.

18Le sel quittait la Charente en traversant Saint‑Savinien et Taillebourg par deux « rues saunières » citées dans plusieurs textes des xiv^e et xv^e s.15. Ces deux chemins convergeaient à Matha où une « rue saunière » est attestée en 1315 et où nous avons encore l’indication d’un important trafic de sel vers 1364 (ADCM, 1 J 353, cote 5, pièce 10 ; ibid., 1 J 369, cote 15, pièce 3). L’existence et le tracé de cette voie sont assurés dès le ix^e s., quand Vulgrin I^er, comte d’Angoulême (867‑886), en coupe l’utilisation par les pillards Scandinaves grâce à la construction de deux forteresses à Matha et Marcillac16. Son utilisation ancienne comme chemin saunier est démontrée par l’existence sur cette voie de deux péages sur le sel, à Xambes en 1080‑1099, à Marcillac vers 115017. C’est sans doute l’arrivée de ce chemin au port de Basseau, à Angoulême, qui est connue, vers 1041‑1043, par la mention d’ânes y apportant le sel18.

19Parallèlement à ce transport terrestre, un port saunier apparaît pour la première fois en 1047 sur la Charente, à Cognac, peu après la création en ce lieu d’un prieuré, d’un château et d’un bourg, c’est‑à‑dire un lieu de déchargement, de stockage puis de redistribution par voie terrestre de ce produit, preuve que des bateaux remontaient jusque‑là19.

2.3.5.4 La pierre

20Une utilisation du fleuve, non attestée dans les textes, est certaine dans ce secteur aux xi^e‑xii^e s. : le transport de pierre. Dès les premières décennies du xi^e s., des fortifications et surtout de grandes églises de pierre sont en construction en Saintonge, tout particulièrement à Saintes. L’utilisation des rivières pour le transport de pierre est classique, en particulier dans le cas des édifices religieux importants des xi^e‑xii^e s., et cela pour plusieurs raisons : les grands établissements ecclésiastiques possèdent alors à la fois des bateaux fluviaux et des carrières de pierre de qualité, souvent éloignées du lieu de construction mais dont l’emploi peut être indispensable dans certaines parties de ce type de chantier. Par ailleurs, ce sont très souvent les bords de fleuve qui ont été utilisés préférentiellement comme carrières au Moyen Âge, notamment quand des falaises calcaires bordaient l’eau : on évitait ainsi l’enlèvement des morts‑terrains supérieurs et la voie fluviale était à peu de distance du lieu d’extraction. Des carrières de pierre importantes existent à Saintes même ou à peu de distance en amont, le long de la rive gauche du fleuve. Mais, dans quelques cas, on a été dans l’obligation de recourir à des pierres d’une qualité particulière, adaptées au décor sculpté ou à certaines utilisations comme les marches d’escalier ou les fondations de pont : on pense notamment à la pierre des grandes carrières de Saint‑Même (Charente), en amont de Cognac, dont la qualité est reconnue aux xii^e‑xiii^e s. et dont l’utilisation est assurée à Saintes au moins dès le xii^e s. (Sépulchre 1978 : 73, n. 10). Les monuments locaux, saintais notamment, de la première moitié du xi^e s. nous sont largement inconnus et l’origine des matériaux utilisés pour les bâtir nous échappe. Nous ne pouvons donc assurer l’utilisation du fleuve pour cette sorte de transport avant 1050 mais elle est très vraisemblable, d’autant que nous avons des exemples dans d’autres bassins fluviaux.

21G. Duby a insisté depuis longtemps sur l’importance des chantiers de construction, notamment religieux, des xi^e‑xii^e s., comme éléments dynamisants des transports terrestres et fluviaux (Duby 1971 : 279). Les sources écrites et l’étude du bâti de quelques édifices contemporains illustrent ce point de vue : ainsi l’utilisation dans l’abbatiale de Saint‑Benoît‑sur‑Loire, aux xi^e et xii^e s., des pierres des carrières du Nivernais ou l’exemption de péage accordée par Louis le Pieux à l’abbaye de Micy, près d’Orléans, et qui mentionne les rivières du bassin de la Loire, du Cher, de la Vienne, de la Sarthe, du Loir et de la Mayenne, sources potentielles d’approvisionnement en matériaux de construction (Mussat 1991 : 15‑16).

2.3.6 Conclusion

22Dès avant le milieu du xi^e s., une navigation fluviale régulière atteint le port de Cognac pour y apporter du sel. Par ailleurs, d’autres éléments font penser que la section Saintes‑Cognac a dû être, dès la même époque, sillonnée par des embarcations effectuant régulièrement des transports de pierre, peut‑être d’autres marchandises ou produits agricoles. Nous reviendrons sur ce point en conclusion mais il est possible d’affirmer que cette situation du milieu du xi^e s. est le résultat d’une évolution qui remonte au moins au début du siècle et dont les prémisses sont à situer dès la fin du x^e s. Ce point étant posé, il est intéressant de bien caractériser l’évolution dans la période suivante : cela nous permettra de bien fixer la spécificité du xi^e s. et de mieux comprendre l’intérêt de l’épave d’Orlac.

