1L’étude de l’occupation du sol menée dans la région comprise entre Vaison et Orange s’est fixé pour objectif de saisir les différents moments d’une dialectique exprimant les rapports entre deux villes antiques et leurs campagnes.

2D’un côté Orange, fondation militaire de droit romain, qui a instauré bien au‑delà des limites de son propre territoire une division de la terre ; cette division a fait subir une transformation sans précédent au paysage rural de la moyenne vallée du Rhône : il s’agit, entre autres, du cadastre B, dont une partie des marbres sont parvenus jusqu’à nous.

3De l’autre, Vaison, cité préromaine, capitale –avec Luc puis Die– du peuple voconce, enclavée dans les piedmonts préalpins, qui deviendra, sous le Haut‑Empire, urbs opulenlissima (Pomponius Mela, II, 5, 75).

4La contribution qui suit se propose d’appréhender une partie des paysages appartenant au territoire de la cité de Vaison. Elle voudrait en comprendre les éléments de morphologie agraire, ainsi que la dynamique du peuplement. Si l’étude de la dynamique du peuplement prend en compte une échelle de temps comprise entre la Préhistoire récente et le proto‑Moyen Âge, l’accent sera plus particulièrement porté sur l’Antiquité gallo‑romaine. Elle concernera l’espace des communes des cantons de Vaison et de Beaumes‑de‑Venise (fig. 1). Cette contribution synthétise cinq années de recherches et d’observations de terrain (Leyraud 1986 ; Meffre 1988a ; Meffre 1988b ; Meffre 1988c).

6.1 Cadre de recherche

6.1.1 Entités géographiques

5La région naturelle qui intéresse notre recherche se caractérise essentiellement par la présence d’une plaine alluviale quaternaire que cloisonnent des ensembles montagneux calcaires faiblement élevés (300 m en moyenne), aux contours bien individualisés (massifs d’Uchaux, de Rasteau, des Dentelles de Montmirail). Cette succession de reliefs, depuis la rive gauche du Rhône jusqu’aux marches du mont Ventoux, permet l’articulation de zones de plaines, plus ou moins étroites, traversées par les cours de l’Ouvèze et de l’Aigue.

6Cet ensemble géographique correspond en fait à la partie nord‑occidentale du Comtat venaissin. On peut y distinguer plusieurs entités géomorphologiques :
– la plaine d’Orange, des bords du Rhône au Plan de Dieu, vaste étendue associant anciennes zones palustres, larges terrasses néorissiennes et zones basses limoneuses ;
– les bois d’Uchaux, aux reliefs intérieurs ménageant cuvettes, couloirs de passage et zones tabulaires dominant le Rhône à l’ouest ;
– la plaine de Sainte‑Cécile, prolongement vers le nord, en rive droite d’Aigue, de la plaine comtadine ;
– le massif de Rasteau‑Buisson‑Cairanne, cerné par les cours des deux rivières précitées ;
– la moyenne vallée de l’Ouvèze, depuis Crestet jusqu’à Séguret, enserrée entre les massifs préalpins des Baronnies et de Saint‑Amand ;
– la basse vallée de l’Ouvèze, comprenant les piedmonts de Gigondas, Vacqueyras et les plaines de Violés, Sarrians, Camaret.

6.1.2 Présupposés historiques

7Du point de vue de la géographie historique preromaine, on distingue l’emprise de quatre territoires indigènes :
– le massif de Rasteau‑Buisson et la rive droite de l’Aigue jusqu’à Sainte‑Cécile marquent la limite occidentale de la civitas Vocontiorum ;
– la plaine d’Orange, le bois d’Uchaux, puis, au‑delà de l’Aigue, l’ouest de Sainte‑Cécile jusqu’au Lez, correspondent à l’avancée septentrionale de la civitas Cavarum ;
– ce dernier territoire rencontre au nord et à l’est du Lez la civitas Tricastinorum ;
– les basses plaines au sud et à l’ouest du massif des Dentelles de Montmirail marquent le territoire des Memini (Carpentras).

8Au‑delà de cet état de fait à peu près établi1, nous remarquerons avec G. Chouquer que l’aire d’extension de la pertica du cadastre B d’Orange, qui recouvre théoriquement la zone faisant l’objet de notre étude –et la disposition même des axes majeurs de ce cadastre–, ont pu répondre à une stratégie géopolitique prenant en compte les territoires ethniques existants. La déduction coloniale a ainsi instauré un espace foncier nouveau respectant ou niant tout ou partie de chacun de ces territoires (Chouquer 1983a : 292).

6.1.3 Régions choisies

9Le choix des zones concernées par notre investigation tient aussi bien à des considérations historiques qu’à une longue fréquentation des espaces ruraux de cette région du Nord‑Vaucluse.

10Si, depuis le xix^e s., Vaison et Orange sont l’objet d’attentions plus ou moins soutenues (mise en valeur et étude des monuments publics de l’Antiquité, fouilles étendues ou restreintes, découvertes fortuites), en revanche, l’espace rural lié à. ces deux villes –dont les potentialités archéologiques n’ont pas échappé aux historiens d’alors– n’a jamais été pris en compte dans une visée globalisante.

11Une série de prospections intensives a été conduite dans les campagnes autour de Vaison qui nous a permis d’en étudier l’occupation du sol. Nous avons suggéré (Meffre 1988a) que le processus d’urbanisation de cette ville à l’époque gallo‑romaine ne pouvait s’envisager sans que soient appréhendés l’aménagement et le peuplement des campagnes environnantes. En cela nous ne faisons que poursuivre et élargir l’entreprise magistrale de C. Goudineau sur la romanisation de Vaison (Goudineau 1979). Par ailleurs, il nous paraissait digne d’intérêt de vérifier sur le terrain l’implantation supposée du cadastre B dans cette région ; enfin, nous nous sommes attachés à définir une typologie de l’habitat rural, que nous avons tenté d’appréhender en fonction de son insertion dans l’espace rural.

12La plaine centrée sur Sainte‑Cécile‑les‑Vignes et les communes aux alentours, nous a semblé pouvoir se prêter à une enquête approfondie concernant les relations entre l’habitat et la morphologie agraire, pour trois raisons principales :
– présence de trouvailles significatives faites depuis la dernière guerre (collections Gauthier, Garaix, Farjon) ;
– possibilité d’une emprise tenace du cadastre B dans le sol, sachant que nous sommes dans la région jouxtant le passage du decumanus maximus, que l’espace y est ouvert, que les sols y sont très favorables ;
– espaces permettant la croisée de voies de communications orientées depuis la plaine d’Orange vers les zones intérieures du Tricastin, et des bords du Rhône à l’ouest vers les Alpes par la vallée du Lez.

6.1.4 Conditions générales d’enquête

13Il convient de noter que la masse des données actuelles, qui fonde une approche quelque peu objective de l’occupation des sols à l’époque antique dans le Nord‑Vaucluse, provient pour une part essentielle des prospections effectuées sur le terrain2, assorties de quelques missions photographiques aériennes à basse altitude. Nous n’oublierons pas de mentionner que les découvertes anciennes en milieu rural signalées par Sautel (Sautel 1926‑1927 ; Sautel 1941‑1942) ainsi que celles qui sont reprises dans la Forma (Sautel 1939) sont le plus souvent trop vagues pour être restituées avec précision (Meffre 1988a : 29).

14Nous rappellerons enfin le rôle de quelques pionniers de la prospection archéologique dans notre région que sont R. Grosso (Grosso 1963) à Séguret, C. Février à Vaison, M. Pernat à Saint‑Romain‑en‑Viennois (Pernat 1970) ou encore L. Gauthier à Sainte‑Cécile‑les‑Vignes.

6.1.4.1 Viticulture, auxiliaire de la prospection au sol

15Les zones viticoles correspondant au Nord‑Vaucluse sont actuellement occupées par le vignoble des Côtes‑du‑Rhône. Ainsi, 70 à 80 % de la surface agricole utile des communes où ont été menées nos enquêtes sont occupées par la monoculture de la vigne3. Cette monoculture s’est installée sur tous types de sols, en plaine comme sur les hauteurs. Le paysage est donc celui d’un espace à champs ouverts, les zones boisées étant cantonnées sur certains piedmonts et sur la zone des massifs, au‑dessus de 200 m. On voit combien une prospection intégrale de ces surfaces cultivées peut permettre une vision relativement complète de l’occupation des sols antiques. En l’état actuel de la recherche, 40 % de la surface totale ont été prospectés.

16Les zones collinaires des massifs de Rasteau, Vaison et Saint‑Amand ont été livrées à l’assaut des engins mécaniques pour l’établissement de terrasses de culture de la vigne. A cette occasion, nombre de sites ont été nouvellement mis au jour qui témoignent d’une réelle intensité et dispersion de l’habitat antique4.

6.1.4.2 Méthodologie d’enquête

17Contrairement à d’autres régions de France où la prospection a pu être guidée à partir d’une enquêté toponymique préliminaire (Langouët 1984 : 3‑8)5 ou sur la base d’un échantillonnage d’espace prospectable, notre enquête prétend embrasser la totalité de la surface en culture de chaque commune, sans préjuger aucunement de ce que peuvent être les potentialités d’implantation de sites sur tel ou tel type de terrain ou tel terroir. L’enquête progresse parcelle après parcelle, sous le contrôle d’un extrait de relevé cadastral au 5 000^e. Dans le cas d’une vigne, le passage s’effectue avec un espacement de 2 à 4 rangées.

