1La présente étude géo‑pédologique, abordant l’histoire de l’espace rural, a été réalisée à partir d’une intervention très rapide qui s’est limitée à trois sondages effectués à la pelle mécanique dans la dépression de la Plaine, au quartier des Hautes‑Palus, sur la commune de Suze‑la‑Rousse (Drôme), non loin de la limite communale avec Saint‑Restitut (carte topographique IGN à 1/25 000: Valréas 5‑6) (fig. 1 et 2). Cette intervention archéologique avait notamment pour but de démontrer au sol la réalité matérielle d’un limes théorique du cadastre B d’Orange. Elle s’intégrait ainsi aux travaux que conduisent G. Chouquer et T. Odiot dans le Donzérois et le Tricastin; elle était également l’un des points de recherche de D. Hote, qui a soutenu une maîtrise à l’université de Lyon sur cette région ; enfin, elle a été réalisée en collaboration avec le Centre d’archéologie préhistorique de Valence, J.‑L. Brochier et S. Matteucci étant présents sur le terrain pour y faire les observations relatives aux paléomilieux néolithiques1.

2A l’heure actuelle, la dépression de la Plaine est une cuvette encerclée par des collines où affleurent le Crétacé sablo‑gréseux, la molasse zoogène du Burdigalien, elle‑même partiellement recouverte par des îlots résiduels de la molasse calcaro‑gréseuse de l’Helvétien (grès de Suze). Le comblement final de cette dépression est constitué d’alluvions récentes postérieures à la dernière glaciation (carte géologique à 1/50 000, Valréas 1964). Le drainage est en partie assuré par le Lauzon, qui coule sur le bord nord‑ouest de la cuvette, mais l’altitude de sa vallée étant celle de la totalité de la Plaine, les eaux ont bien du mal à gagner la vallée du Rhône. Un aménagement anthropique, la Grande Mayre, qui, f aisant la limite entre les communes de Saint‑Restitut et Suze‑la‑Rousse, existe sans doute bien avant le xvii^e s., devait également contribuer au drainage, mais dès cette époque, elle n’assure plus sa fonction en raison des crues du Lauzon qui l’envahissent et inondent le quartier des Paluds ou Hautes‑Palus. Un nouveau fossé ou béal, qui va se jeter dans le Lez par un long passage souterrain maçonné, est créé dès 1683 mais là encore, vers le milieu du xviii^e s., on décide de l’aménager, ce qui tendrait à prouver que le premier ouvrage ne remplissait pas correctement sa fonction.

3L’intervention d’experts, qui vers 1756, recensent les quartiers et les propriétaires concernés pour estimer la contribution de chacun aux nouveaux travaux, donne des renseignements sur les zones touchées par les inondations sous l’ancien régime et explique le mécanisme de ces inondations :

« [...] dans la requette présentée à la Cour, [...], dans laquelle il est dit en ces termes qu’à la moindre crue lors des pluyes les innondations des eaux du Lauzon refluant innondent les dits fossés et entrent dans l’ancien canal, en achevant d’innonder la plaine . ; « [...] il nous a raporté, que les eaux s’étendent sur tous les fonds de Sr Joseph François Bignon, au quartier apellé la Paludette, qui est au même degré de hauteur que celuy de Jean Pierre [?] dudit Suse, au quartier des paluds I...1 » ; « les eaux filtrant dans la terre ne laissent pas que de porter préjudice aux récoltes que ces mêmes fonds pourraient produire, et d’ailleurs le séjour de ces eaux arêtent le cours de [?] d’aucuns des fonds qui peuvent estre aquatique [...]. »

4On le voit, c’est l’eau qui est le paramètre majeur de la Plaine, et notamment du quartier exploré par nos trois sondages. Les travaux du Centre d’archéologie préhistorique de Valence, portant sur la relation culture/milieu au Néolithique moyen dans la moyenne vallée du Rhône, ont conduit à la découverte de paléolacs (Beeching 1983 et 1986 ; Brochier 1986). La dépression de la Plaine est une de ces zones lacustro‑palustres holocènes, longue de 3 km pour 1,8 km de large, avec un bassin‑versant de faible étendue.

5Si notre étude couvre une grande partie de l’évolution morphostructurale de ce bassin, il nous faut préciser que ce sont les périodes protohistorique et historique qui sont au cœur de notre problématique, une des questions que nous nous posions –et qui a motivé ces sondages– concernant la qualité du paysage au moment de l’implantation du cadastre B d’Orange. Autrement dit, la Plaine était‑elle un lac en voie d’atterrissement, définitivement asséché par les drainages d’époque romaine, la technique étant largement rodée depuis l’assainissement des Marais Pontins et des régions marécageuses de l’Etrurie (Daremberg 1881 ; Heurgon 1961 ; Bonnin 1984 : 21‑23) ?

6Cette brève analyse microrégionale souhaite également apporter son petit lot de données à tout un groupe de collaborateurs qui tente de renforcer l’analyse historique de la culture matérielle et économique par une meilleure connaissance des forces productives. L’effort consiste à replacer les processus technologiques dans le contexte plus large de leur interaction avec l’environnement. Les sols, les paléosols, les techniques agriculturales, les techniques d’aménagement du milieu rural sont donc les objets recherchés pour avancer dans la connaissance du procès de production de la vie matérielle, mais, comme le soulignait C. Parain (Parain 1975 : 39), sans négliger « le rôle que jouent les conditions du milieu, [...] et les aspects négatifs que peut présenter l’action de l’homme, en tant que producteur et consommateur, sur ce milieu naturel ».

