L’environnement des églises et la topographie religieuse des campagnes médiévales
| ,Chapitre 1. L’empreinte de L’Antiquité tardive
1.3. La marque de l’Antiquité tardive dans le paysage religieux médiéval de la Provence rurale
1.3 The legacy of late Antiquity in the religious landscape of Medieval Provence
Résumé
S’il est réputé difficile de saisir la réalité de la christianisation rurale de l’Antiquité tardive en Provence, la documentation écrite, textes conciliaires ou œuvres littéraires, donnent l’idée d’un quadrillage du territoire par le clergé, même si les lieux de réunions sont attestés et non les circonscriptions paroissiales. La documentation archéologique confirme cette impression ainsi que les textes les plus anciens figurant dans les cartulaires. Il est peu probable qu’une telle densité de la christianisation soit sans rapport avec le tissu également bien fourni des églises mentionnées aux xie et xiie s.
Texte intégral
ABRÉVIATIONS
1CIL : Corpus inscriptionum latinorum, consilio et auctoritate.
2DACL : Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie.
3ILS : Inscriptiones latinae selectae.
4ILCV : Inscriptiones latinae christiane veteres.
5MGH : Monumenta Germaniae Historica.
6PL : Patrologiae cursus completus, series latina, accurante J.‑P. Migne.
7SRM : Scriptores rerum Merovingicarum.
- 1 Depuis peu, P. Leveau a lancé une enquête sur les bords de l’étang de Berre qui a abouti à des rap (...)
8L’étude du paysage rural antique dans le Midi méditerranéen a fait de grands progrès au cours des dernières années (Février 1978 : 208‑247 ; Février 1986a : 731‑760 et 913‑923 ; Février 1986b : 109‑163 ; Amblard et al. 1985 : 139‑159 ; Parodi et al. 1987 : 3‑59). Les prospections systématiques, liées à une meilleure connaissance de la céramique (Trément 1988 ; Castan 1987)1, et les fouilles ont apporté des informations qui renouvellent et rendent complexe l’image que l’on pouvait avoir il y a une vingtaine d’années. Mais l’approche de la fin de l’Antiquité et du haut Moyen Âge demeure encore relativement malaisée. On peut donc se demander s’il ne serait pas possible, par des méthodes régressives, de rechercher d’autres traces et particulièrement celles de la christianisation des campagnes. Cependant diverses études, comme celle de Michel Fixot (Fixot, Proust 1971 : 189‑239), incitent à la prudence : de fausses ou d’apparentes continuités masquent les mutations. Par ailleurs, on doit se demander si l’abondance des vestiges ou des textes du xie s., voire du début du xiie, ne font pas illusion sur la situation antérieure. A‑t‑on le droit de supposer que le paysage que l’on est conduit à restituer à partir des chartes et des cartulaires a bien son origine, non dans une époque carolingienne quasiment absente de nos sources, mais plutôt dans les siècles immédiatement antérieurs ? C’est pourquoi il est apparu nécessaire d’établir un inventaire et une critique des sources anciennes ou récentes relatives à la Provence, démarche indispensable avant l’élaboration d’une synthèse. Même si le lecteur doit, au terme de cette démarche, conclure à l’impossibilité de donner une interprétation cohérente des ive‑viiie s., l’enquête aura eu le mérite de rassembler une documentation très dispersée et disparate. Notre regard ne se limitera pas cependant aux régions situées sur la rive gauche du Rhône : quelques découvertes récentes ou quelques observations intéressantes peuvent être mises en œuvre pour compléter l’approche des réalités provençales.
1.3.1 Les sources canoniques
9La situation de la Provence, c’est‑à‑dire (pour reprendre les cadres de l’administration civile et religieuse de l’Antiquité tardive) du sud de la Viennoise, de la Narbonnaise seconde et des Alpes‑Maritimes, peut être abordée à partir de documents canoniques relativement nombreux, regroupés sur un siècle et demi. En effet, au cours de plusieurs conciles se sont réunis les évêques de la région autour d’Hilaire et de Césaire d’Arles qui ont tenu à affirmer leur autorité sur une vaste région. Ce n’est donc peut‑être pas un pur effet du hasard si les décisions prises au cours des années 439‑442 et 524‑533, ainsi qu’en 506, ont été conservées dans des collections anciennes (Pontal 1989 ; Gaudemet, Basdevant 1989). Quoi qu’il en soit, ces textes relativement nombreux nous éclairent sur les problèmes rencontrés dans la pastorale des villes et des campagnes. Faisons donc un état des canons où ont été pris en compte les questions posées par l’évangélisation du monde rural. Ils ont déjà fait l’objet d’observations diverses (Griffe 1965 : 260‑298 ; Griffe 1975 : 3‑ 26 ; Piétri 1986). Néanmoins nous pouvons les reprendre et surtout les relire en suivant un ordre chronologique.
- 2 Voir aussi l’inscription de Saint Jean‑de Garguier : CIL XII, 594 = ILS 5988 : pagani pagi Lucreti, (...)
10En 439, à Riez (Conc. Galliae 68), sont évoquées les « beo nedictiones » qu’un presbyter peut faire « per familias, per agros, per priuatas domos ». Ce canon 4 précise que le prêtre peut avoir ses pouvoirs « in ecclesiarum plebibus per loca tamen magis quam per urbes ». Apparaissent donc ces termes de plebs qui gardent un sens générique, et de loca. Ce dernier est opposé au mot urbs et, dans les souscriptions des conciles suivants d’Orange et Vaison (Conc. Galliae 87, 102), on perçoit que locus désigne parfois une agglomération : l’évêque Agustalis est dit loco Telonensi. Cette bourgade, originairement incluse dans le terroir de la colonie d’Arles, avait dû devenir depuis peu siège épiscopal ; mais il est évident que l’on tenait à rappeler qu’elle n’était pas une ciuitas comme les autres. Le terme de locus s’applique, dans la région, à une autre réalité qu’une agglomération secondaire : que l’on pense seulement au locus cui nomen Theopo lis est de l’inscription de Dardanus (CIL XII : 1524 ; ILS 1279)2.
