1Rechercher dans nos champs, nos sols cultivés ou abandonnés –car improductifs pour nos sociétés modernes–, dans notre terre, les traces des agriculteurs qui ont construit leurs territoires, exploité leurs terroirs, voilà sans doute ce qui est dévolu au pédologue qui s’est tourné vers l’archéologie.

2Si l’homme, les sociétés, sont l’objet d’études archéologiques réalisées à partir de la fouille des habitats, des nécropoles, si les objets de la culture matérielle (la céramique étant l’artefact envahissant) sont le support de ces recherches qui privilégient les rapports existant, dans le cadre de l’échange et du marché, entre les communautés indigènes et les peuples de navigateurs qui croisent par exemple en Méditerranée, si les produits de la terre apparaissent de plus en plus dans les opérations de fouilles où la pluridisciplinarité fait son entrée, timidement ou péniblement, l’archéologie s’attache encore peu à étudier le cadre géographique dans lequel s’inscrivent le développement et les mutations des sociétés. Elle se résout seulement à faire quelques brefs commentaires des cartes thématiques actuelles, géologiques, topographiques. Et pourtant, à des époques où l’immense majorité de la population était profondément liée à la terre, peut‑on oublier que ces hommes étaient des producteurs paysans qui ont façonné leur paysage rural ?

3On pouvait croire qu’en dehors des sites bâtis, les griffures provoquées par l’agriculture moderne avaient tout effacé, et que l’on ne pouvait espérer que quelques découvertes exceptionnelles, dans des régions où, pour des raisons tout aussi exceptionnelles –et pas toujours bien définies–, des traces d’aménagements ruraux avaient été miraculeusement conservées. En fait, cette orientation de la recherche archéologique, parfois qualifiée de mode avec une insistante connotation péjorative, se trouve dans la même situation que d’autres ouvertures récentes face à une archéologie plus traditionnelle qui ne sort guère de ses murs de pierres et de ses tessons ; je pense notamment pour la France méditerranéenne (puisque c’est de cette région dont il s’agit), à l’explosion des idées concernant l’architecture, avec la démonstration –rapidement intégrée– de l’omniprésence de la terre dans la construction ; je pense encore aux prospections systématiques qui découvrent un autre type d’occupation du sol –où apparaissent des habitats de plaine– que celui qui focalise l’intérêt sur des oppida et quelques comptoirs côtiers. Si ces deux exemples sont mis au rang d’épiphénomènes, alors il est souhaitable, pour la recherche, que l’espace rural connaisse le même sort ; les découvertes récentes sont là pour relativiser ces jugements partiaux.

4Très modestement, l’ambition de ces lignes est d’être un plaidoyer et une incitation à la fois à aborder l’archéologie de l’espace rural dans le contexte large de l’ensemble des composantes du paysage et non pas se limiter aux seuls bâtiments et aux traces des produits végétaux prélevés dans l’environnement. On devra m’excuser d’énoncer de telles banalités, mais ce texte est tiré des enseignements d’une pratique –toujours collective– où le pédologue et l’archéologue se retrouvent ensemble sur le terrain. Force est de constater que, bien souvent, si l’enracinement terrien des sociétés passées n’est pas ignoré, il est rare que l’archéologue sache voir les traces de l’activité principale de ces hommes, l’agriculture, ce qui le conduit naturellement à des conclusions qui frisent la caricature. Certains sont pourtant persuadés que la lecture des sédiments du sous‑sol est une pratique courante et totalement maîtrisée par les archéologues. N’en parle‑ton pas à l’Université ! En fait, d’une longue pratique dans des régions variées, découle un bilan plus sévère : l’archéologue des périodes historiques n’est pas ou très peu formé à l’observation des matériaux meubles de la surface de la Terre, ceux qui contiennent l’enregistrement de notre passé.

5Alors que l’essentiel de cet article est repris d’un cours prévu au Centre de recherches archéologiques de Valbonne, dans le cadre d’un Atelier européen (méthodologie archéologique et technique des sciences appliquées), il ne s’agit pas ici de ressasser une méthodologie qui serait –paraît‑il– par trop abondante dans les ouvrages parus depuis une décennie. Les expériences abordées sont là pour illustrer les variétés des cas où, au niveau de la seule prospection, la pratique du croisement des données archéologiques et pédologiques est fructueuse. Il ne s’agit pas de recettes pour que l’archéologue devienne un spécialiste des sols. Il s’agit simplement de quelques fenêtres ouvertes sur des résultats récents obtenus par des équipes pluridisciplinaires dans des régions variées, le Languedoc, la moyenne vallée du Rhône, la Provence, le Finage entre la Saône et le Doubs, pour en citer les principales et les plus récemment prospectées1. Ces expériences montrent que la pédologie peut ne pas rester inaccessible et que son utilisation peut ne pas être limitée à la rédaction de quelques lignes introductives, où il est brièvement discuté de la localisation des sites bâtis en fonction du sol, quand ce n’est pas, la plupart du temps, en fonction du sous‑sol géologique, ce qui est une toute autre donnée même si sol et sous‑sol ont des liens étroits. Notre expérience montre que le sol n’est pas une entité indécryptable pour l’archéologue. L’utilisation de la documentation, la reconnaissance sur le terrain des caractères des horizons du sol sont du ressort des sciences naturelles, celles où l’observation et la description de l’objet le rendent petit à petit familier et le font partie intégrante de la recherche. Dans un premier‑temps, point n’est besoin d’avoir recours à la sophistication toute relative du laboratoire d’analyses ; la pédologie se pratique déjà sur le terrain, et l’archéologie peut en profiter. Par une pratique en commun avec des archéologues, nous pouvons affirmer, qu’après quelques jours de terrain dans une région donnée, les sols, les paléosols sont vus, reconnus par les prospecteurs, puis articulés au sein de la problématique sur l’occupation d’un territoire, même si leur étude approfondie nécessite la venue d’un spécialiste.

6Il est certain que la France est en retard en matière d’ouverture de son archéologie aux sciences de la Terre et à la pédologie en particulier. C’est aussi parce que la prospection est une discipline parvenue à un âge adulte, dans les pays anglo‑saxons par exemple, que la pédologie y est prise en compte. Pour s’en convaincre, si besoin est, il n’y a qu’à passer en revue les contributions qui touchent ces régions dans l’ouvrage publié par A. Ferdière et E. Zadora‑Rio sur la prospection archéologique (Ferdière 1986). Le dynamisme de la recherche, dans le cadre de programmes de prospection, donnera sans aucun doute une épaisseur aux expressions « d’archéologie du sol », « archéologie du paysage », « archéologie du terroir », « occupation des sols ». Il ne nous reste qu’à donner envie aux prospecteurs de lire le sol.

