1.1 Le contexte

1L’étude des campagnes connaît en France, depuis une dizaine d’années, un renouveau marqué par la publication de synthèses en histoire rurale (Clavel‑Lévêque 1983b) et en géographie historique (Pitte 1983 ; Planhol 1988). L’archéologie, qui met au point des techniques et des problématiques concernant les espaces, contribue largement à ce renouveau (Leveau 1984a). En témoignent une synthèse consacrée aux campagnes gallo‑romaines, présentées dans la perspective d’une recherche multiforme (Ferdière 1988), et une autre attachée aux rapports entre limitations antiques et espace rural (Chouquer 1989b). Il faut remonter un demi‑siècle plus tôt et évoquer des noms aussi prestigieux que ceux de M. Bloch, A. Déléage, R. Dion, L. Febvre, A. Grenier et G. Roupnel pour retrouver un tel intérêt pour l’histoire agraire ancienne.

2Si une archéologie de l’espace rural s’est développée en France méditerranéenne cette dernière décennie, cela tient certainement à ce contexte général, mais cela repose aussi sur des acquis substantiels que l’on peut mesurer, par exemple, dans un premier bilan des recherches historiques et archéologiques en Gaule Narbonnaise (Chevallier 1975) : il y est fait état, en effet, de la caractérisation de cadastres romains par photo‑interprétation (Guy 1954, 1955 ; Soyer 1973, 1974), de la publication des marbres cadastraux découverts à Orange (Piganiol 1962) et de l’essai de reconstitution du domaine des Domitii à Rognes (Burnand 1975a) ; l’exposé était notamment illustré par des vues aériennes de villae provençales (Soyer 1968 ; Monguilan 1981). Une première étude régionale dans le cadre de la cité de Béziers (Clavel 1970) combinait les données de la morphologie cadastrale, de l’archéologie et de la toponymie dans une perspective historique. Il faut bien reconnaître cependant que ces travaux importants n’eurent pas d’impact immédiat sur les recherches de terrain; ils avaient été réalisés par des géographes ou des géologues d’un côté, des historiens de l’autre, sans que les uns et les autres aient pratiqué eux‑mêmes des fouilles liées à leur recherche.

3En fait, le renouveau de l’archéologie rurale en France méditerranéenne est venu d’abord de programmes thématiques concernant certaines productions agricoles comme le vin et les ateliers d’amphores (Laubenheimer 1985), ou l’huile et les installations de pressage (Brun 1986a). Il tient aussi au grand développement de l’archéologie de sauvetage en milieu rural, qui a rompu avec l’archéologie des notables, limitée aux parties résidentielles des villae, et qui a fait découvrir d’autres types d’exploitations sur de vastes superficies. Il doit beaucoup enfin à une ouverture pluridisciplinaire qui s’est manifestée en particulierdans la géographie et surtoutdans le domaine de la morphologie agraire : le colloque de Besançon (Clavel‑Lévêque 1983a) a marqué en 1980 une revitalisation des études sur les cadastres antiques, qui trouvaient un champ d’expériences morpho‑historiques dans la plaine languedocienne et la vallée du Rhône. Parallèlement étaient encouragées les prospections et se développait la réflexion méthodologique pour une appréhension archéologique de l’espace (Ferdière 1986, Noyé 1988).

4C’est ainsi qu’ont été conduites depuis dix ans, dans le midi de la France, des recherches microrégionales définies comme « le lien privilégié de la confrontation nécessaire entre une analyse morpho‑historique des paysages, les données de l’archéologie et celles des sciences de la terre ; elles constituent le cadre le mieux adapté pour une approche globalisante de l’espace rural antique. En effet, le cadre microrégional est autant un cadre géographique d’analyse qui permet d’appréhender au mieux les réalités locales, qu’un premier niveau d’intelligibilité historique dans lequel se dessinent des réseaux d’habitats, de terroirs et de formes agraires... » (Fiches 1987 : 232‑233).

1.2 Les zones d’interventions

5Ce programme collectif a été lancé en 1981, comme une initiative régionale à l’échelle du Languedoc, par deux chercheurs du CNRS, J.‑L Fiches et M. Passelac, en vue d’impulser et de développer les recherches sur « l’occupation des sols à l’époque romaine », dans le cadre de la programmation des recherches de terrain initiée par le Conseil supérieur de la recherche archéologique. Conduites de manière parallèle en Languedoc oriental et en Languedoc occidental, les activités des initiateurs de ce projet se sont d’emblée développées selon trois axes :
– recherches par carto‑ et photo‑interprétation sur les cadastres antiques ;
– programme de prospections aériennes et de prospections au sol ;
– sondages.

6Aujourd’hui, en 1989, le projet collectif est devenu un programme interrégional, concernant trois directions régionales des Antiquités Historiques : Languedoc‑Roussillon, Rhône‑Alpes, Provence‑Alpes-Côte‑d’Azur. A la suite des deux initiateurs, F. Favory et C. Raynaud en ont assuré la coordination administrative. Le programme regroupe près d’une trentaine de chercheurs, engagés dans une quinzaine d’opérations microrégionales, embrassant le territoire d’une commune, d’un canton ou d’un groupe de cantons (fig. 1). En outre, l’expérience du terrain et les exigences scientifiques ont amené à élargir l’éventail chronologique proposé initialement, pour envisager l’occupation des sols en Narbonnaise depuis la conquête romaine jusqu’au Moyen Âge.

1.3 Les participants

7Sur la totalité des chercheurs rattachés à cette opération collective, près de 40 % sont des bénévoles ; on compte 1/5 de chercheurs du CNRS (six) et autant d’archéologues municipaux ou départementaux ; s’y ajoutent quatre conservateurs des antiquités historiques et deux universitaires. A quelques rares exceptions près, ces chercheurs sont organisés en équipes menant leurs activités en toute autonomie, avec le concours de financements d’origines diverses ; programmes de prospection‑inventaire, subventions de collectivités locales, aide matérielle et financière du CNRS, de l’Université et de la Culture. Dans ces conditions, la subvention de fonctionnement allouée au collectif par le Conseil supérieur de la recherche archéologique sert avant tout à organiser les rencontres qu’exige la réflexion collective d’un groupe écartelé entre Castelnaudary à l’ouest, Fréjus et Valbonne à l’est, Lyon, Besançon et Paris au nord. Depuis sa création en 1981, et son élargissement progressif à d’autres régions, le programme de recherche « Occupation des sols en Narbonnaise » n’a cessé de fédérer des initiatives individuelles ou collectives, selon un système simple, celui de la cooptation ; à chacune des cinq rencontres annuelles organisées à ce jour, le groupe a enregistré l’adhésion de nouvelles équipes, ce qui prouve que la démarche spécifique du projet répond à un besoin réel de coopération scientifique, d’expérimentation de méthodologies diverses et de confrontation régulière des résultats.

1.4 La méthodologie

8Les recherches regroupées sous le sceau de ce projet font appel, dans la mesure du possible pour les équipes impliquées, à une pluralité de formes d’investigation, utilisées le plus souvent de manière complémentaire : fouilles et sondages, prospections au sol, prospections aériennes et photo‑interprétation d’images verticales, télédétection (réalisation d’une thermographie sur le Tricastin, traitement d’une image de satellite pour l’étude du Lunellois), exploitation des cartes, anciennes et contemporaines, et des plans cadastraux, analyse des textes antiques, médiévaux et modernes (cartulaires, compoix), microtoponymie, sciences de la paléobotanique et de la paléozoologie, sciences de la terre pour toutes les modifications affectant le substrat rocheux et les sols.

9Ces recherches s’inscrivent dans une démarche globalisante d’archéologie rurale, prenant en compte la morphologie agraire fossile et l’habitat rural (Fiches 1987) : on entend ici « morphologie agraire » au sens que lui donne le géographe R. Lebeau, qui désigne sous ce vocable « le dessin, l’aspect des parcelles, des chemins d’exploitation, la disposition relative des champs, des bois, des pâturages, dans un finage » (Lebeau 1986). Pour nos équipes, il s’agit donc de rechercher et d’étudier les vestiges des systèmes cohérents de champs indigènes, des réseaux cadastraux grecs et romains, de limites de champs, d’enclos divers, de fossés, les restes de voirie rurale, et tous les témoins de l’intervention de l’homme sur l’objet fondamental de la production agraire : la terre, c’est‑à‑dire le sol travaillé, labouré, amendé, drainé, irrigué, fumé. Quant à l’habitat rural, nous le concevons au sens large : nous veillons à l’appréhender dans sa structure, ses techniques de construction et ses modes de vie : bourgs ruraux, villae, fermes plus modestes, bâtiments annexes de transformation et de stockage, ateliers ruraux ; en outre, nous nous intéressons à son implantation et à l’évolution de ses formes de distribution dans l’espace. Au total, nos recherches se proposent de replacer ces témoins de l’action de l’homme dans leurs contextes à la fois historique et naturel : le contexte historique est défini par une certaine forme de cohérence géopolitique et chronologique du cadre de la recherche, la Narbonnaise à l’époque romaine et au début du Moyen Âge ; le contexte naturel est appréhendé, quand les équipes en ont les moyens, notamment grâce au concours des sciences du paléo‑environnement : palynologie, carpologie, et anthracologie pour ce qui concerne les micro‑ et macrorestes végétaux ; malacologie, conchyliologie et ostéologie animale, en ce qui concerne l’identification des espèces animales collectées, chassées ou domestiquées ; géologie et pédologie pour l’identification des paléosols, la caractérisation des amendements par marnage ou apport de fumure, et l’analyse du processus du comblement des structures anthropiques, afin de déceler la part respective des facteurs naturels et de l’intervention de l’homme dans les mécanismes sédimentaires.

10Cette énumération n’a pas pour objet d’étaler un pouvoir ou un savoir qui serait l’apanage d’équipes richement dotées de crédits: cette démarche correspond effectivement à la pratique de plusieurs des groupes, dont l’activité s’appuie sur l’exploitation de sites fouillés et étudiés par de véritables équipes pluridisciplinaires. En tout cas, c’est vers cette approche multiforme de la structure agraire fossile que s’orientent tous les membres du programme collectif, quels que soient leurs moyens de départ, le collectif se chargeant de donner l’impulsion initiale sous forme de conseils, d’aide à la constitution de dossiers, ainsi que de transferts de compétence et de techniques.

11C’est là un des effets majeurs de la dynamique générée et encouragée par la pratique collective du groupe : elle tend à favoriser la constitution d’équipes pluridisciplinaires, se donnant pour objectif l’étude de microrégions, en développant leurs propres outils et leurs propres compétences, tout en intégrant les techniques ou méthodes mises au point ou utilisées par d’autres équipes du programme. La composition du groupe illustre la capacité du programme à attirer, à associer et à intégrer des chercheurs de statuts divers et dont les objectifs du travail peuvent varier, depuis l’étude ponctuelle d’un site jusqu’aux programmes portant sur une région. L’homogénéité de cet intellectuel collectif est assurée par l’ambition scientifique commune de ses membres, l’échange des informations, la circulation des méthodes, des problématiques, des techniques de collecte, production et traitement des données, et aussi la circulation des spécialistes capables de mettre en œuvre ces approches et ces techniques, et de former leurs partenaires scientifiques à leur emploi et à l’exploitation des résultats. Le meilleur exemple de cette diffusion des savoirs et des techniques est donné par P. Poupet, ingénieur géologue‑pédologue au CNRS, qui est intervenu concrètement sur quasiment tous les chantiers de prospection du programme collectif, pour expertiser des structures, pratiquer un sondage, exploiter des résultats d’analyses granulométriques, et faire sans cesse de la formation continue pour initier ses collègues aux rudiments de la géologie et de la pédologie (Poupet 1988, 1989). On n’oubliera pas non plus de mentionner la démarche collective de nos collègues archéologues aériens : M. Passelac, qui a mis au point une technique de prise de vues verticales, afin de faciliter l’étude des structures repérées (Passelac 1983, 1984), L. Monguilan et G. Chouquer qui n’hésitent pas à pratiquer des vols loin de leur zone de prospection habituelle, afin de faire bénéficier des équipes de leur expérience acquise dans cette discipline (Chouquer 1989b et c).

12Les contacts se nouent et les échanges d’informations s’opèrent de manière privilégiée lors de rencontres régulières, organisées à peu près chaque année depuis 1983 : Montpellier en novembre 1983, Donzère en décembre 1984, Vaison‑la‑Romaine en janvier 1986, Lattes en octobre 1987, Rasteau en mars 1989. En 1988, nous avons invité les équipes à organiser des réunions de travail régionales afin de préparer la publication de cet ouvrage : une première a eu lieu en août, à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, qui a réuni le groupe de la vallée du Rhône ; une seconde a été organisée à Lunel‑Viel, en novembre, et une troisième a eu lieu également en novembre à Loupian, réunissant les équipes du Languedoc oriental ; une quatrième s’est tenue à Fréjus, ce même mois, regroupant les équipes du Var ; une réunion plénière, tenue à Arles en juin 1989, a permis de définir précisément le contenu de ce volume.

13Comme on l’a déjà souligné, la cohérence du groupe se fonde sur une problématique commune et sur un enrichissement réciproque et permanent des méthodes de collecte et de traitement des données.

1.5 Un premier Bilan

14Ce volume constitue la première publication issue de ce programme collectif. Son titre évoque d’une façon volontairement large les périodes et les espaces principalement concernés :
– de la République romaine au haut Moyen Age, même si, çà et là, la démarche impose de revenir sur l’âge du Fer, voire le Néolithique, ou bien de poursuivre sur le Moyen Age classique et tardif, et même les temps modernes ;
– la France méditerranéenne, dont l’approche microrégionale révèle la diversité mais laisse encore dans l’ombre bien des terres inconnues, en particulier ces immenses étendues dont le relief dépasse les 200 m d’altitude.

1.5.1 Le plan de l’ouvrage et les thèmes d’études

15L’ordre des contributions suit une progression géographique, mais répond aussi à des thèmes successifs. Un premier groupe d’articles concerne la vallée du Rhône, et principalement des zones concernées par le cadastre B d’Orange : le Tricastin, le Vaisonnais et le nord d’Orange. Ces régions constituent en effet un laboratoire exceptionnel pour analyser traces cadastrales et habitat antique au regard des marbres découverts à Orange et dont le réseau B constitue l’ensemble le mieux documenté et le plus sûrement localisé sur le terrain (Piganiol 1962 ; Chouquer 1983a). C’est d’ailleurs dans le Tricastin que l’on a recueilli les premiers indices archéologiques pour la datation de ce cadastre à l’époque augustéenne (Bel 1986). C’est pour cette zone que l’on trouvera ici l’apport le plus substantiel, avec les contributions de G. Chouquer, T. Odiot et P. Poupet sur le thème « Habitats, sols et cadastres ». C’est également ce thème que développe J.‑C. Meffre pour le Vaisonnais et qui est abordé par le groupe CANOVA pour le nord d’Orange.

16Deux autres contributions concernent la vallée du Rhône, et plus particulièrement le département de la Drôme. Celle de L. Monguilan illustre l’apport de la prospection aérienne à cette problématique, habitats et cadastres, pour une région qui se situe à l’est de Montélimar, c’est‑à‑dire à la limite nord du cadastre B d’Orange. Pour leur part, P. Rhétoré et F. Vaireaux abordent le thème du rapport ville‑campagne par l’analyse des réseaux urbains et ruraux, déjà bien connue pour la cité de Valence (Blanc 1953 ; Chouquer 1984), mais pour laquelle on trouvera ici de nouveaux vestiges archéologiques et des éléments de datation.

17Il est sûr que l’analyse des réseaux urbains est nécessaire à la compréhension de l’organisation rurale, même s’il n’y a pas forcément identité d’orientation et de module. Le travail réalisé sur Nîmes par J. Benoit (1981) reste, dans ce domaine encore peu étudié, l’un des plus achevés et des plus rigoureux au plan de l’analyse. Le territoire de la cité de Nîmes est d’ailleurs particulièrement concerné par ces études d’archéologie rurale. Les recherches conduites le long de l’aqueduc dans la basse vallée de l’Alzon montrent en particulier comment ont évolué, au cours de (Antiquité, les rapports de la ville avec ses campagnes, l’adduction d’eau matérialisant à la fois la domination et la dépendance de la première par rapport à ces dernières. Mais l’intérêt majeur de posséder des analyses microrégionales dans le cadre d’une même cité est à la fois de faire apparaître des situations diverses et de définir, sinon des circonscriptions, du moins des unités géo‑économiques. On doit considérer, en effet, qu’à côté des régions présentées dans ce volume, la vallée de l’Alzon en Uzège, le Lunellois, et même les rives de l’étang de Thau qui s’inscrivent aux confins des cités de Béziers et de Nîmes, d’autres zones de la cité des Volques arécomiques ont fait l’objet de publications dans un esprit comparable, en particulier le Beaucairois, dont le territoire autour d’Ugernum a été défini et caractérisé par J.‑L. Fiches, Y. Gasco et A. Michelozzi (Bessac 1987: 59‑120), la Vaunage (Parodi 1987), les abords de Lattes (Favory 1988) et le territoire d’Ambrussum (Favory 1989). Ces études, et surtout les deux premières, ont d’ailleurs été largement commentées au sein du programme collectif avant d’être publiées et font naturellement référence dans la plupart des contributions de cet ouvrage.