2.4 La batellerie de Charente aux xii^e‑xiii^e s.

23La principale caractéristique des xiie‑xiii^e s. est la création d’une batellerie, dans le sens défini précédemment. L’influence, directe ou indirecte, du commerce rochelais a été essentielle.

2.4.1 L’influence du trafic maritime rochelais

24L’essor du trafic maritime de La Rochelle s’est fait, à partir du milieu du xii^e s., grâce au drainage des produits, notamment du vin, de plus en plus profondément à l’intérieur des terres, et à l’utilisation de la Charente par des navires de mer et surtout, à partir de la fin du xii^e s., par une batellerie. Au début du xiii^e s., l’existence de celle‑ci est assurée par divers éléments, dont l’aménagement contemporain de la Boutonne, que nous examinerons par la suite. Les conditions dans lesquelles cette batellerie de la Charente va se développer et s’organiser à partir du xiii^e s. sont intéressantes pour notre propos : une partie des traits de la batellerie de ces derniers siècles du Moyen Âge peut remonter aux xi^e‑xii^e s.

2.4.2 Les conditions de développement de la batellerie aux xiii^e‑xv^e s.

2.4.2.1 Les péages et l’organisation des perceptions sur le trafic fluvial

25Le développement du commerce fluvial, tout spécialement du sel, va de pair avec celui d’un ensemble de redevances seigneuriales puis royales et de règles diverses permettant le contrôle du trafic et la perception des taxes. Les péages sont certainement les plus remarquables et les plus anciens. Il est difficile de dire depuis quand la plupart d’entre eux existent mais l’origine de certains doit remonter aux premières décennies du xi^e s. : la création générale des grands châteaux régionaux aux alentours de l’an mille allait certainement de pair, en Saintonge comme ailleurs, avec la création de « coutumes » diverses sur le trafic fluvial. Les exemptions qui sont accordées dès ce même xi^e s. confirment la date probable de création des plus importants de ces péages, ceux liés à des châteaux ou des bourgs castraux, comme à Taillebourg. L’absence de pancartes de péage antérieures au xiii^e s. ne nous empêche pas d’imaginer ce que furent, dès les origines, les conditions de prélèvement. Nous savons que très généralement ceux‑ci ont été faits en nature et en fonction du tonnage transporté ou du nombre de pièces embarquées ; il est facile d’en déduire les incidences sur la navigation. Chaque péage obligeait un bateau, lors de son premier passage, à mouiller devant le lieu de perception pour se faire inscrire et jauger afin de fixer l’assiette des perceptions ultérieures. Après cela, à chaque passage, il devait s’arrêter moins longuement pour se faire inspecter et pour payer les droits. À Taillebourg, la pratique du jaugeage est attestée en 146620. Une existence plus ancienne de cette pratique, dès avant 1096‑1107, est très vraisemblable sous le nom de droit de « rivage » que mentionne, en même temps qu’un droit de « coutume », de péage, une charte d’exemption de Notre‑Dame de Saintes, déjà citée (Cart. N.‑D. de Saintes, charte LXIV).

26Dans le secteur entre Saintes et Cognac, les seuls péages connus, outre celui perçu à Saintes même, sont ceux du chapitre de Saintes et du seigneur de Pons, déjà évoqués et dont nous ignorons la nature, et de Merpins et Cognac. Le péage sur le sel de Merpins, en aval de Cognac, est une donnée essentielle du trafic fluvial local. Merpins fut, avant Cognac, le centre du pouvoir seigneurial dans ce secteur. Un grand château, connu en 1031, fut à l’origine d’une imposition sur le trafic fluvial, créée sans doute dès cette époque. La première mention d’un péage à Merpins n’est cependant que de 122921. Au xviii^e s., ce péage est prélevé à Cognac22 : il avait certainement été transféré dans cette ville à la fin du Moyen Âge ou plus vraisemblablement au xvi^e s. Fondé en 1030, le château de Cognac va rapidement devenir un centre de peuplement et une châtellenie qui supplantera Merpins dès le xii^e s. La fondation d’un bourg autour du prieure Saint‑Léger, créé aussi en 1030 et accordé à l’abbaye auvergnate d’Ebreuil, est un témoignage de l’ampleur de l’occupation humaine en ce lieu23. On peut se demander si, à Cognac, ce développement ne se fait pas largement à partir du trafic du sel dont la remontée jusque‑là est, comme nous l’avons vu précédemment, assurée au plus tard en 1047.