5.1 Données de terrain

5.1.1 Sondage 1

7– 1 : sables grossiers, quartzeux, très purs, de couleur blanc à jaune clair, meubles ; formation continentale fluvio‑lacustre provenant de la désagrégation des niveaux sablo‑gréseux du Crétacé et de l’Eocène ;
– 2 : alternance de sables grossiers blancs, gris et jaunes, avec des limons argileux gris‑bleu présentant des passées riches en matières organiques et en oxydes de fer ferreux ;
– 3 : vase grise à bleue, argilo‑limoneuse, traversée par de nombreuses racines le long desquelles s’est produit un phénomène d’induration par la précipitation chimique des oxydes de fer et des carbonates ; fines couches de tourbe interstratifiées ;
– 4 : tourbe évoluée, de couleur noire ; à la surface de cette formation, lit constitué de très nombreuses coquilles de mollusques gastéropodes ;
– 5 : limons fins, calcaires, de couleur grise, incluant de nombreuses coquilles ;
– 6 : limons calcaires, homogènes, plus clairs que les précédents, blanchâtres ;
– 7 : limons sableux avec passées argileuses, à la partie supérieure, fixant les oxydes de fer ferriques de couleur ocre ; nombreuses coquilles ;
– 8 : limons argileux, gris, la couleur s’éclaircissant vers le bas du dépôt ; processus d’induration le long des tubes racinaires ;
– 9 : limons sableux indurés par la précipitation de carbonates ;
– 10 : limons brun clair à jaune en profondeur, correspondant au sol actuel et à l’horizon de culture en surface.

8Les différents termes sédimentaires observés dans le sondage 1 (fig. 3) permettent de suivre, au cours du temps, l’évolution du bassin fermé, occupé par un lac. La séquence débute par une formation détritique grossière (1), suivie par des apports limoneux à argilo‑limoneux (2, 3) de plus en plus fins. Cette graduation reflète la qualité du couvert végétal protégeant les pentes du bassin‑versant ainsi que la compétence des eaux de ruissellement à prendre en charge une fraction solide plus ou moins grosse ; seules les particules fines sont entraînées à la fin de cette séquence, la végétation aquatique naissante en bordure du lac faisant fonction de filtre et de piège. Le comblement progressif du plan d’eau au droit du sondage 1 rend le milieu favorable à l’installation d’une roselière. L’abondante production de matières organiques liées à celle‑ci conduit alors à la formation d’une tourbe (4). Les conditions d’arrêt du stade « roselière » en bordure de la dépression durent être brutales, comme en témoigne la thanatocénose à la surface supérieure de la tourbe.

9La reprise de la sédimentation marque un changement des processus : la part du détritique est faible comparée à la précipitation des carbonates, car c’est bien une véritable craie lacustre qui se dépose alors (5, 6). Cela implique, toujours au droit du sondage 1, une lame d’eau plus importante, débarrassée de toute végétation, atteignant la surface, qu’il faut relier à une élévation du niveau de l’eau par rapport à la séquence précédente. Progressivement, la proportion des apports détritiques va croissant (7) sans pour autant remplacer la sédimentation chimique. Cette deuxième séquence se termine par des termes franchement détritiques, assez fins, qui furent colonisés par une végétation, mais dont il ne reste que les tubes racinaires et une coloration du sédiment en liaison avec les matières organiques produites par la décomposition (8).

10Il faut insister sur un autre processus physico‑chimique plus discret qui affecte les limons à la transition entre les niveaux (7) et (8). Il s’agit de l’expression des oxydes ferriques liés à un horizon plus argileux. Il est probable que l’ensemble formé par le niveau 8 et la couche intermédiaire entre les niveaux (7) et (8) est le résultat d’une altération pédologique. L’horizon (8) montre un gradient vertical de la teneur en matières organiques ; l’horizon (entre 7 et 8) correspond à un niveau d’accumulation résultant du lessivage des matériaux qui le recouvrent. Ce paléosol dont il manque l’horizon organique, tronqué ou repris par les alluvio‑colluvions postérieures, entre dans la catégorie des sols évolués, lessivés. Malgré son recouvrement par les matériaux supports du sol actuel, qui aurait pu être favorable à une fossilisation de la structure, ce paléosol ne présente pas d’horizon anthropisé par une agriculture (horizon Ap). Il porte seulement les traces d’un système racinaire abondant et puissant, preuve de la couverture végétale qui l’a colonisé, adaptée à une dépression humide. Les apports sédimentaires qui recouvrent le paléosol sont les produits de l’érosion des pentes entourant la dépression où des matériaux ont pu être mobilisés, à la faveur de changements radicaux dans la couverture végétale, et accumulés dans la cuvette par le ruissellement.

11En résumé, le sondage I montre donc trois séquences nettement distinctes :
– la première, formée des niveaux (1) à (4), qui voit un lac se combler peu à peu d’apports détritiques de plus en plus fins, pour aboutir, au droit du sondage 1, à l’installation d’une végétation aquatique proche de la rive ;
– la deuxième, formée des niveaux (5) à (8), qui débute par une brusque remontée des eaux, se poursuit par une sédimentation lacustre caractéristique (craie), de plus en plus détritique, et se termine par une exondation laissant la place aux processus d’altération pédologiques ;
– la troisième, niveaux (9) et (10), constituée par une accumulation détritique homogène et progressive qui témoigne de l’érosion du paysage anthropisé environnant et qui supporte le sol actuel.