18Une première phase permet la reconnaissance des sites6 et la détermination de leur extension au sol : à ce niveau, le ramassage des artefacts n’est pas exhaustif. Dans une deuxième phase, s’effectue un ramassage attentif et systématique de tous les tessons visibles, ainsi que des exemplaires de matériaux. Une fiche est ensuite dressée pour chaque site, comportant les moyens complets de son identification. Sur certains sites, la dispersion des tessons et des matériaux est notée sur un plan spécifique. Nous estimons qu’un site doit être prospecté au moins deux fois, afin de permettre une représentation significative des échantillons.

6.1.4.3 Limites de prospection

19Le principe de mise en place d’un vignoble nécessite un défonçage important qui peut varier de 30 à 80 cm de profondeur. C’est ainsi que, suivant les conditions de sédimentation et de recouvrement des vestiges, tout ou partie de ces derniers peuvent apparaître ensuite en surface, à l’occasion du labour. Le plus souvent, ce sont les restes de la toiture en tuiles des habitats gallo‑romains qui sont ramenés à la surface ; le mobilier de la (ou des) couche(s) sous‑jacente(s) n’apparaît pas systématiquement, et sur bien des sites, des sondages de contrôle sont nécessaires, permettant de vérifier la représentativité du matériel par rapport à l’histoire complète du site. On rappellera en effet que les limites propres à l’interprétation des données de la prospection tiennent essentiellement au caractère aléatoire de la représentativité des échantillons7, dont la problématique a été présentée à maintes reprises (Amblard 1985 : 140). Cette représentativité affecte autant les éléments permettant de dater les sites (céramique) que ceux qui permettent d’en évaluer la nature et l’ampleur (richesse ou pauvreté du site, typologie, mode de vie...) ; elle concerne également l’évaluation de la continuité et de la densité d’occupation. Préciser les deux terminus d’occupation d’un site n’est par ailleurs qu’un aspect de la réalité historique ; se préoccuper de la durée de vie de celui‑ci entre les deux terminus et tenter d’en percevoir les éventuels hiatus (Amblard 1985 : 142), telles doivent être les préoccupations nécessaires permettant de mettre en œuvre une approche de la dynamique du peuplement dans une région donnée.

6.2 Vaison et ses campagnes : dynamique du peuplement, habitat, morphologie agraire, territoires

6.2.1 Milieu naturel et position des sites

20Fig. 2

21Dans la perspective d’une approche de la dynamique du peuplement, nous avons établi, à l’instar de l’expérience conduite dans le Beaucairois (Bessac 1987 : 85‑120), certains critères intervenant dans le classement des sites, ainsi que les critères de leur positionnement ; ces derniers, concernant en particulier les relations des sites au milieu naturel (déjà antérieurement aménagé), ont pu, pour une certaine part, déterminer leur implantation.

6.2.1.1 Critères de positionnement

22Nous avons retenu plusieurs critères de positionnement qui nous semblent pouvoir expliciter la répartition des sites et l’identification de leur territoire potentiel :
– le relief structurant (géologie, géomorphologie, hypsométrie) ;
– les contraintes pédologiques :
– les espaces agraires élémentaires (ou modèles de terroirs potentiels) ;
– les pendages et orientations ;
– les ressources en eau ;
– la distance des sites aux voies de communication.

23Nous décrirons à grands traits les critères 1 à 5 ; le critère 6 ne sera pas abordé ici en raison de ses relations avec la morphologie agraire.

6.2.1.1 Relief structurant : géomorphologie

24Les communes qui s’organisent autour de Vaison8 ont ceci en commun de posséder les mêmes types de relief : pour l’ensemble, dominent des massifs de faible hauteur (de 300 à 400 m) appartenant à la géologie du calcaire. On distinguera :
– le massif de Rasteau‑Buisson dominé par un plateau culminant à 394 m ; il est encadré au nord par le cours de l’Aigue et à l’est par celui de l’Ouvèze ; ce massif est en fait le prolongement d’une chaîne de reliefs appartenant à l’avancée occidentale des monts des Baronnies ;
– un ensemble collinaire dominé par le Serre‑Rouge (477 m), correspondant à la chaîne des monts des Baronnies et du Nyonsais ; c’est au pied sud du Serre‑Rouge que s’étendent en éventail les piémonts méridionaux de Villedieu, Vaison, Saint‑Romain‑en‑Viennois ; la base du piedmont est arrosée par le cours de l’Ouvèze, d’abord encaissé au niveau de Vaison, puis se dégageant à hauteur de Roaix et Séguret ;
– le massif de Saint‑Amand (732 m) et des Dentelles de Montmirail (626 m) ; ils se caractérisent par la complexité de leur tectonique et par les marques profondes laissées par les mouvements orogéniques. Ce massif s’avance au sud, dominant la plaine du Comtat.

25Les formes dominantes du relief appartiennent à un modelé de piedmont alpin dont le mont Ventoux marque une étape morphologique prononcée. On comprendra que le pays de Vaison soit un espace enclavé ; mais en même temps, la proximité de la plaine du Rhône, grâce à l’ouverture que procurent l’Aigue et l’Ouvèze, a toujours favorisé contacts et échanges, entre plaine et montagne.

26Si l’on rassemble les données géomorphologiques, géologiques et topographiques, on obtient quatre ensembles paysagers imbriqués les uns dans les autres :
– la montagne 1 (massifs de Saint‑Amand, les Dentelles) : ensemble constitué au sud d’arêtes jurassiques étroites, élancées et parallèles et au nord d’un plateau tabulaire ; ces massifs sont creusés de boutonnières ou combes orientées en tous sens ; on rencontre des plateaux sub‑horizontaux plus ou moins inclinés, dont les surfaces sont faites de bancs calcaires marneux ; les pendages sont parfois accusés, les fonds de combes sont comblés de dépôts fertiles ;
– la montagne 2 (massifs de Rasteau/Buisson et Serre‑Rouge) : ensemble fait de terrains miocènes, plaisanciens et helvétiens ; le massif de Rasteau, en particulier, s’impose par son plateau à terrasses tortoniennes à galets, creusé sur ses faces méridionales et orientales de boutonnières ménageant des reliefs aux formes molles (inferieurs à 300 m) ;
– les coteaux ou piedmonts (molasses helvétiennes ou plaisanciennes ; cônes de déjection quaternaires, sables détritiques) ; il s’agit de zones de cultures bien exposées, émaillées de sources, compartimentées par de nombreux talwegs ;
– la plaine ou « plans « : terrains à dépôts quaternaires à alluvions fines, cailloutis de lits anciens ; dépôts sablolimoncux détritiques ; quelques zones basses autrefois hydromorphes. Il s’agit de bords de rivières, de terrains à limons favorables à la polyculture.

6.2.1.1 Pédologie

27Nous avons pris en compte la dimension pédologique parce que, disposant d’une cartographie appropriée9, nous pensions que les aptitudes des sols constituaient un paramètre déterminant pour caractériser les espaces agraires. Nous avons distingué trois ensembles de classes recouvrant le schéma structurant montagne/piedmont/plaine :
– classes I‑II (plaine) : alluvions de l’Ouvèze ou de l’Aigue formées de limons et de cailloutis ; sols peu évolués, non climatiques, calcaires ; sols bruns calcaires sur alluvions à caractère hydromorphe ;
– classes III‑IV (piedmonts et montagne) : pentes faibles ; sols bruns calcaires sur paléosols du miocène et cailloutis alluviaux ; textures favorables, charges en cailloux élevées sauf dans les zones à molasse helvétienne appelée safre en provençal ;
– classes V‑VI (montagne) : affleurement du substrat rocheux ; aptitudes médiocres à faibles, sauf dans les fonds de boutonnières ; calcaires durs ou gréseux, roches tendres ou dures, calcimagnésiques ; rendzines et sols bruns calcaires.

28Nous avons développé (Meffre 1988a : 13‑25) les raisons pour lesquelles nous pensions que, dans l’ensemble, le classement des sols et leur correspondance avec les zones topographiques concernées, ainsi que les aptitudes culturales, nous paraissaient proches de celles qui existaient dans l’Antiquité. On ne saurait toutefois nier que les remblaiements post‑gallo‑romains observables dans certaines pentes, à la base des piedmonts, ou les incisions verticales des versants témoignent d’une évolution morphogénétique imputable à des actions anthropiques postérieures. Des analyses de coupes permettraient d’évaluer la nature des formations historiques, de les lier au développement médiéval et post‑médiéval de l’agrosystème10.

6.2.1.1 Espaces élémentaires

29Il s’agit en fait d’espaces structurants rassemblant à la fois les données géopédologiques, les critères d’hypsométrie, la disposition et l’orientation des versants ainsi que les ressources en eau. On a distingué cinq espaces de référence :
– espace 1 : la zone de plaine (classes pédologiques I et II) ;
– espace 2 : les piedmonts de safre et les cônes de déjection quaternaire (classe III) ;
– espace 3 : les terrasses à galets miocènes situées le long de l’Aigue, ménageant des espaces étroits ou enclavés dans les zones collinaires basses (altitudes de 150 à 200 m) (classes III‑IV‑V) ;
– espace 4 : les boutonnières permettant l’articulation vers l’intérieur des massifs, avec sites de pentes ou en fonds de vallon. Étroits terroirs ;
– espace 5 : les plateaux élevés, zones collinaires avec points de vue (de 250 à 400 m) (classes V‑VI).

