3.1 Les pirogues monoxyles

1Au cours des recherches en Charente (1971‑1973 et 1984‑ 1988), plusieurs épaves ont été étudiées entre Port‑d’Envaux et Dompierre‑sur‑Charente (fig. 70).

3.1.1 La pirogue de Port‑d’Envaux (Charente‑Maritime)

2La pirogue de Port‑d’Envaux a été découverte au mois d’août 1982 par deux plongeurs amateurs, J.‑P. Gailledreau et J.‑L. Henriet (fig. 71). Aucun mobilier archéologique n’a été localisé en liaison avec la pirogue qui, au moment de sa découverte, était partiellement dégagée. Cette embarcation monoxyle en chêne repose sensiblement dans le centre du lit de la Charente, à une profondeur de 8,05 m (profondeur prise le 20 septembre 1984) ; elle est pratiquement conservée sur toute sa longueur ; ses flancs sont moins bien conservés en élévation, ses extrémités présentent des cassures.

3Les dimensions principales relevées sont les suivantes :
– longueur totale : 4,96 m ;
– largeur intérieure prise au niveau du bord supérieur de la section relevée : 56 cm ;
– rapport 1/L : 1/8,8 ;
– largeur intérieure prise sur le fond au niveau de la section relevée : 50 cm ;
– profondeur intérieure au niveau de la section relevée : 26 cm ;
– épaisseur moyenne du bordé : 4 à 5 cm.

4En plan, les flancs sont grossièrement parallèles. En profil longitudinal, le fond de la pirogue est plat jusqu’au niveau des deux renforts transversaux internes taillés dans la masse qui marquent le début du relèvement du fond. Ce relèvement forme deux levées pratiquement symétriques d’environ 90 cm de long. La levée aval présente, au niveau de son extrémité, un seuil. Les deux renforts transversaux laissés en relief sur le fond de la pirogue ont une épaisseur et une hauteur de l’ordre de 10 cm en moyenne. Ces deux renforts possèdent une lumière légèrement décalée par rapport à l’axe longitudinal de la pirogue. La largeur des lumières est de 6 cm pour le renfort amont et de 8 cm pour le renfort aval. La lumière du renfort amont possède un seuil d’environ 1,5 cm de hauteur.

5Deux caractéristiques principales sont à souligner : d’une part, la relative symétrie longitudinale de la pirogue au niveau de la longueur des levées et de la position des renforts transversaux ; d’autre part, l’emplacement de ces deux renforts au début des levées dans le but, vraisemblable, de renforcer le fond de la pirogue à un endroit de moindre résistance. Une coupe transversale interne a été réalisée à 1,50 m de l’extrémité amont : la section obtenue montre un fond et des flancs légèrement courbes ; la forme extérieure du fond n’a pas pu être déterminée avec précision. Cette pirogue a donné lieu à une mesure d’âge au ¹⁴C (GIF 6679) : 1350 ± 50 BP, soit après calibration 585‑785 ans ap. J.‑C.

3.1.2 La pirogue de Taillebourg (Charente‑Maritime)

6Ce fragment de pirogue monoxyle en chêne a été découvert au cours d’une prospection par un plongeur amateur de La Rochelle, G. François (fig. 72). Il est situé dans l’axe du lit mineur du fleuve, en aval du pont de l’autoroute, par 8,78 m de fond (profondeur prise le 25 septembre 1984). Ce fragment présente une légère inclinaison longitudinale par rapport au fond de la Charente.

7Le contexte de cet élément de pirogue monoxyle est assez particulier. D’une part, deux pieux ont été localisés de part et d’autre des extrémités du fragment d’embarcation, à l’extérieur d’un de ses bordés. L’un des pieux est situé à 1,50 m de l’extrémité amont ; l’autre se trouve à 40 cm de l’extrémité aval. Les mesures d’âge effectuées sur ces pieux ont donné les résultats suivants : (GIF 6681) 1480 ± 50 BP, soit après calibration 425‑625 ans ap. J.‑C. ; (GIF 6682) 1510 ± 50 BP, soit après calibration 410‑615 ans ap. J.‑C. ; les deux pieux sont donc pratiquement contemporains. D’autre part, une planchette de 1,03 m de long sur 24 cm de large, présentant quatre perforations de 4 à 6 cm de diamètre, était disposée à une dizaine de centimètres d’un des bordés. Une datation au ¹⁴C a été également réalisée sur cette planchette : (GIF 6683) 1380 + 50 BP, soit après calibration 575‑765 ans ap. J.‑C. Enfin, un morceau de crâne humain, très fortement érodé et sans doute roulé, était coincé contre l’un des flancs.

