1En prélude aux contributions spécialisées qui suivent, cette présentation propose au lecteur peu familier de l’histoire de la cadastration dans la région d’Orange, de faire le bilan des connaissances acquises et des hypothèses. Les avancées récentes concernent tout d’abord le domaine de la prospection fine qui se développe désormais dans plusieurs des zones du vaste cadastre B d’Orange (Tricastin ; région même d’Orange ; région de Vaison‑la‑Romaine). Elles concernent aussi la morphologie, avec une meilleure qualification de l’extension et de la nature des réseaux. Enfin des données nouvelles intéressent le champ des sciences du paléo‑environnement avec des informations sur les paléosols et leur histoire. Le but de cette présentation est de montrer que des articulations sont d’ores et déjà possibles entre ces différentes approches.

2Depuis la découverte, en 1949 au cœur d’Orange, du « nid de marbre » où gisaient les fragments de plans cadastraux et une inscription monumentale de Vespasien, on sait identifier trois plans cadastraux ruraux différents.

3Le cadastre A –pour reprendre la dénomination d’André Piganiol, l’éditeur des fragments épigraphiques (Piganiol 1962)– est un réseau original dont les centuries mesurent 20 x 40 aclus et qui couvre une vaste région située entre Nîmes, Arles, Cavaillon et Avignon. Sa localisation, intuitivement perçue par F. Salviat bien au sud d’Orange (Salviat 1977), a été confirmée par l’identification formelle des fragments situés à proximité du site antique d’Ernaginum (Chouquer 1983a). C’est un cadastre de la colonie romaine d’Arles, qui ne se superpose pas au cadastre B.

4Le cadastre B ne pose pas de problèmes insurmontables d’identification, grâce à quelques fossiles directeurs localisés dans la région du Logis‑de‑Berre, au sud de Donzère. Ainsi, dès la publication d’André Piganiol, sa localisation était quasi exacte. Une étude plus récente a permis de nuancer cette proposition initiale et a surtout montré que le réseau possédait une extension insoupçonnée et véritablement extrême, puisqu’il unit, en une grille unique, aussi bien Montélimar, Vaison‑la‑Romaine, Orange, Carpentras, Bagnols et Valréas. Cette centuriation concerne donc tout ou partie des territoires des Cavares, des Tricastins, des Voconces, des Meminii, des Volques et des Helviens (Chouquer 1983a). Cette extension pose au moins la question de savoir dans quelle mesure on peut désigner ce cadastre comme étant celui de la colonie romaine d’Orange, puisqu’il semble dépasser le territoire proprement dit de la colonie.

5Le cadastre C reste actuellement sans localisation fiable, faute d’indices topographiques sur les rares fragments conservés. La seule mention vraiment exploitable est celle des insulae Furianae : de l’identification correcte de celles‑ci dépendra vraisemblablement la localisation du réseau centurié. Aujourd’hui plusieurs hyptothèses de localisation ont été émises, témoignant par leur variété, de la difficulté de la recherche. François Salviat propose de chercher le cadastre C sur le territoire de Valence, donc au nord du réseau B (Salviat 1986) ; Jean‑Claude Leyraud offre des arguments intéressants pour une localisation sur le territoire même d’Orange, et dans ce cas les réseaux B et C seraient superposés ; j’ai personnellement proposé qu’on recherche la localisation des îles en plein delta du Rhône, au sud‑ouest d’Arles.

6En dépit de ces incertitudes sur l’emplacement du cadastre C, on sait donc bien aujourd’hui que les réseaux ne concernent pas le seul territoire colonial d’Orange. Sans doute aussi –c’est certain pour les réseaux A et B, possible pour le réseau C– ne se recouvrent‑ils pas entre eux. Mais cela n’indique pas pour autant qu’ils soient obligatoirement contemporains. Leur datation reste, en effet, très mal connue, sauf pour le réseau B pour lequel des éléments solides ont été récemment offerts (fouille d’un decumanus à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux [Bel 1986] ; recherches de Thierry Odiot sur le Tricastin et de Jean‑Claude Leyraud et Joël‑Claude Meffre sur le Vaisonnais).