18Ainsi, à côté des territoires administrés (la civitas, ses pagi et vici), à côté des territoires gérés (par le biais des centuriations et plus largement de l’arpentage), ce sont surtout des territoires exploités (territoires vivriers) que l’on tente de circonscrire et d’évaluer dans cet ouvrage : finages dépendant d’un habitat groupé comme Mèze et surtout Lunel‑Viel, ensemble de terroirs formant le domaine d’une villa, comme les Auvis et les Prés‑Bas dans l’Hérault mais aussi Pardigon dans le Var. Dans ce dernier cas, sont aussi évaluées les capacités de production dans le cadre du système domanial lié à la villa, exemple rare qu’il convient de comparer à celui du Molard dans la Drôme (Dechandol 1983). Mais la Provence orientale offre aussi l’exemple d’un autre type d’exploitation à la périphérie de la colonie de Fréjus : des bâtiments modestes peut‑être en rapport avec l’implantation de colons. Ainsi entre le village (une réalité bien présente dès l’époque romaine), la villa et les fermes dites indigènes, dont les structures périssables sont révélées par la photographie aérienne, en Lauragais par exemple (Passelac 1983), ou dont la fouille livre le plan et les structures en dur dans le Vaisonnais (Meffre 1988b), le tissu de l’habitat rural se diversifie.

19Les deux dernières contributions présentées dans ce volume se distinguent des précédentes à des titres divers, mais en particulier par leur caractère méthodologique. Celle de G. Delattre, H. Ribot et A. Théveny concerne encore la Provence varoise –comme les deux précédentes–, mais la démarche qu’elle présente s’inscrit davantage dans la perspective d’inventaires archéologiques systématiques préconisés par la sous‑direction de l’archéologie. Celle de P. Poupet, enfin, présente une double particularité : c’est la seule contribution transversale qui groupe des observations faites dans les diverses régions étudiées ; c’est la seule aussi qui soit signée seulement par un spécialiste des sols (et donc des terres cultivées). Terminer de cette façon traduit certainement une double volonté pour l’avenir: multiplier les études comparatives entre microrégions et élargir davantage l’ouverture interdisciplinaire.

1.5.2 La diversité des interventions et des objectifs

20En parcourant le sommaire de cet ouvrage, le lecteur a pu s’étonner de trouver, à la suite, des études de volume très variable et de sujets divers. N’aurait‑il pas été plus convaincant que les éditeurs sélectionnent les cas les plus développés au risque d’en faire les plus représentatifs de l’activité du programme ? De fait, ce qui caractérise ce programme est la diversité des équipes qui le composent et la variété de leurs objectifs ; il était donc nécessaire que cette pluralié apparaisse dans le contenu comme dans la composition du recueil.

21Cette diversité n’est‑elle pas une limite incontournable à la comparaison des résultats acquis ici et là ? On pourrait croire, en effet, que les différences observées entre régions soient inhérentes aux moyens mis en œuvre et aux objectifs affichés plutôt qu’aux structures agraires elles‑mêmes. Nous ne le pensons pas car, tout en respectant l’autonomie de chaque équipe, le programme a été le moyen d’harmoniser les outils de comparaison ; en témoigne, en particulier, la réflexion qui s’est développée à partir de la fiche de site proposée dès le début et qui a conduit aux notices de sites accompagnant ici plusieurs articles. De fait, les différences entre les textes viennent du nombre de données recueillies, mais surtout du degré d’interaction entre des données de nature différente fournies par l’archéologie, l’analyse de textes médiévaux, celles du paysage et du paléoenvironnement. A ce niveau, le recours à l’analyse des données, et particulièrement à l’analyse factorielle des correspondances (Favory 1987‑1988), est symptomatique d’une recherche fondamentale globalisante qui, d’une part, affine et diversifie ses critères d’analyse et, d’autre part, interprète à chaque étape en tenant compte de l’organisation complexe des critères.

22On a fait ce recueil de la façon la plus simple en juxtaposant les propositions de chacun à la suite de la réunion de Lattes, où était apparue, en octobre 1987, la nécessité pour le groupe de dépasser le stade des rencontres informelles à usage purement interne. Toutes les propositions, cependant, n’ont pas été développées ici. Le projet de présenter la carte archéologique des Alpes‑Maritimes n’a pas abouti. Mais surtout J.‑C. Leyraud, qui avait fait le point de ses réflexions sur le cadastre B d’Orange dans le prolongement d’un texte dont il avait lui‑même assuré naguère la diffusion (Leyraud 1986), a préféré surseoir à sa publication pour le soumettre à la discussion du groupe.

23Le débat sur les cadastres antiques a pris souvent, depuis quelques années, un ton polémique dont on trouvera des échos dans Ferdière 1984 et Chouquer 1989c. Au fond, cela tient à ce que les recherches sur la reconstitution des paysages disparus, développées principalement en France par « le groupe de Besançon » depuis 1974, se sont d’abord fondées sur les cadastres ruraux de l’Antiquité classique. Ainsi on a voulu opposer à l’archéologie du paysage, diachronique, évolutive et « globale », cette recherche qui serait fondée non sur le modèle historique proposé par les textes antiques, mais sur un a priori idéologique : la prééminence de l’emprise de Rome sur les cultures indigènes (Ferdière 1983: 160). Cependant, les critiques ont surtout porté sur la méthodologie : la mise en évidence de grilles sortant des cadastres à cadence accélérée », les inventant ‑ ou peu s’en faut ‑ pour les besoins de la démonstration idéologique.

24A propos d’Olbia de Provence, J. Benoit est intervenu dans ce débat au plan des méthodes (Benoit 1985). Il a insisté sur deux problèmes délicats, relatifs à l’identification d’un cadastre antique :
– celui de la densité minimale des lignes conservées, en reconnaissant que, si l’on n’avait pas les marbres du cadastre A d’Orange, on pourrait clouter aujourd’hui de son existence en raison du faible nombre des limites conservées (moins de 10 %) ;
– celui des limites du réseau au niveau desquelles le phénomène peut se prolonger par « homotypie de contiguïté » selon l’expression que M. Clavel‑Lévêque a empruntée à la numismatique.

25On pourrait ajouter le rôle des « morphogènes » qui peuvent, à l’occasion de remembrements, revitaliser la prégnance d’un cadastre dans certains secteurs comme F. Favory l’a montré au sud d’Amhrussum, autour de Saint‑Jean‑de‑Nozé (Lunel), et M. Clavel‑Lévêque pour la zone industrielle de Béziers.

26Il faut bien reconnaître la quasi impossibilité de définir, de façon simple et reproductible –c’est le sens des doutes de J. Benoit–, un seuil dans le choix des tracés isoclines sélectionnés et dans la tolérance angulaire. Pour G. Chouquer, « il s’agit donc de proposer un raisonnement sur une masse globale évitant de statuer sur chaque limite, chaque trait d’une trame, chaque indice de prospection. Et donc de dégager des méthodologies appropriées à ces nouvelles enquêtes... Dans nos disciplines, il faut également réintroduire la probabilité, comme démarche intellectuelle possible, et admettre que puissent se constituer des séries documentaires dans lesquelles –inévitablement– peut entrer une petite part d’erreur » (Chouquer 1989c : 102). C’est d’ailleurs de ce point de vue qu’il faut comprendre les techniques de traitement de l’image (filtrage optique ou traitements numériques).

27Tout en reconnaissant le bien fondé des restitutions proposées par G. Chouquer pour les cadastres Orange A et B, J. Benoit est resté très critique vis‑à‑vis de la démarche du groupe de Besançon qui a consisté à faire connaître les caractéristiques morphologiques d’une série de cadastres en Gaule avant de publier leur analyse exhaustive et les justifications. Cette critique se focalise en particulier sur l’application de grilles à des cartes topographiques qui « amène à accroître parfois démesurément la superficie du cadastre restitué » et qui se fonde sur des chemins fortement grossis sur les cartes. Il lui paraît impossible notamment de distinguer des modules précis entre 704 et 710 m, préférant s’en tenir à différencier des réseaux de petit et de grand modules. C’est certainement dans cet esprit que J.‑C. Leyraud et J.‑C. Meffre, tout en acceptant et en confirmant le calage du B d’Orange par G. Chouquer, ont proposé avec prudence un module de 709 m au lieu de 708 m (Leyraud 1989).

28Il faut bien considérer cependant que ces restitutions ne sont que des hypothèses sur des systèmes formels historiques –ici la cadastration romaine– qui peuvent être localement infirmées, nuancées ou validées : « lorsque, par exemple, j’ai reconstitué au moyen du filtrage optique et d’une probabilité l’existence de 2 réseaux romains quadrillés sur le territoire de Valence, je n’ai jamais prétendu avoir fourni la carte exacte des réseaux. Mais les fouilles de Thierry Odiot, en démontrant l’existence d’axes majeurs, là où la reconstitution les situait, ont prouvé la validité d’ensemble de la démarche » (Chouquer 1989c : 102). De telles preuves sont désormais acquises, comme on va le voir, pour plusieurs centuriations de la Narbonnaise, et notamment pour le cadastre Nîmes A, à propos duquel les critiques de J. Benoit étaient particulièrement développées.

1.5.3 Une archéologie de l’espace

29Cet ouvrage témoigne de la mise en place et du développement d’une archéologie de l’espace : une archéologie extensive qui s’appuie sur la fouille ou, mieux, suscite le chantier, mais ne se limite pas à lui ; une archéologie qui, par ses objectifs, inclut et dépasse l’archéologie du paysage ; une archéologie qui, par son objet, rejoint la géographie historique et les sciences de la nature. Elle analysé les formes du paysage et les formes de l’habitat ; elle retrouve des systèmes de production fondés sur les rapports entre ressources naturelles et activités rurales, et particulièrement ici sur les conditions de la maîtrise des terres. Par l’étude de la dynamique et de la hiérarchie du peuplement, par la définition de territoires, elle touche aux structures agraires.

30Une telle approche est suffisamment neuve dans le midi de la France pour justifier cet ouvrage dans sa forme et dans son contenu. Résumer tout ce qu’il y a de neuf dans ces pages n’est pas une entreprise facile. Il nous a néanmoins paru nécessaire de le faire dans cette introduction à partir de quatre thèmes qui reprennent les caractères définissant l’archéologie de l’espace :
– formes du paysage, cadastres romains ;
– formes de l’habitat, sites prospectés ;
– pluridisciplinarité, analyse géographique globale et apport des sciences de la terre ;
– approche des structures agraires et dynamique du peuplement.

1.6 La morphologie agraire : des avances significatives

1.6.1 La validation des hypothèses morpho‑historiques

31L’étude fine des réseaux centuries et leur prise en compte dans l’archéologie de l’espace rural constituent certainement, avec le recours aux disciplines des sciences de la terre et de la nature, une des expériences les plus fécondes de la démarche pluridisciplinaire pratiquée dans le programme collectif. Comme on l’a déjà rappelé, l’archéologie a longtemps observé une réserve critique à l’égard de structures d’une échelle interdisant tout rapport significatif avec les faits ponctuels révélés par la fouille, dépourvues de matérialité datable et dont l’authenticité historique était handicapée par la méthode adoptée pour les reconnaître, c’est‑à‑dire la photo‑interprétation et le décryptage des cartes topographiques. Comment valider une recherche conduite à partir d’images du paysage contemporain, présentant des alignements formés de limites et de chemins toujours actifs ? Comment admettre l’existence d’un lien entre ces composantes du paysage actuel et la morphologie agraire antique ? En outre, le poids des idées reçues et une insuffisante prise en compte du contenu, riche et varié, des traités gromatiques ont contribué à figer et à appauvrir l’approche des formes de la limitation romaine, en la bornant au modèle de la centuriation la plus classique, à unités carrées de 710 m de côté, compatible avec le seul statut colonial.

32Une des leçons essentielles de ce volume, c’est bien de démontrer la réalité archéologique des limites antiques, pérennisés ou non à la surface du sol par des limites actuelles. Sauf exception, les éléments de morphologie agraire liés à un aménagement concerté de grande ampleur qui ont été révélés par la fouille –voies, chemins, fossés– appartiennent tous à des centuriations mentionnées dans le catalogue publié par l’équipe de Besançon dans un article synthétique des Dialogues d’histoire ancienne (Chouquer 1983b) : Orange B, Valence A et B, Sextantio‑Ambrussum, Béziers B et C. En voici le catalogue.

1.6.1.1 Territoire de Valence

Centuriation A

33Allex, La Vermenelle : chemin fossile de 8 pieds de large (axe cardinal, limes subruncwus ou linearitis), fouillé par T. Odiot (Chouquer 1984 : 366 et 387).

34Allex, Cornu : chemin antique de 8 pieds de large, fossilisé sous une route actuelle (axe cardinal, limes suhruncivus ou linearitis), fouillé par T. Odiot (Chouquer 1984: 366 et 388).

35Châteaudouble, Bérards : fossés parallèles orientés selon le carroyage du réseau de Valence A, correspondant à une subdivision aux 3/8 de centurie, avec un mobilier céramique d’époque augustéenne dans leur remplissage (fouille de F. Vaireaux, 1987).

Centuriation B

36Allex, Chauvin : large fossé de 2,80 m à l’emplacement d’un axe cardinal, fouillé par T. Odiot (Chouquer 1984 : 367 et 390).

37Allex, La Vermenelle : chemin fossile de 2,30 m, plusieurs fois reconstruit au cours des époques suivantes, à l’emplacement d’une subdivision au tiers d’une centurie (limes intercisivus), fouillé par T. Odiot (Chouquer 1984 : 367 et 391).

1.6.1.2 Territoire des Tricastins

Centuriation B d’Orange

38Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, Le Valladas : fouille du 8^e decumanus situé au nord du decumanus maximus du cadastre : axe bordé par une nécropole de la ville antique d’Auguste Tricastinorum (Bel 1986: 79 et 99).

39Suze‑la‑Rousse, les Hautes Palus : fouille du 11^e kardo situé à l’est du kardo maximus du cadastre B, conduite par D. Hôte, T. Odiot et P. Poupet, publiée ici.

1.6.1.3 Territoire de Nîmes

Centuriation A de Nîmes

40Saint‑Dionisy, le Bassin des Viou, Lestrade, Moulin Fulcran, Moulin de Laure : repérage le long d’un talus aménagé au bord d’une route départementale (CD 40) de deux chemins empierrés et de fossés isoclines avec le cadastre A de Nîmes. Le chemin le plus large coïncide avec un limes linearius : observations et sondages de P. Poupet, signalés dans le rapport du programme collectif « Occupation des sols en Narbonnaise » de la conquête romaine au Moyen Âge, 1987, DRAH Montpellier (inédit).

Centuriation Sextantio‑Ambrussum

41Lunel‑Viel, Le Village : fouille d’une ruelle large de 8,30 à 8,40 m, dans le quartier ouest de l’agglomération antique, correspondant au tracé du 3^e decumanus au sud du decumanus maximus, constitué ici par la voie Domitienne. Sol daté de la première moitié du ii^e s. de n.è. (fouille de C. Raynaud en 1981 [Raynaud 1989b]).

1.6.1.4 Territoire de Béziers

Centuriation B

42Béziers, Font de Cougoul, au nord‑est de la ville antique (DI, 9 et DK, 38): terrasse antique, caractérisée par un paléosol, un mur et un fossé, et perpendiculaire à un limes : sondage de P. Poupet et de L. Vidal, dont les résultats sont signalés dans : Recherches récentes, Chronique 1989 de la rubrique « Paysages et cadastres de l’Antiquité », Dialogues d’Histoire Ancienne, 15, 2, 1989.

Centuriation C

43Béziers, Garissou, au nord‑est de la ville antique (CZ, 8) : un chemin bordant un paléosol, et correspondant à un axe cardinal, fouillé par Pierre Poupet et Laurent Vidal (résultats signalés dans : Recherches récentes, Chronique 1989 de la rubrique « Paysages et cadastres de l’Antiquité », Dialogues d’Histoire Ancienne, 15, 2, 1989).

44Sauf cas exceptionnel, comme celui du limes fouillé par V. Bel à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, il est rare jusqu’à maintenant que l’investigation archéologique ait livré des indices décisifs pour une chronologie absolue des réseaux concernés : on peut faire la même constatation pour la datation de voies aussi importantes que la Domitienne, qui a fait l’objet de plusieurs fouilles et sondages ces dernières années sans produire d’éléments précis sur la chronologie de sa construction originelle. En revanche, grâce à ces expériences fructueuses, la limitation et l’ensemble de la documentation gromatique ont conquis leur statut d’objet archéologique comme structure intermédiaire du paysage antique : ici le travail collectif a dynamisé la pratique de terrain, tant au plan de la conception de la fouille –qui n’hésite plus à s’élargir à l’environnement de la structure étudiée ou à s’appliquer à des faits paysagers modestes– qu’à celui de la tactique de prospection, soucieuse de recenser tous les vestiges de la trame paysagère antique ou médiévale.

1.6.2 Le paysage comme objet de l’archéologie

45L’objectif clairement affiché est de développer une politique d’accumulation progressive et obstinée d’informations destinées à prendre place dans une approche synthétique de l’espace rural. Dans ce type d’enquête, la limitation antique perd son caractère de trame abstraite, surdimensionnée par rapport à l’échelle de l’événement archéologique, pour intervenir comme cadre d’intelligibilité d’une partie du fait paysager : tel fossé modeste, tel chemin grossièrement aménagé, telle rue d’une agglomération antique (Lunel‑Viel), une fois dégagé et identifié par la fouille puis calé sur le plan cadastral, se voit assigner la fonction de vestige d’axe décuman ou cardinal (limes linearius : voir les exemples signalés plus haut). Telle ferme dont l’inclinaison originelle ne trouve pas d’explication dans la logique présidant à l’organisation d’un quartier d’habitation, affiche une orientation conforme à celle de la limitation régionale (quartier bas d’Ambrussum, Le Sablas, Villetelle [Fiches 1989 ; Favory 1990]) ; tel domaine viticole pérennise, de manière quasiment caricaturale, le cadre intégral d’une centurie (domaine du Rut, à Sainte‑Cécile‑les‑Vignes, Vaucluse [Leyraud 1989]). Tous ces faits ont été enregistrés dans les secteurs étudiés par les équipes du programme collectif : leur identification a été possible grâce au croisement des informations morphologiques relatives aux réseaux limités et des données archéologiques.