8Au regard des observations limitées entreprises lors du relevé du fragment de pirogue, aucune interprétation de la nature de ces vestiges ne peut être proposée. L’embarcation est beaucoup moins bien conservée que celle de Port‑d’Envaux, sa longueur totale préservée est de 2,36 m, sa largeur intérieure maximale prise au niveau du fond est de 52 cm. La plus grande hauteur conservée des flancs est de 15 cm seulement. L’épaisseur du fond au niveau de l’extrémité aval est de 8 cm ; elle est de 6 cm au niveau de l’extrémité amont. À 1,20 m de l’extrémité aval, soit à peu près au centre de la partie préservée de la pirogue, un renfort transversal interne est aménagé dans le fond. Ce renfort possède une forme très proche de celle des renforts de la pirogue de Port‑d’Envaux. Sa hauteur est de 5,5 cm et son épaisseur est comprise entre 5 et 6 cm. Une lumière centrale de 8 cm est taillée dans le renfort, un seuil de 3,5 cm a été laissé en réserve. Ce renfort est localisé à environ 50 cm de l’amorce de la levée de l’extrémité conservée. Une coupe transversale, réalisée à 1,20 m de l’extrémité aval, montre une section à fond plat et un départ de flancs verticaux. Une datation au ¹⁴C a été effectuée avec pour résultat : (GIF 6680) 1340 ± 50 BP, soit après calibration 590‑795 ans ap. J.‑C.

9Si l’on considère, à titre d’hypothèse, que ce fragment représente à peu près la moitié de la pirogue et que l’on restitue par symétrie l’autre moitié (fig, 73), on obtient alors une embarcation monoxyle d’environ 5 m de long, 50 cm de largeur sur le fond, dotée de deux levées et de deux renforts transversaux taillés dans la masse du bois. Ainsi restituée, cette pirogue présente, à l’évidence, de nombreuses similitudes avec celle de Port‑d’Envaux, à l’exception du tracé de sa section transversale. Si l’on ajoute, par ailleurs, que les deux embarcations s’inscrivent dans un intervalle chronologique pratiquement identique, et que le lieu de leur découverte est séparé de quelques kilomètres, on est tenté d’insister quelque peu sur leurs caractéristiques similaires. Il serait hasardeux, toutefois, d’aller au‑delà de ces rapprochements et d’envisager, par exemple, l’éventualité d’une tradition de construction monoxyle commune à ces deux pirogues (Mc Grail 1979).

3.1.3 La pirogue de Port‑Berteau (Charente‑Maritime)

10Cette pirogue a été fouillée lors de l’étude du site portuaire de Port‑Berteau, en 1972 et 1973 (Rieth 1979, 1983a). Le contexte stratigraphique tendait alors à proposer une datation proche du xiii^e ou du xiv^e s. En 1985, un échantillon de la coque a été prélevé en vue d’une mesure d’âge au ¹⁴C ; celle‑ci (GIF 7158) a donné le résultat suivant : 1150 ± 70 BP, soit après calibration, 665‑1015 ans ap. J.‑C. La pirogue de Port‑Berteau, intégralement conservée, mesure 12,80 m de long pour une largeur maximale (haut des bordés) de 75 cm et un creux de 70 cm. Son rapport 1/L est de 1/17 (fig. 74). En plan, l’embarcation présente deux extrémités à seuil, celle d’amont étant plus large que celle d’aval. En profil, les deux extrémités montrent une levée courte et marquée (fig. 75). La section transversale dénote un fond et des flancs courbes. Il est vraisemblable cependant que le caractère accentué de la courbure latérale résulte d’une déformation des bordés ; ceux‑ci ont une épaisseur (haut des bordés) de 6 cm.