6.2.1.5 Espace rural raisonnais : un milieu varié

30On est frappé par l’uniformisation actuelle des pratiques culturales, où le vignoble est partout étendu ; cette unification paysagère ne doit pas faire oublier qu’avant‑guerre encore le système de culture se répartissait en trois composantes : la forêt, l’oliveraie et la vigne en piedmont, les céréales, les prairies et les primeurs en plaine. La morphologie agraire est restée celle d’une mosaïque de parcelles qui confirme cette vocation de la petite propriété paysanne à occuper le maximum d’espace. L’extension des cultures, alliée à une exploitation constante des ressources naturelles (carrières, terrasses de culture, galeries drainantes, complexe réseau d’irrigation...), a fait de cette région un espace largement aménagé. Dans cet ensemble naturel au relief complexe, les conditions d’une agriculture diversifiée ont été (et restent) réunies ; de la sorte, ce milieu a été entièrement artificialisé. Plusieurs formes d’utilisation de l’espace s’y sont succédé, et ce n’est pas la moindre des difficultés que de vouloir y repérer les héritages humains successifs.

6.2.2 Occupation des sols : état des connaissances

31Les prospections systématiques qui sont conduites depuis cinq ans dans quinze communes autour de Vaison ont surtout été concentrées dans le secteur correspondant au canton de Vaison. Dans ce dernier, la commune de Vaison elle‑même n’a été à ce jour prospectée qu’à 30 %, tandis que celle de Villedieu demeure encore terra incognita. Ce sont les communes de Séguret, Rasteau, Roaix, Saint‑Romain‑en‑Viennois qui bénéficient depuis longtemps d’enquêtes sur le terrain (fig. 2).

32Le bilan actuel se résume ainsi : pour les trois cantons de Vaison, Malaucène, Beaumes‑de‑Venise, 40 % de la surface a été prospectée, et 400 sites ont été révélés. Les recherches à venir s’orienteront sur deux aspects :
– une prospection des zones vides de la carte (zones apparemment sans habitat antique, notamment sur l’espace élémentaire 5) ;
– une prospection à la périphérie de la ville antique de Vaison (communes de Vaison, Saint‑Marcellin, Villedieu).

33Nous présentons ci‑dessous une série d’interprétation des données qui portent sur plusieurs aspects de notre investigation.

34● Établissement d’une matrice ordonnable concernant 230 sites de dix communes autour de Vaison : cette matrice permet de visualiser la dynamique du peuplement depuis la Préhistoire récente jusqu’à la fin de l’Antiquité. Son étude a été une première fois présentée dans notre travail de maîtrise (Meffre 1988a).

35● Approche du bâti gallo‑romain d’après l’étude des matériaux, ainsi qu’une saisie de l’étendue des habitats et leur hiérarchie, faisant intervenir des critères de classement des matériaux.

36● Approche de la morphologie agraire par l’analyse spatiale.

6.2.2.1 Dynamique du peuplement11

37A l’exemple de l’étude entreprise pour la Vaunage (Parodi 1987), nous avons utilisé une matrice ordonnable Bertin pour classer 230 sites englobant toutes les périodes, depuis le Néolithique cardial jusqu’au protoMoyen Âge. Nous avons dû procéder à une analyse du matériel archéologique disponible sur les sites, en disposant ces derniers dans un découpage historique fatalement arbitraire12 ; huit périodes ont ainsi été établies (fig. 3).

Positionnement des sites dans l’espace et le temps 1314

38Une première lecture de la matrice ordonnable permet de distinguer huit groupes (A à H).

39Groupe A : 4 sites (1,75 % de l’ensemble) ; ils appartiennent au Néolithique cardial ; ils sont implantés soit sur un espace 3, soit sur un espace 5, soit sur un piedmont de safre (espace 2).

40Groupe B : 21 sites (9,37 % de l’ensemble) ; ils sont occupés exclusivement au Néo‑Chalcolithique et sont répartis sur trois zones principales : 7 sites sont placés au bord de la rivière sur sols de classe I‑II ; 7 sites sont placés en piedmont sur des sols à safre ; on notera que sur chacun de ces sites un habitat augustéen a été implanté à proximité (et non en lieu et place) ; 7 sites sont cantonnés dans la montagne (espaces 4 et/ou 5) sur des terrains inaccessibles à des techniques anciennes de labours (sol VI).

41Groupe C : il est constitué de 29 sites (12,94 % de l’ensemble) ; ce groupe connaît une occupation Néo‑Chalcolithique suivie, après un hiatus correspondant à la Protohistoire, d’une réoccupation à partir de l’époque augustéenne et/ou sous le Haut‑Empire. 13,79 % de sites dureront pendant toute l’Antiquité ; 26 sites sont répartis sur les meilleurs sols (sols I‑II avec une prédilection pour les sols de classe III) ; par ailleurs, ces mêmes sites occupent les espaces suivants : le piedmont –61 %–, la plaine ouverte –13,8 %, les terrains proches de la rivière– 11 % –et les couloirs intérieurs de la montagne– 11 %. Parmi les 3 sites restants, 2 ont connu une occupation au 1^er âge du Fer ; un site enfin (n^o 216) est un abri sous roche établi dans une gorge étroite à l’écart du piedmont.

42Groupe D : il s’agit de 8 sites (3,12 % de l’ensemble) implantés durant la période 3 (âge du Bronze et 1^er âge du Fer). Cinq d’entre eux sont placés aux abords immédiats de l’Ouvèze ou de l’Aigue, ou dans un couloir de circulation, en fond de vallon. Trois autres (n^os 45, 66, 41) sont perchés mais isolés, ou situés sur un riche piedmont, au pied du village de Séguret ; l’échantillonnage est cependant trop faible pour que l’on en déduise une relation quelconque aux sols.

43Groupe E : 3 sites (1,78 % de l’ensemble ; ils pourraient avoir été implantés au cours du 2^e âge du Fer, mais les artefacts demeurent ténus. Aussi ne nous attarderons‑nous pas sur ces trois sites, qui peuvent avoir été également implantés à l’époque augustéenne, sur les meilleurs sols (classes II et III).

44Groupe F : 68 sites ; ce groupe représente 29 % de l’ensemble, si l’on y ajoute les sites 23 à 130 du groupe C, presque égaux en nombre à ceux du groupe G. Ce sont les meilleures terres qui sont investies : 36,3 % des sols de classe I et II (terrains de plaine), contre 50 % des sols de classes III et IV ; 3,6 % des sites occupent des terrains de montagne (sols V et VI). D’autre part, 54 % d’entre eux occupent des espaces de piedmont, contre 18 % occupant des espaces de plaine ; 19,60 % occupent l’espace agraire 3 et 9 % les espaces 4 et 5. On notera donc qu’avec les implantations augustéennes, c’est l’ensemble des espaces agraires qui est pris en compte. On ne s’étonnera pas que des espaces parfois peu favorables aux cultures soient investis : une telle densité d’occupation des sols –qui s’accentuera au cours du Haut‑Empire– traduit en fait un état du monde rural que l’on a socialement complexifié en tirant parti de toutes les ressources naturelles de l’espace.

45Groupe G : 90 sites ; il représente 39,73 % de l’ensemble ; parmi eux 5,6 % s’installent dans les sols riches (classes I et II). On peut penser que ce qui était cultivable est investi dès la fin du i^er s. av. J.‑C. Peu d’espace demeure pour l’émergence de nouveaux territoires ; les zones collinaires et l’intérieur des massifs sont très largement occupés (7,9 % contre 1,5 % du groupe F). Précisons que 44 sites de ce groupe, soit 57,57 % implantés au cours du Haut‑Empire, ne vont pas au‑delà du début du iii^e s. ; 27,27 % durent jusqu’à la fin de l’Antiquité et 15,55 % pourraient persister jusque dans le proto‑Moyen Âge.

46Groupe H : il s’agit de 3 sites qui pourraient avoir été implantés à partir de l’Antiquité tardive. Eu égard à la difficulté d’établir des critères de datation céramologiques assurés, nous ne nous risquerons pas, pour l’instant, à insérer ce groupe dans la problématique plus loin développée.

Premières interprétations

47L’étude de la dynamique du peuplement que a matrice ordonnable permet d’envisager constitue la première approche d’un travail d’interprétation qui exigera ensuite approfondissements et contre‑épreuves ; en première analyse, on pourra considérer plusieurs faits.