46Autant le souligner dès cette introduction : ce volume livre les premiers fruits d’une recherche parvenue à une étape précise, qui est celle d’une certaine forme de maturité, où l’archéologie valide les conclusions de l’enquête morphologique. On est parvenu en effet à ce moment privilégié dans une démarche scientifique où les réseaux calés et caractérisés morphologiquement à partir de photographies aériennes et de cartes topographiques se voient confirmésdans leur matérialité antique par des observations archéologiques. Dès lors on imagine les développements d’une telle convergence de résultats. Là où la dynamique de l’habitat, établie à partir de prospections et de fouilles d’habitat, révèle une phase de conquête des terres et de maîtrise des eaux (terrassements des pentes, canalisation des cours d’eau et drainage des sols hydromorphes), comme l’ont, magistralement démontré A. Parodi et C. Raynaud pour la Vaunage (Parodi 1987), on peut suggérer l’intervention d’un outil d’aménagement concerté de l’espace rural propre à offrir l’ossature des chemins d’exploitation et des canaux de drainage nécessitée par la mise en valeur de ce bassin au relief jeune et au réseau hydrographique faiblement hiérarchisé. Il s’agit, dans ce cas précis, de la centuriation précoce du territoire de Nîmes, le réseau Nîmes A, identifié par G. Chouquer (Chouquer 1983b) et dont J. Benoit, à l’occasion de son analyse de l’urbanisme antique de Nîmes, a établi la liaison morphologique avec une trame pré‑augustéenne (Benoit 1981). Les observations récentes de P. Poupet prouvent l’existence archéologique du réseau au sein même de la Vaunage : à la suite de l’aménagement des talus bordant une route départementale, sur la commune de Saint‑Dionisy dans le Gard, il a pu identifier, sur 500 m, deux chemins empierrés, dont le plus septentrional correspond à un decumanus, et une dizaine de fossés dont une partie flanque les deux chemins. Le mobilier collecté assure leur datation dans l’Antiquité gallo‑romaine, sans plus de précision, si ce n’est que leur recouvrement par des graviers entraînés par l’érosion des pentes s’est opéré avant l’aménagement de tombes datées des iv^e‑v^e s. (Favory 1987 : 19‑21 et fig. 17‑20). Ce type de résultats, analogues à ceux que P. Poupet a pu enregistrer à Suze‑la‑Rousse, prouvent qu’il faut donc s’attendre désormais à une vitalité accrue de la pratique interdisciplinaire, encouragée par la possibilité ainsi offerte de conjuguer la dynamique de l’habitat, la dynamique de la morphologie agraire et la dynamique des sols, sans oublier la dynamique du couvert végétal, telle que peuvent l’éclairer, ponctuellement, les analyses palynologiques, anthracologiques et carpologiques développées ici ou là.

47D’autres réseaux en revanche gardent encore le secret de leur organisation, malgré les tentatives opérées au sein du groupe : c’est le cas du réseau repéré en Uzège et Gardonnenque par J. Benoit, et partiellement prospecté par M. Gazenbeek. Il s’agit là d’une énigme à tous points de vue déroutante, dans la mesure où ce vaste ensemble de limites et de chemins isoclines affiche la même orientation que le monumental cadastre B d’Orange, dont il est désormais prouvé qu’il franchissait le Rhône, mais sans trahir une quelconque identité de limites avec la centuriation orangeoise, ni d’ailleurs livrer pour autant sa propre structure. L’ampleur du réseau ne saurait se justifier à une autre époque que l’antique : il reste à découvrir la logique structurelle d’une telle construction du paysage, en sachant qu’il ne s’agit pas là d’un cas original.

1.6.3 L’analyse morphologique affinée

48Les résultats présentés expriment également un saut qualitatif dans le protocole de recherche. Dans une première étape, celle‑là même qui a produit les informations publiées dans les actes du colloque tenu à Besançon en 1980 (Clavel‑Lévêque 1983a), dans la mise au point des DHA de 1983 (Chouquer 1983b) et dans la synthèse sur les cadastres de l’Italie centro‑méridionale (Chouquer 1987), il s’est agi d’identifier et de caractériser la morphologie des limitations, en définissant leur inclinaison, leur module linéaire (périodicité structurelle) et géométrique (forme, superficie des unités), leur architecture (axes majeurs, regroupement des centuries en saltus), leur extension géographique et, éventuellement, leur datation en termes de chronologie relative, ou à l’issue d’un raisonnement morpho‑historique, fondé sur une chronologie des formes établie à partir de la documentation italienne.

49Une fois le calage topographique du carroyage de la limitation assuré sur les documents à moyenne échelle, généralement le 1/25 000, combinés avec la documentation fournie par l’exploitation systématique des photographies aériennes verticales, on a pu reproduire cette trame sur des relevés topographiques à grande échelle, comportant l’essentiel du parcellaire visible : plan cadastral contemporain, enrichi et corrigé par les données du plan cadastral « napoléonien » lorsque les remembrements parcellaires et l’urbanisme tendent à effacer le tissu paysager traditionnel, relevés topographiques réalisés à l’initiative de tel ou tel service de l’aménagement rural ou de l’équipement (Direction départementale de l’Agriculture, Compagnie nationale d’aménagement régional du Bas‑Rhône et du Languedoc, etc.). Dès lors, le calage initial se voit conférer une nouvelle légitimité, en gagnant une assise élargie grâce au parcellaire enregistré par cette documentation. En outre, l’information parcellaire autorise une approche beaucoup plus fine du mode d’agencement des centuries et de leurs formes de subdivision. Suivant la documentation disponible ici ou là, le travail a été effectué également sur les plans parcellaires plus anciens et confirmé par des révélations enregistrées en prospection aérienne oblique : voir à cet égard la contribution de L. Monguilan offrant des images étonnantes du cadastre B d’Orange. A partir de ces acquis décisifs, une double voie de recherche s’est ouverte aux équipes interdisciplinaires.

50● Les archéologues ont été en mesure d’intégrer dans le paysage normé, avec toute la précision requise, les structures identifiées par la fouille et poser ainsi la question du rapport entre l’habitat et la voirie induite par la limitation : la réponse à cette question est d’un enjeu crucial si l’on veut comprendre le rôle assigné au cadastre antique dans la mise en valeur agricole et tenter de la dater à partir des indices chronologiques fournis par la fouille et par les prospections au sol.

51● L’enquête morphologique a pu se poursuivre avec une matière beaucoup plus abondante et de meilleure qualité permettant, dans un cadre topographique resserré nettement plus confortable, un travail précis sur la dynamique parcellaire, grâce à des mesures tant linéaires qu’angulaires. Le cadre microrégional s’est imposé, par l’échelle de ses outils cartographiques, comme le cadre privilégié de la validation des hypothèses purement morpho‑historiques et de leur confrontation avec la documentation archéologique. L’insertion des informations archéologiques dans un espace réglé à l’équerre et mesuré, leur confère une dimension nouvelle en les inscrivant dans une structure paysagère hiérarchisée par les rythmes de la limitation : agencement en saltus matérialisé par des voies plus larges, plus durables, les limites actuarii, et rythmes internes aux centuries. Si, comme on l’a déjà évoqué, tel fossé ou chemin identifié par la fouille peut s’avérer correspondre à un axe délimitant une centurie (limes linearius ou subruncivus), tel autre élément linéaire de même nature matérialisera par ailleurs une limite secondaire (limes ou intercisivus), contribuant à diviser la centurie par moitié ou par tiers, par quart, par cinquième, etc. Tel établissement se trouvera placé au bord d’un limes, orienté comme lui ; mieux, tel limes pérennisé par un chemin toujours actif matérialisera solidement la séparation entre le monde des vivants, représenté par une imposante villa, et le monde des morts, sous la forme d’une nécropole installée de l’autre côté de la voie (villa et nécropole gallo‑romaines de La Laune, commune de Lansargues, Hérault [Girard 1980 ; Favory 1990]). Au‑delà de la constatation, déjà satisfaisante, d’une corrélation des éléments de la structure agraire identifiés à partir de démarches différentes mais convergentes, c’est un champ nouveau qui s’ouvre à l’archéologie de l’espace rural, puisqu’elle a les moyens de conjuguer les faits ponctuels enregistrés par la fouille et la prospection avec un certain niveau de la structure intermédiaire de la morphologie agraire, qui rend intelligible une partie du dessin parcellaire et de la voirie rurale ; c’est détenir une des clés du dispositif complexe des causalités régissant la distribution de l’habitat, y compris les marqueurs significatifs de l’espace rural comme les nécropoles ou les monuments isolés.

52Du strict point de vue de l’analyse morphologique, ce volume représente une avancée au même titre que la thèse récente de R. Compatangelo sur les cadastres du Sallentin, en Italie méridionale. Les enquêtes sectorielles et minutieuses menées ici par G. Chouquer sur une région de l’espace normé par la centuriation B d’Orange (Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux, Drôme) et par F. Favory sur la capacité d’organisation manifestée par la centuriation Sextantio‑Ambrussum dans le Lunellois occidental suffisent à illustrer le caractère précieux et fécond du gisement documentaire constitué par l’information parcellaire. Ces deux contributions prouvent qu’il est possible de dégager pour chaque réseau ses lois fonctionnelles opérant en fonction de contingences diverses : certaines sont dictées par le mouvement propre du lotissement agraire, qui voit par exemple les colons d’Orange s’installer de manière privilégiée, comme l’indiquent les marbres eux‑mêmes, dans des zones bien déterminées et construire là un parcellaire adapté aux besoins de l’assignation et qui trahit, encore aujourd’hui, la taille des lots originels. D’autres sont imposées par les contraintes topographiques, comme le montrent les relevés effectués dans le Lunellois selon un transect mené de la rive lagunaire jusqu’aux coteaux de la garrigue, hydro‑géologiques et pédologiques. On est donc en mesure, au prix il est vrai d’un travail de mesure assez long, de produire des informations suffisamment argumentées sur les modes de groupement préférentiel des centuries (saltus carrés de 16 centuries pour la limitation B d’Orange) et sur l’organisation interne des centuries, peut soit obéir à une règle régionale comme c’est le cas dans les limitations de l’Italie septentrionale (Chouquer 1981), soit attester une plus grande liberté laissée à l’initiative locale, comme le montrent les centuries du cadastre B d’Orange. Celles‑ci sont réparties en quartiers de cultures allongés, ou scamna, à raison de 8 à Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux et de 6 dans la plaine rhodanienne, entre le Logis‑de‑Berre et Pierrelatte. De même, les centuries du réseau Sextantio‑Ambrussum attestent, dans le Lunellois, toutes les formes de subdivision, par moitié, tiers, quart ou cinquième de centurie. L’enquête très serrée que conduit G. Chouquer sur les formes parcellaires à partir d’agrandissements de photographies aériennes et de documents cartographiques à grande échelle, révèlent les potentialités encore largement sous‑exploitées de l’information parcellaire. Il est regrettable, de ce point de vue, que G, Chouquer et T. Odiot n’aient pas eu le temps, pour ce volume, de croiser leurs informations respectives pour proposer une première tentative de reconstruction partielle du paysage antique de la plaine rhodanienne, entre Donzère et Lapalud, alors même que les informations qu’ils ont pu élaborer chacun, dans le cadre d’une démarche collective déjà appliquée au territoire de Valence (Chouquer 1984), confèrent d’emblée à une telle entreprise un haut niveau d’authenticité. A lire leurs deux contributions, on mesure qu’il existe là un concours de données d’une qualité exceptionnelle qui nous promet des résultats de grande portée qu’il faudra rapidement publier. On constatera à ce propos que la durée requise par le travail collectif est d’ailleurs un paramètre difficile à maîtriser lorsqu’il s’agit de produire un premier bilan : si beaucoup d’équipes ont perçu ce volume comme une occasion de publier des résultats qui gagnaient à être connus, elles ont ressenti très fortement la nécessité de disposer d’un temps plus long pour exploiter de manière plus approfondie le fonds documentaire accumulé, Ce n’est que partie remise.

1.6.4 Validation de la coexistence de plusieurs limitations

53Autre lieu de convergence de l’enquête morphologique et de l’investigation archéologique : le phénomène de la coexistence, dans une même région, de plusieurs trames centuriées successives. On sait que le fait est attesté, de manière certes elliptique mais incontestable, par deux des théoriciens et praticiens majeurs de l’arpentage agraire romain : Hygin Gromatique à propos de Minturnes, en Campanie du Nord (Blume 1848 : 177, 8‑178, 9), et Siculus Flaccus, à propos de Nola, en Campanie du Sud (Blume 1848 : 161, 22‑162, 8). Cela reste pourtant une réalité gromatique controversée, qui se heurte encore à une profonde incrédulité. Dans ce volume, on trouvera d’utiles compléments d’information sur ce phénomène singulier, mais parfaitement explicable et justifiable si l’on considère les aléas et soubresauts de la politique agraire de Rome depuis les Gracques. Sans développer plus avant ce thème ici (Chouquer 1987 ; Clavel‑Lévêque 1989), on signalera les deux approches qui évoquent le problème, en apportant de solides arguments.

1.6.4.1 Dans le territoire d’Orange

54Si la forma marmoréenne de la limitation B d’Orange, comme ses deux consœurs qui l’accompagnaient dans le tabularlum de la colonie, ne présente que l’information gromatique relative au réseau affiché aux yeux du public, elle livre par ailleurs quelques éléments majeurs et stables du paysage antique : les voies régionales et le réseau hydrographique. C’est ce registre de l’information qui prouve l’existence, au pied des collines du Tricastin, d’une voie orientée différemment des axes du réseau centurié : mais l’analyse de G. Chouquer montre que son inclinaison est conforme à l’orientation d’une partie du parcellaire rural environnant et à celle du plan urbain de la colonie d’Orange. Toutes ces corrélations s’expliquent par l’insertion de ces ensembles parcellairesdans une autre centuriation du territoire d’Orange, inclinée à 13°55’ à l’ouest du nord géographique : la voie gravée sur le marbre de la forma de la centuriation B est en réalité un axe cardinal de cette nouvelle centuriation, antérieure au réseau B. C’est l’occasion pour G. Chouquer de caractériser la forme de coexistence de ces deux limitations : il s’agit d’une imbrication des deux réseaux, où la centuriation B s’est bornée à combler les espaces libres de tout arpentage ou insuffisamment structurés par la première centuriation, autrement dit « il s’agit moins de remembrements radicaux que d’une lente densification de la trame agraire ».

1.6.4.2 Dans le territoire de Valence

55Les observations effectuées dans le territoire de Valence par P. Rhétoré et F. Vaireaux méritent également qu’on s’y attarde : les résultats de leur chantier respectif, l’un ouvert dans le cœur de la ville de Valence, l’autre en milieu rural, dans la commune de Châteaudouble, à 15 km à l’est de la capitale coloniale, livrent en effet une double leçon.

56Leurs fouilles confirment, après celles de T. Odiot rappelées plus haut, la matérialité antique de deux des trois limitations identifiées par G. Chouquer dans le territoire de Valence :
– les fossés fouillés à quelques mètres d’une nécropole du haut Moyen Âge, dans la commune de Châteaudouble, .s’inscrivent par leur orientation dans la centuriation A de Valence, inclinée à 12° 30’ N.‑E., et correspondent à une division de la centurie qui les contient évaluée à 3/8, soit 7,5 actus. Le mobilier trouvé dans leur comblement situe ce dernier à une date postérieure à la fin du i^er s, av. n.è.
– les structures d’habitat fouillées à l’emplacement de la salle des fêtes de Valence respectent l’inclinaison à 23°N.‑E. de la centuriation B de Valence: elles s’inscrivent dans une phase d’extension du tissu urbain colonial originel, orienté à 12° 30’ N.‑E. comme le réseau A, et le mobilier place les premiers aménagements de ce quartier renormé au Haut‑Empire, dans le courant du i^er s. de n.è.

57Ces résultats prouvent donc la succession, dans un même territoire colonial, de deux centuriations, l’une tardo‑républicaine, l’autre impériale, en éclairant, tant en milieu urbain que rural, leur mode d’articulation déjà suggéré par l’analyse morpho‑historique. L’urbanisme républicain obéit à la même norme d’orientation que l’arpentage agraire contemporain tandis que les quartiers impériaux adoptent l’inclinaison du nouveau réseau mis en place à la même époque. En outre, le comblement précoce des fossés agraires aménagés dans le cadre du réseau A permet de saisir un moment privilégié du rapport antagonique qu’implique, sur le terrain, la coexistence de deux réseaux que différencient non seulement leurs caractéristiques formelles, mais également leur dynamique spécifique.