7Plus généralement, la découverte de ces réseaux pose la question de leur interprétation historique. A quelle phase de la colonisation et de l’histoire agraire correspondent‑ils ? Quels liens peut‑on créer entre eux et l’histoire des colonies romaines ou latines qui ponctuent leur zone d’extension ?

8Les diverses enquêtes archéologiques en cours dans le cadre du cadastre B, et dont ce volume rend compte, apportent des données nouvelles pour l’histoire de la terre dans ces régions fortement marquées par l’empreinte de Rome.

9Il s’agit en premier lieu d’évidences morphologiques : le cadastre B, très étendu, possède une orientation qui diffère très nettement de l’orientation proposée pour le plan colonial urbain d’Orange. On est ainsi privé d’un élément de correspondance pour l’interprétation, sans que cela soit rédhibitoire, puisqu’on connaît des cas où l’orientation de la pertica diffère de celle de la colonie. Le point où se croisent le kardo et le decumanus initiaux est sensiblement éloigné d’Orange (20 km environ), comme si le plan avait été pensé autrement que comme la mise en œuvre d’une centuriation du territoire de la colonie. Cette observation va donc dans le même sens que la précédente ; il semble y avoir des différences de nature et de conception entre la mise en œuvre du plan colonial urbain et le cadastre B.

10La matérialité de la construction du cadastre ne cesse de se vérifier. On en veut pour preuves l’abondance du repérage des axes fossiles en prospection aérienne à basse altitude ou en photo‑interprétation, et les observations réalisées au cours de la fouille des 8^e decumanus à Saint‑Paul (Bel 1986) et 11^e kardo à Suze‑la‑Rousse (Ilote 1987). Ces deux fouilles apportent des informations considérables dont on trouvera l’exposé dans les articles qui suivent. Qu’il nous suffise ici de retenir que toutes deux révèlent des limites du réseau là où rien en surface (ni chemin, ni limite de parcelle) ne témoigne de leur présence souterraine. Photographies aériennes et fouilles se complètent donc pour affirmer la validité de la restitution de la grille cadastrale sur sa grande superficie.

11Je démontre ci‑dessous que le cadastre B, dans certaines régions, notamment la plaine de Donzère à Lapalud, constitue un excellent exemple des réseaux que les arpenteurs qualifiaient de scamnatio et strigalio in centuriis. Or ce type de réseau me paraît avoir été, en Italie principalement, la forme la plus aboutie et la plus « classique » de la division du sol chaque fois qu’il importait d’assigner massivement des terres à des colons. Cette forme se rencontre pendant le i^er s. av. n.è., au moins dans les grandes limitations opérées par Sylla, jusqu’à celles mises en œuvre par César, les Triumvirs et Auguste. Elle est le signe d’une grande maîtrise des modes de division du sol et d’une articulation parfaitement réussie entre les différents niveaux qui structurent les formes rurales, de la parcelle à la centurie et au saltus.

12On peut, en outre, observer la fréquence des subdivisions de la centurie en lots de 25 et de 33 jugères 1/3, ce qui confirme l’impression d’un cadastre conçu comme l’instrument d’une assignation massive. Les marbres ne disent pas autre chose, avec de nombreuses centuries où tout est assigné aux colons.

13La recherche archéologique apporte, quant à elle, une série de plus en plus marquée d’indices prouvant que la réalisation du cadastre date d’Auguste. On peut retenir trois arguments :
– la bonne insertion des sites augustéens dans la grille, vérifiée aussi bien dans la Drôme autour de Pierrelatte, qu’en Vaucluse au nord d’Orange ou près de Vaison‑la‑Romaine ;
– le moulage du rempart augustéen d’Augusta Tricastinorum dans une centurie du réseau offre un exceptionnel témoin de contemporanéité entre le site urbain et le cadastre ;
– enfin, la fouille d’un tronçon du 8^e decumanus par Valérie Bel et Claude‑Alain Sabatier, situé au nord du decumanus maximus à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, a suggéré une édification du limes dans le courant des vingt dernières années avant le changement d’ère.

14On conviendra que tout ceci ne peut suffire pour extrapoler une datation à tout le réseau. Retenons, pour l’instant, l’intérêt de cette convergence de datations augustéennes, dans l’attente de nouveaux éléments en d’autres régions du cadastre.

