12. Archéologie et logique d’une périphérisation : le coin perforé néolithique en pierre
12 Archäologie und Logik einer Peripherisation : die neolithische Steinaxt
12 Archaeology and the logic of peripherisation: the neolithic perforated quoins
p. 136‑144
Résumés
A l’aide de coins perforés datés (pour la plupart en sépulture), une séquence de sept catégories de coins (fig. 4) est proposée pour les cultures suivantes : Lengyel‑Céramique Pointillée, Hinkelstein‑Grossgartach‑Rôssen. Malgré des difficultés de diverses natures (fabrication grossière des coins, exclusion réciproque de la céramique et de l’outillage poli dans les sépultures alsaciennes de la fin de la Céramique Linéaire, interdiction des coins dans le mobilier funéraire Rössen du sud de l’Allemagne), on utilisera les données datées du Rhin et de l’ex‑RDA pour réfuter l’hypothèse de la diffusion imperceptible et rapide (fig. 7 A) des objets et des rites, au profit de l’hypothèse de leur diffusion perceptible et lente (fig. 7 C), entre les deux régions voisines de Worms et de Strasbourg. Des indices clairs de périphérisation concernent l’espace (fig. 8) et les accélérations (fig. 9). On ignore tout des voies de communication longues ou courtes, qui relient les vallées du Rhin et de la Moselle, de sorte que les coins mosellans, découverts en surface, sont difficilement datables. La région de la Moselle peut cependant (fig. 10) être interprétée, par hypothèse, comme le sud‑ouest périphérisé de l’ex‑RDA ou comme l’Alsace comparée à la région plus progressive de Worms : les coins mosellans « modernes » ont été introduits soit par le Rhin moyen, soit par la Nahe ou le col de Saverne, et doivent être provisoirement attribués en conséquence ; les découvertes de surface de coins entiers attestent moins l’existence de dépôts que celle de sépultures détruites, et la persistance du rite mortuaire, connu dans l’ex‑RDA, de ne pas exclure les coins perforés (ni les grandes formes de bottier, fig. 1 : 4) du mobilier funéraire.
With the help of dated perforated quoins (for the most part from burials), a sequence of 7 quoin categories (fig. 4) is proposed for the following cultures: the Lengyel‑Céramique Pointillée and the Hinkelstein‑Grossgartach‑Rössen. despite the difficulties of diverse nature (rough manufacture of quoins, the reciprocal exclusion of ceramic and polished tools in alsacian burials at the end of the linear ceramic sequence, the absence of quoins in Rössen funerary material of southern Germany), dated evidence from the Rhine and the ex‑GDR to refute the hypothesis of an imperceptable and rapid diffusion (fig. 7c), between the two neighbouring regions of Worms and Strasbourg. Clear indications of peripherisation concern the distribution (fig. 8) and movement (fig. 9). All communication routes are ignored, long or short, which Join the valley of the Rhine and the Moselle, in so much as the quoins mosellans; discovered on the surface, are difficult to date. The Moselle region can however (fig. 10) be interpreted, for hypothesis, as the south‑west periphery of the ex‑GDR or like the Alsace compared as the region the most progressive of Worms: the "modern” Mosellan quoins having been introduced either by the middle Rhine, or by the Nahe or the Col de Saverne, and must be provisionally attributed in consequence; surface discoveries of complete quoins attest less the existence of hoards but more that of destroyed burials wounds, and the persistance of mortuary rites, known in the ex‑GDR, and to not exclude perforated quoins (fig. 1 : 4) from funerary material.