16.1 Sol et paléosol

7Pour être clair et bref, il suffit de reprendre ce qu’a écrit J. Boulaine pour définir‑ le sol et la pédologie :

« Au contact entre les roches et ce qui les surmonte, l’air et l’eau, il existe une zone très complexe où la roche subit des variations de température, reçoit des solutions, subit des actions de remaniement et où, surtout, se développe la vie sous toutes ses formes. Dans cette zone de quelques décimètres à quelques mètres d’épaisseur se manifestent des échanges d’énergie dont le résultat est une modification des constituants et de la structure de la roche. D’autre part, des apports de matières, et en particulier d’eau et de produits organiques synthétisés par les êtres vivants, ont lieu à l’interface supérieure de cette zone. Ces matières migrent et font migrer certains constituants minéraux à l’intérieur de la masse altérée.
L’ensemble constitue à la partie supérieure du monde minéral une zone organisée qui est le sol, ou encore la couverture pédologique. Le sol est la résultante de l’altération, du remaniement et de l’organisation de la couche supérieure de la croûte terrestre sous l’action de la vie, de l’atmosphère et des échanges d’énergie qui s’y manifestent. »

8Sans changement d’aucun paramètre, sans intervention extérieure à ce système, le sol évolue jusqu’à atteindre un stade d’équilibre (le climax) avec un type de groupement végétal qui le recouvre. Mais l’homme, en devenant agriculteur, a fait dériver le système, et continue d’intervenir (fig. 1).

9Le but de la pédologie est bien sûr d’améliorer la connaissance des sols, mais avec une finalité essentielle : permettre aux sociétés de mieux les exploiter sans les détruire. Ce faisant, de multiples retombées ont lieu dans divers domaines scientifiques comme la médecine, la géochimie et... l’archéologie.

10Au vu de la liste des caractères des sols, décrits et synthétisés dans la carte pédologique, point n’est besoin de s’étendre longuement sur l’impact que doit avoir l’utilisation de ces documents pendant et après la prospection : le sol est le point de rencontre du monde vivant et du monde minéral ; il intègre le facteur temps ; en cela, il reflète intégralement l’histoire de l’environnement.

11Le prospecteur archéologue doit se familiariser avec ces documents qui ne sont qu’une représentation ordonnée des observations du terrain. Les descriptions des profils fournies par la notice des cartes n’est pas sans rappeler la démarche normale qui devrait être celle de l’archéologue enregistrant les caractères des unités stratigraphiques qu’il met au jour au cours de ses fouilles.

12Pour beaucoup, la terre et le sol ne font qu’un ; or il n’en est rien. La terre ne correspond qu’à l’un des horizons du sol, le plus superficiel, atteint et transformé par les pratiques aratoires. Le sol comprend non seulement la terre, mais aussi ce qui se trouve dessous, jusqu’à la roche‑mère. L’altération de cette dernière, les mouvements de matière, la naissance d’éléments minéraux et organiques nouveaux conduisent à une organisation logique du sol en une superposition d’horizons caractéristiques des conditions et des facteurs de sa génèse (fig. 2). Placé devant un profil pédologique, que faut‑il observer, décrire et interpréter ?

13La roche‑mère est le premier objet de l’étude ; sa nature, son mode de dépôt, sa composition sont des paramètres interactifs avec le sol. Puis, chaque horizon doit être envisagé sous de multiples aspects : épaisseur, couleur, teneur en eau, texture, structure, nature des constituants, aspect de la limite transitoire avec l’horizon sous‑jacent. Certains termes de cette énumération sont primordiaux, comme la texture, la structure et la nature des constituants, car ils font appel aux caractéristiques génétiques fondamentales du sol qui ont une importance en archéologie de l’espace rural. Les prendre en considération, c’est envisager l’origine, l’apport, le dépôt, l’évolution, la nature des matériaux minéraux associés à la matière organique, leur organisation intime. Etudier un sol n’est donc pas seulement faire appel à une pédologie « naturaliste » qui s’exercerait sur le terrain uniquement. C’est aussi entreprendre des recherches qui font appel à la sédimentologie et à la physico‑chimie.

14La texture correspond à la répartition des minéraux et constituants du sol sur une échelle granulométrique depuis les fractions fines, les argiles, jusqu’aux cailloux, en passant par les limons, les sables et les graviers. Elle s’exprime par des associations de ces termes (ex. : horizon argilo‑limoneux) et un pourcentage de la pierrosité. C’est la texture qu’évoquent en partie les expressions manichéennes de sols lourds et sols légers, trop imparfaites lorsqu’il s’agit de croiser des données pédo‑ et archéologiques.

15La nature des constituants est également utile. Elle renseigne sur la part des minéraux hérités de la roche‑mère, sur ceux qui proviennent d’une simple transformation par des processus physiques (fractionnement, microdivision accompagnée de pertes mineures de certains éléments chimiques). La nature des minéraux néoformés (argiles) est caractéristique des processus de transformation de la matière. Enfin les gels amorphes, les solutions salines présents dans le profil sont ceux‑là même qui donnent aux plantes leur nourriture.

16La structure désigne le mode d’assemblage des particules. Elle détermine la répartition dans l’espace de la matière solide et des pores du sol par où circulent l’eau chargée des éléments chimiques et l’air. La structure s’observe à l’échelle macroscopique, sur le terrain. Elle exprime la nature et la forme d’un élément caractéristique des sols, véritable « atome » du sol, l’agrégat. L’agrégat est l’association intime de la phase minérale et de la fraction organique du sol, sous la dépendance des quantités et de la qualité des cations, des argiles et de l’humus ou matière organique évoluée (fig. 3).

17Si le prospecteur parvient à intégrer à sa démarche la reconnaissance et l’utilisation de ces paramètres descriptifs des sols, il a réussi à faire une archéologie globalisante du milieu qu’il étudie, en prenant en compte l’écologie de son système, ce qui n’est pas la moindre des choses quand on se préoccupe de l’occupation du sol. A défaut d’y parvenir totalement, il semble nécessaire à la formation des archéologues, de savoir reconnaître les sols enfouis, ces paléosols riches d’histoire. Une coloration évoquant l’humus, la présence d’agrégats, une organisation en horizons, c’est le minimum de ce qui doit être perçu lors d’une prospection, comme d’une fouille d’ailleurs.