1.6.5 La vie des centuries

58Les documents cadastraux d’Orange ont suscité et continuent à susciter l’intérêt de nombreux chercheurs, passionnés par la richesse et la variété de l’information livrée par le puzzle incomplet des marbres des trois formae retrouvées disloquées. Mais on est loin d’avoir épuisé toutes les possibilités ouvertes par le croisement des données épigraphiques et des données de l’archéologie du paysage. On a déjà mentionné le profit qu’a pu tirer G. Chouquer d’une enquête très minutieuse sur les formes parcellaires, en comparant les superficies consignées dans le marbre et le comportement parcellaire attesté par les images du paysage contemporain. T. Odiot a choisi de défricher un autre itinéraire pour comprendre le fonctionnement de la centuriation comme outil de l’aménagement agricole. On trouvera, dans le chapeau introductif que nous avons demandé à G. Chouquer de rédiger au début du groupe des contributions faisant référence au réseau B d’Orange, les principaux acquis sur la chronologie et l’histoire de ce monument agraire ; son texte nous dispensera donc de les aborder ici. En revanche, nous signalerons l’intérêt particulier de la contribution de T. Odiot. En comparant la dynamique de l’habitat et le mouvement propre de la construction du réseau B, il montre de manière éclatante comment la centuriation véhicule une colonisation agraire qui progresse, à partir du principat d’Auguste et jusqu’au début du ii^e s., le long de l’axe cardinal majeur, tracé à dessein au pied des oppida tricastins, progression lente mais continue du sud vers le nord, de la colonie vers les terres tricastines, des coteaux vers les rives du Rhône, progression appuyée sur un réseau dense de fermes, relayées et soutenues par les agglomérations précoces installées sur le piedmont des hauteurs du Tricastin. Le processus de la colonisation agraire, ainsi caractérisé au plan archéologique, offre une étonnante démonstration de l’application, en terre gauloise, d’une formule de front pionnier à étapes, expérimentée dans la colonie augustéenne d’Emerita (Mérida), en Lusitanie, où, nous dit Agennius Urbicus :

« [...] en raison de l’ampleur des terres, on a réparti les vétérans le long de la frontière, comme des bornes, mais très peu autour de la ville et près du fleuve Anas : on avait laissé le reste pour le remplir plus tard. On a, pas moins, effectué une seconde et une troisième assignations : pourtant, toute la superficie des terres n’a pu être vaincue par la distribution, et il en resta, non assignées. » (Thulin : 44, 9‑15)1

59Autre approche développée par T. Odiot, celle qui consiste à tenter de comprendre les fondements de la variation des tarifs de location pratiqués dans le cadastre B. En caractérisant, à partir d’une carte pédologique, les potentialités agrologiques des sols dans les centuries mentionnant la superficie des terres louées, le nom du locataire et le taux du vectigal prélevé sur ces terres, il est en mesure de démontrer que c’est le contexte pédologique qui a déterminé les différents tarifs des baux attestés par les marbres. Les sols les plus faciles à cultiver (type I, sols bons et légers), de bon rapport, sont relativement peu taxés. En revanche, les sols de meilleur rendement (type II, sols très bons mais lourds) sont les plus chers, ce qui a pu contribuer à dissuader les locataires potentiels, dans le cadre d’une volonté de la colonie d’encourager la constitution d’un front pionnier de colonisation sur des terres riches, mais exigeantes dans leur exploitation, qui a réclamé de lourds investissements en force de travail pour leur drainage et l’endiguement du Rhône et de ses affluents. On préféra consacrer un maximum de ces jugères aux assignations et y installer en priorité les colons, en pleine et entière propriété. L’enquête se poursuit et s’affine par une analyse topographique et pédologique très détaillée de cinq domaines constitués chacun dans plusieurs centuries par de gros locataires du cadastre B. L’étude conclut à une authentique diversité des situations, certains possesseurs préférant une cohérence agrologique, d’autres recherchant la complémentarité de terroirs variés, d’autres encore choisissant le risque d’une conquête de terres nouvelles au plus près du fleuve.

60Au total, T. Odiot différencie trois types de domaines constitués à partir de terres louées, qui tendent à révéler, dans chacun des cas, une stratégie agricole différente : une première catégorie de domaines, majoritairement installés sur des sols de type 1, bons et légers, a pu se consacrer à une monoculture extensive, comme celle de la vigne, à l’instar du domaine viticole du Molard situé sur ce type de sols. La seconde catégorie de domaines, majoritairement installés sur des sols de type II, très bons, lourds, exigeant leur drainage, au contact du Rhône, pouvait escompter de gros rendements, dans une agriculture très diversifiée. La dernière catégorie rassemble les domaines majoritairement installés sur des sols plus médiocres, lourds à mauvais, caractéristiques des terres rendues aux Tricastins : par leurs qualités agrologiques spécifiques, ces différents sols autorisaient pourtant une exploitation agricole satisfaisante, à certaines conditions comme par exemple la qualité du drainage des sols hydromorphes.

1.7 Les sites prospectés : essai de typologie

61L’essentiel de l’information livrée ici –et c’est ce qui constitue le registre commun de toutes les contributions rassemblées dans ce volume–, concerne les sites repérés par la prospection au sol et, dans une moindre mesure, par la prospection aérienne oblique et la photo‑interprétation classique. Du strict point de vue de l’élaboration des données, la pratique de la collecte adoptée par les équipes du programme collectif ne diffère pas de celle qui est suivie par d’autres équipes. Ce qu’il faut toutefois souligner, c’est un souci commun de faire converger progressivement toutes les étapes de la prospection, de la collecte des informations jusqu’à leur interprétation, vers un protocole commun, à même de permettre la comparaison des résultats enregistrés ici et là. On insistera donc sur les caractéristiques communes du travail des équipes du groupe.

1.7.1 Pour une prospection systématique

62La prospection au sol est conduite généralement de manière systématique, tant du point de vue de l’espace prospecté –on veille à cartographier avec précision les parcelles non prospectables ou difficilement observables pour y revenir à l’occasion–, que du point de vue des vestiges ramassés, qui concernent tous les témoins anthropiques, depuis les vestiges de l’industrie lithique préhistorique jusqu’aux céramiques médiévales voire modernes. On ne s’étonnera donc pas de rencontrer dans plusieurs contributions des informations relatives à la présence humaine et à l’occupation des sols à l’époque préhistorique et aux époques médiévale, moderne et contemporaine.

63Les prospections aériennes et la photo‑interprétation d’images verticales sont également conduites de manière systématique, et ne se bornent pas à recenser les révélations de sites arasés, mais se donnent pour objectif d’embrasser toutes les révélations de structures comblées : fosses, silos, fossés, cours d’eau, canaux, limites parcellaires fossiles. Le reportage court mais étonnant de L. Monguilan suffit à illustrer la fécondité de cette approche, en révélant des fragments de paysage intégré, présentant un habitat inscrit dans le parcellaire environnant. Ces prospections s’appuient sur une recherche systématique des cartes et plans offrant des images de l’habitat et de la morphologie agraire à l’époque tardo‑médiévale et moderne et à l’aube du xix^e s., avant que la structure agraire largement héritée de l’Antiquité et du Moyen Âge ne soit corrompue ou pulvérisée par la mécanisation des techniques agricoles, les remembrements fonciers et l’extension de l’habitat pavillonnaire.

64La collecte des données obéit donc à des objectifs précis, imposés par la stratégie scientifique du collectif : elle vise non seulement à repérer et à caractériser les constructions arasées, habitat dispersé, agglomération, nécropole, édifice religieux, atelier, mais également à enregistrer tous les faits, de nature fort variée, relatifs à leur paléoenvironnement.

1.7.2 Le statut de la prospection

65On trouvera, dans la plupart des contributions, d’utiles rappels sur les limites de la prospection au sol, déterminées par le contexte topographique, géologique et pédologique, le type de culture pratiquée, la capacité des engins de labour à exhumer les matériaux de construction et le mobilier, la tradition des pratiques aratoires ayant pu contribuer à vider littéralement un site peu profond de l’essentiel de son mobilier. Tous les cas de figure se rencontrent ici, depuis la révélation des sites dégagés par l’érosion d’une pente (Vaisonnais) jusqu’à l’aggravation de leur enfouissement par une couche épaisse d’alluvions accumulées brutalement à la suite de la rupture d’un barrage (vallée du Reyran et région ouest de Fréjus).

66P. Poupet rappelle fort opportunément que le sol doit intéresser le prospecteur à un double titre : c’est lui qui contient les vestiges archéologiques qu’il recherche et C’est lui qui a constitué l’objet du travail des paysans, le cadre de l’activité productrice de la société agraire dont il recherche l’habitat et autres témoignages construits ou façonnés par ses membres. De ce fait, l’implantation des sites agricoles obéira à un certain nombre de règles imposées par la topographie et l’hydrographie, ou dictées par la recherche de la complémentarité des compétences agrologiques des terroirs environnants. Par ailleurs, la qualité du sol détermine les conditions de visibilité et de révélation des objets enfouis. Mieux, la connaissance d’un profil pédologique peut permettre de conclure sur la présence ou l’absence d’un habitat : lorsque des labours profonds contribuent à remonter des fragments d’un horizon d’accumulation carbonaté sans qu’ils soient accompagnés d’un seul artefact, et lorsqu’on sait que cette précipitation de carbonates se concentre dans l’horizon d’un paléosol tronqué antérieur au Chalcolithique, on peut affirmer l’absence de sites plus récents dans ce secteur. Alors que trop souvent les prospecteurs ou fouilleurs se réfèrent, dans leurs rapports et publications, au seul contexte géologique sans évoquer le contexte pédologique, beaucoup plus utile et significatif au regard de l’objet de l’étude, les équipes du collectif de la Narbonnaise veillent à réunir la documentation la plus précise possible sur les sols de la région prospectée. Il ne suffit pas de constater que certaines équipes bénéficient de l’existence d’une carte pédologique, au demeurant fort peu courante : toutes se préoccupent de collecter les informations, les études ponctuelles, les résultats d’analyses ou les cartes à grande échelle réalisées par un service ou un particulier. C’est donc là une démarche incontournable dont ne saurait se passer une équipe du groupe, et il est certain que l’influence bénéfique de P. Poupet n’est pas étrangère à cette quête d’information sur le substrat. On trouvera l’expression la plus nette de ce type de préoccupations dans les contributions de J.‑C. Meffre sur le Vaisonnais, de T. Odiot sur le Tricastin et de l’équipe qui a produit l’étude sur le Lunellois occidental.

67Il en est de même pour l’approche du statut de l’information collectée au cours de la prospection. Cette réflexion collective sur la pratique de la prospection a été amorcée au sein du groupe à l’occasion de la rencontre organisée à Donzère en décembre 1984 : à la suite d’une communication de l’équipe de prospection du Beaucairois (A. Michelozzi et Y. Gasco), une discussion s’est engagée sur le rapport entre le site enfoui, sa stratigraphie plus ou moins complexe, son aire d’extension, sa structure, ses fonctions et l’image qu’en donnent ses vestiges affleurant à la surface du sol. Le débat s’est élargi et structuré avec la communication de C. Raynaud au 110^e Congrès national des sociétés savantes (Montpellier, 1985) visant à présenter les premiers résultats de la prospection en Lunellois (Amblard 1985). On y trouve l’énoncé d’un ensemble de principes présidant à la collecte des artefacts, à la cartographie des sites repérés, à la datation du mobilier recueilli et à l’interprétation des faits observés et identifiés, de l’habitat à la zone d’épandage agraire. On pourra vérifier, à la lecture des contributions de ce volume, l’ample usage qui en a été fait, certains auteurs se référant explicitement à cet article qui a constitué en quelque sorte une des chartes du groupe. On aura l’occasion, à propos de l’interprétation des données, de revenir sur cet aspect du comportement du groupe, qui tient à son mode de fonctionnement, lequel permet, comme on l’a souligné, la diffusion rapide des informations et des méthodes, et leur appropriation pour une mise en pratique à très brève échéance.

1.7.3 L’enregistrement des données

68L’enregistrement et la publication des données interprétées constituent un des lieux où se repère également l’influence du collectif. On rappellera, ce qui pourra paraître banal à beaucoup de praticiens, que les vestiges repérés font l’objet d’une caractérisation rigoureuse, tant au plan de la localisation, calée sur le plan cadastral à grande échelle (1/1250, 1/2 500, 1/5 000) et dans le carroyage Lambert, qu’à celui de l’identification et de la datation des faits découverts, à la fois pour alimenter la carte archéologique dressée par les directions des Antiquités, et pour développer les programmes de recherche sur la dynamique du peuplement et l’évolution de la structure agraire. C’est à ce titre que le groupe a élaboré et diffusé à un millier d’exemplaires, dès 1983, une fiche de description des sites repérés, prospectés ou fouillés, pour servir à la fois les intérêts de l’administration et ceux des équipes de recherche, et contribuer à la formation des informateurs locaux. C’est aussi à ce titre qu’ont été conçus plusieurs types de fichiers informatisés, destinés à faciliter le croisement des données et la réalisation d’une cartographie thématique, comme la pratique l’équipe de l’ouest varois.

69Dans certaines équipes, on utilise la fiche mise au point collectivement : c’est le cas de l’équipe du Tricastin, animée par T. Odiot. Dans d’autres, on a choisi de partir de cet acquis pour l’élargir et diversifier les formes d’approche du site, en accordant plus de place aux données textuelles, à la sitologie, à la pédologie, à la photo‑interprétation, bref, à l’information non spécifiquement archéologique : c’est le cas de l’équipe du Lunellois, qui comporte différents spécialistes ayant chacun contribué à améliorer la fiche initiale en fonction des impératifs de sa discipline. Dans d’autres cas, les équipes ont développé depuis longtemps une pratique spécifique, privilégiant tel ou tel registre de l’information, en tenant compte des objectifs assignés à la collecte de l’information. L’équipe du Bassin de Thau fournit des comptages minutieux des différents produits céramiques, tandis que l’équipe du Vaucluse, CANOVA, se borne à répertorier les différents types de mobilier recensés, ce qui suffit au lecteur pour contrôler le bien‑fondé des chiffres proposés à la fin de chaque fiche pour la chronologie de l’occupation du site. Quant à l’équipe de l’ouest varois, elle a conçu un fichier informatisé où l’information est distribuée dans un ensemble de imbriques, fonctionnant comme un questionnaire ouvert pour la partie administrative et la nature du site, et fermé pour la chronologie de l’occupation et la description du mobilier. Ici la structure de la fiche répond à l’objectif particulier fixé par ses concepteurs : faciliter l’accès à l’information pour les chercheurs et les aménageurs, et permettre une interrogation du fichier en sélectionnant et en triant l’information, y compris en vue de produire des cartes thématiques.

1.7.4 Validation de la prospection au sol

70Nous avons rappelé plus haut l’existence d’une réflexion épistémologique sur le statut de l’information, élaborée à partir des matériaux et mobiliers ramassés au cours de la prospection, et des formes repérées par photo‑interprétation et détection aéroportée. Il convient de souligner à cet égard l’importance d’une datation fiable des céramiques qui fournissent l’essentiel des marqueurs chronologiques. C. Raynaud, dans l’article déjà mentionné (Amblard 1985), a su attirer l’attention des prospecteurs sur le sort singulier réservé aux émissions monétaires tardives, à longue durée d’utilisation, et aux céramiques méconnues ou mal connues de l’Antiquité tardive, du proto‑Moyen Âge et du haut Moyen Âge, dont l’interprétation erronée tend à estomper les sites de ces époques pour en créditer les époques antérieures ou postérieures. Et l’auteur de souligner comment on peut ainsi conclure, à partir d’une méconnaissance des céramiques et de la difficulté à les identifier, à une rupture dans l’habitat faute de pouvoir reconnaître le mobilier spécifique à cette même période. On pourra mesurer ici, dans certaines contributions, les difficultés rencontrées et avouées pour identifier et dater les céramiques de ces époques, alors que les produits du Haut‑Empire autorisent une approche chronologique beaucoup plus fine.

71On constate en général que l’exploitation des données de la prospection au sol enregistre des progrès significatifs dès lors que l’équipe régionale dispose d’un site de référence convenablement fouillé, dont la stratigraphie est en mesure de fournir l’échelonnement chronologique du mobilier qui permettra de valider les hypothèses de datation du mobilier affleurant au‑dessus des sites environnants. Chacune des équipes bénéficiant d’une telle panoplie de formes et de pâtes identifiées et datées ne manque pas d’en souligner le caractère irremplaçable, et de mentionner sa dette envers les données stratigraphiques livrées par telle fouille d’envergure. C’est le cas des fouilles menées dans les agglomérations antiques de Balaruc et de Sète ainsi que dans la grande villa des Prés‑Bas à Loupian pour l’équipe du Bassin de Thau ; de la fouille des agglomérations d’Ambrussum et de Lunel‑Viel pour l’équipe du Lunellois ; de la fouille de l’agglomération de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux et de la villa viticole du Molard, à Donzère, pour l’équipe du Tricastin; des fouilles de Vaison‑la‑Romaine, du vallon des Sausses à Séguret, de Rasteau et de Roaix pour l’équipe du Vaisonnais, etc.

1.7.5 L’analyse des données

72Toutes les équipes s’efforcent de proposer une typologie de l’habitat, en s’inspirant des expériences conduites ici ou là. Longtemps limitée aux seuls descripteurs spécifiquement archéologiques –superficie du site, matériaux de construction, nature du mobilier qui fournit à la fois des indices pour établir la date de l’implantation du site et sa durée d’occupation, et des informations sur les fonctions de l’établissement–, cette démarche tend à intégrer désormais les données environnementales susceptibles d’éclairer les choix effectués lors de l’implantation du site : pente, orientation, qualité des sols environnants, distance à l’eau, distance à la voirie et aux sites contemporains, forme d’insertion dans les limitations antiques –à proximité d’un limes ou au sein d’un parcellaire encore isocline–, formes de pérennisation du site : anomalie du parcellaire ou de la voirie, carrefour remarquable, édifice résiduel, microtoponyme révélateur, tradition orale, etc. On vérifiera l’intervention de ces catégories d’information, plus ou moins systématique selon les cas. L’incitation décisive pour une prise en compte des descripteurs environnementaux est venue du Beaucairois. A l’occasion de leur synthèse sur Ugernum et son territoire (Bessac 1987), J.‑L. Fiches, Y. Gasco et A. Michelozzi ont proposé une classification des sites prospectés intégrant cinq descripteurs paysagers, suivant en cela la démarche archéo‑historique adoptée par l’équipe d’A. Carandini dans l’ager Cosanus. Ils prennent alors en compte la nature du sol, le relief, l’orientation de la pente, la distance à la voirie principale et l’inclinaison du parcellaire environnant, influencée entre autres par deux limitations antiques. Beaucoup des contributions se réfèrent à la méthode de classification établie pour le Beaucairois et aux résultats de l’analyse des données appliquée au fichier établi à partir des descripteurs archéologiques et environnementaux (Favory 1987‑1988). Cette méthode de classification des sites et les résultats de l’analyse automatique des données, engagée après avoir tenté sans succès un traitement graphique (matrice ordonnable inspirée de la méthode Bertin) ont fait l’objet d’une communication suivie de discussions lors de la rencontre organisée à Vaison‑la‑Romaine, en janvier 1986.