Anhand datierter Steinäxte (meistens Grabfunde) wird eine Abfolge von 7 Axttypen (Abb. 4) für folgende Kulturen vorgeschlagen : Lengyel‑Stichbandkeramik, Hinkelstein‑Grossgartach‑ Rössen. Trotz verschiedenartiger Schwierigkeiten (grobe Machart der Äxte ; in den elsässischen Gräbern der Endphase der Linearbandkeramik schliessen sich Keramik und geschliffene Werkzeuge geseitig aus ; in den süddeutschen Rössener Gräbern waren Äxte als Grabbeigaben verboten) bedient man sich der datierten Funde des Rheins und Ostdeutschlands, um die Hypothese der unmerklichen und schnellen (Abb. 7A) Verbreitung der Gegenstände und Gebräuche zu widerlegen zugunsten der Hypothese ihrer merklichen und langsamen (Abb. 7C) Verbreitung zwischen den beiden benachbarten Gebieten von Worms und Strassburg. Deutliche Merkmale der Peripherisation betreffen den Raum (Abb. 8) und die Beschleunigungen (Abb. 9). Man weiss nichts über kurze oder lange Verbindungswege zwischen dem Rhein, ‑ und dem Moseltal, sodass Oberflächenfunde von Moseläxten chronologisch nur schwer eingeordnet werden können. Das Moselgebiet kann jedoch (Abb. 10), allerdings nur hypothetisch, als süd‑westliches Randgebiet der Ex‑DDR interpretiert werden, sowie der Elsass im Vergleich zu der progressiveren Wormser Gegend : die “modernen” Moseläxte wurden entweder über den Mittelrhein, die Nahe oder die Zaberner Steige eingeführt und sind dem entsprechend provisorisch einzuordnen. Oberflächenfunde ganz erhaltener Äxte deuten weniger auf Horte als auf zerstörte Gräber und das Fortbestehen der, in der Ex‑DDR bekannten Sitte, weder Äxte (noch grosse Schuhleistenkeile, Abb. 1:4) aus den Grabbeigaben auszuschliessen.
Texte intégral
1Parmi les classes fonctionnelles d’objets en pierre polie de la civilisation danubienne, trois comportent une perforation : la forme de bottier double (fig. 1, no 5), la masse ou le disque perforé (fig. 1, nos 6, 7) et le coin perforé (fig. 1, n° 8). Des fragments de coin perforé peuvent être confondus avec des disques ou des masses. La définition du coin perforé doit donc insister sur les différences des deux extrémités, une partie distale, qui s’achève en biseau, sans tranchant, et une partie proximale, ou talon, de formes diverses qui vont être décrites.

FIG. 1 - L’industrie en pierre polie du Néolithique danubien.
2La perforation, dans la majorité des cas dans le même plan que le « tranchant », a été réalisée à mèche creuse, à partir d’une seule face. Le polissage est souvent incomplet, surtout sur le talon. Rare dans la Céramique Linéaire, cet objet est mieux connu et daté dans l’époque suivante, le Néolithique récent, dont il sera seulement question ici, c’est‑à‑dire le Ve millénaire avant notre ère, en 14C calibré. Les indicateurs de l’évolution du coin perforé sont suffisamment cohérents de la Hongrie à la Pologne, de l’Alsace au sud‑ouest de l’ex‑RDA, pour en explorer la diffusion et ses retards, d’une région à l’autre de cette civilisation. L’étude des séquences de coins perforés des régions de Strasbourg, Worms et du sud‑ouest de l’ex‑RDA, mène à des raisonnements dont les conclusions peuvent s’appliquer à la réflexion sur des régions moins bien documentées, comme la vallée de la Moselle.
3Les essais classificatoires ont été découragés par l’aspect fruste de l’objet et par des accidents qui défigurent la forme d’origine : accidents de taille ou de retaille du talon, accidents de fabrication, en particulier l’éclatement de la face à l’achèvement de la perforation, accidents d’utilisation par débitage longitudinal ou transversal (il y a dans ce cas cassure à la perforation de la pièce), et pour conséquences de fortes variations de la longueur (de 25 à 10 cm).
4Quelques raretés sont des fausses pistes : partie distale pointue, absence de perforation, perforation perpendiculaire au « tranchant ». Dans ces conditions, les classifications doivent porter en priorité sur des formes entières ou « réparées », c’est‑à‑dire du mobilier funéraire, où la règle de l’exemplaire unique par sépulture est partout respectée. les associations de coins perforés sont à la rigueur étudiables dans les dépôts d’habitat dont, malheureusement, la datation est toujours délicate. Enfin, on ne doit pas sous‑estimer les informations essentielles qu’il faudra tirer des coins perforés miniatures en céramique, typiques de la culture de Lengyel. L’association en sépulture du coin perforé avec les formes de bottier non perforées, dont les fonctions de hache et d’herminette ne sont pas réfutables, les traces d’utilisation, qui ne seront pas détaillées ici, ainsi que les morceaux de branches brutes retrouvées dans la perforation concourent à fonder la fonction de coin à fendre le bois.