15La recherche de Thierry Odiot sur le Tricastin permet de saisir une évolution intéressante, et pour la première fois dans nos régions, de découvrir la « respiration » historique d’un espace centurié.

16L’espace tricastin connaît à partir d’Auguste une profonde mutation. Le fait principal est une colonisation rythmée par les lignes de force du cadastre B. Le comportement diffère, en effet, selon qu’on se trouve à l’est ou à l’ouest du kardo maximus, ou entre les premier, dixième et vingtième decumani, au nord du decumanus maximus.

17A l’ouest du kardo maximus, les sites augustéens sont tous installés entre le decumanus maximus et le X^e decumanus à deux exceptions près, alors qu’à l’est –là où les assignations sont nettement moins importantes– l’implantation est plus diffuse, soit dictée par l’attraction du site de l’agglomération d’Augusta Tricastinorum, soit par celle de la voie d’Agrippa. Au total, 64 % des sites de cette période ont une relation privilégiée avec le réseau cadastral.

18Dans le courant des deux premiers tiers du i^er s., la colonisation rurale se poursuit méthodiquement à l’ouest du kardo maximus et concerne, cette fois, les unités comprises entre les x^e et xx^e decumani. Au sud du x^e decumanus, trois créations seulement complètent les implantations augustéennes. Au nord du xx^e axe, aucune création n’apparaît ; ici, l’espace est dominé par la villa viticole du Molard à Donzère, de création augustéenne, mais qui se transforme, dès Claude, en une puissante exploitation. A l’est du kardo maximus on observe toujours la même dispersion des créations d’habitats, avec cette fois un pôle attractif nouveau, la station de Novemcraris (Le Logis‑de‑Berre). Pour toute cette période, 57 % des sites ont encore une bonne relation topographique avec le réseau cadastral, et le rapprochement entre les créations de sites et les assignations notées sur les fragments de marbre semble meilleur que pour la période précédente.

19L’époque flavienne marque, en revanche, le début d’une mutation profonde. Les abandons de sites équilibrent les créations (12 créations pour 11 abandons). Il n’y a presqu’aucune création d’habitat à l’ouest du kardo maximus, tandis qu’à l’est, on comble des vides ou on se rapproche de la voie d’Agrippa. La relation avec le réseau cadastral devient peu signifiante. L’affaiblissement des communications est‑ouest, marqué par la faible implantation des sites le long des decumani, est compensé par une inversion du rapport (implantation de sites le long des axes nord‑sud que sont le kardo maximum et la voie d’Agrippa).

20Au ii^e s. un ample abandon des habitats (35 sites désertés) provoque une rétraction des sites le long des itinéraires principaux. La « crise » est générale puisque la grande villa productive du Molard change de fonctions ; on y détruit les installations de transformation et de stockage des matières premières.

21Plus généralement, on ne peut manquer d’être frappé par la différence qui existe dans le choix des créations de sites à l’est et à l’ouest du kardo maximus. C’est la même opposition que livre la forma d’Orange. A l’ouest, une ample colonisation se traduit par l’existence de nombreuses centuries où tout est assigné aux colons. Dans ce même secteur surtout, on ne rencontre jamais de terres « rendues » aux Tricastins : en dehors des assignations, largement majoritaires, on ne trouve que des terres résiduelles du plan d’assignation, mises en location par la colonie. A l’est, en revanche, la variété des situations est plus grande : on trouve quelques zones massivement assignées au pied de la première ligne des reliefs, mais dans les vallées, les collines et les bassins intérieurs, tous les statuts coexistent. On trouve désormais à côté des assignations et des terres louées, des terres « rendues » aux Tricastins, « cultes » et « incultes »,

22La plaine rhodanienne mérite toute l’attention. On y trouve d’abord l’indication d’assignations massives. Ainsi, entre les premier et vingtième decumani, sur 66 centuries dont on connaît intégralement le statut, 47 sont entièrement assignées aux colons, tandis que dans les autres, de forts pourcentages d’assignations confirment cette destination. Dans ce secteur, on peut estimer à 80 % la part des assignations par rapport à la surface totale des terres. Comme les 20 % restants sont des terres louées ou quelques rares subsecives, on peut extrapoler –malgré les lacunes de la forma– et parler d’une appropriation totale des terres.