11Le canon 2 du concile d’Orange de 441 (Conc. Galliae 78) précise une autre tâche du prêtre. Ce texte indique qu’aucun minister (donc un prêtre ou diacre) qui a le droit de baptiser, ne peut imposer le chrême. Cela laisse donc supposer que des baptêmes étaient possibles et sans doute fréquents en milieu rural et qu’une onction ultérieure devait être faite, probablement par l’évêque. Quant au canon 9 (Conc. Galliae 80), il apporte la preuve que des évêques possédaient des terres parfois hors de leur diocèse et qu’ils y construisaient des églises : « In alienae ciuitatis territorio eco clesiam aedificare disponit, uel pro fundi sui aut ecclesiastici uel pro quacumque suorum opportunitate ». Ils ne pouvaient cependant pas consacrer une telle église ; seul l’évêque de la cité avait ce droit, comme il avait celui d’ordonner des clercs, appelés à desservir ce lieu de culte, ou d’approuver l’installation de clercs déjà ordonnés. Il est en plus précisé que si un laïc, saecularium quicumque, a bâti une ecclesia, il doit la faire dédier par l’ordinaire du lieu. Apparaissent donc par là même les différentes formes de fondations et le souci de faire respecter l’autorité épiscopale dans le cadre de la cité.
- 3 Voir ce terme dans Conc. Galliae : 138 ou dans Sidoine Apollinaire, lorsqu’il parle du domaine proc (...)
12A Vaison, l’année suivante {Conc. Gai. 97), une précision est apportée à propos du chrême qui doit être porté « per sino gula territoria ». Les presbyteri uel ministri (ce qui laisse supposer que certains lieux de culte étaient confiés à des clercs, autres que le prêtre) doivent aller chercher eux‑mêmes le chrême ; ils devaient donc se rendre auprès de l’évêque. À cette occasion, on apprend qu’a pu être confiée à quelqu’un la tâche de sacrarium disponere. Ce qui incite à conclure qu’il y a bien un lieu où le chrême est conservé (Conc. Gal. 138)3. Le second concile d’Arles, de date incertaine, reprend des dispositions déjà relevées (Conc. Gai 120, c. 27 ; 121‑122, c. 36‑37). Quant aux Statuta Ecclesiae antiqua, ils n’apportent rien à notre propos. Il faut donc attendre le concile d’Agde de 506 qui regroupa autour de Césaire les évêques des deux Narbonnaises et du reste du royaume wisigothique. Le canon 21 (Conc. Gal. 202‑203) revient sur la question des constructions de lieux de culte situés dans le territoire de la cité. Il y en a qui sont extra parrocias, formule qui est précisée par le membre de phrase qui suit : « in quibus legitimus est ordinarius conuentus ». Le mot parrocia paraît donc bien désigner non pas un territoire, mais un lieu de réunion, sans doute l’église. Certains (évêques ou laïcs, pour reprendre les catégories évoquées lors du concile de 441) ont voulu avoir oratorium in agro. Les fidèles qui s’y rendent régulièrement –ce qui laisse entendre qu’il y a des desservants attitrés–, doivent rejoindre la parrocia aux grandes fêtes de l’année : Pâques, Noël, Épiphanie, Ascension, Pentecôte et lors du nao talis de saint Jean‑Baptiste.
13A l’occasion du concile réuni à Carpentras en 527 (Conc. Gal. A 48), il fut question des dépenses engagées « pro reo paratione basilicarum » et des clercs « qui ipsis parrociis deseo ruiunt ». Ce qui paraît justifier l’identification proposée de basilica et de parrocia, au moins dans certains cas. À Vaison, en 529, il est question des « presbyteri qui sunt in parrociis constituti » : il leur est demandé, pour autant qu’ils ne sont pas mariés, de former de jeunes lectores, dans leur domus. De plus ces prêtres qui prêchent « in omnibus parrociis », peuvent être empêchés de parler ; dans ce cas, il leur est demandé de se faire remplacer par les diacres qui liront des « sanctorum patrum homeliae» (Conc. Gal. A 78‑79).
14On aura noté que s’il y a bien des termes précis pour désigner les lieux de réunion, parrocia, basilica, oratorium, il n’est jamais fait allusion à un territoire confié à ces prêtres ou ministres. Aussi faut‑il se garder de projeter dans la situation des ve‑vie s. l’image que nous avons pour des périodes plus proches de nous, celle de la paroisse au territoire bien délimité. Cette prudence est d’autant plus nécessaire que nous avons beaucoup de peine à lire sur le terrain l’organisation civile de la cité (Tarpin 1989) et la répartition des domaines.
15Ce souci de distribuer des clercs dans le territoire de la cité est parfaitement perceptible dans les années qui précèdent les plus anciens conciles provençaux pris en compte. Dans cette région de l’Afrique septentrionale que nous connaissons bien à cause de l’œuvre d’Augustin, la région d’Hippo Regius (Desange, Lancel 1983 : Lettres de saint Augustin 1*‑29* Février 1983) nombreuses sont les églises dispersées à travers le diocèse. La lettre 20*, par exemple, montre le projet de placer Antonius in fundo amplo ; d’autres font mention de prêtres dans un fundus Sabiniensis ou à Audurus dont il est précisé : « nomen est fundi » ; par ailleurs, plusieurs espaces ont été disjoints pour être confiés à des évêques, tel Fussula.
- 4 « lam quemadmodum Salinas expectens automata propriis manibus et sudore confecerit [...] » (Vita st (...)
16Ces indications, trop générales, sont à enrichir par quelques textes complémentaires qui doivent être extraits de vies de saints anciennes qui ne sont pas nombreuses (Dolbeau 1984 : 97‑130 ; Février 1985 : 17‑40 ; Février 1986c : 379‑398), et d’ordinaire ce n’est qu’au détour d’un miracle que nous pouvons percevoir quelque chose des réalités du passé. Dans la Vie d’Hilaire4 (Vita st. Hilari 15), il apparaît que l’évêque d’Arles se déplaçait à travers son diocèse ; on y relève un lieu‑dit Les Salines, Salinas, que l’on ne saurait localiser ; l’évêque le quitte de nuit pour aller célébrer les saints mystères du dimanche, dans sa cathédrale, distante de 30 000 pieds.