27L’importance du montant des prélèvements et la complexité de l’organisation de la perception des péages, notamment ceux de Merpins et Cognac au xiii^e s., en disent long sur l’importance du trafic fluvial à cette époque mais aussi sur son ancienneté. La pancarte du péage de Merpins en 1262 montre que le prieur de Merpins prélève son péage de dix‑neuf hanaps de sel sur le onzième navire, le seigneur de Merpins taxant au même niveau seulement le dixième navire et, dans une moindre mesure, deux hanaps, chacun des neuf premiers24. Un tel mode de perception suppose la tenue régulière de livres et surtout un trafic relativement dense. À la fin du XIII^e s. au plus tard, les revenus du port saunier de Cognac, comme ceux des péages fluviaux de Merpins, de Tonnay‑Charente ou de Jarnac, sont partagés entre de multiples parsonniers, ce qui suppose aussi une bonne tenue des registres de comptes25. Les sommes élevées tirées de ces péages montrent leur importance : grosse source d’apport de numéraires dans une économie encore peu développée de ce point de vue, leurs revenus sont couramment utilisés aux xii^e‑xiii^e s. à l’occasion de dons, notamment ceux du port saunier de Cognac. En 1243, une rente de 100 livres est ainsi constituée pour le troisième fils d’Isabelle Taillefer et d’Hugues de Lusignan, seigneurs de Cognac26 . En dehors des péages, de multiples autres droits ou règlements pesaient sur le trafic fluvial et imposaient des arrêts ou des pratiques de navigation strictement définies. L’un des plus remarquables est la double obligation, attestée au milieu du xi^e s., non seulement de payer un droit sur le sel transporté sur le fleuve mais surtout de ne débarquer celui‑ci que dans un nombre de ports limité. De cette contrainte est née la notion de port saunier qui permettait aux seigneurs de contrôler le trafic fluvial tout en augmentant leurs revenus. Le stockage du sel était obligatoire dans le bourg castral où les marchands redistribuant ce produit devaient venir prendre livraison.

2.4.2.2 Les ports sauniers de Cognac et Taillebourg et leur influence sur la navigation

28Au xv^e s., les ports sauniers sont très peu nombreux dans le bassin de la Charente : Saint‑Jean‑d’Angély, en haut de la partie navigable de la Boutonne, Taillebourg et Cognac, deux ports entre lesquels une concurrence active à ce propos est connue pendant la seconde moitié du siècle. A Cognac, l’existence d’un port saunier est assurée, comme nous l’avons vu, dès le milieu du xi^e s., avec des modalités détaillées de fonctionnement que nous ignorons. L’obligation de décharger à Cognac seulement le sel venant de la mer et passé en amont de Taillebourg est appliquée avec force aux xiv^e‑xv^e s. Non seulement dans ce cas le sel devait être déchargé en ce lieu mais encore il devait être stocké dans des greniers collectifs situés en bordure de la Charente, à l’intérieur de l’enceinte, dans un quartier spécialisé : la « rue saulnier » garde le souvenir de cette activité. Un texte du 7 mai 1436 fait connaître les pratiques alors en usage. Un habitant de Saintes déclare qu’il a un navire de sel à Cognac et que, faute de place, il ne peut placer celui‑ci dans les greniers publics du bourg. Il est autorisé à stocker dans une maison située hors de la ville jusqu’à 7 cents de sel, soit la cargaison d’une douzaine de barques ou gabares de 16 muids, capacité classique à cette époque. Au bout d’une année, il devra transporter ce sel ou ce qui en restera dans les greniers ordinaires27. Une réglementation identique n’est assurée à Taillebourg qu’au xiv^e s. mais divers éléments permettent de penser qu’un port saunier y existait à la même époque qu’à Cognac, c’est‑à‑dire dès le xi^e s.28 L’existence de ces deux ports sauniers pose le problème du port fluvial de Saintes. Un port saunier y aurait été établi par Charles V en 137229 Cette date correspond à la reprise de la ville par le roi et à la confirmation des privilèges anciens ou à l’attribution de privilèges nouveaux. Mais aucune source ne confirme cette donation30. Les textes du xv^e s. montrent au contraire avec certitude qu’il n’y a alors que deux points de débarquement du sel dans la moyenne Charente : Taillebourg et Cognac.

29Si nous ne pouvons affirmer que les règles appliquées dans les ports sauniers de Cognac et Taillebourg aux xiv^e‑xv^e s. existaient déjà au xi^e s., nous pouvons néanmoins penser que des pratiques analogues devaient déjà y régir le trafic du sel. De la même manière., on peut estimer que la règle de navigation dite de « l’estier de Saintonge », dont la première mention est du xiv^e s., remonte aussi au xi^e s. : elle est trop complémentaire des modalités de fonctionnement des ports sauniers de Cognac et Taillebourg pour ne pas avoir été définie en même temps qu’étaient organisés ces lieux de perception.

2.4.2.3 La règle de l’estier de Saintonge

30Un estier est, en Saintonge, un chenal qui se jette dans la mer ou la Charente31. Ce peut être aussi, d’une manière plus restrictive, un bief de rivière, un canal propre à installer un moulin à eau32. C’est dans ce dernier sens que ce mot est utilisé dans les textes médiévaux pour désigner un endroit précis de la Charente, l’estier de Saintonge –le bras sud de la Charente autour de l’île de La Baine à Chaniers–, non loin de l’ancienne limite de la Saintonge et de l’Angoumois, actuellement de celle des départements de la Charente et de la Charente‑Maritime (Gautier 1839 : 139).