18Une quinzaine d’années d’expériences vécues au contact des archéologues, sur le terrain, montre que ces réflexes de l’observation s’acquièrent rapidement.

16.2 Pédologie et prospections

19Puisque le propos qui suit a trait aux sciences de la Terre où les roches sont à l’origine de tous les processus, il est tentant de le commencer par cette affirmation lapidaire : que ce soit en prospection de type Fieldwalking ou linéaire, ou encore aérienne et satellitaire, le sol est une donnée fondamentale, incontournable !
– Dans le premier cas, c’est à sa surface que le mobilier archéologique –surtout la céramique et les matériaux de construction– est repéré, ce qui contribue à l’invention, la délimitation et la cartographie des sites archéologiques bâtis.
– Dans le second cas, c’est souvent la totalité du profil pédologique qui est rendue visible sur les parois des fossés, tranchées et talus.
– Enfin, lors des prospections à distance, dont le but est d’enregistrer des images afin de les exploiter en mettant en œuvre les techniques de la photo‑interprétation et du traitement d’image, son aspect, ses paramètres physiques interviennent au niveau de l’enregistrement, qu’il soit photographique ou numérique.

20Mais si le sol n’était qu’un support inerte ou le contenant anonyme des vestiges archéologiques, rien ne justifierait qu’on lui portât attention. Or, si nous le qualifions d’incontournable, c’est qu’il est un document complexe qui détient bien des données explicatives de la révélation des sites et de leur localisation. Le sol recouvre, contient les sites archéologiques ; il est articulé à eux parce qu’il est un des paramètres du paysage et que toute recherche sur l’occupation du sol, sur la localisation de l’habitat et des bâtiments d’exploitation agricole d’un territoire, ne peut se permettre de l’ignorer. S’il est question d’agriculteur, il est donc question de sols.

21Sans oublier la création des outils de la gestion du patrimoine archéologique qui est une priorité nécessaire, le développement des études sur l’espace rural, la multiplication des opérations de prospection répondent à ce besoin de comprendre la production et les forces productives –dont le sol est un objet– quand la recherche archéologique ne s’arrête plus au dernier mur de l’habitat, là où commence le territoire non bâti. Le sol devient même site archéologique lorsqu’il contient les résidus domestiques épandus avec le fumier pour en améliorer la fertilité. Le sol devient encore un site archéologique à part entière quand il est fossilisé en totalité ou en partie ; paléosol, il montre alors les traces qui permettent d’identifier les labours, ou encore les aménagements relatifs à la maîtrise de l’eau (fossés de drainage ou d’irrigation), de l’érosion (murets de soutènement), ou encore la matérialisation des limites de parcelles (haies, tas d’épierrement, palis). En prospection, il importe donc d’avoir sans cesse à l’esprit que le paysage rural n’est pas une entité figée, que la mobilité des sédiments meubles de la surface de la Terre, des sols, est une réalité liée à la pression anthropique et qu’on ne peut disserter aveuglément sur des cartes de localisation des sites bâtis en les plaçant dans le cadre morphologique et pédologique actuel. La prise en considération de la pédologie a aussi cette finalité : la reconstitution de l’espace rural dans ses formes et ses potentialités agronomiques, en fonction des conditions agro‑techniques d’une époque et des rapports économiques que l’homme entretient avec son environnement.

16.2.1 Surface du sol actuel et occupation du sol

22A ne considérer qu’un site archéologique donné, l’observation du sol a des raisons très pratiques qui concernent la plus ou moins grande facilité à y reconnaître les témoins matériels remontés en surface par les pratiques aratoires. La visibilité ne sera pas la même sur un sol meuble et sur un sol lourd, peu lavé à la période de la prospection. Les conditions de révélation des sites sont donc liées à la qualité du sol. A l’inverse, lorsqu’une zone géographique reste vide d’indice permettant d’y voir une occupation de type habitat ou champ permanent amendé, il ne suffit pas de la laisser définitivement blanche sur une carte de répartition, encore faut‑il vérifier que l’épaisseur affectée par les travaux agricoles modernes ne recouvre pas des sites plus profondément enfouis ou, au contraire, que le sol n’a pas été érodé, ce dernier processus, lié à une topographie pentue, ayant totalement entraîné et dispersé d’éventuels sites.

23Car c’est là une des limites de la prospection à vue, le sol actuel n’est appréhendé qu’en surface, et l’analyse des caractères de cette surface ainsi que des conditions stationnelles –fonction de la géomorphologie– doit permettre de lever tout ou partie du doute. Quelques exemples choisis dans la plaine du bas‑Languedoc (France) (fig. 4) illustrent ce croisement des données archéologiques et pédologiques effectué lors des prospections2. Il ne s’agit pas de donner là, la matière détaillée des résultats de cette entreprise collective, mais de traiter de façon, certes superficielle et générale, quelques points, pour montrer ce qu’apporte une approche méthodologique réellement pluridisciplinaire dans une région.

24● Le cas de la vallée alluviale du Vidourle, sur la commune de Lunel, est, par exemple, révélateur d’une absence quasi‑totale de sites, hormis l’agglomération basse au pied de l’oppidum d’Ambrussum, sur la commune de Villetelle. Les contraintes liées aux inondations dévastatrices peuvent être une raison suffisante de la répulsion apparente évoquée par ce vide archéologique. C’est plutôt à la limite des sols peu évolués d’apport alluvial, sur les premiers reliefs bordant la vallée, que s’alignent les sites. Mais il importe de ne pas conclure trop vite en prenant en compte le recouvrement sédimentaire historique qui peut être supérieur à 1 m, comme cela a été démontré à Lunel‑Viel et Lunel.