17Plus intéressante est la Vie de Césaire qui, outre des informations précises sur la ville, montre l’évêque parcourant son diocèse avec des clercs. Une de ces étapes l’a conduit à Cytharista (Vita Caesarii, II, 21 : 492) où se trouvait un lieu de culte désigné sous des termes divers. Les auteurs de ce texte disent que l’évêque était venu « ad Citaristanam parrochiam [...] visitandam ». Il était dans la basilica quand fut conduite devant lui la fille d’un certain Novatus, possédée du démon. Il lui imposa les mains et oignit ses yeux et ses oreilles avec l’huile qu’il avait bénie ; la fille retourna à sa maison. L’évêque resta deux jours dans le lieu. La suite du texte le montre se rendant à l’église : « Per biduum quo ibi fuimus ad ecclesiam processit. »
18Ce lieu de Cytharista (Ceyreste, Bouches‑du‑Rhône) nous est connu par une source antérieure de plus d’un siècle. En effet des conflits dus à l’activisme de Proculus de Marseille sont mentionnés dans deux sources. D’une part, en 398, lors du concile de Turin, il apparaît que cet évêque est intervenu en Narbonnaise seconde ; il s’y considérait comme le métropolitain (Conc. Gai. 54‑55). N’y avait‑il pas ordonné des évêques ? « In ecclesiis prouinciae secundae Narbonensis quas uel suas parrocias uel suos discipulos fuisse constiterit ordio natos ». Il poursuivit cette politique dans les années suivantes en ordonnant des évêques, Tuentius et Ursus, dans des territoires qui dépendaient d’Arles (Gall. christ., col. 9‑10, no 12). On suppose que ces deux évêques avaient été placés dans Cytharista et Gargarius. En effet une autre lettre du pape Zosime (Gall. christ., col. 21‑22, no 37) de mars 417 précise : « Dedit enim exemplum Arelatensis ecclesia, quae sibi Cytharistam et Gargarium parrochias in territorio suo sitas incorporari iure desiderat. » Pour comprendre cette intervention, il suffit de se rappeler que, depuis sans doute les lendemains du siège de Marseille par César en 49 et la fondation de la colonie d’Arles, celle‑ci avait reçu un territoire très étendu vers l’est et qui, après avoir englobé la haute vallée de l’Huveaune et la région de Saint‑Jean‑de‑Garguier (CIL XII, 594 = ILS, 6988), rejoignait le littoral (la région de Ceyreste) et le pays toulonnais. Proculus a donc voulu créer des évêchés qui auraient dépendu de lui. Après son échec et après que l’Église d’Arles fût rentrée dans ses droits, il a dû rester des lieux de culte, confiés à des prêtres.
19La Vie de Césaire mentionne plusieurs lieux où l’évêque passa ; mais, à côté de Cytharista, une seule église est mentionnée. En un lieu qui n’est pas précisé (Vita Caesarii, II, 20 : 491‑492), Césaire rencontra un garçonnet de 8 ans, lui aussi possédé du démon. La scène se passe dans un lieu de culte, au moment où l’évêque cessa de prêcher : « post praeo dicationem [...] cum de cancello ad altare revocasset ». On notera au passage ce détail relatif aux aménagements liturgiques et l’indication que l’on doit tirer sur la façon de prêcher. L’évêque parle, non du fond de l’abside, mais de la barrière qui sépare les fidèles du clergé. L’enfant devait être dans le chœur puisque le texte précise qu’il était revêtu d’un habit de clerc, clericali habitu (sans doute était‑il lecteur), et puisqu’un prêtre, presbyter Cataroscensis ecclesiae, le jeta aux pieds de l’évêque qui s’apprêtait à célébrer la synaxe eucharistique, ad missas faciendas. L’enfant fut guéri et même devint sous‑diacre in ipsa ecclesia.
20L’épigraphie ne vient pas à notre secours pour compléter ces informations un peu courtes. En Provence, une seule inscription d’un prêtre a été trouvée en milieu rural. C’est celle, très mutilée, de Montfort‑sur‑Argens (Var) (Le Blant 1892 : 380‑381 ; Espérandieu 1929 : no 39 ; Guyon 1972 : no 41). Elle est conservée à Notre‑Dame‑de‑Spéluque, c’est‑à‑dire sur un site de plaine, occupé dans l’Antiquité tardive (estampée grise recueillie), et auquel a succédé l’église d’une collégiale de chanoines au xie s., reconstruite au xiiie s. sans doute.
21Cette situation fait contraste avec celle que révèle la récente publication des inscriptions de la Viennoise du Nord. Françoise Descombes (Descombes 1985) a relevé plusieurs épitaphes de clercs, prêtres, diacres ou sous‑diacres, dispersés en milieu rural, de Briord et Vezeronce à la région de Valence ou au sud de Grenoble. Ces documents des vie et viie s. traduisent bien, même de façon encore très lacunaire, le quadrillage du territoire. L’inventaire des documents archéologiques relatifs à des lieux de culte est vite fait, mais il est sans doute plus révélateur qu’il n’apparaît au premier abord.
1.3.2 Les sources archéologiques
22Je note d’abord que deux des habitats perchés préromains les mieux étudiés des bords de l’étang de Berre ont révélé des églises. À Constantine, Henri de Gérin‑Ricard (Gérin‑Ricard 1924 ; Benoit 1936, no 313 ; Benoit 1957 : 20, fig. 11) a dégagé en 1923 une basilique, longue de 17,50 m, à une nef terminée à l’est par une abside. Un espace surélevé séparait la partie occidentale de la nef d’un chœur, selon le dispositif qu’Henri Rolland a retrouvé à Saint‑Blaise. Très intéressant est, à côté du fragment de chancel reproduit par Fernand Benoit, le petit chapiteau de marbre blanc à feuilles d’acanthes épineuses (musée Borély) qui doit appartenir aussi au décor de la basilique et ne paraît pas postérieur au vie s. On connaît mieux la basilique mise au jour par Henri Rolland, tout contre le rempart de Saint‑Blaise (Ugium), et qui pourrait remonter au vie sinon à la seconde moitié du ve s. (Rolland 1951 : 149‑204 ; Rolland 1956 : 57‑85). La reprise des sondages par Gabrielle Démians d’Archimbaud (Fouilles Médiévales 1983 : 249‑250 ; 1985 : 284) suggère que le site a été occupé pendant une période relativement courte du ve au viie s. On mesure donc par ces deux exemples le souci qu’a eu l’Église d’encadrer et d’éduquer les habitants de ces localités nouvelles. A cela on aimerait ajouter l’autel conservé au Val de Cuech, un habitat perché réoccupé à la fin de l’Antiquité au nord de Pélissane (Benoit 1936, no 312 ; Curnier 1974) ; mais on ne peut être certain de son origine locale puisqu’il est conservé dans un édifice plus tardif. Jean‑Pierre Brun a fait des constatations comparables, grâce à la fouille du Destel. La chapelle Saint‑Estève, établie sur le flanc de l’abrupt, au‑dessous de l’habitat, est à l’origine un édifice à une nef et chevet plat. La fouille laisse supposer que l’édifice remonte à l’Antiquité tardive (Brun 1984).