5.1.2 Sondage 2

12– 1 : niveau détritique où se succèdent des faciès variés allant des sables grossiers blancs à des limons argileux gris‑bleu au sein desquels s’intercalent de minces passées tourbeuses ;
– 2 : tourbe que l’on peut décomposer en trois niveaux superposés, le plus profond gris à noir passant progressivement à une tourbe très noire, évoluée ; la première phase de cette accumulation organique a fait l’objet d’une datation radiocarbone. Le troisième niveau, le plus superficiel, débute par un lit discontinu de limons carbonatés, recouvert par une tourbe peu évoluée ;
– 3 : limons argileux de couleur brun‑ocre, homogène, à structure grossière prismatique ;
– 4 : limons sableux de couleur brun‑clair à jaune, sans macrostructure apparente ;
– 5 : limons organiques de couleur brune à grise ; agrégats polyédriques visibles dans des poches décimétriques plus foncées –plus organiques– incluses dans les limons ;
– 6 : creusement anthropique ;
– 7 : argile pure, de couleur ocre à beige ;
– 8 : comblement à base de cailloux et blocs inclus dans un matériau argileux d’origine pédologique et destiné à asseoir la voie de circulation ;
– 9 : blocage de cailloux et de fragments de tegulae, présence de quelques rares tessons d’amphores ;
– 10 : niveau de cailloux provenant peut-être du revêtement de la voie adjacente ;
– 11 : argile limoneuse et sables interstratifiés ;
– 12 : limons bruns, organiques, d’origine pédologique ;
– 13 : limons bruns, support du sol actuel.

13Le sondage 2 a permis non seulement de recouper et d’étudier des aménagements ruraux d’époque romaine étudiés par ailleurs (fig. 4), mais aussi de compléter la vision diachronique acquise avec le sondage 1. On retrouve les termes sédimentaires comblant progressivement une dépression lacustre (1), mais la stratification apparaît ici moins variée, étant surtout marquée par une forte épaisseur de tourbes (2) dont la formation a été complexe, comme le montre son examen en détail. En effet, il faut sans doute voir dans les variations internes au niveau (2) une conséquence des modifications du milieu lacustre plus clairement révélées dans la coupe stratigraphique du sondage 1. La base du niveau (2) pourrait être l’équivalent de la tourbe du sondage 1, les limons carbonatés étant alors à mettre en relation avec la brusque montée des eaux, et la tourbe supérieure, moins évoluée, contemporaine du début de l’exondation progressive.

14Les niveaux (3), (4) et (5) représentent l’apport sédimentaire détritique final de la deuxième séquence définie à partir du sondage 1. Leur évolution postérieure, en milieu terrestre, conduira à la formation d’un sol lessivé, caractérisé par son horizon d’accumulation (3). L’horizon de surface (5), horizon de culture de l’époque romaine, a été ensuite littéralement fossilisé par les alluvio‑colluvions, ce qui dénote des apports massifs et rapides pour qu’il soit ainsi soustrait aux agents de la pédogénèse. Il faut préciser que la localisation du sondage 2, proche des collines qui ferment la dépression à l’est, est sûrement un paramètre à mettre en relation avec ce manteau sédimentaire important qui deviendra le support du sol actuel.

5.1.3 Sondage 3

15– 1 : sables grossiers renfermant des cailloux de calcaires silicifiés et des silex ;
– 2 : limons carbonatés (craie lacustre) à passées détritiques sableuses, verdâtres, et concrétions calcaires ;
– 3 : argiles de couleur grise présentant de minces niveaux organiques noirs ;
– 4 : sables argileux fins et craie lacustre ;
– 5 : sables grossiers à nodules argileux ;
– 6 : niveau organique très noir ;
– 7 : sables argileux carbonaté ;
– 8 : tourbe évoluée, noire ;
– 9 : limons carbonatés, de couleur ocre‑rouille ; présence de graviers calcaires très émoussés et de rognons de silex ;
– 10 : limons argilo‑sableux, de couleur grise, homogène ;
– 11 : niveau de tourbe qui se pince pour disparaître vers l’est et qui va en s’épaississant vers l’ouest du sondage ;
– 12 : sables argileux gris qui présentent une structure prismatique ; les surfaces des agrégats voient se développer un pseudomycelium très net ;
– 13 : limons sableux, de couleur beige, indurés par une précipitation de carbonates ;
– 14 : limons sableux, de couleur brun‑rouge ;
– 15 : limons bruns, correspondant à l’horizon cultivé actuel.