48– On constate la mise en place d’un processus de territorialisation de l’espace dès le Néo‑Chalcolithique (groupes A, B et C de la matrice) à partir de l’occupation des terrains de piedmont sur des sols légers, près de lignes de sources, ainsi que dans la plaine, non loin du lit de la rivière. L’émergence de territoires agraires semble liée à une spécialisation de l’espace dans un système agropastoral désormais bien perçu (Jalut 1976 ; Courtin 1978). La moitié des sites préhistoriques ont ensuite été réoccupés à l’époque gallo‑romaine. Au‑delà d’un simple déterminisme des lieux que peut sous‑entendre cette constatation ? C’est toute la problématique de l’anthropisation de l’espace qui est soulevée. Que reste‑t‑il de l’agencement d’un territoire agropastoral chalcolithique à l’époque gallo‑romaine ? Sous quelles formes un espace patiemment mis en culture peut‑il se maintenir (44) ? Par ailleurs, derrière le hiatus des âges du Bronze et surtout du Fer, nous voyons se dissimuler une apparence : en dépit d’une vision sans doute tronquée du peuplement aux âges des métaux que nous impose la fragilité des artefacts mis au jour par les labours, on remarquera dans notre région que 6 sites du 1^er âge du Fer, situés tous près de la rivière ont livré de l’amphore massaliète. On ne manquera pas d’établir une relation entre des habitats liés à ces dépôts et des phénomènes de circulation de biens et de personnes. Mais peut‑être devrions‑nous rechercher aussi des signes de sédentarisation sur des sites de hauteur tels que le Clairier à Malaucène ou les Courrens à Beaumes‑de‑Venise, dont l’exploitation scientifique éclairerait sans doute d’un jour nouveau différents aspects du peuplement aux âges du Fer dans cette région.

49Nous pensons enfin que la prégnance des structures agraires gallo‑romaines a pu occulter ou effacer les strates paysagères correspondant à la Protohistoire. L’étude des oppida nous permettra‑t‑elle de poser la question de leur territoire ?

50– A partir du principal d’Auguste, c’est l’ensemble des espaces agraires qui est pris en compte : si la prédilection va aux piedmonts et aux plaines, les espaces agraires enclavés de l’intérieur des massifs sont à leur tour mis à contribution. Ainsi, l’avons‑nous dit, la densité de l’occupation des sols ira croissant au cours du Haut‑Empire. Des habitats tels que ceux des Sausses, à Séguret, implantés sur des sols ingrats dans des zones de pentes, correspondent à de petites exploitations, en opposition, en relation ou en complémentarité avec un domaine agricole établi au débouché du vallon, sur le piedmont ou le long de la voie antique. A Buisson, trois sites gallo‑romains (n^os 145, 146, 147 de la matrice) sont implantés dans des terrains lourds, au revers d’une petite éminence. Si deux d’entre eux peuvent être considérés comme des fermes d’exploitation de classe C (fig. 4) le site n^o 143 semble avoir exploité les argiles miocènes pour la fabrication de tuiles. Tel autre site (Saint‑Romain‑en‑Viennois, n^o 9), établi sur un col à l’intérieur du massif montagneux, pourrait avoir contrôlé le passage d’un territoire vers un autre...

51Le peuplement des zones de la montagne peut être ainsi interprété :
1 – repli de groupes humains marginalisés dans les zones intérieures ;
2 – habitats de pasteurs établis dans la zone de pacage, de glandage... en relation avec des domaines de plaine ou de piedmont ;
3 – sites de nature cultuelle ou liés à une exploitation de matière première (argile, bois, pierre...).

52C’est ainsi que le Haut‑Empire dans la région de Vaison est caractérise par le développement de l’habitat modeste (catégories A, B, C de la fig. 5) qui « mite » l’ensemble du paysage rural : c’est véritablement une phase de conquête d’un espace économique ; le développement de ces catégories d’habitats est accompagné de la mise en place d’un réseau de villae de taille moyenne (entre 1 000 et 5 000 m², classe D de la fig. 5) dont les territoires structurent la campagne ; dans le lot, on notera la présence de quelques grands domaines comme la villa de Rasteau 15 (1,1 ha de surface d’épandage), mais ils demeurent cependant l’exception.

53Concernant la morphologie agraire, nous en resterons à des suggestions : là où, dans la plaine, les formes des champs semblent s’ordonner selon les principes de la centuriation, dans les piedmonts et l’intérieur des massifs des parcellaires restreints, elles pourraient correspondre à la petite exploitation. Il semblerait qu’un tel type de parcellaire soit perceptible dans le vallon des Sausses (étude en cours). De récentes découvertes à Rasteau, sur piedmonts peu accidentés, semblent montrer l’existence de talus antiques ménageant des terrasses de culture, épousant les courbes de niveau.

54Est‑il besoin de rappeler que ce qui vient d’être évoqué doit être considéré comme un moment historique de la structure agraire d’une région donnée ? En effet, il serait pour le moins présomptueux de vouloir discuter en l’état les termes de contradictions qui agissent dans la sphère socio‑économique s’échelonnant sur cinq ou six siècles de l’Antiquité. Mais il est possible de discerner, à la fin du Haut‑Empire, un phénomène de récession qui se traduit par la disparition progressive d’un certain nombre d’habitats de toute nature. On ne manquera pas d’expliquer celui‑ci comme un redéploiement de la propriété domaniale. L’Antiquité tardive semble bien marquer une organisation plus concentrée des territoires agraires, qui se structurent autour d’importantes villae. A ce redéploiement, il convient d’associer d’autres formes de gestion et d’exploitation de la terre.

Implantation du réseau de villae : datation par la céramique

55Les principaux produits céramiques, récoltés en prospection sur les sites d’habitats, suggèrent des datations qui permettent de fixer une fourchette chronologique d’implantation. Cette fourchette est argumentée sur la base de l’analyse typologique des produits arétins.

56D’une façon générale, les produits céramiques datables de l’époque augustéenne retrouvés en surface se répartissent ainsi (fig. 4, 1) :
a – céramiques arétines : 63,79 % ;
b – vernis noirs italiques (A tardifs, pour l’essentiel) : 19,44 % ;
c – imitations d’arétine ou vernis noirs : 11,09 % ;
d – amphores républicaines : 5,55 %.

57Ces pourcentages ne tiennent pas compte des produits modelés, qui existent sur les sites, mais très détériorés et résiduels, donc peu identifiables d’un point de vue typologique.

58● Les vernis noirs. Ce sont les campaniennes A tardives qui dominent largement, avec les formes les plus courantes : Lamb. 25/27 ; Lamb. 31, 27 C, 28 C ; Lamb. 6 (1 exemplaire). La campanienne B demeure l’exception : 1 frag. de Lamb. 8 B (?). La campanienne C est absente.

59● Les imitations sont constituées de produits engobés, plus ou moins grésés ; imitations de Lamb. 28 C, de vernis noirs campaniens 7 C à pâte réductrice ; imitations de la forme Gouclineau 1 à vernis rouge non grésé en mode 1, les plus nombreuses. Ces derniers produits sont fabriqués à Lyon de ‑30 à + 10/15 (Desbat 1987).

60● Les amphores sont essentiellement représentées par des D. 1, qui circulent encore à la fin du i^er s. av. J.‑C. ; on note aussi l’existence de quelques exemplaires d’amphores rhodiennes (ou simili), ainsi que des produits d’origine catalane –forme Pascual 1–, mais l’ensemble reste timidement représenté, du moins en surface.

61● Les céramiques arétines sont relativement bien représentées, même si elles demeurent assez souvent à l’état résiduel (produits usés, fragmentés) ; parmi les produits précoces, les plus anciens fragments retrouvés ne remontent pas au‑delà de la forme 13. Ainsi, à l’exception de la Maison au Dauphin à Vaison (Goudineau 1979), où des tessons de formes 1, 2 et 6b ont été retrouvés dans les niveaux d’implantation (vers ‑40) aucun tesson de surface sur les sites en milieu rural n’est antérieur à ‑30/‑25 (fig. 4).

62Il est clair que, si la représentativité des échantillons issus des prospections doit être relativisée, on n’hésitera pas à y voir une tendance qui nous indique une vague d’implantations de domaines agricoles établis au cours de la seconde moitié du i^er s. av. J.‑C., durant le principal d’Auguste. Cette proposition peut être étayée par trois autres indicateurs céramologiques :
– la rareté des vernis noirs (représentés, le plus souvent, par des vernis noirs A tardifs) ;
– la présence affirmée de produits d’imitation de vernis noirs A et de produits du type Goudineau 1, dont la production, on l’a vu, ne débute pas à Lyon avant ‑30 ;
– l’apparition de quelques imitations de vernis noirs C qui ne semblent en général pas être antérieures aux années ‑30/‑20 (Arcelin 1978 : 124).

63Les céramiques sigillées d’importation sont d’une relative importance à partir de ‑20, si on les compare à d’autres régions de Provence (Arcelin 1979 : 119) ou du Languedoc (Fiches 1976).

Relations ville/campagne

64Comme nous le suggérions dans notre travail antérieur (Meffre 1988a), la transformation progressive de l’espace foncier du ii^e s. pourrait être mise en relation avec l’urbanisation croissante de Vaison, dont le point d’acmé de développement est à situer à la fin du i^er s. de n.è. (Goudineau 1979 : 311). Une population rurale dépossédée de son bien‑fonds pourrait aller grossir la ville. Cette dernière s’inscrit alors de plus en plus comme un lieu central régulateur et unificateur de l’espace rural environnant (Leveau 1983). Elle est aussi le lieu d’émergence de nouveaux besoins d’échanges ; elle demeure en étroite dépendance de sa campagne. Des indices archéologiques montrent que l’on y transforme des produits agricoles15. L’aqueduc provenant des environs de Malaucène qui mène l’eau dans la cité marque, là comme ailleurs, l’intégration de l’espace rural au territoire de la ville.