23Il est, par ailleurs, permis de supposer qu’il y a eu très tôt des lieux de culte dans des agglomérations secondaires, telle Ernao ginum (Saint‑Gabriel) dont le nom est présent dans la Vie de Césaire d’Arles (Vita Caesarii, II, 10 : 487‑488), et même dans des villas rurales. Cette dernière hypothèse peut se déduire de quelques découvertes. Je rappellerai d’abord ces plaques décorées de gravures, qui sont conservées maintenant dans la crypte de Saint‑Maximin et qui ont été mises en valeur à la fin du siècle dernier (Le Blant 1886 : 147‑156, pl. LII‑LVI ; Chatel 1954). Deux d’entre elles présentent deux orantes ; l’une est gravée de l’inscription Maria virgo mio nister de tempulo Gerosale ; les autres montrent Daniel entre les deux lions et Abraham s’apprêtant à sacrifier Isaac. On ne sait depuis quand ces quatre dalles ont trouvé place derrière les sarcophages du mausolée chrétien découvert en décembre 1279. Dans ce mausolée semi‑enterré, ont été trouvés quatre sarcophages de la fin du ive s. qui prouvent qu’il y avait dans cette plaine où se dresse aujourd’hui la grande église gothique, un domaine qui appartenait à une riche famille chrétienne de la cité d’Aix. Aussi peut‑on imaginer que les plaques ont servi de décor à un lieu de culte. Je supposerais aussi que le relief qui provient de Saint‑Julien‑d’Oule, près de Fayence (Février 1962) et qui ne peut être postérieur aux ve‑vie s., est originaire d’un lieu de culte antique : ses dimensions paraissent exclure qu’il ait pu appartenir à un sarcophage. Or l’église médiévale, maintenant détruite, de Saint‑Julien, était en plaine, dans un site habité à l’époque romaine.
- 5 Nous avons depuis fourni un rapport détaillé sur l’état actuel de l’édifice et sur les restauratio (...)
24Plusieurs lieux de culte, implantés en plaine, ont fait l’objet d’une fouille. Le premier étudié est celui de Notre‑Dame‑du‑Brusc (Châteauneuf‑Grasse, Alpes‑Maritimes). Il a été fouillé par Georges Vindry à partir de 1961 (Vindry 1986 : 343‑386 ; Vindry 1968 : 223‑225 ; Goudineau 1973 : 565‑566 ; Février, Fixot 1989 : 20‑22)5. L’église romane, élevée au xie s., est sur un replat tufacé, en bordure de la plaine d’Opio que traversa plus tard la route médiévale qui menait de Nice à Grasse. Là où s’éleva l’église romane à trois nefs fut établie une nécropole à inhumations sous tuiles partiellement reconnue. Des fragments d’inscriptions chrétiennes ont été sortis au cours de ces travaux récents (Guyon 1972, nos 36‑39) ; l’un d’eux pourrait appartenir à une épitaphe de 491, datée par l’indiction et une mention mutilée des consuls. Une piscine baptismale a été dégagée à l’extrémité occidentale de l’église médiévale ; elle était à l’origine inscrite dans une construction rectangulaire qui a été ultérieurement renforcée par des arcades latérales, peut‑être pour supporter une voûte au xie s. A l’est de ce baptistère, dans le vaisseau central de l’édifice médiéval, a été reconnue une salle allongée, terminée par une abside semi‑circulaire où se lisent les fondations d’un banc presbytéral (longueur totale dans l’œuvre : 18,50 m). Est apparue aussi une absidiole accolée au nord de l’abside principale. Cet ensemble n’est pas daté ; on peut seulement affirmer qu’il est postérieur à la nécropole. La présence de la cuve baptismale incite à ne pas trop le rajeunir et l’hypothèse d’un édifice des vie‑viie s. peut être avancée.
25Le second site est celui du prieuré Saint‑Damien de La Cadière (Var) qui est lié à une implantation antique. De la fouille de la chapelle (Broecker 1983), ressort l’existence d’un édifice à une nef et chevet rectangulaire ; la nef est bordée au nord par une construction allongée. L’hypothèse a été faite d’une église, mais en l’absence de fouilles aux abords immédiats, des doutes subsistent. Le seul indice de datation est fourni par une tombe, disposée nord‑sud, le long du mur de cette annexe, avec coffrage de dalles et tuiles disposées en bâtière ; cette tombe est attribuée aux vie‑viie s. Plus récemment, Rollins Guild (Guild 1989) a réalisé une fouille dans l’église médiévale Notre‑Dame‑de‑Salagon à Mane (Alpes‑de‑Haute‑Provence) ; il pense pouvoir dater du vie s. des tombes et un édifice constitué par une nef, terminée par un chevet carré. Au‑dessous, des traces de constructions antiques ont été relevées. La dernière en date de ces découvertes provençales est celle de Saint‑Jean‑de‑Taravon à Volonne (Alpes‑de‑Haute‑Provence) (Thomas 1989). Un édifice complexe a été mis au jour sur la rive gauche de la Durance, sur un habitat antique reconnaissable à cause de l’abondance des tessons repérés en surface. Une construction de plan centré, avec des annexes de part et d’autre de l’abside carrée médiane, est restituée à partir des restes visibles dans la construction moderne ou des murs mis au jour par la fouille. Je ne suis pas sûr que la dédicace à Saint‑Jean‑Baptiste autorise à chercher là le souvenir d’une église baptismale ; on peut affirmer, par contre, que le plan est parfaitement original et nous introduit dans une conception architecturale dont on n’avait de trace, ni dans le monde rural, ni même en ville.
- 6 Cf. : Favory, Fiches et al. 1994 : Les campagnes de la France méditerranéenne dans l’Antiquité et l (...)
26À ces quatre exemples provençaux, il est intéressant de joindre une découverte récente, faite immédiatement au sud du village de Loupian (Hérault). Au nord de l’église médiévale dédiée à Sainte‑Cécile6, est apparue une salle rectangulaire terminée, à l’est, par une abside (outrepassée ?) inscrite dans des murs orthogonaux. Sur le flanc nord s’ordonnent diverses salles dont l’une contient une piscine baptismale. Cet édifice qui apparaît bien comme une église rurale, à fonction paroissiale, est bâti sur un terrain vierge, à peu de distance d’habitats tardifs, repérés grâce à des ramassages de surface. Il est suffisamment éloigné (800 m au nord) de la villa des Prés‑Bas, bien connue par ses mosaïques de la fin du ive ou du début du ve s. (Lavagne et al. 1976 ; Lavagne 1977 ; Lavagne et al. 1981), pour qu’aucun lien direct ne puisse être établi entre ces deux espaces. La reprise des fouilles sur ce dernier site a permis de noter que le site des Prés‑Bas était encore fréquenté dans le vie s. On tient donc avec la nouvelle basilique du quartier de Sainte‑Cécile un exemple d’implantation d’un édifice à fonction religieuse loin d’une villa de riches propriétaires et liée plutôt à un habitat modeste.