31En 1321, par la confiscation d’un navire d’Oléron chargé de sel et venu à Cognac, nous apprenons l’existence d’une règle sur la montée du sel33 . Cette barque, ayant dépassé Taillebourg et atteint Chaniers, en aval de l’estier de Saintonge, était revenue à Taillebourg pour achever son chargement de sel, puis elle était repartie vers Cognac. Elle fut saisie car il était interdit à tout navire ayant franchi l’estier et chargé de sel de décharger celui‑ci ailleurs qu’à Cognac. Un peu plus tard, des informations au sujet de cette règle furent faites à l’époque où le prince de Galles gouvernait la Saintonge, donc entre 1360 et janvier 1371, époque de son départ pour l’Angleterre34 . Les textes postérieurs, du xv^e et du début du xvi^e s., prouvent le maintien de cette règle35 . Une autorisation donnée le 7 mai 1436 à un marchand qui voulait décharger exceptionnellement son sel hors de la ville de Cognac, exprime nettement la règle de l’estier : « [...] touz vaisseaulx chargés de sel depuis qu’ilz montent le pont de Tailhebourg, ung fossé appellé l’Extier Xanctonger, les marchans à qui est icelli sont tenuz le des‑charger au port de Couignac ». Ils doivent mettre le sel dans les « greniers lesquieulx sont au dedans de ladicte ville de Couignac en certains fins et mectes, sans ce que nulhs desd. marchans puissent mectre icelui sel aultre part que au dedans desdictes mectes » (AN, P 1404¹). Les lettres royaux de mars 1527 (NS), rappelant les privilèges du port saunier de Cognac, énoncent encore une fois cette règle et l’obligation, une fois passé l’estier de Saintonge, à partir du port de Dompierre, de venir décharger à Cognac pour acquitter le quint, un droit sur le sel36. Cette pratique semble avoir été maintenue pendant tout l’Ancien Régime et sur toutes les marchandises. L’arrêt du Conseil d’État du 23 mars 1761, confirmant les droits de menues coutumes de Cognac, rappelle qu’il se prélève un péage à Cognac sur tous les navires chargeant ou déchargeant en Charente jusqu’à Dompierre (ADCM, C 52. AN, R¹ 260 et 263). En 1784, cette règle s’appliquait encore aux chargements d’eau‑de‑vic faits dans ce secteur37.

32Reste à savoir à partir de quand cette règle est mise en place. Une telle pratique, très étroitement liée à la puissance banale des seigneurs de Taillebourg et de Cognac, apparaît certainement en parallèle à la création par ceux‑ci du système des ports sauniers. Par ailleurs, il semble évident que cette règle, comme le système des ports sauniers, doit être en place avant que la ville de Saintes ait acquis une force et un poids importants, matérialisés par l’attribution d’une charte de commune en 1199 (Debord 1984 : 362). Dans ces conditions, on peut estimer raisonnablement que la règle de l’estier de Saintonge, peut‑être antérieure au milieu du xi^e s., existe certainement entre cette date et les dernières décennies du xii^e s.

2.4.3 Conclusion

33Un certain nombre des pratiques assurées aux xiii‑xv^e s., le jaugeage des embarcations, les péages, les ports sauniers, la règle de l’estier de Saintonge, doivent être en place dès le xi^e s. Combinées avec l’existence des deux ports sauniers de Taillebourg et Cognac et compte tenu de l’importance du sel pour assurer le fret de remontée de la batellerie pendant tout le Moyen Âge et l’Ancien Régime, elles n’ont pu qu’entraîner la marginalisation des ports fluviaux compris entre Taillebourg et Cognac, de Saintes naturellement, mais surtout de ceux du secteur qui nous intéresse, en aval de l’estier. L’absence de grands péages, de châteaux anciens et de bourgs castraux entre Saintes et Merpins‑Cognac est peut‑être l’une des conséquences de ces pratiques de navigation que l’on pourrait faire remonter à la première moitié du XI^e s.

2.5 Les utilisateurs possibles du fleuve aux x^e‑xii^e s.

34Qui, aux x^e‑xi^e s., dispose des surplus agricoles ou des matières premières, des embarcations et des hommes pour manœuvrer celles‑ci ? Qui a l’entregent pour organiser ces commerces ou des besoins suffisants pour les justifier ? Qui dispose des moyens de coercition suffisants pour rendre possibles ces transports fluviaux ? Dans les conditions économiques et sociales des x^e‑xi^e s., peu de groupes sociaux, de communautés humaines et encore moins d’hommes sont capables d’organiser des transports fluviaux importants et réguliers.

2.5.1 Les flottes d’abbayes ou de grands seigneurs laïcs

35La première catégorie d’utilisateurs possibles du fleuve, celle aussi qui est la mieux connue par les sources, est constituée par les abbayes locales. Comme nous l’avons vu, dès le milieu du xi^e s., les abbayes de Saint‑Jean‑d’Angély et de Notre‑Dame de Saintes possèdent des bateaux fluviaux ou de cabotage38 . Il en est de même dans toutes les autres grandes communautés ecclésiastiques, locales ou régionales : elles ont des raisons précises pour s’équiper ainsi.