25● La plaine littorale s’étale en pente douce, entre les collines calcaires au nord, et les lagunes littorales au sud ; le sous‑sol géologique y est partout le même. Ce pays, à l’heure actuelle, renvoie une image de zone très plate où l’œil n’est pas accroché par le moindre relief. Et pourtant, la carte pédologique est une véritable mosaïque de sols qui s’avère d’un secours certain pour comprendre la localisation des sites. C’est ainsi que depuis le Chalcolithique jusqu’à la période médiévale, les habitats se répartissent préférentiellement sur des zones limoneuses, à la transition entre les sols bruns sur accumulation calcaire de paléosols fersiallitiques tronqués. Outre que cette localisation offre des potentialités agricoles diversifiées et complémentaires, il est surtout un fait que cette position topographique correspond aux interfluves des ruisseaux et rivières (en fait des fleuves malgré leur faible débit d’étiage puisqu’ils se jettent dans les lagunes littorales) qui drainent la plaine, position en léger relief ce qui n’est pas perceptible à vue aujourd’hui. Certains cours fossiles de ces émissaires côtiers, évidemment vides de sites archéologiques, ont été mis en évidence par la carte pédologique et par le traitement numérique d’une image satellitaire SPOT.

26● Dans cette plaine littorale, hors vallées alluviales, certains sols ne livrent aucun mobilier archéologique en surface, même après des labours profonds destinés à arracher le vignoble. En revanche, l’horizon d’accumulation carbonaté, atteint par ces labours, se retrouve sous la forme de concrétions très abondantes redistribués dans toute l’épaisseur du profil remanié. La .connaissance du processus de formation de cet horizon pédologique (physico‑chimie, profondeur) apporte un argument décisif à l’archéologue prospecteur. Quand il sait que cette précipitation des carbonates se concentre dans l’horizon d’accumulation d’un paléosol tronqué, antérieur au Chalcolithique, il peut conclure à l’absence de sites ayant ce terminus post quem dans ces zones.

27● Sur les hauteurs des collines calcaires, là où maintenant règnent les associations végétales caractéristiques de la garrigue, la prospection profite aussi de l’approche pédologique du paysage. Celui‑ci est profondément marqué par la fragilité de la couverture pédologique. A toutes les époques, les communautés rurales ont tenté d’aménager leurs terroirs pour en tirer les ressources nécessaires à leur reproduction. Ce faisant, l’homme a fragilisé le sol, par l’éradication de la couverture végétale protectrice, et les agents naturels de l’érosion ont pu jouer d’autant mieux leur rôle que des ruptures, des crises accompagnent l’histoire des groupements humains. Ainsi, au plus près de l’oppidum d’Ambrussum, la prospection a montré une variété de types de sols, sur un même substrat rocheux et dans des conditions topographiques semblables. Certains ne montrent pas de dégradation ; ailleurs, une évolution pédologique de type brunifiante, provoquée par le brassage des matériaux meubles dû aux façons culturales, est décelable ; enfin, cette évolution peut aller jusqu’à une érosion partielle des sols poly‑géniques qui laisse à l’affleurement les horizons rouges profonds, protégés dans les intercalations marneuses en dépression entre les bancs de calcaire plus durs. La pierrosité est abondante, la surface du sol étant nappée de graviers et de cailloux calcaires, preuve d’une évacuation importante par le ruissellement des eaux pluviales des matériaux fins. La faible pente du plateau, en cet endroit, ne peut expliquer à elle seule l’efficacité du processus érosif. Seule l’absence de couvert végétal permanent et l’ameublissement de la surface du sol par l’agriculture ont pu fragiliser à ce point, et sur une longue période, les produits de l’altération pédologique que l’on sait exister par ailleurs dans ce type de contexte. Bien sûr, il est difficile d’y voir la certitude d’une influence de l’exploitation agricole aux époques protohistorique et gallo‑romaine. Mais la proximité de l’oppidum, de portes dans son enceinte, de la voie Domitienne, et d’un parcellaire enclos de murets de pierres dont l’analyse morphologique a été réalisée par F. Favory, fournissent des arguments pour une datation haute de l’exploitation. Là encore, la pédologie contribue à la définition d’un véritable site archéologique, les champs permanents d’une communauté indigène.

28● A propos de champs, il est un type de sites inventoriés par les prospections qui mérite particulièrement une analyse pédologique : ce sont les zones d’épandage, aux tessons peu concentrés et très usés, interprétées en terme de fumure. Qu’en est‑il des caractères des sols qui supportent ces champs ? Leur localisation est‑elle simplement liée à la proximité de l’habitat, n’importe quel type de sols se révélant être l’objet d’un tel traitement bonificateur ? Ou bien ces épandages privilégient‑ils seulement certains types de sols qui auraient eu un effet attractif sur l’habitat ou sur un type de culture ? La compilation des documents archéologiques et pédologiques permettra de trancher ; il sera possible d’atteindre ainsi, non seulement les choix et les contraintes contrôlant l’installation de l’habitat rural, mais aussi les techniques agricoles, et d’en suivre le développement et l’histoire.

29Ces quelques exemples n’ont pas qu’une valeur à l’échelle de cette région méditemnéenne ; ils sont présentés pour introduire et éclairer les multiples interfaces entre la pédologie et la prospection systématique à vue qui peuvent tout aussi bien fonctionner en d’autres lieux. On y découvre la valeur signifiante des types de sols, de certains caractères de leurs horizons, de leur érosion ou, au contraire, de leur perpétuel maintien à un stade jeune par des apports répétés, pour la recherche archéologique. Car il va sans dire que la prospection et l’inventaire des sites qui en résulte ne doivent pas être réduits à une cartographie de points, de surfaces symbolisant l’occupation bâtie. Dans la mesure où ces sites sont liés au travail de la terre, quoi de plus évident que de replacer cette occupation sur une carte pédologique où les sols, comme les habitats des agriculteurs, sont un des systèmes du paysage rural. Alors la notion de site s’étend tout naturellement aux champs et à l’ensemble de l’écosystème, du géosystème, au paysage globalement appréhendé. Voilà pourquoi il importe de savoir‑ utiliser les outils de la pédologie et, en l’absence de documentation disponible, de pouvoir identifier un sol et ses caractères majeurs.

