Cro‑Magnon, « homme de l’archéologie de sauvetage »

1En 1868, dans l’abri de Cro‑Magnon des sépultures furent mises au jour à une centaine de mètres de la gare des Eyzies‑de‑Tayac (Dordogne) par des ouvriers installant la voie ferrée. Ainsi cette découverte majeure pour la connaissance de la Préhistoire était due à la construction d’un chemin de fer, un de ces « tracés linéaires » de la deuxième moitié du xix^e s. qui ont apporté leur moisson de découvertes géologiques, paléontologiques ou archéologiques. Ailleurs ce furent les travaux de Boucher de Perthes dans les carrières d’Abbeville, ceux de nombreux préhistoriens à Saint‑Acheul ou dans d’autres carrières du nord de la France.

2Les grands travaux d’aménagement du territoire ont donc joué un rôle fondamental dans la naissance de la science préhistorique. Il s’agissait cependant le plus souvent de découvertes fortuites faites par des préhistoriens profitant des terrassements, effectués lentement à la pelle et à la pioche. Archéologie de sauvetage circonstancielle, opportuniste et non archéologie préventive anticipant sur les destructions. N’est‑ce pas au fond ce qui a prévalu jusqu’à ces dernières années pour la Préhistoire ancienne ?

Paléolithique, paléolithiciens et grands travaux

3Constatons la rareté des sites paléolithiques fouillés préalablement à des travaux d’aménagement du territoire ces vingt ou trente dernières années. Au même moment, les fouilles en zones urbaine et rurale ont multiplié de façon exponentielle les découvertes de sites protohistoriques et historiques où de nouvelles méthodes de fouille ont été adaptées à des surfaces sans cesse grandissantes.

4Dans le même temps, force est de constater que la plupart des gisements paléolithiques étudiés restaient classiquement des grottes, abris ou habitats de plein air où le module de fouille se cantonnait souvent au mètre carré. Quant aux autoroutes, TGV et autres carrières de granulats, ils semblaient éviter soigneusement les occupations de nos ancêtres paléolithiques puisque bien peu de destructions y étaient signalées !

5Les statistiques publiées sont rares ou déjà anciennes. Ainsi Jean Glottes dans son rapport sur les sauvetages programmés en Préhistoire de 1981 à 1985 (Clottes 1987) constate « l’écart considérable entre les opérations concernant la préhistoire récente très majoritaire, et celles sur le Paléolithique, écart assez préoccupant pour ce dernier ». Le détail des menaces motivant les interventions de sauvetage programmé est intéressant à analyser ; les fouilles clandestines sont alors responsables de plus du quart des opérations. « Les travaux ruraux et les labours profonds ont un pourcentage équivalent. Les entreprises d’extraction (gravières, carrières) provoquent près du cinquième des fouilles ; les grands travaux (routes, usines, barrages, canaux, voies ferrées...) contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre, ne motivent pas le dixième des chantiers ».

6Pour les sauvetages dits urgents en Préhistoire, C. Farizy (1987) relève de son côté, avec l’exemple de l’année 1984, que « quelle que soit la région, ce sont les périodes récentes qui sont concernées ; Néolithique et âges des Métaux constituent plus de 80 % des opérations. Le nombre de sauvetages urgents concernant le Paléolithique s’élève à 26, un quart d’entre eux étant situés dans la seule région Midi‑Pyrénées ».

7Et dans ces chiffres concernant le Paléolithique, il faudrait tenir compte de nombreux sauvetages programmés, ou considérés comme tels administrativement, qui étaient alors menés sur plusieurs années, en particulier dans le sud de la France, dans des grottes menacées de vandalisme ou dans des champs sous le péril des charrues, c’est‑à‑dire une archéologie de sauvetage qui n’existe quasiment plus aujourd’hui ; ce qui réduit encore la part du Paléolithique dans les grands chantiers ouverts à l’occasion de travaux d’aménagement1.