5Familiarisons‑nous avec cet outil, appelé « Axt » dans la littérature allemande et « hache‑marteau » dans la littérature française, et qui n’a servi ni de hache ni de marteau. L’inhumation de Meistratzheim (Bas‑Rhin) est un peu oubliée dans la documentation (Sauer 1947), car elle n’a pas livré de céramique et les circonstances de sa découverte sont incontrôlables aujourd’hui. Ses deux coins perforés sont attribuables aux groupes de Hinkelstein ou de Grossgartach. Le coin réparé et à perforation inachevée (fig. 2, no 2) représente soit une fonction secondaire de percuteur soit une fonction de dépôt mortuaire d’objets usés, selon le rite clairement attesté sur la nécropole de Niedermerz. Le rattrapage de la cassure à la première perforation a aménagé un plan qui recoupe l’axe de la seconde perforation inachevée. Quelles que soient les irrégularités des enlèvements, l’intention est claire et la réutilisation attestée par les traces de percussion bien dessinées par Sauer sur la partie la plus proéminente du talon. L’obliquité du talon se retrouve sur le coin « neuf » (fig. 2, no 1), mais dans un plan parallèle à l’axe de la perforation, obliquité qui exclut la fonction de marteau. Cette obliquité est observée ici sur talon large. Elle disparaîtra et réapparaîtra plus tard sur des coins à talon réduit, comme celui de Mettendorf (fig. 3) publié par Boecking (1974). On comprend que le critère talon large/talon réduit est lisible sur les formes neuves, parfois invisible sur les formes réparées.

FIG. 2 – Mobilier de la sépulture de Meistratzheim (Bas‑Rhin).

FIG. 3 – Coin perforé 7 de Mettendorf, d’après Boecking (1974).
6Malgré ces ambiguïtés, on peut proposer une évolution des coins perforés danubiens du Néolithique récent (fig. 4) qui repose sur la section transversale de l’objet et sur la technologie de la partie proximale, entre la perforation et le talon. Le numéro 1 manque : il s’agit d’une catégorie de forme de bottier perforée, qui a dû exister dans les sépultures de la Céramique Linéaire finale, du début de la Céramique Pointillée et du groupe de Ilinkelstein, toutes époques très mal documentées. Un coin en basalte a été recueilli sur la nécropole détruite de Kretz, sur le Rhin moyen, avec des céramiques de la Céramique Linéaire IIIa (ou groupe de Gering) (Dohrn‑Ihmig 1979 : pl. 158 ; Eiedler 1979 : pl. 63, 1). On ne peut savoir si ce coin est le numéro 1 manquant de notre classification, ou bien un coin 5, compatible avec une origine Grossgartach de notre classification. Dans cette dernière hypothèse, le coin de Kretz ne serait plus une fausse piste classificatoire mais illustrerait la classe à part entière des coins à perforation perpendiculaire au « tranchant ». Voici cette classification :
– coin 2 : talon large, oblique dans un plan qui recoupe l’axe de perforation (fig. 4, no 2), daté par exemple à Prague‑Dejvice (Zápotocká 1967) ;
– coin 3 : talon large, oblique dans un plan parallèle à l’axe de la perforation (fig. 4, no 3), daté par exemple à Worms « Rheingewann », sépulture no 22 (Zâpotockâ 1972) ;
– coin 4 : talon large, droit, convexe (fig. 4, no 4), daté par exemple à Ditzingen, sépulture no 4 (Lichardus‑Itten 1980) ;
– coin 5 : talon large, droit, rectiligne (fig. 4, no 5), daté par exemple à Lingolsheim, sépulture no 17 (Lichardus‑Itten 1980) ;
– coin 6 : talon réduit, droit, rectiligne ou convexe (fig. 4, no 6), daté par exemple à Melník‑Mlazice (Sklenár 1969) ;
– coin 7 : talon réduit, oblique (fig. 4, no 7), daté par exemple à Göhlitzsch (Kroitzsch 1973) ;
– coin 8 : talon réduit, trapézoïdal (fig. 4, no 8), daté par exemple à Egeln‑Bleckendorf (Lichardus 1976 : pl. 18).