30Malheureusement, la surface du sol n’est pas toujours visible en fonction de l’utilisation actuelle qui en est faite. Sous couvert forestier, sous les herbages naturels des prairies, la prospection se heurte à un obstacle, contournable par des approches indirectes du sous‑sol (prospection aérienne, géophysique). Une autre méthode ayant un lien étroit avec la pédologie doit cependant être retenue dans le cadre de notre propos : il s’agit des sondages par carottage et du dosage des phosphates. Les buts sont les mêmes que ceux de la prospection systématique à vue : voir le sol et les éventuels traces et artefacts de l’anthropisation. Deux différences sont cependant évidentes : la vision très ponctuelle, à l’opposé d’une vision totale, et le temps nécessaire à une couverture appréciable du terrain. Sur ce dernier point, les études sont rares qui chiffrent le temps, le nombre de personnes, la surface couverte. L’expérience de l’autoroute A71, publiée par A.‑M. Fourteau dans le volume consacré à la prospection archéologique par A. Ferdière et. E. Zadora‑Rio, donne de précieuses indications sur la rentabilité d’une telle approche : deux personnes et une tarière peuvent ainsi réaliser vingt‑cinq sondages par jour ; dans le contexte paysager du bocage du sud du Berry (France), sur une bande de 300 m de large et de 2 050 m de longueur sondée tous les 20 m, six sites ont été reconnus en sous‑bois ; sur la même largeur et sur une longueur de 9 690 m, ce sont seize sites qui ont été inventoriés sous les prés. La tarière étant aussi un outil du pédologue, elle permet non seulement un examen à l’œil nu des carottes de sol pour y déceler la présence de fragments de céramique ou de charbons de bois, mais aussi de reconnaître le sol dans l’épaisseur de son organisation en horizons.

31Les sondages à la tarière sont parfois accompagnés d’un rapide test chimique de terrain qui, par une colorimétrie qualitative ou semi‑quantitative, permet de mettre en évidence des zones à forte teneur en phosphates. Cette anomalie chimique du sol étant due à la concentration dans un espace restreint des déjections humaines et animales, c’est une méthode pour révéler des sites. Développée aux Etats‑Unis d’Amérique par R. Eidt, elle fait l’objet d’une bibliographie spécialisée à laquelle nous renvoyons, notamment les travaux de R. Brandt et P. Craddock aux Pays‑Bas, ceux de S. Bakkevig et. D. Provan en Norvège. Nous ne la mentionnons ici que parce qu’elle fait appel à l’un des constituants du sol, d’origine biologique, et qu’elle se met en œuvre facilement sur le terrain.

32Ce que nous retiendrons des approches pédo‑archéologiques sur sol couvert (bois, prairies), car cela fournit notamment une transition avec l’autre type de prospection abordé maintenant, c’est qu’il est nécessaire d’aller voir dans l’épaisseur des matériaux meubles de la couverture pédologique. Cet effort nous paraît indispensable car l’expérience et la connaissance de l’extrême mobilité des paysages montrent que la topographie actuelle cache souvent une documentation insoupçonnée sous la surface du sol.

16.2.2 Dans l’épaisseur du sol, l’histoire du paysage

33Après certaines expériences de surveillance des travaux de pose de réseaux enterrés (gazoduc, oléoduc, etc.), la richesse des observations recueillies sur les parois des tranchées a fait reconnaître ce type d’investigation au sein des méthodes de prospection. Notre attitude de pédologue nous pousse inévitablement vers ce nouvel angle d’observation du paysage car, avant tout, le sol a une épaisseur, un gradient d’organisation vertical, un sous‑sol. Ces paramètres sont primordiaux dans le croisement des données archéologiques et pédologiques. Ce ne sont donc pas seulement les tranchées des canalisations qu’il importe de prospecter, mais aussi tout ce qui offre au regard un profil, une coupe du sol : fronts de carrière, fossés de drainage ouverts, berges des cours d’eau, fondations des immeubles, simples talus des voies de communication. Si certaines de ces coupes sont très localisées et n’apportent en conséquence que des renseignements très ponctuels, il n’en est pas de même des réseaux qui couvrent une certaine distance, comme les fossés d’écoulement des eaux qui donnent à lire une véritable stratigraphie du paysage sur le long terme et sur de grandes surfaces.

34Mais avant d’illustrer cette approche pédo‑archéologique en prospection, peut‑être faut‑il rappeler les raisons qui sous‑tendent l’importance qu’il y a à reconnaître rapidement les quelques décimètres aux quelques mètres parfois de l’épaisseur des matériaux transformés qui recouvrent les roches, le substrat géologique. Les géomorphologues nous ont appris que les formes du relief ne sont pas figées, que les matériaux se déplacent, même sur de faibles pentes et sous des climats qui n’apparaissent pas très agressifs. Les travaux effectués sur le pourtour méditerranéen par les géomorphologues français, B. Bousquet, J.‑J. Dufaure, M. Jorda, N. Neboit, P.‑Y. Péchoux, J. Vaudour, ont montré que des sites archéologiques sont considérablement enfouis, et que les causes ne sont pas seulement morphostructurales mais que l’homme y prend une large part par la pression qu’il exerce, au travers de l’agriculture, sur les sols ainsi fragilisés.

35A visualiser ces coupes de terrain avec l’œil du pédologue et du géomorphologue à la fois, associé à celui de l’archéologue‑historien, c’est l’histoire du paysage qui devient accessible. Il n’y a pas, invisibles de la surface du sol actuel, que des sites archéologiques bâtis, des structures en dur ; il y a aussi des faits anthropiques plus discrets comme des fossés, des fosses, et tous ces documents sont connectés, interstratifiés à des altérations pédologiques, remaniées ou en place, antérieures au sol actuel, plus ou moins soustraites aux agents de la pédogénèse contemporaine. Ce sont les paléosols, dont certains peuvent être historiques, qui sont les seuls documents à intégrer alors à la recherche sur l’occupation du sol issue des prospections. Quand l’archéologue, placé devant ces documents, ne voit que les faits anthropiques parce qu’il reconnait et interprète leurs formes, le pédologue ‑ qui est aussi un peu géomorphologue ‑ enregistre l’histoire de la couverture meuble. La démarche est enrichissante à bien des points de vue. Est‑il concevable de raisonner, à partir d’une prospection qui a conduit à une carte des sites occupés à une certaine période, sur l’occupation du sol et l’agriculture, en articulant son propos aux sols actuels quand un paléosol tout différent au niveau de ses potentialités existe et qu’il était le sol accessible à l’époque considérée ? La réponse à cette question est d’une telle évidence qu’il ne viendrait à l’idée de personne de commettre une si grosse erreur. C’est finalement par un complément aux cartes et inventaires archéologiques dressés lors des prospections de surface, à vue, et surtout par la possibilité ainsi offerte de reconstituer l’histoire du paysage et d’étudier ses composantes successives que la prospection linéaire est indissociable du Fieldwalking.