73De même, plusieurs équipes se sont inspirées de la procédure analytique adoptée par A. Parodi et C. Raynaud dans leur étude de la Vaunage antique et médiévale (Parodi 1987) :
– hiérarchisation de l’habitat en trois classes fondées sur la superficie, la nature des matériaux et du mobilier, et la fonction suggérée par ces éléments ;
– périodisation en sept séquences chronologiques de 2 à 3 siècles ;
– étude de la dynamique du peuplement, grâce à une matrice ordonnable proposant un classement diachronique des sites.

74Cette chaîne opératoire et ses résultats ont été présentés au groupe lors de la rencontre organisée à Lattes en octobre 1987.

75L’intérêt de l’ouvrage est de montrer comment ces diverses propositions méthodologiques ont été assimilées et enrichies à partir des données locales et en fonction du niveau d’approfondissement de tel ou tel registre d’information. Dans leur article sur la vallée de l’Alzon, J.‑L. Fiches et M. Gazenbeek peuvent ainsi comparer les résultats du classement des sites prospectés avec ceux obtenus en Lunellois (Amblard 1985) et en Vaunage (Parodi 1987), après avoir adopté le même découpage chronologique et le même traitement de l’information –matrice ordonnable, tableau chronologique– que ceux des articles de référence. De même, T. Odiot veille à aménager de multiples occasions de comparaison avec les résultats du Beaucairois en adoptant un système de descripteurs et un découpage en classes les plus proches de ceux adoptés par les auteurs de la synthèse sur le territoire d’Ugernum. Mais le découpage chronologique qu’il réussit à mettre au point pour cerner le rythme d’implantation de l’habitat est beaucoup plus fin que celui qu’a pu pratiquer l’équipe du Beaucairois, gênée par l’hétérogénéité de l’information et par des difficultés dans l’identification de certaines céramiques. De leur côté, M.‑H. Bou, M. Lugand et C. Pellecuer réussissent à différencier 14 tranches chronologiques, échelonnées pour la plupart selon une périodicité d’un demi‑siècle ; leurs graphes expriment, selon un procédé utilisé sur les oppida de la région et à Lattes, des pourcentages cumulés après comptage des éléments céramiques caractéristiques (bords) dans chaque tranche chronologique correspondant à la datation admise. Quant à J.‑C. Meffre, il utilise, en les élargissant, à la fois le catalogue des descripteurs paysagers du Beaucairois et la procédure de travail suivie en Vaunage pour l’étude de la dynamique du peuplement, en recourant aussi à une matrice ordonnable. Mais comme il tient à élargir son propos aux époques précoces, pour mieux cerner l’évolution de la stratégie d’occupation des sols et les différents facteurs qui ont présidé à l’implantation de l’habitat rural, il distingue huit périodes conduisant du Néolithique ancien au proto‑Moyen Âge. Ici le découpage est plus grossier pour couvrir un champ chronologique plus ample : en revanche, l’implantation de l’habitat à l’époque augustéenne, qui s’impose ici comme la phase majeure de création des fermes et des villae, est abordée avec beaucoup de minutie grâce à la chronologie des céramiques italiques, et de leurs imitations, établie à partir des fouilles de Vaison.

76Il faut souligner l’intérêt tout particulier de la démarche de J.‑C. Meffre lorsqu’il entreprend une typologie de l’habitat à partir d’une combinaison de descripteurs archéologiques accordant une large place aux matériaux de construction, qui lui permet de différencier cinq classes d’habitat. Dans le Lunellois, on part évidemment des acquis de la recherche en Beaucairois et en Vaunage, dans la mesure où des membres de l’équipe ont participé aux deux opérations. Mais si l’économie générale des descripteurs archéologiques est respectée, le catalogue des descripteurs paysagers est profondément remanié et enrichi par rapport aux descripteurs retenus pour le Beaucairois. Le parallélisme avec la démarche adoptée pour le Beaucairois se poursuit avec le recours à l’analyse factorielle des correspondances et à la classification ascendante hiérarchique, qui permettent de croiser la totalité des descripteurs retenus et de proposer une typologie obtenue en soumettant le fichier des sites et de leurs caractères à un logiciel de traitement automatique des données2.

77Il est évident que cette convergence des méthodes de traitement et d’analyse de l’information, suscitée et stimulée par les recontres annuelles et l’initiation mutuelle aux méthodes mises en œuvre dans le groupe, favorise les comparaisons inter‑régionales et encourage la réflexion collective sur toute une série de thèmes consacrés à l’histoire de l’habitat rural : les survivances indigènes dans l’architecture et le mode de vie ; les étapes de l’acculturation romaine ; la dynamique du peuplement envisagée, à l’échelle de plusieurs secteurs de la Transalpine, du double point de vue des facteurs d’uniformisation du processus et des décalages régionaux qui s’y manifestent.

1.8 Une pluridisciplinarité à développer

1.8.1 Nature, culture : interaction dynamique

78Si plusieurs contributions s’ouvrent par un tableau géographique qui caractérise, par exemple, les traits physiques et naturels du Tricastin, du Vaisonnais ou de l’Uzège, il ne s’agit pas, pour les différents auteurs, d’introduire l’idée d’un quelconque déterminisme dans l’implantation de l’habitat et dans l’occupation des sols, mais de se donner les moyens de mieux apprécier le rapport dialectique entre l’homme et le milieu qu’il investit, auquel il s’adapte et qu’il transforme.

79L’un des buts est ici de prendre en compte la disposition actuelle des habitats et des zones de cultures, fondée sur la morphologie agraire et les types de sols, pour expliquer les conditions de la prospection comme le fait le groupe CANOVA dans la région d’Orange, et même pour confronter l’état subactuel à celui d’une période étudiée. C’est ainsi que J.‑C. Meffre peut définir, dans le Vaisonnais du Haut‑Empire, un réseau de villae proche des grands axes de circulation dans la vallée de l’Ouvèze, qui fonctionne –de façon distincte mais aussi complémentaire– avec un habitat paysan situé sur les marges et qu’il a particulièrement bien mis en évidence dans le vallon des Sausses, à Séguret.

80Le rôle attractif des voies a également été souligné dans la vallée de l’Alzon, où une route de piedmont qui conduit à Uzès est jalonnée par les sites de la fin de l’âge du Fer et du Haut‑Empire ; en Lunellois, c’est sur le cumin romieu, dont le tracé s’adapte aux cadastres romains (Favory 1985 : 164), que sont implantés au i^er s. de n.è. les habitats groupés de Lunel‑Viel et de Valergues. Près d’Orange, sur le territoire d’Uchaud, la carte des sites prospectes par le groupe CANOVA fait apparaître une répartition privilégiée le long de deux chemins convergents. Mais cette règle souffre d’importantes exceptions : la voie d’Agrippa s’avère peu attractive dans la plaine du Tricastin, de même que la voie Domitienne dans les garrigues du Lunellois.

81Cette interaction entre données archéologiques et données géographiques apparaît nettement dans la caractérisation des sites prospectés puisque, désormais, l’analyse factorielle des correspondances et la classification ascendante hiérarchique des sites du Lunellois prennent en compte, non seulement le type de terroir sur lequel est implanté le site et sa distance à la voirie, mais aussi le nombre de chemins menant au site, les relations linéaires avec les autres gisements et l’influence du site sur le paysage que traduit la toponymie ou une anomalie parcellaire ou paysagère à défaut d’édifice ou de monument. Les notices de sites du Lunellois rendent compte de tous les critères pris en considération et s’inspirent de celles que J.‑M. Malvis avait établies pour les communes voisines de Lunel et de Marsillargues (Malvis 1988), dans lesquelles il notait également la distance au cours d’eau le plus proche.

82Un autre aspect de cette interaction concerne la dynamique des paysages par une analyse de la morphogenèse récente. A cet égard se révèle essentielle la mise en évidence de crises rhéxistasiques comme la déforestation, avant le Chalcolithique, du bassin‑versant du Dardaillon en amont de Lunel‑Viel, révélée par la troncature d’un sol fersiallitique observée dans le quartier du Verdier. Dans la dépression de la Plaine à Suze‑la‑Rousse, une autre phase d’érosion intense, située dans l’Antiquité tardive, a entraîné l’assèchement du marais partiellement conquis au Haut‑Empire par des drainages issus de la mise en place du cadastre B d’Orange. J.‑C. Meffre explique d’ailleurs que c’est le lessivage des piedmonts qui a enseveli ou détruit les sols antiques autour de Vaison‑la‑Romaine ; il note que le cadastre B d’Orange n’apparaît plus au niveau du parcellaire, dont la variété actuelle est typique de la petite propriété viticole, mais seulement au niveau des chemins utilisés depuis longtemps dans le paysage rural.

1.8.2 Le sel de la terre

83S’intéresser aux campagnes implique que l’on porte une attention soutenue aux sols dans la mesure où ils constituent le fondement des ressources agricoles dans des sociétés qui sont, pour l’essentiel, paysannes. On a déjà souligné le parti que le groupe avait pu tirer de la collaboration d’un pédologue qui est intervenu dans presque toutes les zones étudiées. Cette intervention, on le verra plus loin, a été essentielle pour reconnaître certains aménagements agraires et des techniques culturales. Nous voudrions souligner ici l’intérêt de la prospection pédologique, qui a permis, en Lunellois par exemple, de confirmer l’absence d’habitat dans les secteurs où se forment des croûtes carbonatées à faible profondeur (le taparas). On sait en effet que ce niveau d’accumulation calcaire d’un sol fersiallitique tronqué existe depuis une époque au moins antérieure au Chalcolithique et qu’il a été recouvert par des apports sédimentaires (alluvions et colluvions) postérieurs à la phase de rhexistasie. Lorsqu’on repère des remontées de l’accumulation calcaire, sous forme de blocs blanchâtres plus ou moins friables et pulvérulents, sans qu’elles soient accompagnées de matériaux et de mobilier anthropiques, on peut être assuré qu’il n’y a pas eu à cet endroit d’habitat aux époques protohistoriques et historiques.

84Une prospection pédologique a été effectuée autour de l’oppidum d’Ambrussum (Poupet in: Fiches 1989) ; elle a contribué de façon décisive à la définition d’un véritable site archéologique –les champs permanents d’une communauté du 2^e âge du Fer– et révélé une inversion dans l’exploitation des terroirs entre (Antiquité et l’époque moderne, les terres basses cultivées aujourd’hui étant alors consacrées surtout à l’élevage des Bovidés et des Equidés et les garrigues actuellement abandonnées étant autrefois cultivées.

85La collaboration sur le terrain entre le pédologue et les archéologues s’est avérée d’une grande importance dans la formation de ces derniers, dans leur sensibilisation à observer des phénomènes « naturels » au sein même ou à proximité des stratifications anthropiques. Ainsi, la reconnaissance d’un paléosol cultivé dans les séquences stratigraphiques de la villa des Prés‑Bas à Loupian a permis d’expliquer la réduction de l’habitat sur ce site au cours du iii^e s., avant le redéploiement de la pars urbana au siècle suivant.

86La meilleure utilisation des données pédologiques –ou du moins la plus démonstrative– est celle qu’en a faite T. Odiot en les mettant en relation avec les tarifs de location fournis par les marbres d’Orange en Tricastin. On en a déjà parlé à propos de la vie des centuries.

1.8.3 Systèmes de cultures

87Avec l’habitat et la morphologie agraire, le système de cultures est un des paramètres qui permet de définir les structures agraires d’une communauté à une période donnée. Il est certain qu’en ce domaine l’apport d’une fouille par l’analyse des pollens, des macrorestes végétaux et de la faune est essentiel. Ainsi, les réserves incendiées qui ont été retrouvées dans le quartier bas d’Ambrussum pour la fin du i^er s. de n.è. (Fiches 1989) laissent supposer un assolement entre légumineuses et céréales et font apparaître une conservation du raisin à des fins autres que la vinification. Mais les fouilles en aire ouverte ainsi que l’exploitation de coupes effectuées à l’occasion d’aménagements actuels (élargissement de routes, curage de ruisseaux et de canaux) apportent leur contribution, dans plusieurs domaines, à une meilleure connaissance des systèmes de culture anciens : drainage, irrigation, exploitation du sol et capacités de production.

1.8.3.1 Drainages

88On trouvera dans cet ouvrage plusieurs exemples de fossés de drainage qui corroborent l’impression de « front pionnier » que donnent les trames cadastrales romaines, dont les vestiges se rencontrent sur des terrains lourds, jusqu’au bord des étangs languedociens par exemple. Le fossé qui borde le chemin correspondant à un limes du cadastre B d’Orange, dans la dépression de La Plaine à Suze‑la‑Rousse, a pour fonction, selon P. Poupet, de rabattre le niveau de la nappe phréatique et s’intègre certainement dans un système fossoyé comparable à ceux qui étaient encore utilisés dans le bas Languedoc à l’époque moderne. Des fossés de ce type ont d’ailleurs été fouillés aux abords de Lunel‑Viel, au Verdier et aux Horts. On peut remarquer dans tous les cas que ces systèmes, mis en place au i^er s. de n.è., ont été abandonnés dans l’Antiquité tardive, au iv^e‑v^e s. au Verdier, au vi^e s. aux Horts.

1.8.3.2 Alimentation en eau et irrigation

89En étudiant l’habitat aux abords de l’aqueduc de Nîmes, J.‑L. Fiches et M. Gazenbeek montrent que la conduite d’eau a pu jouer un rôle dans le maintien des habitats de la basse vallée de l’Alzon dans l’Antiquité tardive. Ce sont, en effet, les plus proches de l’aqueduc qui subsistent à cette époque, au cours de laquelle on sait par ailleurs que des captages ont été organisés pour détourner l’eau destinée à la ville vers les garrigues cultivées, en amont du Pont du Gard.

90A Lunel‑Viel, dans le quartier des Horts, deux réseaux de petits fossés, dont les faibles dimensions ne permettent pas de les confondre avec un réseau de drainage, attestent l’irrigation de petites parcelles (80 à 120 m²) au Haut‑Empire et jusqu’au début du v^e s. et témoignent d’une horticulture mise en place à la périphérie de l’agglomération.

1.8.3.3 Exploitation des sols

91L’examen des paléosols permet d’évaluer leurs qualités agricoles ; c’est ainsi qu’à Lunel‑Viel (Le Verdier) les alluvionnements post‑romains ont transformé une zone à sol peu épais et très peu évolué en riche terroir ; les possibilités agrologiques n’étaient donc pas aussi bonnes dans l’Antiquité qu’aujourd’hui. Dans certains cas privilégiés, ces paléosols peuvent avoir conservé des traces de façons. T. Odiot avait relevé, sur le flanc ouest du vallon d’Aiguebonne, à Allex (Drôme), l’existence de traces de labour fossile, marquées par de petites ondulations espacées de 10 cm environ au sommet d’un horizon brun et cendreux, renfermant des tuiles romaines, dans un à deux mètres de colluvionnement (Chouquer 1984 : 365). A Suze‑la‑Rousse, P. Poupet peut distinguer dans le paléosol du Haut‑Empire l’usage de l’araire, signé par des incisions en U de l’horizon pédologique, de l’araire à oreilles marqué par des sillons dissymétriques et du labour à bras –à la houe à lame pleine ou à la bêche–, qui a entraîné l’incorporation dans le sol de mottes herbacées. Cette juxtaposition de techniques agraires en un même lieu, même si elles ne sont pas forcément contemporaines, invite à ne pas simplifier exagérément cette question et à poser le problème de la main‑d’œuvre, qui doit être abondante dans le cadre d’une exploitation intensive pour le labour à bras.

92Sur un autre plan, (observation aérienne d’anciennes oliveraies, telle que la pratique L. Monguilan, même si pour l’instant aucun indice ne permet de conjecturer que certaines pourraient être antiques, doit être poursuivie. En effet, la fouille des Horts à Lunel‑Viel a livré trois trous de plantation de ceps de vignes ou d’arbustes d’époque romaine.

1.8.3.4 Bonification et fumure des sols

93Les fouilles de Lunel‑Viel ont révélé deux types de bonification des sols : un amendement par chaulage a été reconnu dans un jardin du quartier sud de l’agglomération romaine ; des reliquats de compost (dont la matière organique, dans un cas, a modifié la couleur du paléosol), ont été retrouvés assez loin de l’habitat, aux Horts pour le v^e s. et dans le quartier ouest pour la fin du ii^e et le début du iii^e s. Des pratiques d’enrichissement des sols sont ainsi attestées qui valident l’existence de zones d’épandages agraires reconnues par prospection. Ces zones d’épandages se distinguent des sites proprement dits par des tessons plus rares, usés, répartis sur des surfaces  plus vastes que sur les sites. Autour de Lunel‑Viel, la prospection a permis d’en reconnaître une quinzaine où les fragments de poterie ont été apportés avec le fumier. Une première typologie de ces épandages y a été esquissée avec le concours de l’analyse factorielle des correspondances.