FIG. 4 – Évolution des coins perforés en pierre du Néolithique récent : Lengyel‑Céramique Pointillée, Hinkelstein‑Grossgartach‑Rössen. 2 Mseno, Bohême, sépulture ou dépôt, Céramique Pointillée III ; 3 Pyrzyce, Pologne du nord‑ouest, sépulture, Céramique Pointillée IVb ; 4 Slovenské Darmoty, Slovaquie, sépulture, Lengyel I ; 5 Rössen, ex‑RDA, sépulture no 48, attribuée à Rössen III ; 6 Lingolsheim, Alsace, sépulture no 36, attribuée à Grossgartach ; 7 Vitinӗves, Bohême, dépôt, attribué à la Céramique Pointillée V ; 8 Zengövárkony, Hongrie du sud, sépulture no 113 avec bracelet en cuivre, Lengyel.
7Cette classification a, par sa simplicité, l’inconvénient de se heurter à des cas ambigus dont la solution serait dans une description plus générale de la technique de fabrication de la partie distale, du polissage et de la perforation. Elle a l’avantage de permettre de parcourir la littérature d’un bout à l’autre de la civilisation danubienne, dont aucune région ne livre la séquence complète de coins perforés datés. Enfin, elle n’est pas morphologique mais traduit les recherches de solutions successives du problème technique de la résistance de la matière à la percussion du talon. Cette classification s’applique à l’est, aux cultures de Lengyel et de la Céramique Pointillée, et à l’ouest, à Hinkelstein‑Grossgartach‑Rössen. Il est naturel de l’étendre aux coins perforés non datés, jusqu’à maintenant, de la vallée de la Moselle.
8Si l’on fait abstraction des rares formes de bottier perforées de la Céramique Linéaire, le coin 2 publié par Löhr (1986) est la forme la plus ancienne de cette région : la section transversale de la partie distale (fig. 5) est encore « planoconvexe », « en forme de bottier », phénomène rare du bassin rhénan, plus persistant à l’est, en Tchécoslovaquie et dans l’ex‑RDA. Citons un coin 3 à Custines, un coin 4 (?) à Bayon, un coin 5 à Méréville et un coin 6 à Saint‑Max, tous en Meurthe‑et‑Moselle et publiés par Bouillon (1933, 1938). En Moselle, on connaît un coin 3 à Ennery (fig. 6, no 2), dont la faible asymétrie du talon tend vers le talon du coin 4, un coin 5 à Hagondange (fig. 6, no 1), à section transversale quadrangulaire, et un coin 6 à Guénange (fig. 6, no 3). Au Luxembourg (Theis 1984, 1985), toutes les catégories s’y trouvent, comme le coin 8 de Bech (fig. 6, no 4), que Clément Marolle signale aussi à Osnes, dans les Ardennes (Marolle 1983). Il faut souligner le fait qu’aucune des pièces décrites ici n’a été polie en facettes régulières, comme le fragment ramassé hors structure suite décapage du site Michelsberg de Mairy (Marolle 1984) ou les coins associés à du mobilier en cuivre, sur la nécropole de Zengövárkony (Dombay I960).

FIG. 5 – Le coin 2 le plus ancien du Néolithique récent de la vallée de la Moselle (d’après Löhr 1986).

FIG. 6 Coins perforés de la vallée de la Moselle. 1 Hagondange ; 2 Ennery ; 3 Guénange ; 4 Bech.
9Reste le problème de la datation de ces objets, qu’on doit traiter provisoirement sans certitude. Les deux régions les plus proches de la vallée de la Moselle et les mieux documentées sont celles de Worms (Hinkelstein et Grossgartach) et de Strasbourg (Grossgartach) (Farruggia 1992b). Même en réunissant ces deux régions séparées par 130 km (fig. 7), on n’obtient pas une séquence complète de coins datés.

FIG. 7 – Comparaison des séquences de coins perforés datés de Worms et de Strasbourg, dans l’hypothèse de leur diffusion Imperceptible et rapide (A), perceptible et lente à partir de Strasbourg (B), et perceptible et lente à partir de Worms (C).