E.R. del. / CNRS

M.H. del, d’ap. E.R. / dAf

11La caractéristique principale de cette grande pirogue monoxyle taillée dans un tronc de chêne concerne la présence d’éléments rapportés à la coque, et notamment de six membrures. Ces dernières sont en réalité des demi‑membrures, en forme de L, disposées deux par deux d’une façon relativement régulière. Les deux premières, séparées par un intervalle de 60 cm, sont situées à 3,12 m de l’extrémité amont ; les deux dernières sont localisées à 2,98 m de l’extrémité aval, avec un intervalle de 55 cm. Chaque demi‑membrure, façonnée dans une branche courbe, est fixée à la coque monoxyle par trois gournables : deux dans le fond et une dans le haut du bordé. La question qui demeure est celle du moment de l’insertion de ces éléments de renforts transversaux internes. Ont‑ils été introduits dès la construction de la pirogue ou au bout d’un certain temps d’utilisation de l’embarcation pour renforcer la coque1 ? En tout état de cause, le fait marquant est l’association de deux techniques très différentes : celle de la construction monoxyle et celle de la construction assemblée. Ajoutons que trois autres éléments, structurellement secondaires, ont été également rapportés et fixés à la coque de la pirogue de Port‑Berteau : deux supports d’un élément transversal interne et un renfort externe du bordé.

3.1.4 La pirogue de Chaniers (Charente‑Maritime)

12Découverte dans les années 1970 par deux plongeurs amateurs de La Rochelle, J.‑P. Frouin et D. Magal, elle a donné lieu, en 1973, à un relevé sommaire au cours d’une plongée (fig. 76) ; en 1985, nous avons essayé de localiser le site. En dépit d’une prospection systématique de la zone, la pirogue n’a pas été retrouvée. Il est probable qu’à la suite de l’envasement2 important du fond de la Charente, la pirogue, qui se trouvait à moins de 10 m de la rive gauche, a été recouverte par une épaisse couche de vase ôtant toute possibilité de localisation par prospection de surface. Les observations effectuées en 1973 ont montré que le fond de la pirogue et un fragment du bordé étaient conservés sur 4,30 m de long et 55 cm de large ; la section transversale révélait un fond plat et des flancs vertieaux. Un renfort transversal taillé dans la masse du bois se trouvait aménagé à proximité de l’extrémité amont. Entre cette dernière et le renfort transversal, trois clous forgés avaient été enfoncés à partir de l’extérieur du fond de la pirogue. La pointe de ces clous avait été rabattue sur la face intérieure du fond. Aucun mobilier archéologique n’était associé à cette pirogue dont la datation reste inconnue.

3.1.5 La pirogue de Dompierre‑sur‑ Charente (Charente‑Maritime)

13Cette pirogue a été découverte par J.‑L. Henriet au cours d’une plongée de prospection effectuée en juillet 1986. L’embarcation est située au bas de la pente de la rive droite, transversalement à l’axe de la Charente, à une profondeur de 4,80 m environ. Au moment de sa découverte, une petite partie de la pirogue émergeait du fond. Le seul flanc conservé repose contre un pieu appartenant à un ensemble dit Dompierre II correspondant aux vestiges d’un aménagement médiéval du lit de la Charente chronologiquement antérieur à la pirogue (fig. 77). Il est probable que celle‑ci, après avoir coulé pour une raison indéterminée, est venue s’immobiliser contre la structure de pieux. La pirogue est inclinée vers l’aval, sur son seul bordé conservé. L’inclinaison du fond de l’embarcation par rapport à un plan horizontal est de l’ordre de 30° (fig. 78). Cette position a provoqué la destruction de la plus grande partie du bordé orienté vers l’amont. En revanche, le bordé orienté vers l’aval, et reposant sur le sédiment, s’est trouvé préservé sur une longueur de 3,60 m. La plus grande hauteur conservée du bordé aval est de 36 cm. La plus grande largeur intérieure du fond est de 50 cm. Cette dimension correspond probablement à la largeur d’origine. L’amorce du bordé amont est, en effet, décelable le long de l’arête amont du fond.