16La stratification du sondage 3 peut être décomposée selon les trois mêmes séquences définies dans le sondage 1 et retrouvées, plus difficilement, dans le sondage 2 (fig. 5) :
– la première, qui voit la succession d’apports détritiques (1, 4, 5, 7), d’une phase de sédimentation chimique (2) et de minces accumulations organiques (3, 6), pour se terminer par la formation d’une tourbe évoluée (8) produite par la végétation aquatique installée en bordure du lac ;
– la deuxième, où l’on retrouve la trace évidente d’une brusque montée des eaux (9) et qui est, dans ce sondage proche des collines, caractérisée par des sédiments détritiques comportant dans l’ensemble des éléments plus grossiers (10). Cette séquence se termine par un niveau de tourbe (11) qui n’est pas présent sur toute la coupe, passant latéralement à des alluvio‑colluvions pédogénétisées (12), le sondage 3 ayant recoupé la ligne de rivage contemporaine de la fin du processus d’exondation. Ce dernier terme sédimentaire correspond à l’horizon profond d’accumulation d’un paléosol tronqué ;
– la troisième séquence est marquée par des dépôts au piémont des collines, transformés par la pédogénèse historique.

5.2 Évolution du paysage

17Si l’on reprend les trois séquences sédimentaires résumant la stratigraphie des sondages effectués dans la Plaine, au quartier des Hautes‑Palus, il est possible, à partir de la nature des dépôts détritiques, chimiques et organiques, de proposer un schéma évolutif de la dynamique du comblement qui fait notamment référence à l’histoire globale du paysage en n’omettant pas l’intervention humaine. Il ne faut pas cacher que les corrélations stratigraphiques entre les trois sondages posent bien des problèmes, car l’enregistrement de l’histoire du milieu est discontinu, la sédimentation pouvant être absente en un point donné au moment où, en un autre lieu, elle est abondante. En effet, parce que nous sommes certains d’être tout près du rivage du paléolac, la dynamique lacustre présente, là plus qu’ailleurs peut‑être, de grandes variations entre le domaine des eaux libres et celui de la végétation littorale (Brochier 1983). Il est par exemple évident que le sondage 1 reflète un milieu plus soumis aux processus de sédimentation chimique et détritique fine que le sondage 3, plus marqué par la proximité du littoral et des pentes de la colline. C’est d’ailleurs dans ce dernier –et dans lui seul– que l’on a rencontré des cailloux associés à une sédimentation détritique plus grossière. Cependant, les considérations topographiques, la présence de niveaux de tourbe dans les trois sondages, la détermination d’un stade terrestre avec le développement d’un paléosol, deux datations (l’une radiochronologique, l’autre archéologique), toutes ces données nous ont permis de périocliser l’évolution du comblement de la dépression lacustro‑palustre de la Plaine en trois stades (fig. 6 et 7).

18Le premier stade du paysage est celui d’un lac occupant la dépression, où se déposent des sédiments de plus en plus marqués par la proximité de la rive. La tourbe la plus profonde –(4) de S.1, base de (2) en S.2, (8) de S.3– a permis d’obtenir une datation (prélèvement effectué par J.‑L. Brochier et S. Matteucci). La date fournie par le Centre de datation et d’analyses isotopiques de Lyon (Ly 4299) est de 5700 ± 110 BP en âge radiocarbone. En utilisant les corrections dendrochronologiques de Klein et al. (Klein 1980 et 1982 ; GMPCA 1983), la date ainsi obtenue, en années réelles, se situe entre 4885 et 4405 av. n.è. Elle est à rapprocher de celle que l’on obtient sur un autre lac asséché, au nord de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, qui est de 4210 ± 210 BP (Ly 3590) (Brochier 1987). La roselière, à l’origine de cette tourbe, occupant les bords du lac, se retrouve dans les trois sondages, la rive devant être placée à l’est très près du pied de la colline.

19Le deuxième stade du paysage est caractérisé par une montée des eaux du lac, surtout sensible dans les sondages 1 et 3, qu’il faut rattacher aux oscillations du climat holocène, comme cela a déjà été démontré pour d’autres lacs subalpins ainsi que dans le Massif central (Brochier 1982 ; Joos 1982 ; Magny 1980 ; Daugas 1983). La berge du lac doit toujours se situer au pied de la colline, mais, au droit du sondage 2, la roselière reprend rapidement ses droits comme l’indique la quasi totale absence de sédiments chimiques ou détritiques. Le plan d’eau libre de végétation débute entre les sondages 2 et 1 ; il se comble progressivement pour être totalement atterri vers la fin de ce stade, les sédiments accumulés étant alors soumis aux agents de la pédogénèse. Un sol lessivé, assez évolué, se développe sur les matériaux d’origine lacustre. Il est recouvert et protégé par une végétation, vraisemblablement herbacée, dont on retrouve les traces des racines, celles‑ci n’évoquant pas une ripisylve ou une quelconque formation arborée, voire arbustive. A l’époque romaine, une partie –et une partie seulement– de la dépression est mise en valeur dans le cadre de la vaste limitation d’Orange B. Dans le sondage 1, le sol naturel ne porte aucune trace de modifications dues à l’agriculture. Par contre, le sondage 2 a permis la découverte attendue, à partir des propositions de calage du cadastre réalisé par G. Chouquer (Chouquer 1983a), d’un chemin empierré, doublé d’un fossé que nous étudierons plus loin.

20Le troisième stade du paysage est totalement terrestre, même si dans les textes des archives communales de Saint‑Restitut revient toujours le problème de l’eau et des inondations. A une date indéterminée, au cours de l’Antiquité tardive ou du haut Moyen Âge, une phase d’érosion intense remodèle radicalement les sols de la bordure de la dépression, comblant du même coup les zones les plus basses. Ce processus a dû avoir l’effet d’une gomme sur le paysage humanisé, la tendance étant à un nivellement général. Les apports sédimentaires, au cours des débordements massifs et fréquents du Lauzon, ont achevé le comblement pour produire la topographie actuelle très plane, où l’espace rural est reconstruit à partir d’un seul caractère prégnant, la nécessité d’évacuer l’eau.