36Quelques exemples, issus des mêmes recherches collectives où le pédologue a sa place, illustrent cette nécessité des observations rapides sur des coupes pré‑existantes voire de pratiquer des tranchées au cours de la prospection.

37● La plaine languedocienne dans la région lunelloise offre à l’heure actuelle au regard un espace plat en pente très douce vers les lagunes littorales et la mer Méditerranée. Le village de Lunel‑Viel est l’objet d’une étude archéologique et historique approfondie conduite par C. Raynaud, et la plaine d’un programme de prospection systématique coordonné par F. Favory et C. Raynaud. Je renvoie à l’article sur Lunel‑Viel et son territoire pour le détail des premiers résultats de cette recherche.

38Afin de compléter les acquis de la fouille et des prospections réalisées autour du village actuel, qui recouvre en partie le vicus antique, des tranchées ont été ouvertes afin de recouper une voie romaine et des systèmes de fossés repérés lors de la fouille d’une nécropole des iii^e‑v^e s. Situées près d’un fleuve qui, s’il a l’aspect d’un ruisseau pendant la saison d’étiage, peut avoir des crues typiques des émissaires côtiers méditerranéens, les tranchées ont recoupé une stratification complexe sur deux mètres, profondeur où elles atteignent le sous‑sol géologique. C’est toute l’histoire du paysage autour de Lunel‑Viel qui a pu être embrassée d’un seul coup en deux jours de travail (fig. 5). Non seulement, des aménagements de l’espace rural ont pu être étudiés (fossés, murs de limite de parcelles, voies), mais ce sont surtout trois paléosols successifs, séparés par des apports fluviatiles importants qui ont aussi été démontrés : paléosol préhistorique érodé antérieurement au Chalcolithique, paléosol d’époque romaine et paléosol de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, à chaque fois enfouis sous des alluvions du fleuve, le Dardaillon ; l’analyse sédimentologique de ces dépôts apporte aussi de précieux renseignements sur l’intensité des crises érosives qui ont affecté le bassin versant en amont, sur la qualité des matériaux disponibles et entraînés et aussi la qualité du couvert végétal des collines calcaires proches de la plaine.

39● La situation particulière des sondages de Lunel‑Viel, dans une vallée où la dynamique du paysage est avivée, où les apports du Dardaillon ont été abondants et périodiques, pouvait fausser la vision que nous commençions à avoir de cette extrême mobilité des paysages, si, en d’autres lieux moins propices, a priori, à la conservation d’une telle stratigraphie, des observations identiques et complémentaires n’avaient été réalisées, au cours de prospections. Ainsi, à Lunel, un fossé de drainage récent a recoupé, sur une distance de 200 m, un paléosol antique recouvert par un mètre et plus de sédiments, et pas moins de 9 fossés contenant des céramiques du i^er s. av. n.è. (fig. 6 et 7). L’analyse du paléosol, très différent du sol actuel, la qualité des matériaux qui le recouvrent, permettent d’appréhender le paysage rural d’époque romaine à l’échelle de la parcelle, avec ses aménagements hydrauliques, ses potentialités agronomiques, et à l’échelle de la région avec les modifications –et leurs causes– qui l’ont totalement transformé, effacé.

40● Un autre exemple, pris dans une région non soumise à l’intensité reconnue des phénomènes géomorphologiques des milieux méditerranéens, concerne le Finage, plaine toute aussi plate sinon plus que le Lunellois, comprise entre la Saône et le Doubs (Jura, France). Cette région est étudiée par G.  Chouquer qui y conduit un programme de prospection.

41A la faveur du recalibrage de fossés de drainage à ciel ouvert, deux paléosols recoupés par des structures excavées (fosses, silos, fossés) ont pu être étudiés au cours de la prospection (fig. 8). Cette découverte a bouleversé le modèle fixiste envisagé au départ pour cette plaine alluviale. Alors que les très nombreuses révélations de sites de toutes les époques, enregistrées en prospection aérienne par G. Chouquer, et la non moins importante quantité de sites nouveaux inventés après seulement une vingtaine de jours de prospection systématique, à 10‑15 personnes, forçaient à penser que tout était accessible à la surface du sol actuel dans cette région où l’agriculture est puissamment mécanisée, l’observation des profils pédologiques a permis de formuler un tout autre modèle qui repose, encore une fois, sur cette notion de mobilité du paysage. De molles ondulations du terrain existaient à un moment –qui reste à préciser par l’étude du mobilier recueilli– de la Préhistoire récente, là où tout est plat actuellement. Les champs, cultivés par le groupe d’agriculteurs responsables du creusement des silos et fossés reconnus dans les berges, n’offraient pas la monotonie actuelle. Les sols y étaient plus diversifiés, fonction des variations de faciès –portant notamment sur la granulométrie– observées dans le sous‑sol. Les déséquilibres engendrés par cette agriculture, la mauvaise maîtrise des sols soumis à l’érosion, vont brutalement provoquer des apports sédimentaires suffisamment massifs pour combler les dépressions et mettre hors d’atteinte des agents de la pédogénèse le sol préhistorique. Un nouvel équilibre sera retrouvé et cette phase de biostasie couvrira l’époque romaine. Puis, de nouveau, une phase rhexistasique prend le relai, marquée par de nouveaux apports qui nivellent totalement le paysage et supportent le sol actuel.

42Sur un plan méthodologique, ces exemples veulent montrer que la prospection linéaire n’est envisageable qu’avec une bonne connaissance des sols, de leurs matériaux, de leurs organisations, des processus qui les affectent, si l’on veut tirer le meilleur profit des structures anthropiques observées. Mais ces illustrations, fruits de pratiques collectives où archéologue, historien et pédologue sont étroitement associés, montrent aussi que la prospection linéaire s’articule de diverses façons à la recherche archéologique. Elle peut être réalisée en complément –et pendant– la prospection de type Fieldwalking (exemples de Lunel et du Finage). Elle peut intervenir dans un programme de prospection, mais guidée par une fouille (exemple de Lunel‑Viel). Elle peut enfin être un contrôle au sol nécessaire après qu’un cadastre (ici le B d’Orange) ait été identifié et restitué, dans le cadre d’une prospection systématique des centuries qui s’attache à reconstituer les éléments de la structure paysagère (morphologie agraire et habitat) (exemple de Suze‑La‑Rousse).