23En regard de cette information sur le statut des terres, que dit l’enquête archéologique ? Elle montre la présence, dans la plaine considérée, d’une forme agraire particulièrement adaptée à l’assignation massive (scamnatio et strigatio in centuriis) et un mouvement de colonisation qui est réalisé méthodiquement, du sud vers le nord, rythmé tous les dix axes. En revanche les sites n’ont pas toujours un rapport de proximité avec les terres scamnées ou strigées, ou avec les mentions de terres assignées. Nombre d’entre eux sont disposés aux marges de cette zone massive de lotissement, comme si les colons avaient préféré localiser leurs habitats non pas sur leurs terres, mais le long des itinéraires principaux et à proximité des habitats groupés (station de Novemcraris au Logis‑de‑Berre ; agglomération de Bergoiata sur le rive droite du Rhône, près de Bourg‑Saint‑Andéol). Au nord du 20^e decumanus, c’est dans une zone qui n’est touchée ni par la colonisation augustéenne, ni par la colonisation julio‑claudienne, que peut se développer le grand domaine viticole du Molard.

24On a cherché, lors de cette colonisation méthodique, à mettre en valeur les meilleurs sols ; mais il n’est pas certain que cette histoire agraire ait été partout une réussite et pour longtemps. La réforme agraire flavienne, dont témoigne la monumentale inscription de Vespasien retrouvée avec les fragments des cadastres A, B et C, s’inscrit déjà dans un contexte difficile, avec le début des abandons de sites et des créations d’habitats sur des sols de moindre intérêt. L’abandon des relations est‑ouest pourrait signifier une crise de l’économie locale, au profit de relations nord‑sud qui dépassent le cadre microrégional.

25On a dit, avec raison semble‑t‑il, que l’œuvre de Vespasien avait été de faire la chasse aux occupations illicites de terres par des particuliers et de les régulariser par le paiement d’un loyer. Dit ainsi, on pourrait croire être en présence d’une expansion vigoureuse et anarchique qu’il conviendrait d’endiguer. La réalité serait plutôt celle d’une réforme cherchant à donner un coup de fouet à une région déjà en crise, et à l’aube d’une redéfinition de ses activités économiques. Le second siècle confirmera ces mutations. Dès lors, les mentions de terres inoccupées sur la forma (il n’y a pas d’adjudicataire, par exemple, dans la centurie DDXTV‑CKXVIII pour les 41 jugères louées par la colonie), celles de subsecives, de terres remises en eau témoignent de la difficulté rencontrée, tandis que les indications de nova jugera peuvent rendre compte de tentatives de réforme.

26Ainsi se trouve éclairée d’un jour nouveau l’histoire agraire de cette partie de la vallée du Rhône. Les informations archéologiques confirment tout d’abord un point capital. On sait, par le texte de l’inscription de Vespasien, que cet empereur ordonne la réactualisation d’un cadastre plus ancien. Mais à ce point de l’inscription, le nom de l’empereur manque. André Piganiol avait restitué le nom d’Auguste. Toutes les datations entrevues confirment cette restitution.

27Comment, dans ces conditions, interpréter l’œuvre magistrale qu’est le cadastre B ? Comment comprendre la localisation particulière du locus gromae ? La place particulière des Tricastins dans le cadastre ? Le sort qui leur est fait et que traduit le terme ambigu de redditum dont la traduction est malaisée ?