5.3 Quelques traits de l’agriculture antique en Tricastin

5.3.1 Maîtrise de l’eau

21Le chemin empierré possède une largeur qui est voisine des recommandations des agronomes antiques pour un limes subruncivus, soit 8 pieds2. Sa construction appelle un commentaire qui a trait au paysage investi par les agriculteurs. Ce chemin est en effet fondé au droit d’un fossé à fond plat et à parois quasi verticales dont la largeur correspond à celle de l’ouvrage terminé. Ce fossé‑tranchée de fondation est comblé de blocs et moellons calcaires, de fragments de tegulae, noyés dans un matériau argilo‑limoneux organique d’origine pédologique. Sur ce blocage sont placés des éléments de granulométrie moins grossière (cailloux, fragments de tegulae, quelques tessons d’amphores) qui constituent la bande de roulement proprement dite. Cette technique de construction, qui fait appel à un puissant radier de 50 cm d’épaisseur environ, est sans aucun doute imposée par certaines conditions du milieu au premier rang desquelles se trouve, à l’évidence, la présence d’une eau surabondante, au moins pendant les saisons pluvieuses. Nous avons vu que le cadastre a été implanté dans la Plaine, alors que le lac était atterri, du moins dans la zone explorée par les trois sondages. Mais la proximité d’une nappe phréatique et la difficulté des écoulements vers la vallée du Rhône, dans cette dépression presque totalement fermée, ont certainement contraint les agriculteurs à procéder à ces aménagements.

22Le fossé unique qui double la voie vers l’ouest en fournit une preuve supplémentaire. Son creusement entaille largement le niveau de tourbe formé par la décomposition in situ de la roselière littorale de l’ancien lac. Cette tourbe ne paraît pas avoir subi une exondation prolongée qui aurait provoqué une minéralisation plus poussée que celle qui est observée. L’eau a donc toujours eu un niveau proche de la surface des sédiments de comblement du lac. La position du fossé par rapport à la voie nous donne peut‑être un argument pour comprendre les réactions des aménageurs. Vers l’est et les hauteurs de la Serre du Prieur, point n’était besoin de régulariser les écoulements. Par contre, vers l’ouest, entre le chemin rural et les sols mis en culture, il a été nécessaire de contrôler les excédents d’eau, peut‑être de rabattre le niveau de la nappe par un système fossoyé entourant les parcelles selon un procédé de technique hydraulique toujours en vigueur dans la basse plaine du littoral languedocien (Teilhard de Chardin 1984). Ce fossé a été conçu pour remplir sa fonction à ciel ouvert. Le niveau d’argile pure, de couleur ocre‑beige, qui colmate son fond est le résultat de la décantation de la charge solide transportée par l’eau. Il ne faut pas voir dans les quelques cailloux qui reposent sur le fond un aménagement du type recommandé par Columelle et repris par Palladius (VI, 3), où le fossé est rempli en partie de petites pierres puis comblé de terre (drain enterré). Enfin, son comblement limoneux est le résultat d’un abandon du système de mise en valeur des terres sur lequel nous reviendrons.

23Nous avons vu qu’au droit du sondage 1, le sol d’époque romaine était colonisé par une végétation « naturelle ». Le lac –ou une zone trop humide– existait‑il encore vers l’ouest ? Ou bien cette zone était‑elle exceptée de la culture proprement dite et réservée à un autre type d’exploitation qui ne laisse pas de marque dans l’épaisseur des horizons du sol ? Un surcroît de recherche, passant par d’autres sondages, serait nécessaire pour tenter d’aller plus avant dans la restitution de ce paysage rural d’époque romaine.

5.3.2 Exploitation du sol

24Pour prétendre assurer la pérennité de la productivité d’une terre, le paysan3 sait qu’il lui faut la travailler, en remobilisant une certaine épaisseur du sol par des outils aratoires. L’agronomie moderne nous a permis de comprendre quels processus étaient alors mis en jeu ou réactivés : modification de la structure organo‑minérale, amélioration de la circulation de l’eau, aération, développement de la microfaune du sol, oxydation des matières organiques issues de la biomasse aérienne afin que soient assurées leur évolution et leur assimilation par les plantes, tout cela pour permettre à la plante cultivée d’y plonger ses racines et d’y prélever les éléments chimiques nourriciers. Le paysan antique ignorait certainement tout cela, bien que les traités agronomiques décrivent (et parfois donnent une explication pour) telle ou telle action sur le sol, mais la longue expérience dont il profitait faisait que, sans le savoir, il produisait en respectant le sol, tandis que nous le massacrons en le sachant, et en nous en accommodant tant bien que mal. Il ne faudrait cependant pas croire que l’équilibre parfait était assuré entre l’agriculteur et l’objet de son travail.