27Les aménagements liturgiques de ces basiliques ont rarement été retrouvés ; seules celles de Saint‑Blaise et, à travers les descriptions, de Constantine sont connues. Il existe cependant des éléments d’autels qui ont attiré depuis longtemps l’attention des chercheurs (Curnier 1974 ; Martel, Barruol 1965). Par malchance, plusieurs d’entre eux ont trouvé place dans des églises médiévales et surtout ces pierres sont très mal datées, qu’il s’agisse de piliers décorés ou de tables. Après que les chercheurs locaux les eurent tous attribués à l’époque mérovingienne, sinon plus tôt, la tendance a été inversée et la datation de bon nombre d’entre eux a été ramenée au xie s. ; aussi est‑il souvent difficile de prendre en compte ces données.
28Parmi les pièces qui pourraient attester l’existence d’un lieu de culte ancien, je citerai la table d’autel de Saint‑Pierre d’Auriol, trop proche par son décor de celle de Saint‑Victor de Marseille pour devoir être écartée, ou même celle de Saint‑Jacques de Belcodène, connue seulement par un dessin de J. Bargès. Peut‑être en est‑il de même pour la table du Val qui a malheureusement été trouvée en remploi dans une maison ; on y ajoutera le pilier du domaine de Favaric à Rousset. Proviennent peut‑être aussi de sites ruraux les piliers de Sainte‑Croix de Salon, de Rognes, de Saint‑Zacharie, de Cassis. Le pilier de La Gayole, avec le chrisme, pourrait être ancien. Je serais tenté de donner aussi une origine antique à la table d’autel de Vaugines et à celle de Buoux.
29Un certain nombre d’éléments de décor ont été attribués à l’Antiquité tardive. Il en va ainsi d’une plaque décorée de Constantine ou de celles de Saint‑Julien‑le‑Montagné (Barruol 1964). Je verserai au dossier un décor inédit qui vient de Saint‑Martin de Luynes où se juxtaposent des croix inscrites dans des cercles (Benoit 1957). La controverse sur la datation des autels s’est étendue à d’autres pièces du mobilier liturgique : à preuve les chancels de Limans que G. Barruol situe au vie s. et que Jean Hubert fait descendre à l’époque carolingienne (Marco, Mocci 1989). Ces œuvres sont très originales et n’ont pas de confronts parfaitement assurés. Aussi ai‑je beaucoup de peine à accepter une datation basse, surtout maintenant que l’inventaire des plaques décorées d’époque carolingienne a été fait par M. Buis (Buis 1975). Il me semble intéressant de prendre en compte ces objets, si tardifs soient‑ils : ils peuvent témoigner de l’existence d’églises installées en milieu rural et qui ont reçu un décor à la fin du viiie ou au ixe s. Si la plupart de ces décors provient d’édifices urbains, il en est qui sont à rattacher au monde rural : ainsi en est‑il pour les fragments des Arcs ou de Saint‑Julien‑le‑Montagné (Var), de Clumanc (Hautes‑Alpes) et surtout conservés dans le Vaucluse et les Alpes‑de‑Haute‑Provence, de Salagon à Baumont‑du‑Ventoux ou à Beaumes‑de‑Venise.
30A ces documents, ajoutons pour paraître complet, la vasque de Saint‑Pierre‑des‑Tourrettes, près d’Apt, avec son inscription grecque : « Fais ta prière après t’être lavé » (Le Blant 1892, no 330) qui pourrait provenir d’un lieu de culte. Sont aussi à prendre en compte, dans une étude de la christianisation du milieu rural, les monuments et inscriptions funéraires. Néanmoins prenons garde au fait qu’ils ne sont en rien le signe de la présence d’un lieu de culte. N’oublions pas en effet qu’une nécropole étendue, comme celle de Cadarache (Février 1986b) n’a fait naître aucun lieu de culte. Il en va de même à Cornillon (Lafran 1965) et certainement aussi à Beaulieu (Chéneveau 1964). Aux enclos et sépultures de La Gayole (Février 1986b ; Démians d’Archimbaud 1971 ; Fixot 1986) a succédé une chapelle ; mais celle‑ci, on le sait maintenant, date seulement du xie s., contrairement à ce que pensait Fernand Benoit. Quant au mausolée de Saint‑Maximin de la fin du ive s., rien ne force à le relier à l’église que suggèrent les plaques décorées signalées plus haut.
- 7 On regrettera de ne pas encore disposer du volume du Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gau (...)
31Quoi qu’il en soit, des sarcophages comme ceux de Saint‑Cannat, de Manosque ou de Moustiers (Benoit 1936, no 355 ; Benoit 1952 ; Wilpert 1936 : 249, fig. 155, pl. 192) et les inventaires dressés par Edmond Le Blant et repris par Jean Guyon (Le Blant 1892, no 330) témoignent de la christianisation réelle du monde rural au ve ou vie s.7. Même des sites qui nous paraissent très à l’écart, comme Le Poil dans les Alpes‑de‑Haute‑Provence, sont atteints. Ces pierres dispersées confirment l’impression que l’on ressent à la lecture de la Vie de Césaire d’Arles et même de ses sermons qui appellent à la conversion d’une population de baptisés. Les termes mêmes utilisés par Césaire lorsqu’il s’adresse à son peuple, (Victor Saxer vient de le montrer [Saxer 1988]), indiquent qu’on ne baptise plus guère que des enfants. Et, à sa manière, l’épitaphe d’Innodius de La Gayole (Le Blant 1892, no 331 = CIL XII : 5750 = ILCV : 1512) prouve bien aussi cet usage : seule l’improba mors a enlevé l’enfant dont les parents souhaitaient qu’il fût baptisé.
1.3.3 Les vocables
32Jusqu’à présent, n’ont été pris en compte que des documents archéologiques qui appartiennent, pour la plupart, à la fin de l’Antiquité. Reste à s’interroger sur les textes qui pourraient aider à approcher de cette topographie chrétienne du monde rural. Il y a bien longtemps déjà, Georges de Manteyer (Manteyer 1924 ; Manteyer 1924a) se demandait s’il n’était pas possible de partir des titres portés par les églises pour restituer un espace chrétien en milieu rural. En particulier, il avait été attentif à certains groupements de vocables qui lui rappelaient ceux des églises cathédrales. Sa méthode, sans doute trop audacieuse, n’a pas été suivie ; je reprendrai donc le dossier, mais en ne m’appuyant que sur certains documents qui paraissent pouvoir être pris en compte.