28Avec l’appui des textes gromatiques, notamment du traité de Siculus Flaccus qui offre un cadre d’interprétation possible, proposons une hypothèse globale. L’histoire du cadastre d’Orange débute probablement en 36 av. n.è. Une légion, la deuxième Gallique, qui avait fait partie de l’armée que commandait Fufius Calenus en Gaule en 41‑40, se trouve être captée par Octave qui l’emploie à lutter contre Sextus Pompée. Mais elle se mutine en 36 et Octave, pour renouveler les légionnaires, case les vétérans sur un territoire des bords du Rhône. Si c’était déjà sur le territoire d’Orange, on pourrait imaginer une distribution viritane de terres ayant précédé de très peu la fondation de la colonie. Mais ce n’est qu’une hypothèse. L’année suivante les troubles recommencent et Octave licencie à nouveau : les mauvais soldats Sont envoyés comme colons en Gaule et on attribue d’ordinaire à cette décision la fondation des colonies de Béziers et d’Orange. Si tel est bien le cas, il faut donc envisager la réalisation d’un cadastre dès cette époque pour servir de cadre à l’assignation de terres aux secundani, vétérans de cette deuxième légion renouvelée. Quel est‑il ? Si c’est notre cadastre B, se pose alors un épineux problème, puisque son évidence archéologique n’est manifeste que plus avant dans le règne d’Auguste,dans les vingt dernières années avant le changement d’ère. De plus on comprendrait mal que ce cadastre colonial soit si marginal par rapport à la colonie elle‑même, avec un choix de son point axial très au nord d’Orange. En revanche, il faut reconnaître que l’immensité du réseau B, dont on a vu qu’il concernait et unissait en une même grille tout ou partie du territoire de plusieurs peuples, rappelle tout à fait l’observation faite en Italie centro‑méridionale : on y rencontre, en effet à l’époque triumvirale ce type de vastes réseaux synoptiques, réunissant en une même centuriation les territoires de cités au statut différent, en vue de procéder à des assignations massives. Mais, d’autre part, il semble qu’on ait pu observer l’existence d’une orientation parcellaire inclinée à l’ouest, de même orientation que le plan urbain colonial quadrillé d’Orange. Cet éventuel cadastre rural romain est encore bien mal étudié et on n’en possède, pour l’instant, aucune évidence archéologique. On ne peut donc trancher.

29En 27, ou peu après, cette deuxième légion Gallique disparaît et une autre deuxième légion dite Augusta lui succède. Les relations se poursuivent entre la colonie d’Orange et ces nouveaux secundani (on le sait grâce à la présence de l’emblème de cette légion sur l’arc d’Orange). Il paraît donc vraisemblable de penser que des contingents de vétérans, démobilisés par exemple après les combats d’Espagne qui s’achèvent en 19, ou ceux du Rhin, après 10, date du transfert de la II^e Augusta en Gaule, aient été déduits sur le territoire de la colonie.

30La terre, dans ces conditions, dut sans doute faire défaut sur le territoire de la colonie elle‑même, déjà assigné aux premiers colons de l’époque de la fondation en 35. Ce cas épineux était envisagé par l’administration et les arpenteurs en avaient formalisé la mise en œuvre. Lorsque la terre manquait sur le territoire colonial lui‑même, on réquisitionnait la terre d’un peuple voisin. Le cas est bien expliqué par Siculus Flaccus :

« C’est pourquoi on constate qu’on a divisé et assigné des terres prises à des territoires voisins, un grand nombre de soldats vétérans ayant manqué de terres contenues dans le territoire du lieu où on les avait déduits ; on a dressé les formae spécifiques de ces terres prises à des peuples voisins ; c’est‑à‑dire que chaque région est divisée avec ses limites, et tous les limites ne sont pas tracés à partir d’un seul point, mais comme on l’a dit plus haut, chaque région a sa forma. Chacune d’elles est appelée préfecture [...]. Cependant, on n’a pas toujours pris la totalité d’un territoire aux voisins, chaque fois que la terre a manqué à une colonie, mais seulement lorsqu’il fut nécessaire d’y assigner. »

31Si moins de vingt ans après la fondation coloniale, de nouveaux vétérans continuaient d’arriver sur le territoire d’Orange, il ne serait pas étonnant que la terre ait fait défaut et qu’il ait été nécessaire d’en réquisitionner chez un peuple voisin. Le plan d’assignation que révèle le cadastre B témoignerait ainsi que c’est au détriment des Tricastins qu’aurait été opérée cette réquisition. Il faut reconnaître qu’il s’agit là d’une hypothèse séduisante dans la mesure où elle explique plusieurs des particularités du cadastre B. Voici notamment expliquée la présence si originale des Tricastins sur la forma, puisque la confiscation de leurs terres est l’objet même du cadastre. Voici également expliqué le choix du locus gromae et le plan de limitation et d’assignation vraiment grandiose du cadastre B.