36Une large part du trafic commercial régional a, au xi^e s., pour origine les surplus des salines ou des vignobles des grandes abbayes saintongeaises. Celles‑ci, par exemple Saint‑Jean‑d’Angély, produisent en effet manifestement trop, dès le x^e s. pour les salines, dès le xi^e s. pour les vignobles, pour leurs seuls besoins : la vente des surplus est indispensable39. Par ailleurs, la dispersion géographique des possessions foncières de ces grands établissements implique forcément des transports pour l’approvisionnement du monastère : afin de disposer de tout le nécessaire, les grands établissements de cette époque n’hésitent pas à acquérir au loin les terrains permettant d’obtenir certains produits indispensables, sel ou, pour les abbayes du nord de la France, vin40 . C’est le cas dans notre région avec les monastères poitevins, possesseurs de salines côtières dès la fin du x^e ou le tout début du xi^e s. et donc dans l’obligation d’assurer le transport de ce produit sur de longues distances. Un exemple significatif est celui de l’abbaye de Saint‑Cyprien de Poitiers, propriétaire de marais salants en Aunis dès le x^e s. et qui, en 1003, obtient du comte de Poitiers, Guillaume le Grand, une exemption de la coutume qu’il lève sur le sel et l’autorisation de transporter la production de ses salines sans payer de taxe (Cart. St.‑Cyprien : 311 ; cf. aussi Debord 1984 : 356). Ce texte, comme celui d’autres exemptions données au xi^e s. aux abbayes locales, fait implicitement référence à la possibilité de transports fluviaux ou maritimes organisés par celles‑ci au‑delà de leurs seuls besoins de consommation. Outre l’exemple de Saint‑Jean‑d’Angély, qui sera développé plus loin en détail, on peut citer ici le cas de Notre‑Dame de Saintes : l’exemption accordée entre 1096 et 1107 à ses bateaux passant et repassant devant Taillebourg par le seigneur du lieu précise que n’est concerné que le transport de ce qui est nécessaire à l’abbaye et à l’approvisionnement de ses domaines : « ea que sunt necessaria ipsi ecclesie sive victui dominarum [...] » (Cart, N.‑D. de Saintes, charte LXIV).

37La vente des surplus de la production des abbayes est pratiquée de deux manières : sur place par leurs représentants ou, dans la majorité des cas, dans des lieux commerçants, comme les ports de l’embouchure du fleuve, des entrepôts urbains possédés par ces abbayes ou dans les marchés fondés par celles‑ci ou par d’autres. Comme nous le verrons plus bas, ces deux systèmes coexistent dès le xi^e s. à Saint‑Jean‑d’Angély. Pour assurer les transports nécessaires, les abbayes peuvent choisir entre plusieurs solutions. Certaines utilisent leurs bateaux et leurs hommes, selon diverses modalités. « Tout comme il existait sur plusieurs grandes exploitations des tenures d’artisans, il existait des tenures de bateliers »41 . Un autre système plus courant consiste à utiliser des hommes de l’abbaye par le biais de la corvée. C’est ainsi que l’on procède par exemple à l’abbaye de Saint‑Philibert de Noirmoutier pour négocier les produits (Doehaerd 1971 : 244‑245). Une activité technique comme le transport fluvial ou maritime a dû conduire très vite à la constitution, au sein des abbayes, d’un petit groupe d’hommes spécialisés. À partir du moment où les transports sont devenus réguliers, cette situation a dû se stabiliser, dans notre région dès le milieu du xi^e s. : les conditions d’existence de bateliers ou de marins indépendants étaient alors réunies.

2.5.2 Les spécialistes indépendants

38Dans la mesure où cela était possible, quand elles peuvent procéder à une commercialisation régulière de leurs produits sur des marchés éloignés, les grandes abbayes préfèrent sans doute recourir à de tels spécialistes (Doehaerd 1971 : 245). On trouve mention dès le ix^e s., dans plusieurs bassins fluviaux, de véritables marchands plus ou moins indépendants, ayant des bateaux sur des fleuves et la mer, dispensés de péage et servant d’hommes d’affaires des grands, abbés, évêques, souverains (Doehaerd 1971 : 252). Dans le cas de l’abbaye de Tournus (Saône‑et‑Loire), un acte de Louis le Bègue de 878 nous montre que ceux des manants de cette abbaye qui transportent au loin les surplus de celle‑ci doivent appartenir à cette seconde catégorie : le roi exempte alors d’impôts indirects et de taxes sur tous les marchés du royaume les serfs, les colons et les hommes libres résidant sur les terres de l’abbaye, qu’ils trafiquent pour l’abbaye ou pour eux‑mêmes, qu’ils transportent des marchandises sur la Saône, le Rhône ou le Doubs, etc. (Doehaerd 1971 : 229, d’après Recueil des historiens..., 1752 : 413). On voit que faire susceptible d’être couverte par ce trafic fluvial est très grande.