16.2.3 Les plates‑formes d’observation hors du sol

43Que ce soit au moyen de photographies aériennes, verticales ou obliques, d’enregistrements thermographiques ou d’images satellitaires, le prospecteur archéologue cherche à enregistrer des informations relatives à des objets, enfouis ou non. Ce faisant, il utilise les propriétés d’émission et de réflection de la surface du sol –et des quelques premiers centimètres de son épaisseur–, dans le domaine de la lumière visible ou dans l’infra‑rouge du spectre des rayonnements électromagnétiques. L’objet principal à l’origine de la radiation enregistrée, réflecteur‑émetteur, se caractérise donc par une signature spectrale spécifique de sa nature. Le sol et la végétation qu’il supporte sont les responsables de l’information enregistrée. Les variations détectées, qui parfois révèlent des sites archéologiques enfouis, sont liées à des différences dans les composants du sol où la qualité de la végétation qui prend ses racines dans ce sol.

44Mais que ce soit en prospection aérienne où en télédétection satellitaire, un contrôle au sol est toujours nécessaire, car c’est bien le terrain qui détient la vérité. C’est pourquoi il est curieux que certaines expériences de prospection minimisent l’apport de ces techniques d’enregistrement à distance, pour des raisons qui tiendraient à une information trop foisonnante, mêlant les anomalies archéologiques aux variations du sol et du sous‑sol, et qu’il serait impossible de les trier et de les interpréter. C’est notamment le cas de la prospection thermique aéroportée effectuée en Anjou par E. Zadora‑Rio (1987). Il ne peut être question de dresser une carte des sites ou de guider la prospection au sol par l’une ou l’autre de ces méthodes. C’est toujours le croisement des documents obtenus avec de multiples approches, un incessant aller‑retour entre ces documents et le terrain qui produiront une information fiable. La diversification des méthodes et leur perfectionnement ne sauraient être un obstacle à l’interprétation des anomalies produites par les sites même si –et c’est bien normal– elles multiplient la variété des images produites par un site donné. La pédologie est encore là pour permettre d’appréhender les raisons de la révélation d’une anomalie. Et comme « la photo‑interprétation ne sert pas à reconnaître les sols, mais à dessiner des limites » (Maignien 1963), le retour au sol pour comprendre l’enregistrement est obligatoire.

45Deux exemples très différents montreront mieux les possibilités du croisement des données de prospection, exploitées en photo‑ et carto‑interprétation, avec les renseignements fournis par la pédologie, sur le terrain dans l’un des exemples, à partir de documents dans l’autre.

46● Dans la plaine alluviale du Finage, G. Chouquer a photographié, au cours de prospections aériennes réalisées en hiver sur sol nu, des anomalies apparues sous la forme de structures quadrangulaires alvéolées qui ne sont pas sans rappeler des parcellaires fossiles. Afin de comprendre et d’interpréter avec la plus grande prudence ces révélations, un examen d’une longue coupe de terrain a été effectué lors d’une prospection au sol. Il était tentant de visualiser les limites nettement marquées de ces formes agraires. Deux points essentiels sont ressortis de ce contrôle :
– il n’existe pas, dans cette partie du Finage, de paléosol enfoui ;
– l’horizon agricole actuel, pulvérulent et homogène, très épais, ne comporte aucune trace décelable à l’œil nu au droit des limites de champs supposées, pas plus que les horizons inférieurs.

47Bien que cette recherche n’en soit qu’à son début, l’orientation de la démarche est déjà confortée par ce rapide examen des sols. L’enregistrement photographique des champs alvéolés (interprétés comme tels par la convergence typologique de ces formes avec des champs protohistoriques matérialisés au sol et fouillés) capte une information qui se situe dans les premiers décimètres supérieurs du sol actuel, dans l’horizon de labour. Ces traces, produites par une différence de réflectance, seraient donc dues soit à un effet de l’humidité, plus ou moins corrélé avec des variations de la texture du sol (granulométrie), soit à une variation dans la structure (forme des agrégats) qui provoque un effet de surface, soit à une composition chimique (quantité de matières organiques) différente, si c’est bien le sol qui détient l’information. On ne peut écarter un autre phénomène qui proviendrait d’une microtopographie et pour lequel l’image photographique enregistrerait des signaux comme le ferait une thermographie, sensible aux infimes écarts de température et d’humidité existant sur les deux côtés d’une discontinuité linéaire en léger relief.

48La résolution de ce problème, où le choix réside entre la contribution réelle du sol et celle de sa surface, est d’une importance capitale pour la datation de ces structures agraires. Ces sols du Finage, très fragiles à l’érosion, ont été à plusieurs reprises couverts d’une forêt protectrice, puis défrichés par l’homme pour y établir ses champs, résultats acquis par des analyses palynologiques et par une étude pédologique articulée à la prospection archéologique qui est en cours. Si c’est la nature du sol qui est responsable des anomalies, rien ne s’oppose à ce que ces champs fossiles soient anciens, protohistoriques par exemple. Par contre, si c’est une microtopographie, ceci serait plutôt en faveur d’un âge plus récent, médiéval ou moderne, de cette conquête de terres sur la forêt, puisqu’il faut placer, d’après les premiers résultats de l’enquête pédo‑géomorphologique, dans la chronologie des évènements qui ont modelé le paysage, une phase d’érosion post‑romaine qui aurait sans doute irrémédiablement effacé d’éventuelles limites parcellaires protohistoriques.

49● Le deuxième exemple a trait à l’étude de la péninsule sallentine (province de Lecce, Italie), de l’occupation du sol, des structures agraires antiques et de leur mode de pérennisation dans les paysages ultérieurs. Cette recherche est remarquable sur bien des points et le moindre n’est pas que le pédologue n’y a participé que quelques heures, le temps de réfléchir aux regroupements des classes de sols et aux résultats d’une analyse factorielle des correspondances. Car ce travail prouve, s’il le fallait, qu’un historien‑archéologue‑prospecteur peut maîtriser des données pédologiques : c’est ce qu’a réussi R. Compatangelo dans sa thèse : Le Sallentin romain : modes de fonctionnement d’un cadastre antique, soutenue en 1989 à l’université de Franche‑Comté (Besançon, France)3.