32Le lieu retenu pour fixer la groma divise en effet doublement l’espace. A droite du decumanus maximus –tracé vers l’ouest– les terres des Tricastins ; à gauche, celles de la colonie d’Orange. Au‑delà du kardo maximus (c’est‑à‑dire à l’ouest), les terres totalement expropriées, puisque nous ne trouvons aucune mention de Tricastins dans cette zone ; en‑deçà, (donc à l’est), les terres laissées partiellement aux Tricastins. La séparation brutale qu’opère le kardo maximus entre l’ouest où on ne trouve jamais de mention de Tricastins et l’est où ils sont partout présents, et ceci dès la première ligne de centuries citra kardinem, prouve bien qu’il s’agit d’une division arbitraire et, qu’à l’origine, les Tricastins occupaient la plaine rhodanienne, jusqu’au fleuve, là où leur territoire jouxtait celui des Helviens. En outre, puisqu’il s’agissait de transformer le territoire des Tricastins en « préfecture », il était préférable de placer la groma loin d’Orange, et proche en revanche du territoire à exproprier. L’emplacement du locus gromae, au pied de l’oppidum principal des Tricastins, Barry, revêt ainsi un sens parfaitement clair sur les intentions de l’autorité romaine.

33Dans la région dextra decumanum‑citra kardinem où ils se trouvaient désormais relégués, les Tricastins durent déclarer ce qu’ils possédaient. Les besoins en terre étant considérables, des assignations furent encore opérées dans cette région cadastrale (en général les fonds de vallées). Tout ce qui restait, fut « rendu » ou plutôt laissé aux Tricastins après l’estimation, dont bon nombre de terres « incultes », c’est‑à‑dire des terres pastorales ou en friche. Siculus Flaccus, une fois encore, nous renseigne sur le sens du redditum suum des inscriptions, et plus généralement sur le processus administratif, qui dut être celui employé au détriment des Tricastins.

« Ainsi donc, le lotissement dans les centuries, comme on avait commencé (à le dire), doit être expliqué. Car nous avons montré que c’est comme donné et assigné qu’une seule quantité de terre était inscrite pour plusieurs ; mais parfois c’est en tant que rendu pour sien (redditum suum) qu’une seule quantité de terre a été inscrite pour plusieurs personnes.
Et la question de savoir si ces lots doivent être distribués de manière inégale (ou autrement ? ), nous pourrons la trancher en nous reportant aux déclarations : car si ces terres sont rendues à certaines personnes, c’est qu’elles ont été invitées à déclarer combien de superficie elles possédaient dans chaque endroit. C’est pourquoi nous trouvons des inscriptions rédigées de telle sorte qu’il est inscrit datum assignatum, avec en dessous redditum suum à une, deux ou à plusieurs personnes, sans qu’aucune mesure n’ait été inscrite [...].
Parfois on trouve deux centuries pleines et entières, ou plusieurs (centuries) continues rendues à un seul nom ; de sorte que la formule redditum suum, lati fundi se comprend ainsi : ceux‑ci sont maintenus, dans leur continuité, dans les centuries
Mais on divise sans les assigner les terres, comme on le découvre dans quelques régions, où, comme on l’a dit plus haut, les terres ont été rendues : les individus ont été invités à déclarer combien de terres ils possédaient dans chaque endroit. Mais il arrive dans quelques régions que des individus aient été amenés à faire leur déclaration, une fois l’estimation ayant été faite ; on a donné de l’argent à ces gens en fonction de l’estimation, on les a chassés de leurs terres et on y a déduit le vétéran victorieux. »

34Ce qu’enseignent l’archéologie et la forma, c’est à la fois la mise en œuvre d’un tel plan d’appropriation et sa réalisation échelonnée. Ainsi se trouve sans doute expliquée l’originalité du cadastre B. Celui‑ci pourrait être le cadastre colonial d’Orange, structuré dans la perspective d’assignations vraiment très massives, au‑delà du territoire même de la colonie. Ou encore un second cadastre, postérieur d’une vingtaine d’années à la première assignation coloniale, réalisé pour faire face à des besoins accrus de terre. Quelle que soit la date de sa création, il est au moins assuré qu’il a été conçu pour servir de cadre à une assignation à ce point considérable qu’elle ne pouvait être opérée sur le seul territoire des Cavares d’Orange. Il est probable qu’il faille voir dans la promotion d’Augusta Tricastinorum, qui se voit octroyer un vaste rempart, une sorte de compensation à la suite du traitement brutal imposé au peuple tricastin.