25Dans la Plaine, en pays tricastin, comme en bien d’autres lieux, l’étude géo‑pédologique des paysages ruraux produit un nombre de plus en plus grand d’observations qui démontrent les ruptures d’équilibre dont ont été victimes les sols. C’est au prix de ces observations des sédiments meubles, qui sont souvent recouverts par les sols actuellement cultivés, que l’identification de phénomènes discrets –ainsi qualifiés volontairement parce qu’ils échappent la plupart du temps à l’archéologue, plus habitué à voir des structures archéologiques construites et le mobilier– rendra possible une meilleure étude des techniques agricoles pour éclairer les infrastructures du passé par la connaissance du procès de production de la vie matérielle.

26Moins spectaculaires que les traditionnelles fouilles archéologiques, les trois sondages de Suze‑la‑Rousse nous offrent quelques‑uns de ces caractères discrets de l’espace rural antique qu’il nous appartient d’interpréter en les replaçant au niveau de l’évolution générale des sols et des hommes qui les exploitent.

27Dans le sondage 1, le paléosol antique ne porte aucune trace d’agriculture. Une végétation herbacée, possédant tout de même de puissantes racines plongeantes, recouvre le sol, sans qu’il soit possible de la caractériser davantage. Il semble par contre qu’il faille exclure, toujours en raison de l’aspect des systèmes racinaires conservés sous la forme de leur moulage par une précipitation carbonatée, une végétation arbustive ou arborée. Phragmitaie ou prairie, le paysan de l’époque romaine a pu l’exploiter en fonction de sa nature, mais ce qu’il nous faut retenir est que cet espace, en plein cœur de la dépression de la Plaine, a été délaissé par les instruments aratoires. Il est évidemment tentant d’y voir la cause d’une humidité trop importante ; mais, s’il est difficile de raisonner sur les altitudes actuelles de ce paléosol, les matières organiques des tourbes changeant de volume au cours des processus de minéralisation induisant des tassements, notons cependant que ce sol est à une cote légèrement supérieure à celle de l’horizon cultivé du sondage 2. Il faudrait donc plutôt voir dans cette zone un terroir complémentaire aux productions des champs, résultat d’un choix raisonné, qui ne doit rien à une contrainte hydrologique.

28Le paléosol conservé et étudié à la faveur du sondage 2, est du type des sols lessivés où un entraînement vertical des particules fines a conduit à la formation d’un horizon d’accumulation –niveau (3) de S 2–. La texture de l’horizon cultivé est limoneuse, ce qui confère à ce sol des caractères propices à un travail facile. La limite inférieure de cet horizon est marquée par des ondulations assez régulièrement espacées (10‑15 cm), au profil variant d’un U évasé à un sillon dissymétrique. L’instrument aratoire le plus couramment évoqué lorsqu’on traite d’agriculture antique est l’araire, sur lequel existent un nombre assez important de textes –notamment ceux des agronomes–, de représentations iconographiques antiques, documentation enrichie de découvertes archéologiques, socs ou reilles renforçant le sep, voire les parties périssables en bois lorsque les conditions d’enfouissement ont assuré leur conservation (Parain 1941 ; Haudricourt 1955 ; Ferdière 1988). Les incisions en forme de U de l’horizon pédologique directement sous‑jacent à la terre cultivée ont pu être provoquées par un araire. Les sillons dissymétriques, par contre, pourraient être le fait d’un araire à oreilles. Ce serait là une nouvelle donnée à verser au dossier de l’histoire des techniques que l’utilisation de deux types d’instruments aratoires pour labourer un sol limoneux mis en valeur par le cadastre B d’Orange. Ni la simultanéité ni la succession dans le temps –et sur quelle durée ?– de l’emploi des deux types d’araires ne peuvent être prouvées, ce qui réduit considérablement la portée de notre propos. Mais la multiplication de ce type d’investigations permettra d’avancer dans ce domaine de la connaissance des forces productives. Il est seulement possible de dire que ces labours sont postérieurs à la mise en place des structures agraires de la cadastration et qu’ils ne peuvent être datés très avant dans le Moyen Age en raison de l’enfouissement rapide et définitif de ce paléosol antique au cours d’une crise rhexistasique que nous sommes enclins à placer dès l’Antiquité tardive. En effet, un faisceau convergent de données sur l’histoire du paysage rural nous conduit à placer très tôt dans l’époque romaine une rupture d’équilibre dans la maîtrise des sols qui a conduit à une importante phase d’érosion des pentes et des reliefs à l’origine du recouvrement sédimentaire des zones topographiques en aval.

29Les conditions d’observation, sur une coupe effectuée par le godet d’une pelleteuse, rapidement rafraîchie à la truelle, dans une tranchée qui se remplissait trop rapidement de l’eau de la nappe phréatique, ne permettent pas d’être plus affirmatif sur ces traces de labour. Seule une fouille réalisée dans d’autres conditions pourrait enrichir notre argumentation, mais ce n’était pas le statut de notre intervention rapide, appuyée sur des sondages mécaniques.