65On ne manquera pas, en conclusion provisoire à ces propositions, de s’interroger sur les relations de la ville et de sa campagne. Et ce n’est pas le moindre des problèmes que d’appréhender le modèle de développement, de Vaison, capitale voconce... La connaissance de l’urbs et de son territoire ne pourra s’étayer que sur une recherche prenant en compte conjointement la morphologie urbaine, son évolution, l’espace rural périphérique et son réseau de villae.

6.2.2.2 Habitat rural à l’époque gallo‑romaine : esquisse d’une typologie

66Fig. 5 à 7

67Contrairement aux résultats des expériences menées en Étrurie méridionale (prospections de l’ager Faliscus, Porter 1986 : 139‑144) ou de celles qu’a menées P. Leveau autour de Caesarea de Maurétanie (Leveau 1984), où des ruines d’établissements agricoles subsistent à la surface du sol, permettant de mesurer et de restituer la superficie des bâtiments, en ce qui concerne nos régions, la continuité des pratiques culturales et les colluvionnements postérieurs à l’Antiquité ont enseveli, arasé ou occulté l’essentiel des ruines gallo‑romaines de plaine et de coteau. Nous sommes donc contraints de nous en tenir à des concentrations de tuiles et de matériaux révélés à l’occasion des labours. Les nombreux terrassements effectués depuis une trentaine d’années ou des ravinements récents ont quelquefois mis au jour des tronçons de murs en place suffisamment conséquents pour permettre d’évaluer la nature du bâti ou au moins d’en caractériser l’appareillage : c’est le cas d’une quinzaine de sites sur 300 environ !

68Il importe donc de préciser que l’évaluation des superficies d’épandage des vestiges d’un habitat antique pour la détermination de son étendue est une opération au demeurant souvent aléatoire et conjecturale. C’est pourquoi nous avons préféré sélectionner 67 sites seulement sur 300 dans les seules communes de Sablet, Séguret, Rasteau, Roaix. Ces 67 sites ont fait l’objet de prospections approfondies ; sur certains d’entre eux, les labours sont suivis depuis quinze à vingt ans. Les propriétaires de certaines parcelles contenant des sites ont été consultés pour leurs observations personnelles sur la nature et l’étendue des vestiges16. Enfin, nous avons nous‑mêmes effectué des sondages et trois fouilles de sauvetage sur des sites de Séguret (Meffre 1988b), Rasteau (Meffre 1988c), Roaix (non publié). C’est donc sur la base de la connaissance intime de ces sites que nous nous sommes fondés pour établir un classement des matériaux et proposer une typologie du bâti.

Classement des échantillons

69Nous avons classé les matériaux et artefacts suivant 13 catégories :
– matériaux de construction en terre cuite ;
– matériaux de fixation en métal ;
– matériaux de construction en pierre (murs) ;
– matériaux d’architecture ;
– matériaux de revêtements intérieurs et extérieurs aux murs de type fonctionnel (étanchéité, par exemple) ;
– décoration intérieure ;
– sols et revêtements de sols ;
– tuyauteries et adductions d’eau ;
– vaisselle d’habitat ;
– activités économiques (stockage...) ;
– activités artisanales spécialisées ;
– niveau de vie (objets de toilette..., tabletterie...) ;
– cultes (stèles, objets votifs, inscriptions...).

Le bâti : caractères et hiérarchie

70Dans la fig. 5 nous avons mis en relation la superficie d’épandage des 67 sites sélectionnés en fonction de la nature des matériaux retrouvés. Nous proposons ainsi cinq classes d’habitats répartis de A à E ; nous constatons que se dégagent au moins deux ensembles cohérents (voir la relation verticalité/horizontalité, fig. 6).

71● Le groupe A, constitué des maisons de pierres et terre, où l’usage du mortier de chaux est exclu. Ces maisons sont toutes groupées dans le vallon des Sausses à Séguret ; le modèle en est la maison F, fouillée intégralement (Meffre 1988b), Chaque site ne dépasse pas 1000 m² de superficie de vestiges apparents. Nous avons recensé au moins sept habitats ; ils sont tous implantés autour de l’ère et disparaissent dans le courant du ii^e s, Nous avons interprété ces maisons comme appartenant à de petites exploitations agricoles.

72● A l’opposé, le groupe E correspond à deux grandes villae dont l’une dépasse 1 ha de vestiges de surface et l’autre 2 ha. Ce groupe se distingue du groupe D d’une part par l’étendue de l’emprise au sol, d’autre part par la présence d’inscriptions17.

73● Par ailleurs, les groupes B et C ont en commun d’avoir des surfaces d’épandage à peu près identiques (de 500 à 3500 m²), bien que le groupe B soit plus cohérent et rassemble des sites placés autour de 1 000 m². Ces deux groupes se distinguent du groupe A, d’une part par la présence (exclusive ?) de galets comme éléments constitutifs des murs, d’autre part par l’usage du mortier de chaux. Précisons aussi qu’à la différence du groupe B, il semble bien que le groupe C utilise l’enduit peint monochrome rouge et le béton de tuileau comme élément de sol.

74Ces habitats semblent s’échelonner surtout sur les trois premiers siècles de notre ère et beaucoup périclitent vers le milieu du ii^e s. Le galet est employé comme parement intérieur et extérieur de murs‑maîtres dont les épaisseurs varient autour de 0,50 m. Ont‑ils également servi de solin à des élévations en terre branchée ? On pourrait l’envisager dans certains lieux où abonde l’argile miocène.

75Les trois groupes qui viennent d’être décrits ont en commun d’utiliser des matériaux récupérés sur place : que ce soient les bancs décimétriques de calcaire froid des terrains valanginiens/hauteriviens dans le cas du groupe A ou bien les galets des terrasses tortoniennes des massifs de Rasteau‑Vaison dans le cas des habitats de la montagne, ou encore les galets prélevés dans la rivière pour quelques habitats de plaine. L’intégration de ces maisons au milieu naturel est telle qu’il nous est permis de les apparenter, pour une part au moins (groupe B), au modèle de la maison F des Sausses. Elles peuvent donc correspondre à de petites exploitations agricoles, à des granges pour le stockage ou à des habitations en relation de dépendance avec des domaines plus conséquents.

76L’usage parcimonieux ou non du mortier de chaux peut s’expliquer en fonction :
– de la date d’implantation : l’usage de la chaux se généralise dans les campagnes au cours du Haut‑Empire18 ;
– d’un déterminisme technologique : le galet ne peut s’employer qu’avec un liant solide et non dégradable, la chaux ;
– du statut social du maître d’œuvre : les habitats de terre appartiennent au « monde ancien » ; l’emploi de la chaux et, à plus forte raison, le béton de tuileau associé à la préservation des murs contre l’humidité, sous‑entendent un désir de confort et d’intégration sociale dans la « ronianité ». Pour l’instant, aucun modèle de maison de ce type n’a été fouillé.

77Reste le groupe D, que nous interprétons comme diverses villae rusticae, puisque marbre, tuhuli et divers autres matériaux le classent parmi les maisons d’un niveau social supérieur aux trois groupes précédents. On sera étonné de la variation des superficies d’épandage. Outre les problèmes d’occultation de vestiges enfouis envisageables sans doute dans certains cas, on ne manquera pas d’y voir des différences à la fois chronologiques et de statut social. Ce groupe nous paraît correspondre à différents modèles de territoires agraires et aussi à « une classe moyenne » de propriétaires, tenanciers...

78Le classement qui vient d’être présenté reprend peu ou prou ceux qui sont mis en œuvre aussi bien en Gaule du Sud qu’en Italie. Dans le Nord bitterois, Dodinet adopte le schéma de Porter (Dodinet 1984) en quatre groupes. Ses groupes A et B sont assimilables à nos groupes B et C. Son groupe C est interprété comme ferme, métairie ou villa modeste. Ses groupes C et D, quant à eux, sont à comparer avec nos groupes D et E.

79Dans l’ager Cosanus (Celuzza 1986), le classement des villae est réparti en quatre classes selon leur superficie (de 0,25 ha à 2,5 ha) ; les moyennes et grandes fermes ne se distinguent des villae que par leur décor intérieur, limité à l’opus signinum. L’auteur rappelle de même l’historicité de la notion de villa, notion sur laquelle certaines fouilles semblent apporter un éclairage nouveau : c’est la distinction entre villa rustica sans pars urbana et villa rustica associée à une pars rustica et pars urbana. Bien qu’il reste délicat et conjectural de transgresser ainsi l’espace, on serait enclin à proposer pour la région de Vaison que notre groupe E appartienne à ce dernier modèle (d’autant que la dernière étape chronologique de la villa 8‑9 de Rasteau est datée de la fin de l’Antiquité), tandis que le groupe D réunirait des fermes ou villae rusticae dépourvues de pars urbana mais utilisant certains matériaux caractéristiques (jubuli, marbres).