33Maintenant qu’est achevée l’étude des lieux de culte urbains, antérieurs au milieu du viiie s., pour le Sud‑Est et la Narbonnaise première (Gauthier, Picard 1986 ; Gauthier, Picard 1989), on peut se faire une idée des titres donnés à haute époque à ces églises urbaines et suburbaines. Sont attestés anciennement les cultes rendus à la Vierge (à Arles, avant le vie s ; à Gap, av. 739), à Saint‑Jean‑Baptiste (avant le vie s. à Arles) ; au protomartyr Etienne (Arles, avant le milieu du ve s., à Marseille à la fin du vie s.), à des apôtres (André dès le vie s. à Vienne), aux apôtres et martyrs romains célèbres Pierre et Paul (dès les ve‑vie s. à Vienne ou Arles), à des martyrs locaux (Genès d’Arles dès le milieu du ve s., Ferreol à Vienne et Victor à Marseille à la fin du vie s ; Paul à Narbonne dès la fin du ive s., Saturnin de Toulouse au ve s., Baudile de Nîmes à la fin du vie s.) ou évêques de la région (Maxime de Riez, Marcellin d’Embrun). S’y ajoutent des martyrs orientaux (les Macchabées à Vienne selon Adon, Julien à Orange dans la fin du ve s., Thyrse à Sisteron avant le ixe s.) ou d’Occident (comme les milanais Gervais et Protais, dès le début du ve s. à Vienne, Symphorien d’Autun à Vienne avant le ixe s., à l’espagnol Vincent à Vaison) ; apparaît aussi le culte de la Sainte‑Croix et des archanges Gabriel et Raphaël, des saints Maurice, Sébastien et Pons connus (avec Thomas) à Arles, au vie s., grâce à la vie de sainte Rusticule.
34Le recueil des inscriptions chrétiennes de la Viennoise septentrionale ne permet pas d’ajouter à cette liste le nom de saint Martin, l’évêque de Tours, qui apparaît dans une inscription de Briord du viie s. (Descombes 1985, nos269 et 39). De l’autre côté du Rhône, rappelons l’inscription d’Ensérune (CIL XII : 4311 = ILCV 1807) qui donne les noms d’Agnès et Eulalie, la martyre de Mérida, unis à celui de Vincent. Quant à l’inscription du Grau‑d’Agde (Février 1960), elle ne permet que de constater le succès du nom de saint Pierre.
35On perçoit donc la grande diversité des dévotions attestées avant le viiie s. ; certaines remontent haut dans le temps. On peut noter, en particulier, le rôle des martyrs espagnols : par exemple, de saint Vincent de Saragosse dont le culte est bien antérieur à l’opération menée par Childebert en 542.
36Nous ne disposons donc pas, pour le monde rural, de documents aussi nombreux que ceux fournis par la ville et surtout ceux qui peuvent être utilisés pour une période antérieure au ixe s., ou pour le ixe s. lui‑même, sont essentiellement à rechercher à la périphérie de la Provence. En effet un document précieux comme le polyptyque de Wadalde (Cart. St‑Victor, 2 : 633‑654) qui concerne des possessions de Saint‑Victor de Marseille ne contient aucun titre d’église.
37Le testament d’Abbon (Geary 1985 : 36, 79) ne donne que deux hagio‑toponymes, Saint‑Véran à Balma en Piémont et Saint‑Pancrace en Maurienne (Geary 1985 : 42, 46). Le premier est difficile à identifier ; il existe en effet plusieurs évêques homonymes dans le sud‑est, ceux de Vence, Lyon et Cavaillon. Ce dernier est censé avoir voyagé en Italie ; mais cela n’est pas un argument pour lui attribuer les nombreux lieux de culte qui apparaissent dans les Alpes au Moyen Âge . Le second est le martyr romain dont les reliques étaient en Gaule dans le cours du vie s. (Grégoire de Tours, Krusch [1885] : 82 ; Grégoire de Tours, Krusch, Levison [1951]), en même temps que celles de Paul, Laurent, Chrysante et Darie, Jean et Paul.
38D’autres indications peuvent être tirées de la Vetus carta de Viviers qui contient, à côté de chartes et de notices diverses, une dotatio ecclesiae Vivariensis (Devic, Vaissette [1875], col. 415‑421 ; Régné : 636‑640) qui me paraît bien être un inventaire des biens reçus à l’époque mérovingienne. On y trouve mention de nombreuses églises où l’on retrouve les titres déjà signalés (parmi lesquels il faut noter Saint‑Symphorien, Saint‑Martin, Saint‑Saturnin, Saint‑Vincent, Sainte‑Eulalie, Saint‑Victor, Saint‑Maurice, Saint‑Sébastien) ou d’autres (Saint‑Thomas, Saint‑Loup, Saint‑Romain). À noter des églises avec deux vocables : « monasterium [...] sancti Stephani et sancti Saturnini, ecclesiam [...] sanctae Mao riae et sancti Martini, ecclesiam [...] sancti Thomae et sancti Seo bastiani, ecclesiam sancti lohannis et sancti Mauritii. »
39Lorsqu’on essaie de prendre en compte les diplômes royaux ou les chartes antérieures au milieu du ixe s., et qui concernent la Provence, on s’aperçoit qu’il y a peu de noms à ajouter. Tout au plus peut‑on observer parfois des cultes d’évêques de la région, à l’extérieur de leur diocèse comme Léonce (de Fréjus ?) à Nans, Marcellin d’Embrun dans la campagne de Rognes ou encore de Siffrein de Carpentras‑ Venasque dans la vallée de Reillane (Cart. St‑Victor : 112, no 83 [781] ; 39, no 28 [840] ; 24, no 37 [909]). Est également présent un évêque de Reims, Rémy (Manteyer 1914 : 16, no 33 [903]), ce qui s’explique par les possessions de l’abbaye qui lui était dédiée (Manteyer 1914 : 51‑52, no 53 [966]), ou encore celle de Philibert à Apt ; mais ce dernier n’est attesté qu’en 976. Ce fait est à mettre en relation avec le développement récent de l’abbaye de Tournus (Cart. Apt, no 34).