E.R. del. / CNRS

14La pirogue, conservée sur une longueur totale de 4,60 m, présente une inclinaison longitudinale de l’ordre de 10° qui a permis de préserver, en partie, l’extrémité X’ située dans le bas de la pente, vers le centre du fleuve. L’extrémité opposée, orientée vers la rive droite, n’est pas conservée. Les coupes transversales, le plan levé in situ‑et les observations montrent que la pirogue de Dompierre, reposant inclinée sur le fond (inclinaisons latérale et longitudinale), transversalement à l’axe du courant, a subi deux séries principales de déformations provoquant un vrillage de la coque monoxyle et un léger déplacement vers l’aval de la partie de la pirogue orientée vers le chenal.

15L’embarcation a un fond plat et une section en trapèze (bouchain marqué et flancs rectilignes). Au niveau de la cloison réservée dans la masse de la coque, l’épaisseur du fond est comprise entre 4 et 5 cm (milieu du fond) ; elle n’est que de 2 cm au niveau de l’arête amont du fond. L’épaisseur moyenne du haut du bordé est de 2 cm. Il est vraisemblable que ces épaisseurs réduites résultent, en partie, de l’érosion liée à la position de la pirogue sur le fond. L’extrémité partiellement conservée X’ est aménagée en forme de seuil de 37 cm de large sur 25 cm de long. Les déformations importantes de cette extrémité n’ont pas permis d’observer ni même de déceler des indices susceptibles de révéler l’existence d’une levée. À 1,64 m de l’extrémité X orientée vers la rive droite, une cloison est réservée dans la masse de la coque (fig. 79). Sa hauteur maximale conservée par rapport au fond est de 10 cm ; son épaisseur est également de l’ordre de 10 cm. À 1,47 m de cette cloison, le fond présente deux surépaisseurs de 1 à 1,5 cm de hauteur formant deux rectangles affrontés de 10 cm de long sur 11 cm de large pour l’un, et 15 cm de long sur 11 cm de large pour l’autre. L’origine et la fonction de ces deux surépaisseurs restent inconnues. S’agit‑il de traces de façonnage ? Quatre trous percés dans le fond de la pirogue ont été localisés de part et d’autre de la cloison. Les trois pre miers situés à 34, 68 et 76 cm de la cloison (vers X), entre 14 et 17 cm du bouchain interne, ont une section circulaire de 1,5 cm. L’un des trous était bouché par une petite gournable non épitée. Le quatrième trou est localisé à 60 cm de la cloison (vers X’) et à 28 cm du bouchain intérieur ; sa section est de 2 cm. Une observation attentive du fond n’a montré aucune trace ou empreinte sur le bois laissant supposer la présence, à l’origine, d’une pièce rapportée (membrure ou planchette de palâtrage) en liaison avec ces trous. Ceux‑ci correspondent, peut‑être, à des trous de jauge en rapport avec une phase de creusement de la pirogue. Un prélèvement a été effectué pour une mesure d’âge au ¹⁴C (GIF 7388) : 800 ± 60 BP, soit après calibration 1160‑1295 ans ap. J.‑C.

3.1.6 Remarques sur les pirogues monoxyles de la Charente

16Au total, cinq pirogues3 monoxyles en chêne, dont quatre datées de la période médiévale, ont été étudiées au cours de nos recherches dans un secteur de la Charente compris entre Port‑d’Envaux et Dompierre‑sur‑Charente. Leur étude suscite deux séries principales de remarques relatives à leur morphologie et à leur datation.