Matériaux démarcatifs des habitats de classes D et E

80Dans la fig. 5 nous avons établi les relations existant entre la superficie d’épandage totale et certains matériaux caractéristiques des groupes D et E. Nous constatons que les matériaux toujours présents sont les tubuli et les placages de marbre (fig. 6, col. 1, 8). Viennent ensuite les moellons calcaires orthonormés provenant de murs en petit appareil (col. 2), les matériaux d’architecture (colonnes, bases de colonnes, parties sculptées...) en molasse de Beaumont (col. 4). Cette répartition est constante quelle que soit l’étendue des vestiges (de 1 000 m² à 2 ha). C’est, bien entendu, sur les sites de plus grande étendue (Rasteau site n^o 15 et n^os 8, 9) que la représentativité des matériaux est la plus complète.

81A partir de ces constats, plusieurs problèmes peuvent être ainsi abordés.

Les interprétations d’après la présence des vestiges ramenés à la surface (ex. : l’association tubulus/placage de marbre)

82La majorité des sites représentés sur la fig. 4 possède des tubuli et du placage de marbre. Ces deux matériaux peuvent être mis en rapport fonctionnel l’un avec l’autre, dans la mesure où ils révèlent ensemble l’existence probable d’une zone de bains. Le plus souvent, les briques d’hypocauste (quand ce n’est pas de simples briques de fourneau) viennent conforter l’hypothèse.

Les absences révélatrices

83Certains sites appartenant, par leur surface d’épandage, à la catégorie des habitats de classe D n’ont révélé ni placage ni tubuli ; en revanche, ces mêmes sites ont donné de l’opus spicatum ou de la mosaïque à tessère monochrome. Doit‑on en déduire que, dans les cas présents, les éléments révélateurs de bains privés n’ont pas « remonté » à la surface, ou bien a‑t‑on affaire à un habitat sans bains privés ? Par ailleurs, la mosaïque monochrome constitue‑t‑elle vraiment un critère démarcatif d’un rang social élevé ? On pourra répondre que ce critère sera signifiant suivant les époques où l’on se place... On perçoit du même coup qu’établir des modèles d’habitats tels que ceux qui sont proposés sur la fig. 5, à la seule observation de surface, peut participer de la gageure. En dépit des réserves méthodologiques déjà formulées, on pourra constater aussi que, par exemple, un nombre minimal de matériaux révélés par le labour peut être requis pour identifier la classe dans laquelle sera affecté tel site. Rasteau n^o 15 ou Roaix n^os 7‑8, d’1 ha et plus, sont l’exemple même de sites où la représentativité des matériaux est suffisamment grande pour que l’on puisse les placer dans la catégorie des grands domaines fonciers. Mais dans bien d’autres cas –habitats de moins de 4 000 m² de surface d’épandage–, seuls le tubulus et le placage sont démarcatifs. Autrement dit, ces matériaux sont‑ils bien des critères suffisants et nécessaires pour être attribués à des villae dont le modèle de référence serait à chercher dans la Maison du Dauphin des états I et II (Goudineau 1979) ?

84On notera combien l’établissement de modèles étayés sur des données de prospection de surface peut poser plus de questions qu’il ne peut en résoudre. Cette complexité sera augmentée des paramètres implicites qui sont ceux de la chronologie d’une part et du rang social d’autre part.

Un aspect des problèmes chronologiques

85Sur la fig. 7 apparaissent 11 habitats sur 19 appartenant aux classes D et E qui ont été implantés à l’époque d’Auguste. Ces 11 habitats ne subsistent pas au‑delà du ii^e s. Parmi eux, on remarquera le cas de la villa Rasteau n^o 15, dont la surface de vestiges apparents atteint 1,1 ha, ce qui le place dans les trois ou quatre plus grands sites de la région de Vaison.

86On s’aperçoit par conséquent que le phénomène de récession et d’abandon des habitats affecte non seulement la majorité des classes A, B, C, mais aussi celle des classes D et E. Ne subsistent en fait que quelques sites de très grande étendue (Rasteau n^os 8‑9, Roaix n^os 7‑8) ou des sites (2 recensés sur 67) implantés au cours du Bas‑Empire ; ces habitats traversent toute l’Antiquité. Mais rien ne nous empêche de penser que ces derniers sites ont pu connaître une phase d’abandon et de ruines, suivie, un siècle plus tard par exemple, d’une reprise des lieux.

87Le phénomène récessif qui se situe grosso modo entre le règne des Antonins et celui des Sévères n’a pas seulement été constaté dans la zone rhodanienne ; on le rencontre dans d’autres régions de Gaule –en particulier en Narbonnaise19–, et aussi sur l’ensemble de l’Italie d’une façon manifeste quoique diversement interprétée20.

88Par ailleurs, la stabilité de certains sites se traduit par leur durée de vie ; mais il faut la rechercher dans les prédispositions de l’espace agraire initialement choisi et modelé qui permettent, par exemple, de maintenir sur un même territoire foncier l’équilibre ager/saltus/silva, On ajoutera à cela les relations privilégiées qu’ont dû entretenir les mêmes sites avec des axes de communication situés à proximité (ex. : Roaix n^os 7‑8).

Marbres et moellons comme marqueurs chronologiques

89Concernant la détermination de la durée de vie des habitats de classes D et E, ainsi que la période de leur implantation, on est en mesure de considérer certains matériaux comme marqueurs chronologiques. Ainsi en est‑il, d’une part, des placages de marbre : les marbres verts veinés de noir en particulier se retrouvent seulement dans les villae de l’Antiquité tardive, tandis que certains marbres blancs piquetés de noir ne se rencontrent que dans les villae périclitant à la fin du Haut‑Empire. D’autre part, les moellons rectangulaires orthonormés en calcaire froid de Vaison appartenant à des murs à parements en petit appareil ne peuvent avoir été utilisés avant l’époque flavienne, puisque c’est à cette époque que ce type d’appareil commence à se généraliser en Narbonnaise dans l’habitat privé (Goudincau 1979 : 190‑196).

Matériaux et rang social

90Parmi les matériaux retrouvés sur les habitats des classes D et E, le marbre peut être considéré comme un critère de niveau de vie élevé ; il s’établit donc aujourd’hui à nos yeux comme un moyen de distinction sociale. Il en est de même pour certains aspects de la pierre taillée en calcaire froid provenant des carrières de Vaison, employées en particulier comme moellon orthonormé21 des murs en petit appareil déjà évoqués. Là aussi, nous suggérons d’en faire un matériau traduisant les goûts de propriétaires soucieux d’intégrer les signes visibles d’une certaine romanité. Au calcaire froid de Vaison doit être associé l’usage spécifique de la molasse oolithique provenant des carrières de Beaumont‑de‑Ventoux ; il s’agit d’une pierre plus tendre que le calcaire froid, au grain fin et serré ; cette pierre peut être tournée et se prête à la sculpture.

91La prospection au sol nous ramène le plus souvent à l’association de ces deux matières : calcaire bleu de Vaison, consciencieusement repris au fer, et calcaire molassique ‑ que l’on retrouve aussi bien dans les domus ou les édifices publics de la ville que dans nos villae, même parmi les plus éloignées et les plus isolées de la ville22. Le choix et l’emploi de ces pierres tirées des ressources locales s’inscrivent, dans un mode architectural qui intègre ainsi l’habitat rural dans les normes d’une romanité ambiante. En ce sens, n’est‑ce pas le modèle urbain qui est ainsi exporté ? On appréhende du même coup ce que peut être une façon d’exprimer le territoire d’influence de la ville sur son espace rural et un moyen d’exprimer le rang social.

6.2.2.3 Morphologie agraire, analyse spatiale et modèles territoriaux

Présence d’un espace centurie en terroir de Vaison

92L’observation de la mission IGN23 permet de mettre en évidence quelques traces rémanentes d’un réseau isocline orienté à 5° N.‑E.

93Les traces orientées, encore visibles aujourd’hui, se répartissent de part et d’autre de la cité de Vaison en deux groupes distincts (fig. 8). Il s’agit d’une part, des quartiers Baye et Saume‑Longue (que nous appellerons ensemble A), situés juste au nord de la ville, et d’autre part, de plusieurs ensembles regroupés dans la plaine de Roaix‑Vaison, à l’ouest de la cité, encadré au nord par la D 51 et au sud par la D 975 (ensemble B).

Ensemble A

94Les 10 traces présentes à 500/800 m au nord de la ville sont caractérisées par les fragments de deux chemins vicinaux qui se recoupent à angle droit :
– un axe décuman (chemin 223 dit du Puy) ;
– un axe cardinal (chemin 234 dit de Saume‑Longue). Si l’on observe la carte IGN au 1/25 000, on remarque que ces deux voies sont des articulations importantes dans le paysage, puisque le chemin transversal (axe décuman) est aussi appelé « ancien chemin d’Orange » tandis que le chemin nord‑sud (axe cardinal) venant de la Sainte‑Croix relie les espaces montagne/piedmont/ plaine et se dirige vers la ville. Les autres traces éparses correspondent à quelques tronçons de chemins parallèles qui descendent eux aussi du Serre‑Rouge. Rares sont encore les traces qui proviennent du parcellaire actuel.