39Quelques exemples de location de bateaux fluviaux complètent les possibilités variées qui s’ouvrent aux grands établissements ou aux souverains soucieux d’assurer leurs transports fluviaux (Doehaerd 1971 : 272, qui renvoie à Doehaerd 1968 : 257). « Richer raconte que deux émissaires d’Otton 1^er et de Conrad de Bourgogne entrèrent en 946 en contact avec un meunier de Paris, maître pêcheur du duc de Paris, qui louait des bateaux pour en tirer quelque argent » (Doehaerd 1971 : 272, d’après Richer 1964 : I, 219). L’exemple de l’abbaye de Ferrières (Loiret), un monastère assez important au ix^e s. puisqu’il compte 72 moines contre 150 à la même époque dans celui de Saint‑Denis, est éclairant : autour de 858, l’unique bateau de cette abbaye tient une place considérable dans la correspondance de l’abbé, ce qui est significatif de l’importance de ce moyen de transport mais explique pourquoi cet établissement doit aussi recourir à des bateaux de louage pour ses transports par eau dans le bassin de la Seine (Doehaerd 1971 : 271‑272, citant Levillain 1930 : 272). Pour ce même bassin fluvial, un texte donne un exemple de location d’embarcations : en 841, Charles le Chauve se sert des bateaux de marchands pour traverser la Seine avec son armée (Doehaerd 1971 : 251, d’après Nithard 1926 : 57 et 93).

2.5.3 Conclusion

40Les sources écrites montrent l’existence aux x^e‑xi^e s. de flottes ecclésiastiques dans nombre de bassins fluviaux et permettent de penser qu’il existe alors des transporteurs indépendants. Mais quelle est la part de chacun ? Notre connaissance de ces problèmes repose presque complètement sur des sources ecclésiastiques : dans quelle mesure cela déforme‑t‑il la réalité ? Il est naturellement difficile de répondre à cette question. Mais on est en droit de penser que, pour une large part, l’utilisation des fleuves avant le milieu du xi^e s. est le fait d’embarcations appartenant aux abbayes et aux grands seigneurs laïcs ou affrétées par eux. Quel que soit le statut des transporteurs, le commerce fluvial, en particulier celui du sel, rapporte avant tout aux grands propriétaires fonciers, notamment aux abbayes. Cette situation n’est pas particulière à la Saintonge : dans le Méconnais, « le commerce de ce produit était monopolisé par les comtes de Mâcon d’abord, [...J, par les Clunisiens ensuite, qui, au cours du xi^e s., avaient acquis de nombreuses salines et en écoulaient la production sur le marché du bourg, par les moines de Tournus enfin, seigneurs du port de Louhans (sur la Seille), où le sel était en partie distribué gratuitement aux pauvres, mais très certainement vendu aux autres ; le trafic saunier profitait donc seulement à quelques grands seigneurs et à leurs ministériaux bourgeois, il n’intéressait pas les campagnes » (Duby 1971 : 275).

41Seuls les grands établissements ecclésiastiques et les grands seigneurs laïques disposent à la fois de surplus et des moyens de commercialisation ; seuls aussi, ils ont des besoins importants et réguliers de produits comme la pierre, le sel ou le vin. Les villes, dont les besoins de consommation et de produits commercialisables n’apparaissent guère en Saintonge qu’à la fin du xi^e s., sinon même au début du xii^e s., viendront ensuite prendre le relais. Afin de bien éclairer ce problème, il est intéressant d’approfondir l’exemple de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély. Le hasard des sources fait qu’en effet nous disposons à son propos de textes nombreux dès le milieu du x^e s.

2.5.4 Un exemple : l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély

2.5.4.1 D’importantes salines côtières dès le milieu du x^e s.

42L’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély possède dès la seconde moitié du x^e s. un nombre important de salines, situées autour et immédiatement au sud de La Rochelle, donc à quelque distance de l’abbaye.

2.5.4.2 Un trafic maritime précoce du sel

43Compte tenu de leur nombre et de leur taille, ces salines produisent plus que ce que peut consommer l’abbaye : on vend donc le surplus. L’afflux sur place, certainement dès le x^e s., de marchands permet de trouver facilement des acheteurs. Mais on voit aussi que le prieuré côtier d’Yves, au centre de l’un des grands ensembles de salines de l’abbaye, fait lui‑même le commerce du sel et du vin. En 1105, faisant référence à une situation qui doit remonter à quelques temps, les seigneurs de Châtelaillon accordent aux bateaux de l’abbaye le droit de transporter où ils le voudront, sans payer de droits, le vin et le sel. Ils continueront cependant de percevoir une « coutume » sur le sel qu’ils vendent à l’abbaye quand celle‑ci en manque pour faire le plein de ses bateaux42. Ceci prouve que l’abbaye se livre au commerce du sel mais aussi du vin : une partie de celui‑ci doit venir pour une part de l’intérieur des terres, transporté vers Yves depuis les vignes de l’abbaye des bords de la Boutonne ou de la Charente. Par un texte d’approximativement 1076, Pierre de Bog, seigneur du castrum de Rié (sans doute Saint‑Hilaire‑de‑Riez, non loin de Beauvoir‑sur‑Mer, Vendée), donne à l’abbé Eudes tous les droits, cens et coutumes qu’il perçoit sur les bateaux qui traversent sa mer et affranchit également de tous péages les bateaux de l’abbaye (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCCCXVIII). Les bateaux de celle‑ci apportent donc dans cette baie de l’Atlantique, à l’époque grand centre international de commerce du sel, la récolte des marais salants de Saintonge et d’Aunis. On peut avancer, à la lumière du texte précédent, qu’ils doivent aussi y conduire du vin.