8Au milieu de ce constat alarmant, il faut, bien sûr, citer l’exception des travaux de A. Tuffreau et de son équipe dans le nord de la France. Depuis de nombreuses années, ses interventions de sauvetage sont remarquées. La récente fouille du site de Riencourt‑lès‑Bapaume sur le tracé du TGV Nord et publiée dans cette même série Archéologie préventive des DAF (Tuffreau 1993), vient à la suite de plusieurs autres (Biache‑saint‑Vaast, Seclin).

9Ce trop faible nombre de sites paléolithiques étudiés en sauvetage reflète‑t‑il une réalité archéologique ou s’agit‑il plutôt d’un problème d’équipes et de méthode ? Est‑ce que les paléolithiciens s’investissent véritablement dans l’archéologie préventive ?

10A. Ferdière (1989) observe que « certains voudraient aujourd’hui réduire l’archéologie métropolitaine à une opposition artificielle et stérile. Cet antagonisme se trouverait entre une archéologie de sauvetage, qui se contenterait d’enregistrer mécaniquement des données, et une archéologie dite « scientifique», de recherche plus sereine. Bon nombre de préhistoriens, notamment ne sont pas étrangers à cette vision à mon avis réductrice de l’archéologie. 1ncapables –ou refusant– de proposer des solutions techniques aux interventions de prospections et de fouilles relativement rapides, pour les aires chronologiques qui les occupent, ils préfèrent souvent laisser l’essentiel au soin de cette gestion prévisionnelle, de cette archéologie préventive, de ces sauvetages, à leurs collègues spécialistes des époques plus récentes ».

Objectif Paléolithique

11Le montage de l’opération A5, engagé fin 1987, s’est concrétisé véritablement au printemps 1988. À été défini ce qui était alors une nouveauté : la coordination des opérations sur les trois régions concernées par un tracé autoroutier de 140 km de long, à savoir Île‑de‑France, Bourgogne et Champagne‑Ardenne. Lors de réunions préparatoires, avec les services régionaux de l’Archéologie concernés, l’unité d’opération a été clairement établie ; un conservateur nommé responsable de l’opération au plan interrégional, Jean‑Paul Thévenot (alors directeur des Antiquités préhistoriques de Bourgogne) et un coordinateur (AFAN) sur le terrain chargé, entre autres de diriger les équipes d’archéologues de l’AFAN, poste que j’ai occupé de 1988 à 1989.

12La compétence scientifique du coordinateur joue un rôle important dans les grandes orientations d’une opération sur tracé linéaire, surtout dans la phase initiale de diagnostic et d’évaluation2. Le fait que je fus préhistorien a ainsi joué dans les choix et les options de l’autoroute A5 ; le constat s’imposait : pour découvrir du Paléolithique, il fallait s’en donner les moyens techniques et humains.

13En 1986, l’habitude de confier la prospection sur un tracé linéaire à deux seules personnes, un historien et un préhistorien, existait. Cependant, la volonté affichée pour l’A5 d’une équipe unifiée pour les trois régions traversées déboucha, au lieu d’un tandem généraliste par région, sur une équipe pluridisciplinaire interrégionale. L’équipe de reconnaissance initiale fut ainsi composée d’archéologues spécialistes des différentes périodes (Moderne, Moyen Âge, Antiquité, Protohistoire, Néolithique). Dans ce cadre il n’y eut aucune difficulté à faire accepter la présence d’un, puis de plusieurs paléolithiciens et également d’un géomorphologue. Ainsi était mise en place, dès le début des prospections, une équipe importante de géologues du Quaternaire et de paléolithiciens avec un objectif clair : trouver du Paléolithique sur l’A53.

Une méthodologie adaptée

14Comme chacun sait, la prospection au sol reste une méthode de repérage partiel et ne peut pas être considérée comme suffisante, surtout pour les périodes de la Préhistoire ancienne. Restreinte à ces méthodes du « visible », l’étude d’impact est entachée d’un oubli majeur, puisqu’elle ignore les sites enfouis à l’abri des labours et non repérables en surface, ceux‑là même qui, souvent, sont du plus grand intérêt car les mieux préservés. C’est la raison première du faible nombre de sites paléolithiques repérés dans les grands travaux.