30Un autre caractère de l’horizon cultivé a également trait aux techniques aratoires. Il s’agit de la présence de mottes riches en matières organiques –de couleur grise tranchant sur les limons bruns– incluses dans l’épaisseur de cet horizon. Les instruments aratoires tractés ne peuvent pas produire cette incorporation non destructrice de la structure de l’horizon organique. Ce labour pourrait être lié à l’enfouissement de l’engrais vert constitué par une couverture végétale herbacée –technique d’amendement connue dans l’Antiquité– dont les racines ont permis la conservation des mottes. Celles‑ci, assez régulièrement espacées, feraient donc plutôt penser à des traces de labour à bras, utilisant la houe ou la bêche (White 1967 ; Kolendo 1972 et 1975)4. Ces outils étaient certainement largement répandus dans l’agriculture antique, et pas seulement réservés à des interventions précises, fonction des espèces cultivées (arboriculture par exemple, pour citer celle qui revient souvent dans les discours des archéologues) ou de la topographie trop pentue qui interdirait l’emploi de la traction animale, ou encore du type de travail. Dans le cas qui nous occupe, où nous sommes placés devant cet aspect particulier de l’horizon remanié, force nous est de constater qu’il ne peut s’agir d’émottement en surface, de sarclage, de l’enfouissement des graines semées dans le sillon, de désherbage. L’outil responsable de l’incorporation de ces mottes ne peut être qu’une houe à lame pleine –et non à deux dents– ou une bêche, la technique étant bien celle du labour à bras. La profondeur exploitée par ces différents outils, de 15 à 20 cm, qu’il s’agisse de l’araire et des sillons qu’il a creusés ou de la bêche et de la houe, n’est pas contradictoire avec ces procédés aratoires.

31Cette découverte pose le problème du rôle important dans l’Antiquité du travail à bras, reconnu dès le xix^e s. (Dureau de La Malle 1840 ; Kolendo 1968a), par la force de travail nécessaire qui fait intervenir les questions relatives à la main‑d’œuvre –et à son statut– ainsi qu’à la durée des travaux en fonction des impératifs du calendrier agricole. Evoquons simplement la signification symbolique de certaines représentations iconographiques5 étudiées par J. Kolendo (Kolendo 1968b), qui associent la houe à des personnages enchaînés, ce qui permet, en l’articulant aux mentions des textes antiques6, de mettre en rapport le travail utilisant cet outil avec l’exploitation intensive fondée sur la main‑d’œuvre servile. Quant à la bêche, encore régulièrement utilisée comme la houe dans le Midi méditerranéen au cours du xix^e s., les travaux de C. Parain (Parain 1940 : 30‑33) nous permettent d’évoquer la dépense de travail en chiffrant la durée du labour : 50 à 120 journées d’homme par hectare, selon le type de sol, à la bêche, contre 20 à 35 journées à la houe. Ces chiffres vont encore dans le sens d’une main‑d’œuvre abondante (et donc servile ?), à moins d’envisager un paysage où les champs nécessaires à la reproduction de la société, et peut‑être aussi au dégagement de surplus échangeables dans le cadre du marché, ne couvraient pas une grande surface, ce qui est assez contradictoire avec les rendements que l’on sait pour l’Antiquité.

5.3.3 Déprise des sols

32Le paléosol antique offre un tout autre aspect dans le sondage 3. Il y est réduit à un seul horizon profond d’accumulation, les matériaux pédogénétisés qui le recouvraient ayant été érodés. L’altitude supérieure de ce sol par rapport à la dépression, sa proximité avec les pentes de la Serre du Prieur, tout le prédisposait à avoir une histoire mouvementée dans le cadre des rapports contradictoires entre fixité et mobilité des paysages déjà évoqués et qui sont au centre de notre travail (Poupet 1988). Il n’est, bien sûr, plus possible d’y voir les traces d’une agriculture antique, mais le fait qu’il soit tronqué est d’une grande importance dans les processus qui ont modelé le paysage. Il est normal de corréler à cette érosion les matériaux de comblement du fossé de drainage à ciel ouvert du sondage 2. Ceux‑ci sont constitués d’argile limoneuse et de sables alternativement déposés. Ces figures sédimentaires évoquent un comblement plutôt lent, les matériaux devant être rattachés par leur granulométrie à des cycles en rapport avec la compétence des eaux de ruissellement et du débit de l’exutoire drainant. Une autre observation importante que l’on peut faire a trait à l’absence d’entretien du fossé par curage, ce qui aura les conséquences que nous verrons. Il est probable qu’une lente érosion des sols des pentes et de la bordure de la Plaine a contribué à ce comblement. Mais il est une érosion plus brutale, qui survient après cette période relativement stable, et qui jette dans les dépressions des matériaux d’origine pédologique, assurant ainsi l’obstruction définitive du fossé. L’histoire du profil pédologique tronqué du sondage 3 est à coup sûr à mettre en relation avec cette crise géomorphologique. Les causes sont à rechercher vers l’amont topographique et dans les pratiques d’exploitation des ressources du milieu naturel par l’homme. Si les pentes de la Serre du Prieur avaient été protégées par une forêt, il est peu probable que le sol, au droit du sondage 3, ait pu subir une telle troncature par l’action des eaux de ruissellement. Ce déséquilibre, que l’on a pu constater dans cette même région à une époque encore très récente, n’a pu être provoqué que par un puissant écoulement dévalant les pentes aux sols mis à nu par l’éradication des arbres.

33A partir de cet épisode, dont il est impossible de mesurer la durée par l’observation d’un seul profil pédologique, le paysage rural romanisé de la dépression de la Plaine est allé à la dérive. Pour décrire ce qu’a dû être le paysage des Hautes‑Palus au cours de l’Antiquité tardive, il n’y a qu’à reprendre le discours de remerciement adressé à l’empereur Constantin et qui concerne le pagus Arebrignus identifié –avec raison semble‑t‑il– au Nuiton et au Beaunois en Bourgogne (Panégyriques Latins, VIII, 6‑7, daté de 312).