3.1.6.1 Morphologie

17Les aspects morphologiques les plus significatifs des embarcations monoxyles sont la forme de la section transversale et la nature des aménagements internes4. Trois des pirogues étudiées (Taillebourg, Chaniers et Dompierre‑sur‑Charente) possèdent une section transversale caractérisée par un fond plat et des flancs rectilignes. Deux pirogues (Port‑d’Envaux et Port‑Berteau) sont dotées d’une section transversale à fond et flancs courbes. Quatre pirogues (Port‑d’Envaux, Taillebourg, Chaniers et Dompierre‑sur‑Charente) possèdent des aménagements internes taillés dans la masse de la coque : renforts5 transversaux dans le cas des pirogues de Port‑d’Envaux, Taillebourg et Chaniers, cloison6 transversale dans celui de la pirogue de Dompierre‑sur‑Charente. Cette dernière présente, par ailleurs, deux surépaisseurs transversales du fond qui pourraient être interprétées comme des nervures destinées à contrôler le creusement du fond (Arnold 1985 : 212). Une pirogue, celle de Port‑Berteau, possède une série de six demi‑membrures rapportées et chevillées à l’intérieur de la coque. Si l’on confronte ces caractéristiques avec celles des embarcations monoxyles découvertes en France7, on constate que quatre des pirogues de Charente (Port‑d’Envaux, Taillebourg, Chaniers et Dompierre‑sur‑Charente) sont dotées des caractéristiques morphologiques classiques des embarcations monoxyles. La diversité, au demeurant réduite, de l’exemple charcutais semble tout à fait révélatrice de celle de l’ensemble des pirogues monoxyles françaises. Seule pirogue à présenter des caractéristiques exceptionnelles : celle de Port‑Berteau avec ses six demi‑membrures rapportées. En effet, cette embarcation est avec celle, non datée, découverte en 1806 à Paris, au pont d’Iéna, et celle médiévale de Massay (Marguet, Rieth 1985) trouvée dans l’Arnon (Cher), l’une des seules actuellement connues en France à posséder ce type d’aménagement transversal interne faisant appel aux méthodes de la construction navale assemblée. Ajoutons, enfin, que du point de vue des dimensions principales, et de la longueur notamment, les pirogues de la Charente se situent dans la moyenne française, à l’exception de celle de Port‑Berteau qui est l’une des plus longues avec celles du Havre, Seine‑Maritime (15 m), de Flines‑les‑Raches, Nord (12,67 m) et de Bregnier‑Cordon, Ain (12,50 m).

3.1.6.2 Datation

18Abordons la seconde série de remarques relatives, cette fois, à la datation des pirogues de la Charente (tabl. VII).

Première observation

19Les dates extrêmes, 585‑1295, sont révélatrices d’un phénomène intéressant et nouveau, celui d’un emploi de pirogues monoxyles sur la Charente durant l’époque médiévale. En vérité, depuis que des datations systématiques (¹⁴C, dendrochronologie) sont effectuées lors de la découverte d’une pirogue, on constate que sur de nombreuses voies d’eau de France, de la plus modeste à la plus importante, les embarcations monoxyles ont été très largement utilisées pendant le Moyen Âge. Ainsi en est‑il, parmi quelques exemples récents, de la pirogue de Massay provenant de l’Arnon, petit affluent du Cher (Marguet, Rieth 1985), de celle de Moncey, découverte dans le lit de l’Ognon, dans le Doubs (Passard et al, 1987), de celle de Rauville‑la‑Place, trouvée dans le cours de la Taute, Manche (Carbonneaux, Marin, Charles 1985), ou encore de celles d’Ancenis‑la‑Davrays et de Sainte‑Anne‑le‑My, en Basse‑Loire (Joncheray 1986). Ce phénomène se retrouve, en l’occurrence, dans d’autres pays comme par exemple la Grande‑Bretagne (Mc Grail 1978a).

Seconde observation

20L’usage des pirogues monoxyles semble s’inscrire, dans le bassin de la Charente, dans le cadre d’une tradition plus que millénaire. D’une part, une pirogue monoxyle néolithique a été découverte en 1979 à Bourg‑Charente, Charente (Gomez de Soto 1982)8. D’autre part, dans les années 1969‑1970, un fragment de pirogue monoxyle a été trouvé dans les marais d’Aigre (tourbière de Gouge) situés sur la commune de Saint‑Fraigne, au nord du département de la Charente (Gallia Préhistoire 1972).