2.5.4.3 L’utilisation du marché de Saint‑Jean‑d’Angély dès avant le mihett du xi^e s.

44Si nous avons l’indication de la vente hors de la Saintonge du sel et du vin de l’abbaye, il est aussi fait mention du transport de ces produits à l’intérieur des terres. La destination principale doit être le plus souvent l’abbaye elle‑même, dont l’approvisionnement reste une préoccupation constante. Mais celle‑ci utilise aussi ses surplus pour faire du commerce sur place. Vers 1050, un diplôme d’Agnès, comtesse d’Anjou, femme de Geoffroi Martel et veuve de Guillaume, duc d’Aquitaine, confirme toutes les donations faites à l’abbaye par son défunt mari et ses prédécesseurs et abandonne à celle‑ci tous les droits de coutumes et autres qu’elle avait sur le bourg de Saint‑Jean‑d’Angély. L’abbé peut créer des foires et des marchés, contrôler le change des monnaies. Des sauf‑conduits sont prévus pour ceux qui viendront négocier à Saint‑Jean‑d’Angély43. Un document de 1097 environ montre que ce marché draine les produits régionaux. Par ce texte, Achard de Boni et Ostence, son frère, confirment divers dons de leur père, notamment l’église d’Aujac et le bourg dudit lieu, à une quinzaine de kilomètres au sud‑est de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély, et abandonnent à l’abbé de celle‑ci tous les droits qu’ils avaient sur les ventes et marchés des dépendances de l’abbaye, en particulier la perception de droits de foire, « vendant », sur les marchandises allant de leurs terres aux marchés de Saint‑Jean‑d’Angély (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CXV)44. Par les lieux concernés (Aujac), il ne peut s’agir que de produits agricoles, sans doute de vin puisque, comme nous le verrons, l’abbaye possède là et plus au sud des vignobles qu’elle est d’ailleurs, à cette époque, en train de développer.

45Associée aux besoins de consommation propres de l’abbaye, l’existence du marché de Saint‑Jean‑d’Angély dès avant 1050 incite à se poser une double question : son aire d’approvisionnement et l’utilisation, pour ce faire, de la Boutonne et de la Charente.

2.5.4.4 L’utilisation de la Boutonne dès le courant du xi^e s.

46L’utilisation de la Boutonne par de petites unités, dans la mesure où les moulins et pêcheries le permettaient, remonte sans doute au xi^e s. La première mention d’un lieu‑dit « Le Port » à Saint‑Jean‑d’Angély est d’à peu près 1082, quand une partie du « molendino de Porta » est donnée à l’abbaye (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte LIII, datée de 1082 –entre 1060 et 1091). Vers 1096, une nouvelle donation « in molendinis de Porta » est faite (Cart. St.‑ Jean‑d’Angély, charte CCCCLV, datée à peu près de 1096– entre 1096 et 1102), Mais comme dans le cas de Basseau à Angoulême, il peut s’agir d’un « portus » au sens de lieu de commerce et non d’un port fluvial. La première mention de l’aménagement de la Boutonne pour la navigation fluviale est l’autorisation de créer un port à Tonnay‑Boutonne accordée par le seigneur du lieu en mars 1207 (Favreau 1971 : 513 et 528‑529). Les indications se multiplient ensuite, de Saint‑Jean‑d’Angély à l’embouchure de la Boutonne. En 1465, cette dernière porte couramment des bateaux d’un port de 40 à 50 pipes de vin (soit 20 à 25 tonneaux), autant que le Clain à Poitiers, l’Eure et la Sèvre mortaise à la même époque (Favreau 1978 : 434 ; Billot 1978). Les gabares vont de Saint‑Jean‑d’Angély jusqu’à Tonnay‑Charente, où mouillent les navires flamands ou anglais, en attente du fret qu’elles transportent. D’une manière plus ou moins systématique, la Boutonne a pu être utilisée dès le XI^e s. pour remonter vers Saint‑Jean‑d’Angély les produits de la vallée de la Charente ou du littoral, mais la liaison entre elle et le cours amont de la Charente pose problème.

47Si la Boutonne constitue un milieu protégé facile à emprunter par de petites embarcations à fond plat et à faible tirant d’eau, il n’en va pas de même pour la section de la Charente en amont du confluent de la Boutonne : les fonds, importants, excluent une navigation à la perche et le seuil de Saint‑Savinien est une difficulté à la montée et à la descente. Pourtant, l’accès des bateaux de Saint‑Jean‑d’Angély à cette section de la Charente est important pour l’abbaye et cela pour plusieurs raisons : la présence des ports sauniers de Taillebourg et Cognac, dont l’approvisionnement en sel est un objectif commercial intéressant ; la descente vers l’aval des vins issus des terres que l’abbaye acquiert sur les deux rives du fleuve pendant tout le xi^e s. entre Saintes et Cognac.