1.9 Structure agraire et dynamique du peuplement

1.9.1 Les rythmes d’implantation de l’habitat

94Si l’on considère et compare le bilan des connaissances dressé par l’un d’entre nous en 1987 (Fiches 1987) et les données chiffrées livrées par plusieurs contributions, on pourra mesurer l’importance du travail d’analyse effectué en peu d’années à partir des informations fournies par les prospections et les fouilles. Ces chiffres permettent désormais de mieux cerner le processus qui aboutit, dès le milieu du i^er s. av. n.è., à la mise en place d’un réseau dense de fermes, petites et moyennes, puis de villae que tous s’accordent à définir comme un complexé réunissant une partie résidentielle confortable et une partie dévolue à l’activité agricole. Cet habitat dispersé est structurellement lié à des agglomérations : bourgades indigènes en voie de romanisation et/ou bourgades nouvellement créées. Ils permettent en outre de mieux comprendre le type de crise qui affecte l’habitat dispersé de dimension moyenne et modeste, dont la disparition s’opère au bénéfice d’établissements plus importants, plus stables, et des agglomérations, qui tendent à regrouper la population rurale. Loin des schémas catastrophistes sur la nature de la crise qui frappe l’Empire dès la fin du ii^e s., les interprétations proposées ici préfèrent souligner la fonction restructurante de cette crise, perceptible dès le Haut‑Empire, d’un certain type d’habitat lié à une certaine forme de conquête des terres et de mise en valeur agricole (front pionnier).

95Ce regroupement de la population rurale va se traduire bien évidemment par une diminution du nombre des sites, déjà très nette dès le Haut‑Empire, qui voit disparaître jusqu’à plus de 50% de l’habitat dispersé. C’est pendant l’Antiquité tardive, du iii^e au vi^e s., que le solde du rapport entre créations et abandons de sites est le plus négatif. Mais l’approche plus fine entreprise ici ou là conduit à nuancer l’image caricaturale d’une récession économique et démographique. Suivant les régions, c’est dès le début ou dans la seconde moitié de l’Antiquité tardive que des créations de sites tendent à compenser, certes partiellement, les pertes enregistrées et amorcent un processus qui se confirmera dans les périodes suivantes, et singulièrement durant le proto‑Moyen Âge (vii^e‑ix^e s.), dont la part dans le redéploiement de l’habitat est habituellement sous‑estimée, y compris dans le Midi, en raison de la méconnaissance de ses céramiques et de l’absence de sources textuelles.

96Les différentes mutations qui rythment et bouleversent la vie de l’habitat rural ne doivent pas masquer la pérennité et la stabilité de certains habitats d’implantation plus ou moins précoce, où s’imposent des agglomérations du Haut‑Empire, dont la solidité contribue à cimenter le socle sur lequel va s’édifier et se développer l’habitat médiéval. Loin de s’installer dans un champ de ruines, l’église comme le castrum féodal vont tenir compte de l’existence de ces pôles antiques de regroupement de la population et les exploiteront pour y insuffler leur propre force attractive.

1.9.1.1 La dynamique du peuplement en Languedoc oriental

97Ce type d’approche et d’interprétation, déjà amorcé en 1985 par C. Raynaud dans le cadre du Lunellois (Amblard 1985), va connaître sa plus forte expression dans l’analyse chronologique appliquée magistralement par A. Parodi et C. Raynaud à 96 sites de la Vaunage (Parodi 1987). Comme on l’a souligné plus haut, le recours aux mêmes instruments d’analyse et aux mêmes découpages chronologiques favorisent les comparaisons inter‑régionales. C’est la démarche adoptée ici par l’équipe de la vallée de l’Alzon et par celle du Lunellois, qui concluent toutes deux à une forte densité d’occupation au Haut‑Empire : on compte, pour cette période, 20 sites sur les 27 recensés dans le territoire de Lunel‑Viel (74 %) et 32 sites sur les 43 recensés dans la vallée de l’Alzon, soit 74,4 %. On peut préciser que, dans cette dernière région, ce fort mouvement d’installation amplifie et consolide un processus amorcé depuis la conquête romaine par l’implantation de 19 sites durant le i^er s. av. n.è. et à l’époque augustéenne. On constate, comme en Vannage, un recalibrage de l’habitat dès la fin du Haut‑Empire : plus de 57 % d’abandons dans la vallée de l’Alzon, 55 % en Lunellois occidental et 52 % en Vannage.

98La poursuite, durant l’Antiquité tardive, du processus de regroupement de l’habitat a des effets plus sévères dans la vallée de l’Alzon qu’en Vannage et dans le Lunellois, dans la mesure où les abandons –37,5 % aux iii^e‑iv^e s. et près de 82 % aux v^e‑vi^e s.– sont aggravés par l’absence quasi‑totale de créations : 2 pour les seuls iii^e‑iv^e s. En Vannage, en revanche, on compte alors pour la même période 11 créations (près d’un tiers des sites de la période) pour 15 abandons, et 2 créations (10 %) pour 6 abandons aux v^e‑vi^e s. De même, en Lunellois occidental, la stabilité plus ou moins sensible de certains habitats (respectivement 70 % et 22 % pour chacune des deux périodes retenues), confortée par une création dans l’une et l’autre des deux périodes (10 % et 11 %), contribue à amortir les effets des abandons (20 % et 67 %).

99Durant le proto‑Moyen Âge, la vallée de l’Alzon voit sa situation se redresser, en ne comptant aucun nouvel abandon et en recensant 3 créations qui s’ajoutent aux 2 habitats stables. En Vannage, les 2 abandons datant de cette période sont largement compensés par les 5 créations (20 %) qui viennent conforter les 18 sites stables (72 %). En Lunellois, le solde redevient également positif avec deux habitats stables et une création contre un abandon. En Lunellois occidental comme en Vannage, le haut Moyen Âge s’affirme comme une période d’authentique essor de l’habitat, avec 57 % de créations dans le Lunellois (4 sites) et un tiers en Vannage (13 sites).

100Le croisement –grâce à une matrice ordonnable – des informations relatives à l’identification des sites, à leur période d’implantation et à leur durée d’occupation, projette un éclairage singulier sur la genèse du village médiéval. Si l’on considère la part la plus stable de l’habitat en Vaunage, représentée par 22 sites (près de 23 % des sites étudiés), on note qu’il s’agit d’établissements majeurs, de taille importante et de longue durée d’occupation, puisqu’ils s’implantent à la fin de la République et sous le Haut‑Empire et perdurent presque tous jusqu’au haut Moyen Âge. Ils constituent l’ossature de l’habitat rural et donnent naissance, dans huit cas soit pour plus d’un tiers d’entre eux, à des villages modernes. En Lunellois occidental, ce groupe est plus réduit, limité, mais de manière significative, aux deux agglomérations implantées dès le Haut‑Empire, et qui ont perduré sous cette forme jusqu’à nos jours ; ceci souligne leur rôle insigne dans la dynamique et le processus de regroupement du peuplement rural en Lunellois occidental.

1.9.1.2 La situation en deçà du Rhône

101Pour le département du Var, on dispose d’une première synthèse fondée sur de récentes fouilles de sauvetage qui permettent de mieux situer les découvertes anciennes (Brun 1985). On y observe l’origine ancienne, dans la seconde moitié du i^er s. av. n.è., de l’habitat dispersé gallo‑romain ; il présente alors des constructions en matériaux périssables ou en pierre liée à la terre. L’établissement de villae bâties selon les techniques romaines n’est cependant pas antérieur au milieu du i^er s. de n.è., sauf sur la côte. Les états majeurs des villae se placent à l’époque flavienne et même au ii^e s. Le siècle suivant voit l’abandon de la plupart de ces établissements localisés en plaine et sur des coteaux. Les fermes, dont la fouille de L’Ormeau à Taradeau a livré deux exemples, suivent la même évolution. L’Antiquité tardive voit donc une réorganisation de l’économie rurale, caractérisée par des habitats groupés dans des zones retirées et par un renouveau ou un déplacement des activités pastorales, marqué par la réoccupation des grottes.

102Les auteurs de cette synthèse mettaient l’accent, en conclusion, sur l’insuffisance de la documentation et le « manque d’une assise statistique ». Or, au‑delà des trois secteurs localisés en Languedoc oriental, d’autres microrégions offrent désormais des données chiffrées qui autorisent des comparaisons à l’échelle provinciale, sans qu’il soit encore possible de cerner les processus particuliers qui se développent de l’Antiquité tardive au Moyen Âge. L’examen des faits présentés pour le Tricastin (Drôme), le Vaisonnais (Vaucluse) et la basse vallée de l’Argens (Var), autour de Fréjus, confirme les tendances caractérisées en Languedoc, en y ajoutant la contribution spécifique de la période antérieure au milieu du i^er s. av. n.è., encore largement marquée par l’héritage protohistorique,

103Dans le territoire de Fréjus, c’est une ferme qui réussit à assurer la stabilité de l’habitat, outre bien entendu la colonie de Forum Iulii, qui a perduré jusqu’à nos jours : cette ferme, ou hameau ? des Escaravatiers, à Puget‑sur‑Argens, s’implante avant la conquête, et atteste une occupation jusque dans l’Antiquité tardive. Une autre ferme, au Mas de la Cabre à Saint‑Raphaël, connaîtra également une longue occupation, de la période centrée sur le changement d’ère au iii^e s. C’est à l’époque césaro‑triumvirale, puis sous les Julio‑Claudiens, que l’habitat rural connaît son plus fort dynamisme, avec 89 % de créations en un siècle : quatre villae, trois fermes présentant des éléments permettant de conclure à une activité de stockage et de transformation de denrées agricoles, mais dépourvues de signes de confort de l’habitat, et un site non identifié. Durant le Haut‑Empire, cette tendance se confirme avec près de 58 % de créations et une stabilité presque absolue des établissements déjà implantés. C’est au iii^e s. que s’effectue un brutal recalibrage de l’habitat dispersé, où la ville coloniale a sans doute joué un rôle majeur en absorbant la population environnante : près de 90 % des sites dispersés disparaissent alors et il faut attendre les siècles suivants pour enregistrer la réoccupation d’une villa du Haut‑Empire.

104Plus au nord, dans la moyenne vallée du Rhône, le Tricastin a fait l’objet de prospections et de fouilles suffisamment soignées pour offrir les éléments d’une périodisation beaucoup plus fine de l’implantation de l’habitat rural, de la conquête à la fin du Haut‑Empire. A l’époque de la conquête de la Transalpine, deux oppida, dont la capitale des Tricastins (Barry à Bollène, dans le Vaucluse), et un site de plaine à l’emplacement de la future agglomération de Novem Craris (Logis‑de‑Berre, Drôme) structurent déjà l’habitat indigène : on recense pourtant une création de site à cette époque précoce. La période pré‑augustéenne enregistre 8 créations de sites, qui semblent bien constituer la forme spécifique de l’habitat qui accompagne une première vague de colonisation : six d’entre eux appartiennent à un groupe homogène, caractérisé par une durée de vie courte, une architecture légère en matériaux périssables, enchâssée dans un complexe d’enclos fossoyés, typique du modèle de la ferme « romano‑indigène » identifié dans la Somme (Agache 1978 : 120 sq.), le Centre‑Est (Chouquer 1983c: 120‑121) et le Lauragais (Passelac 1983: 42 sq) et la présence d’un mobilier largement dominé par les produits d’origine italique. Les trois sites protohistoriques continuent à fonctionner et il est possible que se soit mis en place dès cette époque l’habitat groupé de Saint‑Paul‑Trois‑Châteaux (future Augusta Tricastinorum). L’époque augustéenne voit s’amplifier la colonisation agraire, avec 26 créations d’établissements dispersés et l’essor d’Augusta Tricastinorum, distinguée par une longue enceinte qui lui permet de clore une ville de 20 ha. La période est également marquée par la stabilité de l’habitat d’origine protohistorique et un remodelage profond de l’habitat plus récent, sensible dans l’abandon des fermes « romano‑indigènes ». La tendance se confirme au milieu du i^er s. avec 26 nouvelles créations, mais le rythme des implantations se ralentit nettement à la fin du i^er s. et au début du ii^e, avec 8 créations, pour descendre à 2 créations au cours du ii^e s. Là aussi, le Haut‑Empire exprime un mouvement apparemment contradictoire, marqué par une forte expansion de l’habitat dispersé et un net recalibrage qui décime les sites de moindre envergure : 58 sites ne sont pas occupés au‑delà du Haut‑Empire, soit près de 64 %, 22 sites (24 %) connaissent une occupation de longue durée et 11 sites sont occupés durant l’Antiquité tardive ou à partir de cette période (12 %).

105Plus à l’est, dans le Vaisonnais, c’est également à l’époque augustéenne que s’implantent un grand nombre d’établissements, souvent de facture modeste. On dénombre ainsi 97 sites dans les deux cantons prospectés par J.‑C. Leyraud3 et J.‑C. Meffre (Vaison et Beaumes‑de‑Venise), répartis sur l’ensemble des terroirs. Sous le Haut‑Empire, 90 sites nouveaux s’implantent, mais 53 d’entre eux, plus de la moitié (59 %), ne dureront pas au‑delà du début du iii^e s. : 24 autres, plus d’un quart, perdureront pendant l’Antiquité tardive et 13 continueront à être occupés durant le proto‑ et haut Moyen Âge. Comme dans les autres régions, la fin du Haut‑Empire voit s’affirmer un phénomène de restructuration de l’habitat, marqué par l’abandon de nombreux établissements et interprété également « comme un redéploiement de la propriété domaniale ». L’Antiquité tardive représente le moment le plus fort dans « la concentration de l’organisation des territoires agraires, structurés par d’importantes villae».

1.9.2 Décalages significatifs

106On verra plus loin, en abordant les réseaux d’habitat, que la quantification des données de prospection, quant à la superficie des gisements et au mobilier qu’ils livrent, fait ressortir des constantes d’une région à l’autre qui sont globalement les mêmes. Il est bien sûr important de souligner et de confirmer ces tendances générales dont certaines –comme la dispersion de l’habitat au Haut‑Empire et sa concentration dans l’Antiquité tardive– procèdent d’un phénomène plus vaste, observé dans d’autres provinces de l’Empire romain. Mais il est tout aussi important de mettre en évidence des différences, des décalages, qui visent non pas à rechercher la singularité d’un pays ou d’un territoire, mais à mieux approcher la réalité complexe du système d’exploitation romain greffé sur des substrats divers, qui a dû imposer des spécialisations régionales et des complémentarités au sein d’une même région et qui a fourni à son tour des substrats divers à l’exploitation rurale du proto‑ et du haut Moyen Âge.

1.9.2.1 Substrats différenciés

107La culture matérielle du 2^e âge du Fer dans le Midi méditerranéen montre à l’évidence que la façade maritime ne présente pas un front homogène : de grands ensembles se dessinent qui correspondent au Languedoc ibérique (des Pyrénées à l’Hérault), au Languedoc oriental, à la Provence rhodanienne et en dernier lieu à la Provence centrale et orientale, moins bien connue. Au sein de ces aires, des décalages sont perceptibles entre la côte, beaucoup plus sensible aux stimulations des échanges méditerranéens, et l’intérieur. Mais par‑delà même ces groupes culturels, émergent des zones particulièrement dynamiques, qui voient le développement de véritables villes : des oppida. tels qu’Ensérune, Nages, Entremont et Saint‑Blaise, pour ne citer que ceux qui ont connu des fouilles extensives, mais aussi des villes de plaine comme Lattes, Martigues et Arles. Ainsi la Gaule transalpine apparaît‑elle faite des territoires de grands peuples comme les Volques, les Voconces et les Allobroges, des zones de moindre développement comme la Provence orientale, où l’on connaît peu de grands oppida et où des enceintes comme celle du Fort à Taracleau (Var) réservent un vaste espace aux troupeaux et peuvent n’avoir été occupées qu’occasionnellement, et des zones particulièrement dynamiques, localisées dans la Provence rhodanienne et dans les basses vallées de l’Aude et de l’Orb. C’est dans ce contexte bien diversifié que s’est effectué le contrôle de la région par Rome : peut‑être dans le courant du ii^e s, déjà, sur le Languedoc ibérique, à partir des provinces d’Espagne créées à la suite de la seconde guerre punique ; d’une façon globale, à la suite des interventions militaires sollicitées par Marseille en 125 av. n.è. Les mobiliers archéologiques, et particulièrement les amphores italiques, témoignent, pour l’époque républicaine, d’un aspect de ce contrôle au niveau des échanges. Mais ce contrôle s’exerçait aussi sur les terres, et les nombreuses révoltes des peuples transalpins durant la première moitié du i^er s. av. n.è. ne sont certainement pas sans rapport avec des confiscations et des spoliations. Alors que l’on constate une prolifération des centuriations en Italie à partir du milieu du ii^e s., stimulée par la politique des Grecques, par les suites de la guerre sociale, puis par le plan césarien poursuivi par le premier triumvirat, on imagine mal que la Gaule transalpine n’ait pas également connu de tels aménagements. Plusieurs cadastres de la province sont d’ailleurs d’époque républicaine, tel le A de Valence, mais on manque encore d’indices chronologiques précis pour en dessiner une cartographie évolutive. Il est certain, en tout cas, que Rome a tenu compte du niveau de développement des indigènes pour adapter sa politique et qu’elle a contribué à accentuer les décalages existants. La répartition des colonies de droit romain sous Auguste est d’ailleurs significative: le long du Rhône (Arles, Orange, peut‑être Valence et Vienne), Narbonne et Béziers à l’ouest, Fréjus à l’est.