21Lors de notre programme de recherches, nous avons réalisé une étude de ce fragment d’embarcation qui n’avait donné lieu jusqu’alors qu’à une brève mention. La pirogue, conservée au moment de l’étude dans une réserve du CES d’Aigre, n’a subi aucun traitement particulier. Le bois, qui a préservé sa couleur d’origine, possède une texture dure. Sa dessiccation a provoqué une nette déformation des fibres, sensible notamment au niveau d’un des bordés et de l’extrémité brisée. Des fentes importantes sont visibles sur le fond et sur les flancs. On peut considérer, toutefois, que le processus de dégradation du fragment d’embarcation se trouve à présent en voie de stabilisation. La pirogue (fig. 80 à 82) est préservée sur une longueur totale de 2,40 m. Seule une des extrémités est conservée. En effet, durant les travaux de curage, une longueur importante de la pirogue, dont une extrémité, a été détruite. En dépit des déformations de la coque, dans le plan transversal en particulier, on distingue encore le plan général de l’embarcation : forme classique de long trapèze (40 cm de large au niveau de l’extrémité, 47 cm à 2 m de cette extrémité). L’extrémité à seuil se présente sous la forme d’une surface plane de 52 cm de long. En section transversale, la pirogue montre un tracé trapézoïdal à fond plat et flancs rectilignes ; à 80 cm de l’extrémité conservée, la largeur intérieure est de 29 cm. Cette section transversale, située dans le haut de la levée, présente une légère ouverture des flancs. À 1,20 m de l’extrémité, la largeur intérieure est de 33 cm. Cette section localisée dans le bas de la levée possède, à la différence de la précédente, des flancs sensiblement rentrants. À 1,60 m de l’extrémité, la largeur intérieure de la section est de 36 cm ; le bordé le mieux préservé mesure 38 cm de haut. Cette section, située au niveau du départ du fond plat, est marquée par une légère rentrée des flancs. L’épaisseur du haut du bordé est comprise entre 4,5 et 5,5 cm. À proximité du fond, l’épaisseur est plus forte : entre 4 et 7,5 cm.

22Dernière remarque : sur la face intérieure des bordés, nous avons observé de nombreuses traces laissées par un fer à tranchant de 5 à 6 cm de large. Un échantillon de ce fragment de pirogue monoxyle a été prélevé pour une mesure d’âge au ¹⁴C (GIF 7159). Le résultat est de 250 ± 50 BP, soit après calibration 1495‑1800 ans ap. J.‑C.

23Signalons pour clore cette description qu’une autre pirogue monoxyle a été découverte en 1965 au centre des marais d’Aigre, dans la tourbière de Chantemerle : « Elle fut malheureusement brûlée accidentellement » (Gallia Préhistoire 1972 : 381). Cette attestation archéologique d’une utilisation très tardive d’une pirogue monoxyle dans le bassin de la Charente n’est pas unique. En 1644, un ouvrage consacré aux rivières de France9 indique que la Touvre, modeste affluent de la Charente « [...] n’a point de fonds en sa source [...] la Touvre ne peut porter un bateau fait de diverses pièces [...] il faut qu’il soit d’une seule pièce de bois, bien petit à la vérité, mais aussi fort asseuré [...] ».

24Si l’emploi au xix^e s. de pirogues monoxyles est, en France, un fait connu, comme sur l’Adour par exemple (Beaudouin 1970), son maintien sur une très longue durée n’avait pas encore été mis en évidence sur la base de données datées. C’est à présent chose faite à travers l’exemple de la Charente.

3.2 Une épave à structure assemblée : Vépave II de Port‑Berteau

25En 1973, lors des derniers jours de la fouille subaquatique de Port‑Berteau, une seconde épave a été découverte. Elle n’a donné lieu qu’à un relevé sommaire (Rieth 1983a : 37‑38), complété en 1986 par un bref sondage et une prise d’échantillons en vue d’une datation. La longueur totale de l’épave est de 13,40 m pour une largeur maximale de 4,20 m (cf. fig. 82 supra). En plan, la coque présente deux extrémités en pointe correspondant aux pièces d’étrave et d’étambot. Les virures, de 6 à 7 cm d’épaisseur, sont assemblées aux membrures, d’une section carrée de 10 cm environ, par des gournables. Les quelques observations effectuées en 1973 et 1986 semblent indiquer que la structure de la coque est en grande partie conservée. Fait remarquable : l’épave repose à l’envers sur le fond de la Charente. Cette position, inhabituelle, permet d’espérer une bonne conservation des parties hautes de la coque. Deux échantillons ont été prélevés en vue d’une mesure d’âge au ¹⁴C : (GIF 6685), 1360 ± 50 BP, soit après calibration 580‑780 ans ap. J.‑C. ; (GIF 7396), 1450 ± 60 BP, soit après calibration 445‑635 ans ap. J.‑C. Précisons, en dernier lieu, qu’aucun indice ne permet actuellement de savoir si cette épave est celle d’un bateau de navigation intérieure ou de mer10.