Ensemble B

95Il s’agit de 23 traces qui demeurent encore assez bien structurées : à la différence de l’ensemble A, elles se regroupent en une succession de trois fragments de chemins orientés est‑ouest (dont un fragment de la D 51 au nord) recoupés par des tronçons de chemins cardinaux. On remarquera que tous les axes isoclines sont en fait des chemins vicinaux actuellement utilisés ; en revanche, seulement une infime partie du parcellaire actuel est concernée. En effet, l’observation de la photographie aérienne montre un parcellaire regroupé en une multitude de petites unités de terrains qui s’orientent différemment (parfois à l’opposé) les unes par rapport aux autres, au gré du relief ou en fonction de voiries structurantes plus ou moins anciennes : il s’agit de cette mosaïque de parcelles déjà signalée, caractéristique de la petite propriété viticole installée sur sols de type II (colluvions sablo‑limoneuses détritiques) ou de type III (molasse de safre détritique).

96On comprendra que, eu égard à la nature du terrain, les lessivages des piedmonts aient enseveli ou détruit les surfaces de sols antiques ainsi que les chemins et fossés contemporains n’ayant pas de fonction structurante forte. Il apparaît donc que l’instabilité des surfaces n’a pas permis la pérennité de formes anciennes de parcellaire.

97Ce qui demeure, ce sont les chemins articulant les espaces agraires (chemin de la Sainte‑Croix, ancien chemin d’Orange courant le long du piedmont) : pour l’essentiel, ils s’appuient sur la grille du réseau centurié à 5° N.‑E., de 20 actus de côté (708 m), identifié comme se rapportant au cadastre B d’Orange (Chouquer 1983a : 279‑283). Le cas est clair pour les traces de l’ensemble A, où les deux chemins précités se superposent à un kardo et un decumanus : l’angle nord‑est de cette centurie est encore matérialisé par un nœud de chemins. Dans l’ensemble B, seuls quelques kardines sont pertinents.

98La position des habitats antiques est surtout remarquable pour l’ensemble A, où deux d’entre eux, de fondation augusléenne, sont situés près des intersections d’axes majeurs. Il restera à tirer les conséquences de la présence du cadastre B à Vaison, dont on peut affirmer qu’une part du territoire agraire a été intégrée dans le maillage de la pertica de ce cadastre. Cependant, cette zone est la seule où des traces cohérentes ont pu être repérées. Les zones de Séguret, Sablet, Rasteau ont pu être centuriées, mais l’évolution du parcellaire post‑médiéval ne permet plus d’en saisir les traces éventuelles ; le cas est particulièrement flagrant à Séguret où un réseau d’irrigation datant du xvii^e s. a restructuré fortement le parcellaire, occultant de la sorte toute trace de parcellaire antique. A Cairanne enfin, le prolongement de decumani depuis Sainte‑Cécile est néanmoins encore perceptible parfois dans la plaine et le piedmont.

Exemple d’organisation de l’espace rural sous le Haut‑Empire : le val d’Ouvèze à Séguret

99L’appréhension des territoires agraires à travers l’outil de l’analyse spatiale en géographie permet d’avancer des propositions de modèles concernant un moment historique de la structure agraire antique en un lieu donné de l’espace (Brunet 1980 ; Haggett 1973). C’est ainsi que l’exemple de la fig. 9 (cartes 1 et 2), pris dans la moyenne vallée de l’Ouvèze en aval de Vaison (commune actuelle de Séguret), rend compte d’une possibilité d’organisation de l’espace agraire sous le Haut‑Empire. Cette organisation tient compte des connaissances acquises en termes de morphologie agraire, de dispersion (ou regroupement) de l’habitat, de disposition des zones de culture.

100Dans l’une et l’autre cartes, le territoire communal et son finage ne sont bien entendu pas représentés puisque nous nous situons à l’époque gallo‑romaine, en un moment où se constituent des entités de terroirs en relation avec l’émergence d’un réseau de villae et la mise en place localisée d’une centuriation.

101Nous avons choisi une entité agraire, circonscrite à l’ouest et au nord par la rivière Ouvèze, au sud par un ruisseau dit de « la Grand Font » (sur lequel passe l’actuelle limite communale) que nous avons institué hypothétiquement comme limite de fundus, à l’est par l’espace montagneux proprement dit (dépendant du massif de Saint‑Amand). Le ruisseau médian dit « le Procuraire », qui coupe la plaine transversalement, est une restitution ; en effet, il est aujourd’hui drainé par le réseau de canaux installé au xvii^e s. La carte 1 nous montre l’organisation des linéaments en relation avec les zones de cultures ; dans cet ensemble prend place le réseau des villae.

Linéaments

102On distingue deux voies principales orientées dans le sens du val lui‑même, l’une longeant le cours de l’Ouvèze en rive gauche, l’autre suivant le piedmont, à la base des collines.

103La voie de plaine est attestée par la photographie aérienne ainsi que par la fouille d’un tronçon effectuée à hauteur du site de la villa 1 : cette voie a une largeur de 8 m ; sa bande de roulement est faite de lits successifs de mortier de chaux mêlé de gravier. Ailleurs, des chemins modernes reprennent son parcours. Il s’agit d’une voie à vocation régionale reliant Orange à Vaison. Traversant la plaine, elle se développe tout au long de la zone 17 ; trois importantes villas s’y sont greffées ; cette voie occupe ainsi une position économique remarquable.

104La voie de piedmont est supposée ; aucune trace archéologique directe n’est encore venue en attester l’antiquité, mais sa position entre deux zones clés (zones 15 et 17) et les sites qui la jalonnent en font, selon toute vraisemblance, une voie ancienne, peut‑être même préexistant à la voie de la plaine.

105Plusieurs diverticules semblent avoir existé, notamment au nord, où un tronçon, partant de la voie de plaine, traverse l’Ouvèze à gué pour rejoindre la plaine de Roaix‑Vaison. Le site n^o 21 pourrait avoir commandé ce passage. Nous remarquerons également le rôle joué par les voies intérieures au massif montagneux, en particulier le cheminement circulaire depuis le vallon des Fausses ‑ comportant l’ensemble des sites n^os 22 à 40 qui matérialisent tout un parcours et tout un système d’échange plaine/piedmont/montagne ‑, qui longe la cuvette d’Aiguèstre et aboutit à Vaison. Il s’agit d’un circuit mettant en évidence le rôle économique de la montagne comme saltus et comme silva.

Zones

106Les zones de culture correspondent d’une part à des classes de sols bien déterminées (voir supra § 6.2.1.3), d’autre part à des phases de conquête agricole successives. C’est ainsi que la zone 15 semble bien avoir été une phase de conquête préhistorique (voir supra § 6.2.2.1) : on y trouve en effet nombre de stations néo‑chalcolithiques regroupées autour de l’éminence de Saint‑Joseph et sous le village actuel, ainsi qu’autour des sites gallo‑romains n^os 22 à 25, sur le cône de déjection du Procuraire. Il s’agit de terrains appartenant aux classes pédologiques III et IV (zones à safre –terrains secs et souples– et zones détritiques). Les cônes de déjection des ruisseaux würmiens sont constitués de dépôts limono‑argileux fertiles, à moyenne et forte pierrosité : la garcine de Saint‑Véran ‑ terroir des villae 20 et 22.

107La zone 17 correspond à la plaine alluviale ancienne limoneuse avec bancs de cailloulis et dépressions hydromorphes. Ce sont les meilleures terres (classes I et II), fréquentées à l’époque préhistorique, en particulier près du lit de la rivière sur les deux rives. Ces terres constituent l’essentiel de la conquête liée à la mise en place du réseau de villae, à partir de l’époque augustéenne (villae 1, 13, 19, 21, 49). A l’époque moderne, cette zone sera bonifiée par un réseau de canaux installé à partir du Canal du moulin et du drainage des ruisseaux de la Grand‑Font et du Procuraire.

108La zone 16 s’identifie à la basse terrasse inondable dans l’Antiquité. Il est possible que des tentatives de mise en culture aient eu lieu à cette époque, dans cette zone, notamment au niveau des sites n^os 1 et 49, là où l’espace est large. C’est le type de terrains marqué aqua sur les marbres du cadastre B d’Orange (Piganiol 1962). Sa conquête ne date que du xix^e s., après l’endiguement de la rivière ; la zone est appelée ramièra. Dans l’Antiquité, l’absence de culture pouvait être compensée par une ripisylve suffisamment développée pour permettre une activité de pacage.

109Reste la zone 18, zone de montagne comportant –sauf dans les cuvettes et fonds de vallons– peu de sols favorables aux labours.

110On voit donc que l’articulation de ces quatre zones peut être interprétée en fonction d’un modèle classique articulant aqua/saltus (zone 16), ager (zones 15 et 17) et silva/saltus (zone 18). Les espaces agraires ainsi définis et leur succession peuvent être rapprochés des exemples fournis par les auteurs antiques, en particulier par Columelle. Cette articulation entre plusieurs terroirs caractérise souvent l’espace rural autour de Vaison.

111La zone 15, terroir de piedmont déjà défriché depuis le Néolithique, peut être considérée comme le lieu d’une agriculture vivrière, sur des parcelles aménagées, respectant les courbes de niveau. On pourrait y concevoir la pratique de la cultura promiscua.