15Seule une réflexion géomorphologique, accompagnée de reconnaissances en profondeur à la pelle mécanique, permet d’avoir une vision réelle du patrimoine enfoui dans le sous‑sol. Cette étude des formations superficielles permet d’estimer, ou en tout cas d’approcher les capacités archéologiques réelles des terroirs : définition des cadres naturels géographiques et sédimentaires, conditions de sédimentation favorables à la fossilisation et à la conservation des sites, appréciation des profondeurs d’enfouissement, zones d’érosion. Ainsi l’intervention des archéologues, et surtout des paléolithiciens, peut se concentrer préférentiellement sur les zones à hauts risques et négliger les secteurs de plus faible intérêt (Delpuech 1989).

16Sans cette démarche quaternariste, l’identification des sites du Paléolithique provient uniquement des industries lithiques en surface liées à leur destruction par les labours. Dans le meilleur des cas, il n’en reste que des lambeaux de couches plus ou moins remaniées. Par contre les sites paléolithiques en place, bien conservés dans une stratigraphie quaternaire, ne sont pas détectables. L’étude géologique permet, en outre, d’identifier l’âge de ces formations quaternaires et donc de définir les grandes périodes paléolithiques susceptibles d’être rencontrées.

17Une opération de diagnostic approfondi peut alors être mise en œuvre sur des zones sensibles bien délimitées. Et c’est par des tranchées stratigraphiques et des décapages de terrain extensifs, à la pelle mécanique, que sont repérés et sélectionnés les gisements paléolithiques d’intérêt.

Géologie et paléoenvironnement

18L’opération autoroute A5 faisait figure d’expérience pilote quand elle fut mise en route en 1988 avec une équipe permanente chargée des problèmes de géologie et de paléoenvironnement. L’expérience n’était pas tout à fait nouvelle, puisque le chantier de la Cour Napoléon du Louvre s’était dotée d’une équipe semblable entre 1985 et 1987. Toutefois, aucune opération linéaire n’avait tenté jusqu’ici l’expérience.

19Il faut souligner l’importante partition des études naturalistes entre, d’une part, les études géomorphologiques des phases préliminaires ayant pour but d’aider au repérage des sites, et d’autre part, les analyses paléoenvironnementales détaillées en rapport avec des sites en cours de fouilles (palynologie, anthracologie, malacologie, micromorphologie, etc.).

20La phase préliminaire consistait à évaluer le risque archéologique en profondeur en étudiant les conditions de conservation des sites à partir de leurs contextes géomorphologiques. Dans un deuxième temps, au moment où les sites de fouilles s’individualisaient, il s’est agi de réaliser des diagnostics paléoenvironnementaux sur les gisements eux‑mêmes. Ce type de diagnostic consistait à tester des sédiments afin d’estimer l’intérêt de la poursuite des analyses pour chacune des disciplines concernées. Enfin, pendant ou après les fouilles, des analyses étaient menées en fonction des questions posées sur le site selon sa nature, le type de restes (faune ou non par exemple), la pertinence ou non de datations...

21L’équipe paléoenvironnement se divisait entre des « généralistes », en permanence sur le tracé, qui assuraient le diagnostic géomorphologique préliminaire et guidaient les choix d’analyses et des « spécialistes », intervenant plus ponctuellement en fonction du terrain et des questions posées.

22Un classique problème de coordination est parfois survenu entre les archéologues et l’équipe paléoenvironnement par rapport au rôle et à l’autonomie de cette dernière. Il y a là, sans doute une question d’échelle de travail entre l’archéologue qui reste, au moins dans un premier temps, au niveau du site pour en comprendre sa dynamique, ses structures, son mobilier, tandis que les spécialistes des sciences de la nature revendiquent une étude plus appropriée au niveau régional, et donc dans ce cas, englobant l’ensemble du tracé. Pour l’équipe paléoenvironnement, les sites archéologiques fouillés entraient comme élément constitutif à côté d’autres interventions strictement naturalistes (sondages dans un fond de vallée par exemple, observation de coupe géologique...). Cette démarche n’a pas toujours été acceptée par les responsables de chantier qui réclamaient légitimement des analyses directement liées à leur propre interrogation. Ainsi, si les résultats de l’équipe « Paléoenvironnement A5 » ont été déterminants pour la reconnaissance et l’étude des sites paléolithiques, il convient d’être plus nuancé pour les périodes récentes.