50Les données archéologiques étant acquises lors de prospections au sol et par une étude mettant en œuvre les techniques de la carto‑ et photo‑interprétation, la nécessité de corréler les traces cadastrales avec les caractères du sol était évidente. Les documents pédologiques utilises ont été ceux réalisés pour une mise en valeur agricole de la région, une carte pédologique à 1/50 000 assortie des fiches descriptives des profils étudiés. La méthode de croisement des données choisie a été l’analyse factorielle des correspondances. Les individus, porteurs de l’information archéologique (les traces du réseau centurié plus ou moins bien conservées), correspondent à une unité de surface de 500 x 1 000 m centrée sur un profil pédologique (18 individus à l’intérieur du cadastre, 19 à l’extérieur). Les caractères ou variables, d’ordre pédologique et archéologique sont au nombre de cinq, découpés, au total, en 30 modalités : 5 modalités ayant trait à la révélation des traces cadastrales, 12 de type pédologique, 7 en rapport avec l’occupation du sol actuel, 3 de type géologique et 3 concernant le drainage naturel des sols. La figure 9, brièvement commentée sans entrer dans le détail de l’exploitation de ce type d’analyse statistique, montre l’utilité du croisement des données. En ne considérant que l’axe 1 horizontal, on voit s’opposer les substrats rocheux calcaires, sur lesquels se développent des sols fersiallitiques et des sols bruns à accumulations calcaires (FERR, FELp, BRCL, CALp), et les substrats non calcaires où les sols sont des pseudogleys lessivés et des sols bruns argileux (CAL0, BRVE, GLEY). Le premier ensemble pédo‑géologique est associé à des zones où le cadastre est très bien conservé (LIMp, TRAP), le second à celles caractérisées par une absence de traces (TRA0).

51D’autres projections du même type que la fig. 9, obtenues en aménageant la liste des modalités retenues, ont permis de préciser l’analyse. Il paraît clair que les traces du cadastre sont plutôt liées aux sols secs, fersiallitiques et bruns, les sols « rouges ». Les processus d’érosion, déclenchés par l’agriculture, et qui ont abouti à la formation de régosols, de pierrosité abondante, voire de roches mises à nu, semblent liés aux zones où le cadastre est bien exprimé. On peut, en toute logique, avancer l’hypothèse d’une érosion liée à la durée de l’exploitation agricole. Il est probable que le cadastre a été l’outil de la mise en valeur de ces sols « rouges », faciles à travailler et suffisamment fertiles. Cette observation est bien sûr à relier aux mentions des sols rouges chez les agronomes, en particulier chez Caton (De Agricultura, XXXIX et XL). L’absence de traces cadastrales sur les sols humides ne paraît pas devoir être due à une conservation différentielle selon les types de sols. Hormis le cas, non vérifié sur le terrain, d’un recouvrement sédimentaire important qui aurait pu, depuis l’époque romaine, sceller et effacer les limites, il n’y a pas d’autres raisons évidentes que le choix des agriculteurs antiques pour expliquer ce constat. Les conclusions de cette étude permettent ainsi de discuter les conditions de la conservation du cadastre et d’aborder les techniques et les choix des agriculteurs antiques.

52Ces deux exemples montrent sans doute que la pédologie ne détient pas seulement quelques clés pour expliquer certaines données des prospections au sol. Quand l’enregistrement des images de la surface du sol est réalisé à distance, son exploitation profite aussi de l’apport des sciences de la Terre en général, de la pédologie tout particulièrement. C’est ainsi que les recherches sur l’occupation du sol et l’archéologie du paysage rural en Languedoc oriental s’enrichissent en ce moment de l’exploitation d’une scène du satellite SPOT (Travaux de F. Favory, P. Poupet et P. Cour de la société UNISFERE à Besançon) par la mise en évidence des lignes successives du rivage nord des lagunes littorales où les paramètres mis en cause sont encore ceux du sol.

16.3 Conclusions

53Au fil des exemples donnés en illustration de l’approche pédologique de la prospection archéologique, des expressions reviennent, comme entreprise collective, pluridisciplinarité. Si nous insistons tant, c’est que ces mots ne représentent pas une formule banale, conventionnelle, qu’il est prudent et opportun de placer dans un discours archéologique, surtout quand on a une autre formation que celle de la plupart des archéologues, c’est‑à‑dire quand on sort de la Faculté des Sciences. Il faut réellement saisir à tout prix les possibilités offertes de l’interaction des deux disciplines, archéologie et pédologie. Cela exige des archéologues un effort de formation, une mise à jour des connaissances, mais l’attitude des spécialistes doit aussi être prudente face à la multiplication des sollicitations. Le pédologue n’est pas qu’une caution du sérieux scientifique et de l’adéquation des travaux avec une archéologie moderne. Il y a un réel danger à ce que les archéologues ne fassent appel au spécialiste que très ponctuellement ; il est notamment à craindre que leur effort d’ouverture serve plutôt à l’avancement d’une autre discipline, une sorte de « géoarchéologie », et qu’ils soient déçus de la collaboration.

54Un autre risque, déjà soulevé par ailleurs, serait que le pédologue qui s’attache exclusivement à l’étude des documents archéologiques se coupe des avancées novatrices de sa propre discipline. Nous pensons qu’il gagne surtout en crédibilité à être toujours au contact des archéologues, et en efficacité parce qu’il participe à l’élaboration de la problématique et aux travaux de terrain. Et pourquoi ne pourrait‑il plus s’informer du développement de sa science ? Les affirmations péremptoires que l’on rencontre aujourd’hui, çà et là, et qui prétendent transformer profondément les pratiques de l’archéologie, sont surtout destinées à faire valoir l’orientation de travaux, « comme un commerçant vante sa marchandise », parce que la clientèle potentielle est nombreuse. Nous n’entrons pas dans ce genre de mauvais débat. L’expérience nous a appris que la reconnaissance des processus pédologiques peut être le fait du prospecteur achéologue, qu’il peut comprendre et exploiter une documentation qui n’est pas dépouillée de son vocabulaire spécialisé, qu’il peut juger de la validité des hypothèses proposées par son collaborateur. Il n’est pas sérieux de prendre l’archéologue pour un handicapé lorsqu’on prétend se mettre à son service. Point n’est besoin d’écrire des versions expurgées des approches pédologiques : ce serait là avoir une piètre considération de la pluridisciplinarité. Mieux vaudrait se poser la question de la pertinence d’un jargon par trop spécialisé dans l’explication des processus historiques ; car travailler en tant que pédologue en archéologie, c’est avant tout contribuer à la recherche archéologique et historique.