108La romanisation des campagnes n’est sensible qu’à partir de celle des centres urbains. Il est d’ailleurs symptomatique que la plus ancienne villa rustica connue dans la province –construite vers 40 av. n.è. suivant des normes romaines– ne soit autre que la Maison au dauphin à Vaison (Goudineau 1979 : 114). Comme on l’a vu, la mise en place d’un réseau de villae autour de la capitale des voconces n’a pas éliminé l’exploitation paysanne telle que J.‑C. Meffre a pu la mettre en évidence dans le vallon des Sausses à Séguret, Cette partition des campagnes est d’ailleurs exprimée par les marbres du cadastre B d’Orange, qui recense les terres « rendues » aux Tricastins. Mais la romanisation des campagnes n’est pas seulement due à l’implantation de villae ; elle tient aussi dans certains secteurs à l’apport de colons, dont l’implantation a pu laisser des traces sous la forme d’établissements modestes à la périphérie de Fréjus et dont les prospections autour de Pierrelatte (Drôme) révèlent la forte densité à l’ouest du kardo maximtis et en deçà du dixième decumanus du cadastre B d’Orange.

1.9.2.2 Villages et villae, colons et indigènes

109La carte du Tricastin à l’époque augustéenne est révélatrice d’implantations différentielles au sein d’un même espace. Un certain nombre de points d’occupation se situent à moins de 1 000 m des habitats groupés ; la plupart des autres, qui ont un rapport étroit avec le cadastre B d’Orange, se rencontrent à l’ouest du kardo maximus, qui a pu séparer ici le territoire d’Orange de celui des Tricastins, et sont sans doute en rapport avec des assignations.

110Dans la vallée de l’Alzon on est également frappé par la différence de densité, des sites du Haut‑Empire selon leur distance par rapport à Uzès (Ucetia): jusqu’à 5 km de la ville, la densité est de l’ordre de 10 sites au km² ; il s’agit de petits établissements qui sont sans doute liés au territoire vivrier de l’agglomération. Au‑delà, la densité tombe à 2,5 sites au km², densité qui correspond à la plus forte connue en Beaucairois pour des villae d’importance inégale et des domaines évalués à 50 ha environ (Bessac 1987 : 110).

111L’impact des agglomérations sur la structure et le réseau de l’habitat au Haut‑Empire commence à apparaître nettement en Lunellois, où les abords immédiats d’Ambnissum et de Lunel‑Viel ne recèlent les vestiges d’aucune villa de grande superficie mais présentent, au contraire, de nombreux points d’importance modeste. F. Lugand et C. Pellecuer soulignent de leur côté qu’autour de l’étang de Thau, des points forts de l’habitat microrégional qui se mettent en place dès l’âge du Fer, constituent des points de fixation autour desquels se développe un habitat intercalaire d’importance réduite et/ou d’occupation courte, sans doute dès l’époque républicaine et très nettement au Haut‑Empire. Il apparaît donc que l’ensemble des campagnes n’est pas soumis à cette époque au système domanial de la villa ; le village constitue l’un des pôles autour duquel s’organise l’exploitation des campagnes (Leveau 1983).

112Il ne faudrait cependant pas conclure trop rapidement que village et villa se repoussent. En Tricastin, la grande proximité de l’habitat groupé de Donzère et de la grande villa, viticole du Molard clément cette vision trop simpliste. De même dans le Beaucairois, l’agglomération d’Ugernum n’a pas empêché l’implantation, en bordure de la plaine du Rhône, d’une ligne de grandes villae exploitant des finages aux terroirs complémentaires, à proximité de la voie rhodanienne sur laquelle les gros propriétaires fonciers constituèrent une véritable façade monumentale, faite de temples et de mausolées (Bessac 1987). Le Beaucairois s’avère d’ailleurs être une région particulièrement riche en grandes villae. La comparaison des superficies de sites montre que le phénomène est beaucoup plus important qu’en Lunellois, comme si les notables nîmois –dont l’un d’entre eux est identifié par l’inscription d’un des mausolées de Beaucaire– avaient recherché préférentiellement les bords du Rhône, au plus près de la colonie, pour installer leurs domaines et leurs résidences. Le long du fleuve, la situation n’est d’ailleurs pas toujours aussi florissante puisqu’en Tricastin, en dehors du Molard, les villae de grande superficie restent moins nombreuses (deux fois moins de sites de plus de 2 ha qu’en Beaucairois).

1.9.2.3 Cultures spéculatives : des régions spécialisées

113On développera plus loin la question des domaines, de leur étendue et de leurs productions, en s’appuyant en particulier sur le cas des villae de Pardigon analysé par G. Congés et P. Lecacheur. Dans la Drôme, dans l’Hérault et dans le Var, la fouille de grands chais comportant des fouloirs, des pressoirs et un cellier renfermant au moins une centaine de dolia illustre de façon spectaculaire le développement d’une viticulture spéculative particulièrement florissante au cours du ii^e s, de n.è. Dans deux cas, la capacité de stockage du chai a pu être évaluée : 1600 hl pour la villa de Pardigon 1/3 ; 2 400 hl pour la villa du Molard. Même s’ils ne correspondent pas à la capacité de production, dans la mesure où plusieurs récoltes pouvaient être conservées, ces chiffres, comme ces installations spécialisées, permettent de restituer de grandes superficies plantées en vigne autour de la villa.

114La répartition des ateliers d’amphores vinaires en Narbonnaise (Laubenheimer 1985 ; 349‑355) montre la spécificité régionale de certaines formes (Gauloise 1 dans la région nîmoise ; Gauloise 5 en Provence), mais le type le plus courant (Gauloise 4) est fabriqué dans tout le sud de la province, dans la plaine languedocienne, la basse vallée du Rhône, la haute Provence (vallée de la Durance) et la plaine côtière provençale. On pourrait donc croire que l’ensemble du Midi méditerranéen était concerné par cette viticulture spéculative. Les résultats des prospections systématiques dans certaines régions invitent cependant à nuancer ce tableau. Quand on regarde de plus près la situation des ateliers en Languedoc, on observe une forte concentrationdans la vallée du Rhône jusqu’à Nîmes ; une autre à l’ouest, sur les territoires de Narbonne et de Béziers ; entre les abords de Nîmes et l’étang de Thau, un seul point, Montbazin, proche du groupe de la vallée de l’Hérault. Ce vide est‑il significatif ou seulement dû au hasard des découvertes ? En Lunellois au moins, l’avancée des prospections est telle que l’on peut y considérer cette absence d’ateliers comme significative. N’y avait‑il pas de vigne dans cette région ? Les restes anthracologiques retrouvés dans les fouilles d’Ambrussum et de Lunel‑Viel attestent sa présence. Mais le raisin pouvait y être utilisé à d’autres fins, comme en témoignent ces nombreux pépins retrouvés dans une réserve incendiée à la fin du i^er s. de n.è. dans le quartier bas d’Ambrussum. Il faut donc considérer que certaines régions de la province ont pu rester à l’écart de productions spéculatives alors que d’autres au contraire s’y consacraient.

115Une telle spécialisation est particulièrement nette pour l’oléiculture en Provence (Brun 1986a). C’est, en effet, presque exclusivement dans cette région que furent construites des huileries au i^er s. (La Londe et Taradeau, Var) et au ii^e s. (Lambesc, La Gaude, Peymeinade). Dans ce dernier cas, les six pressoirs disposés de part et d’autre d’une cour pouvaient traiter une centaine d’hectares d’oliviers. Ces huileries survivront environ un demi‑siècle aux exploitations viticoles, qui sont abandonnées à l’extrême fin du ii^e s. Mais l’abandon de ces structures lourdes au profit d’outils de transformation plus modestes, qui n’ont pas laissé de traces, est à verser au dossier de cette restructuration rurale, également sensible au niveau de la concentration de l’habitat entre la fin du ii^e et la fin du iii^e s. de n.è.

1.9.3 Habitat et cadastres

116Les trois groupes de centuries étudiés autour d’Orange par le groupe CANOVA donnent trois images différentes de la densité et de la répartition de l’habitat dans le réseau cadastré. Dans la région de Piolenc, par exemple, on observe que près de la moitié des sites se placent en bordure de centurie, mais presque autant et non des moindres, se développent de part et d’autre d’un limes : les premiers semblent bien se conformer à la présence du cadastre, les seconds n’en tiennent apparemment pas compte. L’implantation d’un habitat répond, bien entendu, à bien d’autres critères que l’adaptation stricte à un réseau orthonormé : on connaît des villae dont le plan s’inscrit dans le cadastre rural, mais d’autres s’adaptent à un meilleur ensoleillement ou à quelque microrelief. Est‑il donc pertinent de poser le problème de la relation spatiale entre habitat et cadastre, et de quelle façon ? Dans ce domaine, on peut rappeler deux tentatives qui n’ont pas été reprises par les auteurs de ce volume, sans doute par prudence.

117Dans le Lunellois, nous avions recensé les liaisons privilégiées entre les réseaux fossilisés ou théoriques des limites et les sites repérés (Favory 1985 : 164‑165) :
A – au croisement de limites ;
B – sur un limes ;
C – au bord d’un limes (moins de 50 m) ;
D – à moins de 100 m d’un limes;
E – sur ou au bord d’un tracé existant, parallèle à un limes.

118Tous les sites, à trois exceptions près, présentaient une relation avec la morphologie cadastrale antique, et nous avions défini le taux structurant de chaque centuriation par rapport à l’habitat : 78,5 % pour le Sextantio‑Ambrussum, 82,1 % pour le Montpelliérais A et 66 % pour le Montpelliérais B ou bien, en ne retenant que les sites du Haut‑Empire : 78,78 %, 84,8 % et 57,5 %. On pouvait objecter que le raisonnement était autopersuasif dans la mesure où l’on partait de reconstitutions cadastrales et non de limites reconnus et que les cinq critères définis prenaient en compte la dispersion la plus large dans une centurie, même s’ils privilégiaient les abords de limites. Aujourd’hui, l’équipe de Lunel‑Viel souligne que l’influence du cadastre Sextantio‑Ambrussum est la plus efficace dans la zone même où sont le plus massivement implantés les sites du Haut‑Empire.

119Dans le Beaucairois, où est également attestée une imbrication de cadastres, nous n’avons retenu, comme critère de rapport habitat‑cadastre, que l’insertion du site dans le parcellaire dominant aujourd’hui, lorsqu’il était isocline avec une des centuriations (Bessac 1987 : 98). On avait aussi constaté que plus de la moitié des sites (51 %) étaient concernés et que le parcellaire le plus structurant de l’habitat du Haut‑Empire s’inscrivait dans le cadastre A d’Orange (25 %).

120Dans cet ouvrage, seul T. Odiot s’est employé à mesurer les rapports de l’habitat avec le cadastre B d’Orange. Il bénéficiait dans ce cas d’une implantation précise du réseau centurié et il a pu distinguer, sans équivoque, les sites fixés à proximité d’un decumanus ou d’un kardo, au milieu d’un limes, au centre ou dans l’angle d’une centurie. Près de 50 % des sites du Tricastin ne répondent pas à ces critères, mais beaucoup pourraient avoir une relation avec le cadastre, si l’on tenait compte du découpage interne des centuries. En revanche, 42,73 % des sites se placent le long des axes ; la corrélation est d’ailleurs plus forte avec les habitats augustéens, dont les implantations au milieu d’un axe, au centre ou dans l’angle d’une centurie sont nettement privilégiées.

1.9.4 Territoires et domaines

1.9.4.1 Habitat groupé, habitat dispersé

121La question du cadre territorial d’un habitat donné est abordée à chacune des rencontres organisées par le collectif. Le finage définit l’espace sur lequel la famille établie dans une ferme, ou le groupe résidant dans une villa ou une agglomération, s’est installée pour le défricher, le cultiver et y exercer des droits agraires (Lebeau 1986 : 7). C’est en effet une manière de poser le problème de la hiérarchie de l’habitat rural et de rechercher comment se construisent des ensembles fonctionnels intégrant et articulant différents types d’habitat –groupé, dispersé, résidence couplée à une ferme, bâtiments d’exploitation non habités–, différents marqueurs du paysage anthropisé –nécropole, sanctuaires et édifices religieux– et les formes d’accès aux ressources : alimentation en eau, en bois, en matériaux de construction, en matières premières pour l’artisanat. C’est souligner que la question du territoire se pose à différents niveaux, correspondant aux différentes catégories d’habitats, chacun des espaces considérés s’emboîtant dans une espace plus ample. Le finage d’une ferme ou d’une villa s’inscrit dans le territoire d’une agglomération, lequel s’inscrit dans un espace régional soumis à une capitale et éventuellement homogénéisé par une limitation qui en fixe plus ou moins exactement l’extension.

122Cette approche a déjà été tentée par plusieurs d’entre nous pour définir le territoire de deux oppida languedociens de la fin de l’âge du Fer, Ugernum (Bessac 1987) et Ambrussum (Fiches 1989). Une recherche identique se poursuit pour essayer de caractériser l’environnement physique et anthropique d’un comptoir indigène, celui de lattara, installé au contact du milieu lagunaire, au cœur du delta capricieux du Lez (Favory 1988). Un des intérêts des contributions de ce volume est de souligner le rôle structurant des habitats groupés implantés dès la fin de la République et sous le Haut‑Empire, qui viennent ainsi conforter puis relayer ceux des oppida indigènes qui réussissent à perdurer après la conquête romaine. Ces agglomérations gallo‑romaines précoces constituent les pôles de regroupement de l’habitat dispersé, dès la fin du i^er s. et au cours du ii^e s. Le fait avait déjà été établi dans la plaine lunelloise, où les fouilles de Lunel‑Viel témoignent du remodelage de l’agglomération au détriment des édifices publics et d’une authentique croissance de l’agglomération au iii^e s., c’est‑à‑dire au moment même où l’habitat dispersé des environs est progressivement déserté (Amblard 1985 : 147). L’étude de la Vaunage a confirmé ce processus de restructuration de l’habitat qui bénéficie à de grands habitats, dispersés ou groupés, dont certains attireront l’église proto‑médiévale et le château du haut Moyen Âge, et donneront naissance à un village médiéval et moderne. Ces deux cas languedociens, confirmés depuis par les recherches conduites au nord du Bassin de Thau sur les villae de grande taille de Loupian et de Mas de Lavit, et présentés ici, illustrent la part importante du legs antique dans la genèse du village médiéval, fondée partiellement sur la pérennité de grands habitats ou d’agglomérations précoces.

123On reconnaît ce processus dans le structuration de l’habitat en Tricastin, influencé dans un premier temps –celui qui suit immédiatement la conquête–, par la persistance des villages fortifiés et d’un hameau de plaine indigènes. Au début de l’époque augustéenne, le centre politique se déplace de l’oppidum de Barry à la nouvelle agglomération Augusta Tricastinorum, qui n’a jamais cessé depuis d’assumer cette fonction majeure, puisque la ville actuelle est le chef‑lieu du canton correspondant partiellement au Tricastin antique. La carte de diffusion des établissements augustéens montre clairement que la nouvelle agglomération a fourni un point d’appui à la vague de colonisation, tant pour les huit sites qui s’implantent à moins de 2 km de la ville que pour les sites de plaine qui tentent de coloniser les berges du Rhône, en se maintenant à la même latitude qu’elle. De même, le site pré‑romain qui donne naissance à la station routière de Novem Craris, au passage de la Berre, semble bien avoir également offert un point d’appui au groupe de sites qui s’installent, dans un rayon de 2 km, à l’époque augustéenne (3 sites) et surtout au milieu du I^er s. (6 sites). Ces deux agglomérations de piedmont, installées au débouché de deux vallées du Tricastin, bénéficient de toute évidence du regroupement de la population rurale qui s’opère avec l’abandon de la plupart de ces sites au cours du ii^e s.

124L’étude conduite sur le territoire de Lunel‑Viel, fondée sur la prise en compte de nouveaux sites non encore identifiés à l’époque où fut rédigée la première synthèse (Amblard 1985), ne fait que confirmer la première interprétation. Il n’est pas indifférent de noter la position particulière et significative des deux agglomérations créées au Haut‑Empire (le fait mérite d’être confirmé pour Valergues, dont l’habitat groupé n’apparaît nettement que dans l’Antiquité tardive), et qui donneront naissance aux villages actuels de Lunel‑Viel et de Valergues : elles s’implantent au pied des coteaux de la garrigue, à quelques kilomètres de l’oppidum indigène, Ambrussum, sur le même axe clécuman de la centuriation régionale. Bénéficiant pleinement de la complémentarité des terroirs offerte par le contact de la plaine et de la garrigue, faisant corps avec la nouvelle ossature régulière du paysage, à 2 km au sud de la grande voie stratégique régionale –la voie Domitienne– qui en a fixé la structure et dicté l’inclinaison, les deux villages du Haut‑Empire ont organisé et dynamisé le front pionnier, qui avance progressivement vers la plaine lagunaire et l’étang littoral. Lorsque la conquête des terres, leur drainage et la maîtrise des torrents côtiers seront assurés, ils pourront accueillir la population rurale jusqu’alors dispersée dans des petits établissements qui auront été les acteurs de l’aménagement agraire.

125Les prospections conduites jusqu’aux abords de l’oppidum d’Ambrussum ont permis également de révéler la précocité de la diffusion de l’habitat dispersé à proximité de l’agglomération indigène, puisqu’on a identifié dans un rayon de 1 000 m, 5 fermes et annexes agricoles datées du i^er s. av. n.è. (Favory 1989). Il faut donc admettre que l’oppidum indigène a fourni sa propre contribution à la colonisation agraire engagée après la conquête, avant d’abandonner sa mission aux deux nouvelles agglomérations de la plaine, et singulièrement au village qui a donné naissance à Lunel‑Viel.