23La question n’est évidemment pas nouvelle. Le fait est qu’il faut trouver des solutions rapides face au développement de ces grands travaux propices aux observations des géologues et naturalistes. Reste à résoudre le montage technique de ces interventions, des objectifs et des limites qu’on peut convenablement se fixer dans ce cadre de l’archéologie préventive.

Sept sites paléolithiques

24Les gisements paléolithiques découverts sur l’autoroute A5 ne l’ont donc pas été par hasard. La stratégie définie par l’équipe de prospection A5 et les moyens mis en œuvre ont permis le repérage de ces sites en place pressentis dès 1988. Cinq gisements du Paléolithique moyen ont, en définitive, été fouillés, sur une surface de 2 ha : Vinneuf/Les Hauts Massons, Lailly/Le Fond de la Tournerie, Lailly/Le Domaine de Beauregard, Molinons/Le Grand Chanteloup et Vileneuve‑l’Archevêque/La Prieurée.

25Aux occupations du Paléolithique moyen décrites dans cet ouvrage, il ne faut pas oublier d’adjoindre deux sites du Paléolithique supérieur qui feront l’objet d’un autre volume dans les DAF : à Marolles‑sur‑Seine (Seine‑et‑Marne), le site magdalénien du Grand Canton, dans la zone de confluence Seine‑Yonne, fouillé par J.‑L. Rieu, P. Alix et leurs collaborateurs ; à Fontvannes, dans l’Aube, le gisement du Bas du Fort Miroir, près de la source de la Vanne fouillé par F. Seara.

26Ce sont donc sept sites paléolithiques qui ont fait l’objet d’une opération de sauvetage programmé sur un tracé autoroutier de 140 km, soit une moyenne de un tous les vingt kilomètres. Sept sites paléolithiques sur un total, toutes périodes confondues, de 43 sites fouillés sur l’A54. La démonstration est faite que des sites du Paléolithique peuvent être repérés et sauvés sur ce type d’opération pour peu qu’on s’en donne les moyens et que les paléolithiciens y consacrent du temps.

27D’autres points mériteraient d’être débattus qui n’ont pas été évoqués ici, au premier rang desquels la question des techniques de fouilles. Les sites de l’A5 se sont prêtés, pour partie, à une expérience réussie de fouille rapide à la pelle mécanique. De très grandes surfaces, chiffrées en milliers de mètres carrés, ont ainsi pu être traitées. Il serait sans doute bon d’anticiper sur les futurs grands sites paléolithiques qui ne manqueront pas de surgir avec forte densité des vestiges, structures élaborées, faunes conservées, etc. Comment les traiter ?

28Dans son commentaire sur le DAF consacré à la fouille de Riencourt‑lès‑Bapaume sur le TGV Nord, J. Jaubert (1994) évoque « A. Tuffreau et son équipe qui luttent contre le cliché qui associe Paléolithique et fouille programmée en abri sous roche » et constate à travers ces recherches « une nouvelle occasion de mettre un terme à cette vision désormais très partielle de la recherche intéressant le Pléistocène ». La situation a sans doute évolué depuis 1988 et les débuts de l’opération A5 où le Paléolithique faisait pâle figure dans l’archéologie préventive. Les résultats de l’A5 vont dans le sens du jugement optimiste de J. Jaubert. De même, l’opération en cours sur l’autoroute A 16, en Picardie et dans le Nord‑Pas‑de‑Calais, révèle‑t‑elle de nouveaux et importants sites paléolithiques. Cette dernière opération associe d’ailleurs, et ce n’est sans doute pas un hasard, une partie de l’équipe de A. Tuffreau à plusieurs anciens paléolithiciens de l’opération A5. Souhaitons simplement que ces grands chantiers si favorables au Paléolithique ne restent pas des exceptions.