« Quant à la plaine qui s’étend à ses pieds et va jusqu’à la Saône, elle fut en vérité, me dit‑on, riante jadis, au temps où une culture non interrompue assurait, sur chaque domaine, par des canaux à ciel ouvert, l’évacuation des eaux courantes des fontaines. Mais aujourd’hui que les dévastations ont obstrué les canaux, les terres basses, qui par leur situation même étaient plus fertiles que les autres, sont transformées en fondrières et en marécages ». L’Anonyme allait jusqu’à évoquer l’« inertie des hommes », l’« infidélité de la terre », l’« indigence des paysans qui, fléchissant sous le poids des dettes, n’ont pu ni drainer ni essarter leurs terres. Aussi, tout ce qui avait autrefois constitué un sol passable a été enseveli sous les marais ou envahi par les broussailles »7. Cette description est sans aucun doute celle qu’aurait pu faire un observateur de la Plaine.

34Afin de poursuivre l’histoire de ce paysage jusqu’à nos jours, quelques textes viennent apporter leurs lots de détails. Le cartulaire de l’évêché de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux (Font‑Réaulx 1960) mentionne le début de travaux d’assèchement au xi^e s., et au xiii^e s. un texte stipule que l’évêque doit faire des rigoles à la Palud « [...] per quas aqua possil descendere ad rivum Lauzonis [...] ». Dans le même temps, un compromis entre particuliers et une aliénation de redevances foncières nous apprennent que le droit de pacage existe dans la Plaine et qu’un acensement existe aussi. Il faut entendre par droit de pacage l’autorisation d’envoyer les troupeaux sur les chaumes ou les prairies une fois la récolte levée, c’est‑à‑dire la vaine pâture, servitude générale et de droit commun. Il semble donc bien qu’au xiii^e s. la dépression ait été de nouveau exploitée (champs céréaliers ou prairies de fauche pour le foin) en partie et que l’on soit obligé d’y pratiquer de nouveaux drainages. Mais le lieu reste difficile à maîtriser puisqu’aux xiv^e et xv^e s. le pays est presque désert, si bien que Louis de La Baume, comte de Suze, et après lui Bertrand, son fils, parviennent à le peupler en attirant des habitants au prix de concessions de terrains, de paquerage et de bûcherage. Enfin, en 1623, il est encore nécessaire de défricher La Palud en vue de mettre en culture 150 sommées de semences, puisque Jacques‑Henri de La Baume offre également des compensations pour ce grand travail exigé8.

35Les aléas de cette histoire post‑romaine de la Plaine sont inscrits dans la couverture sédimentaire fossilisant le paléosol antique et homogénéisée en grande partie par l’agriculture. Ces dépôts sont malgré tout révélateurs de la poursuite de l’érosion des pentes et des apports alluviaux lors des inondations du Lauzon.

5.4 Conclusion

36Les grandes étapes que nous avons définies dans la stratification paysagère de la dépression de la Plaine ne peuvent pas avoir une valeur de certitude, en raison de la difficulté de raisonner à partir de trois sondages. Cette contribution à la connaissance de l’espace rural d’une microrégion est donc à l’évidence limitée et insuffisante pour apporter une réponse aux questions concernant les rapports entre le paysage et les réalités techniques, économiques et sociales des communautés d’agriculteurs qui l’ont façonné. Mais dans cette élaboration à partir de documents finis, nous nous sommes imposé plusieurs buts. Le premier était de ne pas avoir trop recours au vocabulaire spécialisé de notre discipline qui pourrait masquer les interrogations subsistantes auxquelles il est toujours facile de proposer des solutions alternatives. Ce qui peut paraître affirmations ne deviendra que suggestions si l’on pousse l’investigation plus loin que trois sondages. Le deuxième but était de décrire de très grandes étapes, obligatoirement schématiques, dans la stratification des paysages, même si, dans le détail des sédiments, il est possible de proposer une histoire plus fine de l’évolution de la dépression lacustropalustre. Le troisième but était d’aller au‑delà des aspects géographiques et géo‑pédologiqucs, pour fournir quelques repères dans l’histoire d’un milieu original exploité par des communautés rurales. Enfin, nous voulions montrer ce qu’il est possible de lire dans la qualité des sédiments, dans la succession stratigraphique, dans un paléosol, malgré la modestie des moyens mis en œuvre, et faire en cela une démonstration de méthodologie, sans prétention. Partant de la compréhension de phénomènes naturels tels que la sédimentation et la pédogénèse, cette étude a voulu appréhender les rapports existant entre l’agriculteur et le territoire qu’il investit, sous l’angle de la maîtrise des sols –de leur amélioration à leur dégradation– et sous celui des techniques agricoles. Ainsi, exemple après exemple, les matériaux nécessaires aux recherches sur le processus d’élaboration du paysage se multiplieront, sans pour autant négliger dans cette approche la praxis humaine, avec ses réussites et ses erreurs. C’est cet apport supplémentaire auquel il faudrait recourir plus largement, en l’associant aux sources épigraphiques, littéraires, iconographiques et archéologiques à partir desquelles se reconstruit le paysage rural.