112Certains aménagements antiques de pentes sont attestés sur des lieux d’habitats et autour d’eux : c’est le cas notamment dans le vallon des Sausses pour le site n° 30, qui comporte une maison à trois niveaux de terrasses, limite inférieure de propriété et enclos sur terrasse intermédiaire (Meffre 1988b : 100, fig. 3). On a découvert aussi, non loin de là, un long mur antique coupant la pente au nord de l’habitat 27. Citons enfin la villa (?) 42, au midi du vallon d’Aiguestre, implantée sur au moins trois terrasses successives dans une pente accusée.

113Ces établissements et murs en terrasse situés sur piedmont ou en zone montagneuse semblent bien être le fait de paysans fixés sur les marges, en relation avec (ou à l’écart) de l’activité économique de la plaine. Cette dernière zone, on l’a dit, a été extensivement défoncée, drainée et complantée à partir du règne d’Auguste. L’absence de fouilles, en particulier sur les sites des villae 1, 13 ou 18, ne nous permet pas de vérifier l’existence éventuelle de moyens de transformation et/ou de stockage qui rende compte de l’économie pratiquée.

114Néanmoins, des observations récentes attestent l’existence d’une transformation de céréales et d’olives parfois conséquente :

115● matériel de broyage domestique des grains : la plupart des sites (toutes catégories confondues) ont livré des fragments de meta ou de catilhis en pierre volcanique ; aucun site n’a livré d’éléments de grands moulins rotatifs de type pompéien ou autre ;

116● matériel de broyage des olives : trois sites on livré un équipement de molae olearlae :
– la Priane à Sablet, habitat de piedmont (classe C), disparu à la fin du ii^e s. : une demi‑mola en pierre calcaire (diamètre : 48 mm) ;
– la Teulissa à Roaix, en bordure de la plaine centuriée ; cet habitat (classe D) a livré un couple de deux molae en pierre calcaire (diamètre : 88 mm) ;
– le site 20 de Séguret (fig. 9, carte 1) ; des sondages récemment entrepris sur ce site ont permis de découvrir à côté d’une aire de stockage (dolium écrasé sur place) un couple de molae en calcaire (diamètres : 55 et 57 mm) ; ces éléments de transformation étaient établis à l’intérieur d’un bâtiment spacieux aux murs dont les pierres (récupération de moellons soigneusement équarris) étaient liées à l’argile ; on a interprété ces lieux comme une dépendance de la villa du Pialon (site 18) ;
– notons qu’à Vinsobres (Drôme), à 8 km au nord de Vaison, une grande mola olearia (diamètre : 120 mm) réparée de deux grandes agrafes en plomb a été récupérée sur un site du coteau...

117Nous n’avons retrouvé par ailleurs aucune trace d’installation de pressurage, ni sur le site n^o 20 de Séguret (qui pourtant, après défonçage de la parcelle, a livré de nombreux blocs monolithiques), ni dans la région qui occupe notre étude (contrepoids à cabestan ou autre élément Ethique caractéristique).

Habitats : organisation, territoires

118Du point de vue de l’organisation de l’habitat et de sa hiérarchisation en fonction des linéaments et des zones, il convient d’ajouter aux remarques formulées précédemment que les grands sites n^os 1, 2, 13, 18, 21, 49, 22, 34, 42 sont de fondation augustéenne et qu’ils appartiennent à la classe D de notre hiérarchisation (fig. 5). Les polygones de Thissen (Haggett 1973) suggèrent une organisation de leur territoire intégrant l’essentiel de la zone 17 et une part de la zone 15. On remarquera les coïncidences existant entre les limites théoriques et les cours des ruisseaux (Procuraire, Grand‑Font, Sausses). Enfin, on constatera que les territoires des villae 1, 13, 18, 21 occupent exclusivement la zone de plaine, tandis que la villa 2 a son territoire intégralement situé sur les safres (molasses helvétiennes) du piedmont. La forme de ces territoires qui compartimente la zone suggère un aménagement agraire en vue d’une exploitation maximale de la surface, dans une conception spécialisée de la production agricole.

119La similitude d’implantation et la disposition des sites n^os 1, 13, 18, 49 (fig. 9, carte 1) sont d’autant plus frappantes que les territoires, d’après les polygones de Thissen, sont sensiblement identiques en surface : ils pourraient se partager entièrement l’espace agricole disponible. Ils paraissent ainsi détenir une position maîtresse en ce qui concerne l’établissement des échanges économiques, en particulier pour l’écoulement des surplus. Leur proximité de la voie permet enfin à leur propriétaire des contacts rapides et suivis avec l’urbs toute proche, ce qui permet de rappeler l’implication des élites locales dans la magistrature de la cité (Goudineau 1979 : 288‑302). Une telle structuration de l’espace territorial et la répartition de l’habitat permettent d’approcher une part sans doute exemplaire de ce qu’il convient de nommer « le réseau des villae ».

120Les habitats des classes A, B, C sont regroupés soit autour d’une source captée dès l’Antiquité (tel est le cas de l’ensemble des sites n^os 22 à 25 : le jardinas ; les marchandes), soit aux pieds nord et est de l’éminence de Saint‑Joseph (sites n^os 4 à 7), soit, surtout, le long du vallon des Sausses (sites n^os 22 à 37). Nous avons vu que la fouille d’un des habitats de classe A (site n^o 30) (Meffre 1988b) nous a permis de parler à son propos de petite exploitation agricole dont les murs sont bâtis en pierres et en terre. Il nous paraît possible, dans le cas du vallon, de qualifier l’ensemble d’habitat groupé, établi en chapelet sur l’adret des collines à terrains calcaires pauvres ; les traces repérées de possibles terrasses de cultures antiques sont à verser au dossier des territoires agraires spécifiques à ces habitats. On notera le rôle d’articulation que permet ce vallon entre la zone de silva/saltus intérieure et la zone ouverte de piedmont puis de plaine ; les habitats qui s’y sont fixés ont pu ainsi permettre la mise en relation des espaces dans le cadre d’une économie agro‑pastorale. On remarquera enfin la position des habitats 40 et 42 dominante par rapport à la cuvette intérieure d’Aiguèstre ; ces derniers sont placés tout près de Vaison.

6.3 Conclusion

121En conclusion à cette présentation d’ensemble, nous voudrions évaluer les implications historiques que la synthèse des observations actuelles nous permet d’envisager. Celle‑ci se heurte en premier lieu au fait que nous manque une approche de la formation sociale en place au moment de la conquête romaine. Il conviendrait de pouvoir disposer d’une carte de l’occupation du sol à l’époque préromaine, qui apporterait quelques éclairages significatifs. Cette carte tiendrait compte en particulier du nombre d’oppida en présence dans la région large, de leur durée d’occupation et de l’estimation de leur territoire.

122En l’état actuel de l’investigation, la carte archéologique disponible nous amène donc à considérer, pour ce qui concerne la période du Haut‑Empire, la coexistence et l’imbrication de deux catégories d’habitats : ceux qui appartiennent aux classes A à C, recouvrant vraisemblablement des réalités sociales et économiques diverses, et les habitats de classes D et E, assimilés pour l’essentiel à des domaines agricoles que nous nommons villae.

123Si l’on exclut par exemple des classes A et C les dépendances agricoles, les lieux de transformation, cabanes, restent les maisons paysannes du type maison F des Sausses, bâties en pierre et terre ou éventuellement avec un maigre mortier. Ces maisons peuvent avoir appartenu à une classe de paysans attachés de droit ou de fait à leur terre, saisonniers se louant dans les domaines ou encore tenanciers précaires. Il s’agit là d’une forme d’économie relevant de « l’exploitation paysanne » (Corbier 1981), qui est fondée sur l’autoconsommation et sur un faible dégagement de plus‑value.

124Certaines de ces maisons sont regroupées, comme l’ensemble des Sausses à Séguret (fig. 9, carte 1 : sites n^os 22 à 26). Ce type d’habitat groupé est exceptionnel dans la région.

125Les domaines de classes D et E, on l’a vu, se partagent l’essentiel des zones de plaine et de piedmont ; dans la plaine de Vaison elle‑même, ils s’intègrent à une centuriation qui rationalise l’espace foncier. Ces exploitations semblent avoir travaillé pour le marché extérieur et pour la ville toute proche. On comprendra ainsi leur localisation près des axes de communication, comme c’est le cas dans la plaine à Séguret :

« L’iter commodum accroît les prix de vente et diminue ceux des biens qu’il faut faire venir du dehors » (Columelle 1, 3, 3).

126On peut concevoir que, dans une phase de dynamisme économique, au cours du Haut‑Empire, ces fundi aient été amenés à développer la monoculture (huile, céréale...), les autres productions servant à l’autoconsommation.

127Le classement des sites dans les deux catégories schématiquement présentées ci‑dessus révèle en fait des modes de gestion de la terre à la fois complémentaires et opposés. Ce sont l’articulation de ces modes de gestion et leur interaction dans l’espace et le temps qui constituent un moment de compréhension de la structure agraire de notre région dans les premiers siècles de notre ère.

128On cherchera à mieux identifier ces différents types d’économie, ce qui nous conduira à caractériser les rapports sociaux de production, en particulier dans le cadre d’une relation ville/campagne. Cette approche pourra contribuer à saisir le développement de la crise économique et sociale qui s’est affirmée au cours du ii^e s. de n.è. et qui a dépassé très largement le cadre de notre microrégion.