40Si l’on consulte l’index des principaux cartulaires publiés, que ce soit celui des abbayes de Saint‑Victor (Cart. St‑Victor) ou de Lérins (Cart. Lérins) et celui de la cathédrale d’Apt (Cart. Apt), il ressort que les lieux de culte sont dédiés aux mêmes saints que par le passé. Tout au plus s’aperçoit‑on de l’importance qu’ont, dès lors, certains titres dans les possessions de Saint‑Victor, tels ceux de Notre‑Dame, Saint‑Jean, Saint‑Genès, Saint‑Martin, Saint‑Michel, Saint‑Pierre ou Saint‑Etienne. Il est dès lors clair que l’on ne peut s’appuyer sur de tels documents pour saisir une évolution entre le ixe s. et le xie, et encore moins en conclure que les titres attestés au xie ou au xiie s. sont les témoins de lieux de culte plus anciens. On conclurait bien plutôt à une fidélité aux usages du passé, voire à une fixité.
41Parmi les situations que laissent entrevoir les donations les plus anciennes faites aux cathédrales ou aux abbayes, il en est une qui ne peut manquer d’attirer l’attention. Il est plusieurs fois fait mention d’églises installées en plaine, qui sont très proches les unes des autres et qui font l’objet de donations simultanées. Ainsi, en 982, l’évêque d’Avignon remit au monastère de Saint‑André plusieurs églises qui étaient toutes situées au nord de la chaîne des Alpilles, au pied du mont Gausier, dans l’ager Fretensis : il s’agit de Notre‑Dame, Saint‑Etienne, Saint‑Jean (ou Saint‑Julien), Saint‑Quirice, Saint‑André, Saint‑Paul, à quoi s’adjoignait Saint‑Pierre situé vers la route d’Arles (Manteyer 1914 : 81‑83, no 74). N’oublions pas par ailleurs qu’il y avait à quelque distance Saint‑Rémy, attestée à la même époque et qui est devenue le centre du village actuel.
- 8 A quoi il faut ajouter Saint‑Léonce : CL, p. 31, no 32 qui est situé de l’autre côté de La Camiole (...)
42Ce fait est loin d’être unique. On le retrouve près d’Apt à Castillon, avec les églises Saint‑Pierre et Saint‑Martin, en 896 (Cart. Apt, no 6 : 97), à Marignane où sont mentionnées les églises Saint‑Damien, Sainte‑Eufémie, Saint‑Victor (Cart. St‑Victor, no 23 : 965‑967). Particulièrement digne de remarque est la situation des plaines qui se succèdent de Saint‑Maximin à Brignoles. Au‑delà de Saint‑Maximin (Saxer 1954), se suivaient les villae de Tourves (qui a pris le relais d’une station routière antique), de La Gayole et de Brignoles (Cart. St‑Victor, no 333). Or le cartulaire de Saint‑Victor permet de situer « in territorio castelli de Turo reves », plusieurs lieux de culte dédiés à Saint‑Maurice, au Saint‑Sauveur, à Saint‑Pierre, à Saint‑Etienne et deux autres chapelles (Cart. St‑Victor, nos 222 et 325) ; au‑delà est le territoire de Gaisola avec Saint‑Benoit et Saint‑Julien, à côté desquels il ne faut pas oublier une « terra sancte Marie » (Cart. St‑Victor, nos324, 357, 372). Une situation comparable existe à Callian dans le Var où une charte de Lérins, datée de 1038, énumère cinq églises, dont trois au moins sont très proches les unes des autres, à en juger par les toponymes et ruines conservés (Cart. Lérins I, no 29 [1038], no 37)8. Ajoutons, pour ne pas délaisser l’arrière‑pays, le cas de Bargème où, dans la première moitié du xie s. (Cart. Lérins I, no 68), sont signalées plusieurs églises, implantées dans la plaine située au sud du village actuel, ou accrochées aux pentes de la montagne, vers l’est comme à l’ouest du village actuel, groupées au pied de son château.
43Particulièrement intéressant, par sa date et à cause de son contexte éclairé par l’archéologie, est le précepte de Conrad qui cède à Montmajour en 966 plusieurs biens, parmi lesquels se trouvent trois églises situées dans la « vallem quem nominant sancti Petri » (Manteyer 1914 : 52, no 53), au sud de Martigues. Il s’agit de Saint‑Pierre, Saint‑Martin et Saint‑Julien qui correspondent à trois sites antiques dont deux ont été bien fouillés : l’habitat groupé de Saint‑Pierre juché sur la colline depuis le viie s. av. n.è., mais toujours fréquenté à l’époque romaine, et la villa de Saint‑Julien à l’extrémité orientale de la plaine (Février 1986b : 136‑137). Aussi est‑il probable que l’on tient là trois lieux de cultes anciens, liés à des villas ou des domaines. Néanmoins, comme l’on n’a pas fouillé sous l’église Saint‑Pierre ni sous celle de Saint‑Julien qui domine le site de la villa, on reste dans le domaine de l’hypothèse.
1.3.4 La marque de l’Antiquité tardive
44N’oublions pas, comme on l’a dit en commençant, que la continuité directe entre villa et lieu de culte n’est souvent qu’apparente. Michel Fixot l’a fait sentir en étudiant, avec J. Proust, la villa de Pélissane (Fixot, Proust 1971 : 235) ; celle‑ci a fait place à des tombes. Dès le vie s. serait venu se superposer un lieu de culte ; celui‑ci n’est en fait restitué très hypothétiquement qu’à partir de murs tardifs. Par‑dessus a été bâtie la chapelle romane actuelle. Rien n’atteste donc qu’aux derniers temps de la villa, il y eut un édifice religieux, lié à elle.
45Faut‑il en rester à cette simple constatation ? Sans doute pas. L’historien doit savoir échapper au mirage des continuités, mais il doit continuer de s’interroger. En effet ce permanent retour à des lieux qui ont été fréquentés à des époques plus anciennes, est signe d’un lien non rompu, d’un attachement à un point précis dans l’espace. N’y aurait‑il que succession de phases d’occupation et d’abandon, que ce fait mérite de retenir l’attention. Car ces restes matériels ne sont peut‑être que la traduction dans la pierre d’un passage incessant ou d’une mémoire conservée.
46Un lieu comme La Gayole peut être pris comme révélateur de cette union vécue avec le passé ou d’une redécouverte. Certes une chapelle s’est élevée, au xie s. seulement, au‑dessus des tombes antiques, effaçant les murs anciens. Mais ces volumes nouveaux ne peuvent qu’étonner celui qui essaie de la revoir avec les mêmes yeux qu’un Nicolas de Peiresc (Stern 1957 ; DACL VI, 1 col. 668‑695 ; 15, col. 788‑790). Sa nef unique et son abside étaient alors flanquées des deux bras du transept qui abritaient les sarcophages de Syagria et d’Ennodius Magnus Felix. Une volonté de monumentalisation, dont le rôle exact nous échappe, a guidé le choix du plan et la scénographie. Sans aucun doute, ceux qui ont ainsi utilisé les sarcophages ignoraient qui furent cet homme « grandi au milieu des faisceaux consulaires » et cette dame « de bonne mémoire », tout comme ils ignoraient qui était l’enfant Innodius dont l’épitaphe a été recueillie, bien plus tard, à quelque distance dans un ruisseau. Ce rappel du passé ne faisait que répéter le geste qui avait été celui des parents d’Ennodius et de Syagria allant chercher des œuvres taillées dans le marbre trois siècles plus tôt, pour y déposer les corps de ceux qu’ils venaient de perdre.