126A ne considérer que ces cas de figure, il apparaît bien que la hiérarchisation des habitats ne se construit pas sur les seuls critères de superficie ou de confort affiché par un gisement, mais bien sur le comportement de chaque type d’habitat dans le processus d’occupation du sol, rythmé par des phases consécutives de diffusion et de concentration au bénéfice des sites majeurs et des agglomérations.

1.9.4.2 Les réseaux d’habitat

127Pour autant, la superficie des gisements de matériaux et de tessons qui signalent la présence d’un habitat arasé reste un descripteur particulièrement précieux pour approcher la structure d’un réseau d’habitats, qui exprime toujours une authentique hiérarchisation de l’habitat. En gardant à l’esprit que cette approche de l’habitat n’intègre pas le facteur diachronique, on ne peut pas ignorer la convergence des pourcentages pour chacune des classes de superficie si l’on compare les données recueillies dans le Beaucairois, le Lunellois occidental, le Tricastin et le Vaisonnais (fig. 2), La proportion des sites dont la superficie est inférieure à 50 a est toujours supérieure à 50 %, sauf dans le Beaucairois ; mais, dans ce cas, la faiblesse du nombre des petits sites est tout à fait relative et s’explique, selon les chercheurs eux‑mêmes, par le caractère non systématique de la prospection. Il faut donc admettre que ce pourcentage n’est pas conforme à la réalité. On remarquera la similitude des proportions obtenues en Lunellois (59 %), à Sainte‑Cécile‑les Vignes, dans le Vaucluse (près de 62 %) et dans le Tricastin (65,4 %). En revanche, le Vaisonnais affirme son originalité, avec 86,5 % de sites de superficie inférieure à 50 a. En fait cette classe rassemble ici les groupes A, réunissant les sites dont la superficie avoisine les 10 a et dont l’architecture utilise la terre et la pierre, B, caractérisé par une superficie allant jusqu’à 25 a et l’usage du galet lié au mortier de chaux et C, caractérisé par une superficie allant jusqu’à 35 a et l’usage du galet lié au mortier de chaux, auquel s’ajoute celui de l’enduit peint et du béton de tuileau : l’essentiel de ces sites disparaissent dans le courant du ii^e s. ou du iii^e s. et partagent donc le sort réservé aux sites des autres régions appartenant à cette catégorie.

128Si l’on considère les matériaux de construction livrés par les gisements, on peut distinguer sans mal au moins trois classes de sites : les sites ne livrant que de la tuile et du moellon (Mat 1), les sites attestant en outre l’usage du mortier de chaux, de l’enduit peint et du béton de tuileau (Mat 2), enfin les sites affichant un niveau nettement plus élevé de confort, avec la présence de fragments de marbre, de tesselles de mosaïque et d’éléments architectoniques (Mat 3). Alors que le Beaucairois, le Lunellois et le Tricastin révèlent une répartition des sites à peu près analogue (fig. 3), avec 50 à 73 % de sites de facture modeste, le Vaisonnais se distingue par une proportion très faible des sites encore marqués par la tradition architecturale indigène (pierres et terre), et une proportion dominante de petits sites utilisant le mortier de chaux et, pour un tiers d’entre eux, de l’enduit peint et du béton de tuileau. Mais si l’on prend en compte la classification opérée par J.‑C. Meffre, on constate que la réalité est plus complexe que celle traduite dans l’histogramme. J.‑C. Meffre ne manque pas de souligner combien une partie des sites regroupés par nous sous le caractère Mat 2, et qu’il classe dans le groupe B (galets liés au mortier de chaux), est à ce point intégré au milieu naturel environnant par la manière d’exploiter les ressources locales ; il les rapproche du modèle de la maison F des Sausses (Séguret), fouillée par ses soins, et typique du groupe A (galets et terre). Autrement dit, si on ajoute aux 7 sites du groupe A les 21 sites du groupe B, on obtient une image beaucoup plus conforme aux autres histogrammes, avec 45 % de sites de classe Mat 1 et près de 18 % de sites classés Mat 2.

129Pour le reste, les établissements qui constituent le groupe des villae, dotées d’une partie résidentielle confortable, plus ou moins luxueuse, représentent 20 à 37 % du total des sites identifiés. Dans le territoire de Fréjus, sur 83 sites d’habitat repérés, on compte 8,5 % de villae, 24 % de fermes et 67,5 % de « sites » qui ne livrent aucun élément d’identification, tant au plan du confort qu’à celui de la fonction de l’habitat. Mais si l’on rapporte les dénombrements absolus au seul total des sites identifiés, on recense alors 26 % de villae et 74 % de fermes plus modestes, ce qui permet de rapprocher sans peine les résultats de cette classification avec ceux enregistrés dans le Beaucairois (23 % de villae), le Lunellois (28,5 %, en excluant les deux agglomérations) et le Tricastin (près de 20 %).

130Le mobilier autorise aussi une approche de la hiérarchie de l’habitat en proposant une classification des établissements en fonction des activités suggérées par la nature et la proportion des différentes catégories d’objets livrés par les gisements, qui informent également sur le niveau de vie des occupants.

131On peut distinguer ainsi trois classes d’habitats selon qu’ils livrent :
– un mobilier limité à l’amphore et au dolium, ce qui indique au moins une activité de stockage (Act 1) ;
– du petit outillage, des instruments artisanaux ou agricoles (Act 2) ;
– ou des indices révélant la présence d’installations spécialisées, atelier, four, pressoir ou cellier (Act 3).

132Dans l’échantillon retenu, où les données élaborées permettent la comparaison selon ce descripteur, inspiré de la classification appliquée aux sites du Beaucairois (fig. 4), 35 à 45 % des sites ne livrent aucun indice d’activité (Lunellois, Tricastin), et 34 à 43 % attestent au moins une activité de stockage. Dans le Beaucairois, la proportion des sites comportant ce caractère s’élève à 71,5 % : là encore, la faiblesse anormale du nombre des petits sites, due au caractère non systématique de la prospection, explique sans doute l’absence de sites dépourvus de dolium et d’amphore et, en conséquence, la proportion anormalement élevée des sites classés Act 1. La proportion des sites à outillage artisanal ou agricole varie entre 7 et 21,5 %. Quant aux installations spécialisées, on les trouve dans 7 à 13 % des sites.

133En ce qui concerne le niveau de vie suggéré par la qualité relative du mobilier, on s’accorde à différencier quatre classes de sites, selon les modalités établies pour l’étude des sites du Beaucairois :
– les sites modestes ne livrant que du récipient (Vie 1) : il est possible d’y voir^‑ des bâtiments d’exploitation, servant de réserve ou d’annexe agricole, et dépendant d’une ferme, d’une villa ou d’un village. Absente de l’échantillon étudié en Lunellois, même si on peut conclure à l’existence de quelques sites fonctionnant comme annexe d’un habitat contemporain, proche et plus important, cette catégorie également peu présente dans le Tricastin (1 site) s’élève à 9 % dans le Beaucairois (fig. 5) ;
– la fonction d’habitat: même modeste, elle est attestée par la présence de la céramique commune et de la vaisselle fine (Vie 2) : cette classe regroupe 58 % des sites dans le Beaucairois, plus de 81 %dans le Lunellois et plus de 86 % dans le Tricastin ;
– le petit mobilier et les monnaies : ils apparaissent dans environ 8 % des sites du Tricastin, dans près de 15 % des sites du Lunellois et un quart des sites du Beaucairois (Vie 3) ;
– le trésor monétaire, l’objet d’art, la sculpture, l’inscription : distinguant un habitat majeur, ils ne se trouvent que dans un site du Lunellois, le bourg même de Lunel‑Viel, 5 sites du Tricastin (5 %) et 3 sites du Beaucairois (6 %).

134Dès lors il est possible, à l’aide de divers instruments d’analyse empruntés à l’analysé spatiale et prenant en compte les liaisons entre différents types d’habitat, leur proximité, leur rapport à la voirie, leur durée respective, leur taille, de proposer un schéma d’organisation de l’habitat rural, insérant les sites dans un réseau hiérarchisé, fondé sur des rapports de dominance‑dépendance. On en découvrira les résultats dans les études consacrées plus particulièrement aux territoires des habitats majeurs de la rive septentrionale du Bassin de Thau, du Lunellois et du Vaisonnais, où J.‑C. Meffre propose une typologie fondée sur le croisement de 13 caractères élaborés à partir des matériaux de construction et du mobilier fournis par les gisements.

1.9.4.3 Domaines privés et territoires villageois

135A l’occasion d’études de cas, plusieurs équipes s’efforcent de proposer un cadre territorial à l’habitat analysé. On soulignera à ce propos l’intérêt de la démarche adoptée et des hypothèses avancées par l’une des deux équipes du Var, à l’issue de fouilles conduites dans la plaine de Pardigon, à Cavalaire. Trois campagnes de fouille, de 1984 à 1986, ont permis à J.‑P. Brun, G. Congés et P. Lecacheur de dégager deux villae vinicoles et un petit bâtiment rural. Au terme d’une analyse minutieuse de la capacité de stockage du chai le mieux conservé, celui de la villa 1/3, estimée à 1 600 hl, les auteurs tentent de calculer les dimensions du domaine viticole et de déterminer la superficie des cultures complémentaires, en croisant les faits archéologiques et les données fournies par les agronomes latins. En tenant compte du cadre topographique, des limites naturelles, des sites identifiés par la fouille ou repérés par la prospection, la nécessité pour la villa 1/3 de disposer d’un accès privilégié à une carrière exclusivement exploitée pour son architecture, les auteurs réussissent à fixer et à cartographier^‑ les limites du finage de cette villa.

136De même, pour limiter notre propos à quelques exemples, on suivra avec autant d’intérêt l’enquête passionnante de l’équipe du Bassin de Thau, qui consacre l’essentiel de ses efforts à la fouille de la grande villa tardive des Prés‑Bas, à Loupian. A partir des informations recueillies dans cette fouille majeure, et pour répondre aux multiples questions qu’elle soulève, l’équipe s’est soucié d’inscrire la villa dans son environnement, ce qui lui permet de proposer un schéma de concentration progressive de l’habitat aboutissant à l’émergence du village médiéval. L’occupation du sol, à la suite de la conquête, est limitée à quelques sites difficiles à repérer, d’ampleur et de facture modestes, nettement marqués par les techniques de l’architecture indigène. C’est à partir du changement d’ère que s’implantent les trois sites majeurs du territoire de Loupian. La comparaison de leurs graphes d’occupation, documentés par la quantité de mobilier récolté, indique clairement pour chacun d’eux une phase de croissance décalée dans le temps par rapport aux deux autres : le fait suggère une inter‑dépendance des trois sites, chacun assumant à tour de rôle la charge du développement local et affirmant ainsi sa prééminence sur les deux autres sites, Tous trois sont abandonnés à partir de la seconde moitié du v^e s., après le plein essor aux iv^e‑v^e s. de la villa des Prés‑Bas, illustré par ses 400 m² de mosaïques. L’équilibre du réseau antique est alors rompu pour être remplacé par un nouveau réseau soumis à deux pôles de regroupement, l’important site proto‑médiéval et médiéval du Castellas/Pallas, sur la commune de Mèze, et l’habitat de Sainte‑Cécile, qui se développe près de l’église paléo‑chrétienne installée à la fin du iv^e s. On voit alors éclore, à quelques centaines de mètres du village actuel de Loupian, plusieurs habitats qui concrétisent le pouvoir d’attraction du pôle ecclésial. Au x^e s., le processus de regroupement se confirme avec l’installation (ou le développement ?), d’un nouvel habitat muni de sa propre église, la villa médiévale de Lupiano, qui accueille un castrum au début du siècle suivant. A cette étape de l’émergence du village médiéval, celle du haut Moyen Âge, le poids de la documentation textuelle est décisif, pour recenser, nommer et localiser les habitats. L’abondance des sources écrites, regroupées dans plusieurs cartulaires religieux et laïcs permet aux équipes languedociennes, qui ont su intégrer des spécialistes de l’histoire et de l’archéologie médiévales, d’aborder avec beaucoup d’efficacité la question de la genèse de l’habitat médiéval et moderne.

1.9.4.4 Études de cas : de l’enquête particulière à la problématique générale

137Comme on le mesure, les études de cas proposées sous forme d’un commentaire plus ou moins détaillé de la fiche signalétique du site retenu, offrent l’opportunité à plusieurs équipes d’aborder des problèmes qui permettent de dépasser le cadre ponctuel du site fouillé ou prospecté et d’appliquer, à certains cas exceptionnels, un traitement de l’information particulièrement exigeant, quand le temps manque pour élargir la méthode à tous les sites.

138On prend alors le soin de réunir toute la documentation disponible : carte topographique à grande échelle, plan cadastral napoléonien et contemporain, carte pédologique, missions aériennes verticales, photographies aériennes obliques, prospections géophysiques, analyses diverses, épigraphie, textes médiévaux et modernes, microtoponymie, etc. pour cerner le rang occupé par l’habitat dans le réseau contemporain et mesurer sa contribution à la construction des trames paysagères ultérieures. Le comportement contradictoire des sources documentaires peut ainsi, en révélant des anomalies, éclairer le destin singulier d’un site. Il en est ainsi du village disparu des Parpayols, dans la commune de Lunel‑Viel. Voilà un site du haut Moyen Age, doté d’une nécropole, présentant tous les caractères d’un habitat groupé, comme le souligne l’analyse factorielle des correspondances qui l’agrège au groupe des agglomérations. Toutes les agglomérations du territoire de Lunel‑Viel ont été identifiées, parce que, outre les données archéologiques, soit elles ont donné naissance aux villages actuels, soit elles sont pérennisées par un gros mas, soit la toponymie, attestée par les textes médiévaux, archivée par le cadastre, en conserve la mémoire si aucun bâtiment n’en marque l’emplacement. Parpayols ne bénéficie d’aucun de ces témoins : son seul mérite est d’avoir engendré un spectaculaire carrefour de six voies, desservant chacune un site majeur contemporain. On n’a donc aucune information sur ce site, à part ce carrefour et le gisement de matériaux et de tessons affleurant le sol : aucun texte, aucun toponyme, l’habitat est ignoré par les chartes médiévales. Pourquoi ? On lira avec intérêt l’explication proposée à partir d’une enquête toponymique.

139Autre mode d’approche de l’habitat, la recherche des formes d’architecture gallo‑romaine précoces, celles qui sont utilisées avant le milieu du i^er s. av. n.è., voire même plus tard. On sait que le modèle de la ferme dite « indigène » ou « romano‑indigène » commence à être bien cerné pour la Gaule du Nord, grâce au concours de l’archéologie aérienne qui a multiplié les plans de ces curieux systèmes d’enclos fossoyés emboîtés, entourant un édifice difficilement perceptible, construit en matériaux périssables. R. Agache, et d’autres depuis, comme G. Chouquer, ont même réussi à photographier les formes de transition de cet habitat, quand les enclos accueillent le bâtiment à substructions en dur.

140Grâce à des conditions pédologiques et à un système de culture favorables à la révélation des sites enfouis, M. Passelac a confirmé l’existence de ces établissements précoces en Lauragais (Passelac 1983). Dans d’autres régions méridionales, leur identification reste difficile. Pour autant, la prospection au sol, la photo‑interprétation, la fouille d’habitats plus récents, attestent l’existence de ces fermes implantées au début de l’occupation romaine et dans le courant du i^er s. av. n.è. Ainsi la fouille des Prés‑Bas à Loupian a révélé l’existence d’un premier état, constitué par une structure quadrangulaire de faibles dimensions, délimitée par des fossés étroits et associée à des trous de poteau : le mobilier recueilli permet, sans plus de précision, de dater le site de la République tardive. La question reste posée de savoir s’il s’agit là d’un habitat ou de l’annexe d’un habitat en dur, édifié à proximité et non repéré. Plus au nord, dans le Tricastin, la prospection aérienne à basse altitude et les observations réalisées à l’occasion de travaux de drainage ont également permis de vérifier l’existence de fossés, de fosses et de parois en matériaux légers à l’emplacement de sites précoces, dont la seule signature à la surface du sol est la tuile et un mobilier dominé par les productions italiques. On a déjà signalé, à propos de la villa de Pardigon 2, à Cavalaire, l’existence d’un premier établissement construit en pierres sèches, avec des sols de terre battue et une toiture en matière périssable, soutenue par des poteaux de bois. Enfin, on se rappellera que J.‑C. Meffre a pu distinguer et caractériser un groupe homogène de sept sites, tous rassemblés dans le vallon des Sausses, dans la commune de Séguret : désormais cette forme d’habitat est bien connue, grâce à la fouille intégrale de l’une de ces fermes, qualifiée de « maison F » (Meffre 1988b). Il s’agit de fermes édifiées en pierres liées à la terre, dont le plan est encore fortement tributaire de la tradition architecturale indigène, avec une superficie généralement inférieure à 10 a. Elles sont implantées autour du changement d’ère et abandonnées au cours du ii^e s.

141Nous en terminerons avec ces exemples, choisis à dessein pour illustrer la pluralité des approches suivies au sein du groupe, y compris au plan chronologique puisque la plupart des équipes intègre désormais dans leur programme la genèse de l’habitat gallo‑romain et celle de l’habitat médiéval. Et nous souhaitons que cette présentation aura réussi à aiguiser l’appétit du lecteur qui est invité maintenant à parcourir cette première synthèse sur la structure agraire de la Gaule méridionale.