35Le cadastre B fournit alors le cadre d’un mouvement de colonisation agraire qui se poursuit au‑delà du règne d’Auguste, jusque vers le milieu du i^er s. de n.è. Mais le développement de grands établissements spécialisés, comme la villa viticole du Molard (le plus grand « cellier » connu du monde romain) ou celle du Fayn, montre bien les limites du plan d’assignation, et la tendance marquée à une concentration des terres dans le courant du i^er s. Voici en effet des sites de fondation ancienne qui se spécialisent, se développent et semblent geler la création d’un habitat diffus à leur proximité. Dans le Tricastin, au nord du 18^e decumanus environ, l’assignation dut être un échec. Il est donc possible que la forma d’Orange rende compte d’un plan très ambitieux qui n’aurait pas été totalement réalisé avec le temps. Peut‑on même considérer que sous les Flaviens, et malgré la tentative vigoureuse de réforme de Vespasien en 77, le cadastre B ne soit déjà plus la structure motrice d’une campagne qui va vers la récession ? Observant les fossés et le drain qui bordent le 8^e decumanus à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, Valérie Bel et Claude‑Alain Sabatier constatent des comblements progressifs qui sont achevés passé le milieu du i^er s. Dans la région de Pierrelatte, entre les x^e et xx^e decumani à l’ouest du kardo maximus, la dispersion des sites julio‑claudiens paraît moindre que celle des sites augustéens : on pourrait peut‑être y voir une nuance dans l’évolution du plan de colonisation, c’est‑à‑dire un ralentissement ou un demi‑succès.

36Pierre Poupet étudiant les paléosols découverts lors des sondages de Suze‑la‑Rousse, dans la Plaine d’Avril au cœur du pays tricastin, fournit un élément essentiel pour expliquer cette évolution. Une rupture d’équilibre dans la maîtrise des sols se situerait, selon lui, très haut dans la période romaine. Elle conduirait à une importante phase d’érosion des pentes et des reliefs, ce qui provoquerait un recouvrement sédimentaire des plaines en aval. Dans le sondage effectué à l’emplacement du 11^e kardo citra kardinem, il observe en outre, que le fossé n’est pas entretenu par curage, et qu’il se comble lentement pendant la période de son emploi, avant d’être soumis à une érosion brutale qui jette dans la dépression de la Plaine d’Avril les matériaux arrachés aux collines voisines et provoque l’obstruction définitive du fossé.

37Crise climatique due à un brutal déplacement de population et à une occupation accrue et excessive des collines et des plateaux du Tricastin, évolution de la nature des productions agricoles, transformation des structures de production, changement radical dans l’implantation de l’habitat, avec une plaine désormais moins attractive et moins entretenue, des collines dont on ne sait, au contraire, maîtriser l’érosion, voilà les termes d’une évolution rapide entre le i^er et le ii^e s. de n.è., que les recherches sur le Tricastin permettent de poser à titre d’hypothèse. Ce qu’il faut désormais comprendre et vérifier, c’est le rôle du cadastre romain dans cette évolution. La massive expropriation, le repli forcé des populations indigènes sur les collines, ont pu provoquer une mise en valeur nouvelle et excessive de ces sols. La perte d’un couvert forestier stabilisateur a pu ainsi mettre en péril les équilibres écologiques et provoquer le début d’une grave évolution. Pierre Poupet a sans doute raison de mettre en parallèle cette situation avec le tableau catastrophique des terres du pagus Arebrignus, en pays éduen, que dresse en 312 un panégyriste devant l’empereur Constantin. Mais ici, cette dérive pourrait avoir eu lieu bien avant la fin du iii^e et le début du iv^e s., dès le ii^e s. par exemple.