- 9 Omis (avec beaucoup d’autres choses) dans le Corpus des inscriptions de la France médiévale, 14, Al (...)
47Ainsi le xie s. –si du moins ces aménagements sont originels– marque‑t‑il son attachement à l’Antiquité. Il annonce ainsi ce qui est considéré comme une originalité de l’art roman provençal, le lien si fortement marqué avec les œuvres de Rome. Et par un hasard, c’est précisément à quelques kilomètres de là, à l’abbaye de La Celle, que fut placé un autre sarcophage, œuvre d’ateliers romans, celui de Garsende de Sabran, la mère de Raymond Bérenger IV (Dainville 1925)9.
48J’ai tenu à faire l’inventaire des documents qui sont présentement à notre disposition ; et, ce faisant, j’ai donné l’idée des difficultés de la tâche ou des lacunes de la documentation plus qu’une vision d’ensemble du paysage religieux de la Provence à la fin de l’Antiquité, c’est‑à‑dire avant le ixe s. Pourtant j’ai l’impression que ces textes médiévaux viennent compléter les informations fournies par l’archéologie. Certes, il serait absurde de croire que derrière chaque prieuré lérinien ou victorin, derrière chaque église donnée anciennement à une cathédrale, il y a un domaine, une villa ou un habitat groupé antique. Mais globalement pourtant, je ne puis croire que la grande majorité de ces lieux de culte, qui souvent sont rendus à leurs propriétaires légitimes ou apparaissent dans des donations, ne prennent leur origine dans des temps plus anciens. Si cette hypothèse est acceptée, on en déduira une christianisation du monde rural plus forte qu’on ne le dit souvent. Le souci de l’Église de bâtir des lieux de culte sur les nouveaux sites habités implantés sur les hauteurs, implique une politique semblable pour ce qui est resté le mode de vie du haut Moyen Âge , l’habitat de plaine (Sauze 1984 ; Sauze 1981). Qu’elle ait construit des lieux de culte ou qu’elle ait encouragé les propriétaires terriens à aller dans le même sens, le résultat est le même. À une même conclusion conduit la lecture des canons conciliaires : ce mouvement est bien amorcé avec le ve s. Les problèmes juridiques auxquels il convenait alors de trouver des solutions, naissent de faits réels et répétés. Par ailleurs, si cette hypothèse est globalement valable, elle entraîne une autre conséquence : la carte des prieurés et des églises de plaine des x‑xiie s. doit servir à la recherche des habitats antiques et donc à entrer dans une réalité qui nous échappe encore largement, malgré la multiplication des prospections.
49Quoi qu’il en soit, il est clair qu’il reste à mener des enquêtes précises, terroir par terroir, pour confronter ces informations tirées de sources diverses. Seule l’analyse d’espaces réduits, d’unités géographiques, et aussi de sites, conduira à renouveler notre vision du passé. Deux types d’approches sont, dans ce cas, possibles et l’une et l’autre nécessaires. Des enquêtes sérielles sont à tenter : des résultats importants ont été acquis, en d’autres régions, à partir des sépultures, mais il serait erroné de croire que ces travaux sont les seuls possibles. L’examen très minutieux d’un secteur, même très limité dans l’espace ou le temps, peut apporter bien davantage encore. Il aide à nuancer les visions trop systématiques qui fixent des cadres trop rigides à un passé qui est toujours plus riche et plus complexe qu’on est tenté de l’imaginer. On voit dès lors dans quelle direction pourraient s’orienter, plus systématiquement, prospection et fouille. Sans doute aussi faudrait‑il penser à assurer des protections pour ces espaces. Lorsqu’ils ne sont pas marqués dans le paysage par un édifice classé, bien des lieux d’une mémoire oubliée sont à la merci des lotissements et des aménagements routiers. Parler ici, entre nous, d’une topographie ancienne, doit servir à une politique de l’aménagement du terroir moderne.
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Notes
1 Depuis peu, P. Leveau a lancé une enquête sur les bords de l’étang de Berre qui a abouti à des rapports dactylographiés, des mémoires de maîtrise et des DEA, dont celui de Frédéric Trément, 1988. Par ailleurs, je me suis servi pour une enquête plus générale du mémoire de maîtrise de N. Castan (1987).
2 Voir aussi l’inscription de Saint Jean‑de Garguier : CIL XII, 594 = ILS 5988 : pagani pagi Lucreti, qui sunt finibus Arelatensium, loco Gargario.
3 Voir ce terme dans Conc. Galliae : 138 ou dans Sidoine Apollinaire, lorsqu’il parle du domaine proche de Narbonne : « tum sacrario, porticibus et thermis conspicalibus late coruscan » (Sidoine Apollinaire, Loyen 1970 : 88).
4 « lam quemadmodum Salinas expectens automata propriis manibus et sudore confecerit [...] » (Vita st. Hilarii : 94).
5 Nous avons depuis fourni un rapport détaillé sur l’état actuel de l’édifice et sur les restaurations à effectuer (le plan de l’édifice roman est à corriger au niveau du bras nord du transept.
6 Cf. : Favory, Fiches et al. 1994 : Les campagnes de la France méditerranéenne dans l’Antiquité et le haut Moyen Âge. (dAf ; 42).
7 On regrettera de ne pas encore disposer du volume du Recueil des inscriptions chrétiennes de la Gaule, préparé par H.‑I. Marrou et de celui que devaient faire J. Guyon et C. Pietri. Voir la carte donnée dans Histoire de la Provence, 1, Rennes (Ouest‑France), 1989, p. 428.
8 A quoi il faut ajouter Saint‑Léonce : CL, p. 31, no 32 qui est situé de l’autre côté de La Camiole par rapport à Sainte‑Marie‑de‑la‑Charte 1038. De plus il importe de ne pas oublier Saint‑Michel de Montauroux distant d’un kilomètre (p. 37, no 38).
9 Omis (avec beaucoup d’autres choses) dans le Corpus des inscriptions de la France médiévale, 14, Alpes‑Maritimes, Bouches‑du‑Rhône, Var, Paris, 1989.
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