3.3 Un modèle de batellerie médiévale

26Six des épaves étudiées dans la Charente se rattachent chronologiquement au Moyen Âge. Ces six bateaux mettent en évidence l’existence parallèle, à l’intérieur d’un même espace de navigation, de plusieurs traditions de construction navale dont deux d’entre elles sont spécifiquement fluviales : les traditions monoxyle et monoxyle‑assemblée. Cette situation n’est pas, à vrai dire, exceptionnelle.

27Le cas du bassin de l’Adour au xix^e s., par exemple, révèle un phénomène technique similaire. On y rencontrait alors des chalands monoxyles, des chalands monoxyles‑assemblés, des halos (sur la Nive) monoxyles et monoxyles‑assemblés pouvant porter de 1 à 6 t de charge, et de grandes galupes de 55 à 60 t de port (Beaudouin 1970). À chaque famille de bateaux correspondait une zone particulière de navigation, une fonction, une capacité de charge, un mode de propriété et d’armement déterminés.

28Ce rapport étroit, et parfaitement logique, entre les dimensions techniques et économiques de la batellerie de l’Adour, se retrouve, d’une manière comparable, sur la Charente. Considérons trois exemples révélateurs de la structure de cette batellerie médiévale de la Charente : celui du bateau monoxyle‑assemblé d’Orlac et ceux des pirogues monoxyles de Port‑d’Envaux et de Port‑Berteau. Pour une longueur de 15,50 m, le poids à vide du bateau d’Orlac est de 4 t. Sa capacité de charge maximale, avec un franc‑bord de sécurité de 10 cm, a été évaluée à 8,2 t. Pour une longueur de près de 5 m, le poids à vide de la pirogue de Port‑d’Envaux a été estimé à 190 kg, pour une capacité de charge maximale, avec un franc‑bord de sécurité de 10 cm, de 220 kg11. Pour une longueur de 12,80 ni, le poids à vide de la pirogue de Port‑Berteau a été évalué à 1,350 t, pour une capacité de charge maximale, avec un franc‑bord de sécurité de 10 cm, de 3,9 t.

29Ces chiffres appellent deux commentaires principaux.

30En premier lieu, ils semblent traduire les différentes fonctions propres à chaque bateau :
– Orlac, transport régulier de fret lourd ; la forme de la coque étant en outre bien adaptée à un transport de matériaux volumineux ;
– Port‑Berteau, transport régulier de fret, mais dans un contexte sans doute différent de celui du bateau d’Orlac ; la largeur réduite de la pirogue ne se prête guère, en effet, aux transports de matériaux pondéreux comme les pierres ; on peut envisager, également, une fonction de transport de personnes, ou encore une fonction de pêche ; dans cette dernière hypothèse, la longueur importante de la pirogue pourrait laisser penser à une pêche « collective », impliquant la présence à bord de plusieurs personnes pour mouiller et relever des filets, par exemple ;
– Port‑d’Envaux, pêche avec une ou deux personnes, ou éventuellement transport d’une petite cargaison avec une personne à bord.

31En second lieu, les chiffres relatifs aux capacités de charge maximale montrent que l’accroissement du port passe très logiquement par des choix techniques. À cet égard, la pirogue de Port‑Berteau, avec une capacité de charge maximale de près de 4 t, paraît constituer une limite au‑delà de laquelle l’accroissement du port implique l’éclatement de la structure monoxyle et le recours obligé à la construction monoxyle‑assemblée.

32Chaque choix technique, en rapport direct avec la fonction recherchée, qui s’exprime par la valeur du port, se traduit en termes de matériaux, de main‑d’œuvre, de temps de travail, c’est‑à‑dire en termes de coût de production. S’il paraît hasardeux de rattacher la construction des pirogues monoxyles de Port‑d’Envaux et de Port‑Berteau, ainsi que celle du bateau d’Orlac à un groupe social particulier, il ne fait guère de doute, en revanche, que cette articulation entre choix technique et choix économique devait correspondre à une réalité historique. De même, l’utilisation de chacune de ces embarcations devait s’inscrire dans un cadre économique différent dont la nature exacte demeure, toutefois, difficile à cerner. Au‑delà de ces interrogations se dessine, néanmoins, l’esquisse d’un modèle de batellerie médiévale diversifiée dans ses choix techniques, en réponse à des fonctions économiques, de transport et de pêche, multiples.