2.5.4.5 Une solide implantation foncière le long de la Charente en amont de Saintes

48A la fin du xi^e s,, après un siècle de dons divers, l’abbaye est solidement implantée entre Saintes et Cognac, sur les deux rives de la Charente ou à proximité de celle‑ci, à Aujac45, Brives‑sur‑Charente46 Burie47, Dompierre‑sur‑Charente48, Marestay (près de Matha)49, Orlac50, Saint‑Sever‑sur‑Charente51 et Salignac52 . À ces biens proches de la Charente, on peut en ajouter d’autres qui sont au‑delà et au sud de celle‑ci, par exemple vers 1094 une dîme et une vigne à Saint‑Cybard (sans doute Saint‑Cybard‑le‑Peyrat, canton de Lavalette, Charente)53 et vers 1081, la terre de l’Arceau, au sud de Merpins (Charente)54 . Chose remarquable, on constate que parmi ces dons ou acquisitions figurent souvent, surtout dans la seconde moitié du xi^e s., des terres destinées à devenir des vignobles (Debord 1984 : 358, n. 162). Outre certains des‑biens situés en bordure de la Charente et énumérés précédemment, on peut encore donner des exemples de ce genre à Marestay, près de Matha, vers 1090 (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCCCLVI) à Arthenac, près d’Archiac, à 20 km au sud de Cognac vers 1088‑1089 (Cart. St‑Jean‑d’Angély, charte CCLXX1), à Saint‑Cybard‑de‑Montmoreau vers 1095 (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCCXIII), etc. À Saint‑Macout de Saintes, l’abbaye reçoit en don, vers 1075, seize pièces de vignes appartenant à treize propriétaires différents : un quart de ces vignes sont des plantations nouvelles (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCLXXX)55.

49L’implantation de Saint‑Jean‑d’Angély au long de la Charente peut avoir plusieurs significations. Il est normal qu’une grande abbaye au rayonnement régional très important dès avant l’an mille recueille des dons multiples dans l’ensemble de la région, y compris le long de la Charente, entre Saintes et Cognac, et au sud du fleuve. Mais on peut se demander s’il n’y a pas plus que le hasard des donations. Les liens au xi^e s. entre l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély et deux anciennes abbayes situées sur le cours de la Charente, Saint‑Cybard d’Angoulême (Charente), donnée à celle de Saint‑Jean‑d’Angély par Foulques, comte d’Angoulême (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCCXXXIII : 1060‑ 1090), et Saint‑Étienne de Bassac (Charente), que le pape Urbain II place dans l’obédience de Saint‑Jean‑d’Angély (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte XIII : 1088‑1089), sont à noter. C’est au minimum un élément qui incite l’abbaye à utiliser plus encore le fleuve comme voie de communication et peut‑être aussi un autre indice d’une volonté d’implantation le long de ce fleuve, sensible dès le début du xi^e s. et s’expliquant facilement par le contexte. Il peut s’agir d’une volonté de disposer de sites aménagés ou aménageables en pêcheries et en moulins ou de prés riverains du fleuve, les « rivières » indispensables à l’économie agricole d’un grand établissement. L’abbaye peut aussi avoir souhaité tenir une partie des berges et du cours du fleuve pour faciliter ses transports et son commerce.

50Plusieurs des textes qui relatent des dons faits à l’abbaye mentionnent soit des ports, soit des terrains proches du fleuve et susceptibles d’être aménagés en port. Parmi d’autres, on peut citer un alleu à Salignac vers 1093, adjacent au port de Montalut en cette paroisse (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCCCLXXXI) ; un terrain à Brives vers 1071, proche de la Charente (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCLXIV) ; la même année, un vieux bois à Dompierre‑sur‑Charente, contigu au fleuve (Cart. St.‑Jean‑d’Angély, charte CCLXXIII). En 1549, témoignage tardif d’une propriété certainement plus ancienne, l’abbaye possède aussi à Dompierre‑sur‑Charente deux prairies longées sur un côté par la Charente et à Saint‑Sever des prairies (« rivières ») limitées par des fossés et le fleuve (Cart. St.‑ Jean‑d’Angély, t. II, pièce annexe XXIX : 244 et 245). Une politique de création de ports n’aurait rien d’étonnant au xi^e s. de la part d’une abbaye aussi impliquée dans le commerce fluvial et maritime. Elle correspond à ce que l’on rencontre ailleurs à la même époque : « En vue de s’aménager des possibilités de transports par bateaux, les établissements religieux cherchaient d’ailleurs à acquérir des terrains le long des rives des fleuves ou des lacs » (Doehaerd 1971 : 245).

2.5.5 Conclusion

51Au cours du xi^e s., les préoccupations de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély en ce qui concerne la Charente sont certainement aussi celles du comte de Pons, des seigneurs de Merpins et de Cognac, de l’évêque et du chapitre de Saintes, tous possesseurs de seigneuries riveraines de la Charente, de pêcheries, de moulins, de droits sur le commerce fluvial et intéressés eux aussi par les facilités de navigation pour leurs approvisionnements, par exemple en pierre ou en vin. Le cas de l’abbaye de Saint‑Jean‑d’Angély, mieux connu, permet de penser qu’en amont de Saintes, dès les premières décennies du xi^e s., l’aménagement des berges mais aussi du lit du fleuve a dû être une préoccupation de ces seigneurs fonciers.

52Il est possible maintenant de conclure, en montrant comment la confrontation des données historiques connues par les textes avec ce que la fouille nous a montré sur les embarcations découvertes nous donne des informations originales sur le trafic fluvial et, plus largement, sur la situation socio‑économique dans ce secteur du fleuve aux x^e-xi^e s.