10La qualité des documents reflète en effet l’activité archéologique : pas de sépulture de la Céramique Linéaire finale ni de Rössen autour de Worms. Elle reflète aussi des documents dont le nombre est en deçà de tout seuil statistique : le coin 6 est‑il attribuable à Hinkelstein, à Worms ? Les coins 2 et 3 sont‑ils attribuables à Hinkelstein, à Strasbourg ? Elle reflète enfin les décisions des cultures préhistoriques elles‑mêmes : objets en pierre polie et céramique s’excluent (Farruggia 1992a) dans des sépultures alsaciennes, généralement attribuées à la Céramique Linéaire finale (cf. la céramique barrée sur la fig. 7A), et les coins perforés sont interdits dans tes sépultures Rôssen de ces régions (cf le coin barré sur la fig. 7A).
11Une représentation fréquente (fig. 7A) de la succession de deux époques par un trait horizontal repose sur l’hypothèse de la diffusion imperceptible donc rapide de la céramique : les points de passage de Hinkelstein à Grossgartach sont contemporains à Worms et à Strasbourg. Cette hypothèse se fonde sur une organisation sociale non reconstituée mais qu’il faut s’imaginer telle que toute innovation céramique d’un lieu est immédiatement diffusée à 130 km de là. Une déduction inévitable de cette hypothèse est que la séquence des coins du Néolithique récent débute à Worms avant Strasbourg. De ce seul point de vue, Worms serait une région progressive, et Strasbourg une région réceptrice.
12Une seconde hypothèse est celle de la diffusion perceptible et lente de la céramique à partir de Strasbourg. Dans un premier essai, il suffit de faire monter légèrement la barre de Strasbourg vers Worms, de telle sorte que les coins perforés de Worms sont toujours antérieurs à ceux de Strasbourg. Un tel chassé‑croisé d’innovations est toujours difficile à soutenir. Un second essai (fig. 7B) peut faire monter la barre pour que céramique et coin en pierre apparaissent d’abord en amont puis en aval. Une déduction nécessaire est que tes coins de Strasbourg diffusent vers Worms plus vite que la céramique, ce qui en soi n’étonnerait pas le « lithicien » mais ce qui agace toujours le « céramologue » : ainsi, le coin 4 attesté dans Grossgartach à Strasbourg se retrouverait à Worms dans Hinkelstein, après avoir dépassé la céramique l
13Une troisième hypothèse est celle de la diffusion perceptible et tente de la céramique à partir de Worms (fig. 7C). Comme dans la première hypothèse, la diffusion des coins en pierre est observée de Worms vers Strasbourg, mais elle est plus nette, donc plus lente. Sous ce seul aspect, les innovations connues, mais pas le moins du monde inventées, à Worms ont été postérieurement acceptées par la région de Strasbourg.
14Une vision d’ensemble éclaire mieux ce problème des régions progressives et réceptrices (fig. 8). A un moment situé autour de Rössen II/III, Céramique Pointillée LVb/V1 et Lengyel III/TV, la diffusion des coins successifs en pierre se fait comme toujours à partir du sud‑est : les coins perforés du Rhin ont d’abord existé en Bavière, et plus tôt encore en Hongrie et Slovaquie. A ce moment‑là, les coins 3 de l’ex‑RDA du Sud‑Ouest sont les plus archaïques, ceux de Hongrie, bien entendu les plus modernes (coins à section transversale à facettes, postérieurs au coin 8). Cette carte montre aussi la périphérisation d’un rite : avec les nécropoles de Jechtingen et de la région de Regensburg (Mötzing, Landshut...), on peut parler d’une exclusion du coin perforé du mobilier funéraire Rössen du sud de l’Allemagne, alors qu’il est « encore » présent dans les sépultures Rössen de Saxe, c’est‑à‑dire à la périphérie nord‑orientale de l’extension de cette céramique.

FIG. 8 – Un instantané dans la répartition des coins perforés modernes (LG Lengyel de Hongrie), intermédiaires (CP Céramique Pointillés de Tchécoslovaquie et de l’ex‑RDA), archaïques (Rö Rössen de l’ex‑RDA, coin 3) et interdits en sépulture (coins 6 et 7 barrés).
15Si l’on compare une même tranche de temps d’une part à l’est, d’autre part à l’ouest et sur le Rhin, on constate que la vitesse de diffusion est plus élevée à l’est qu’à l’ouest. A l’ouest (fig. 9, en haut), une distance de 300 km sépare l’apparition du coin 3 entre Hinkelstein à Worms et Rössen II dans l’ex‑RDA ; à l’est, 450 km séparent l’apparition du même coin dans Lengyel I de Moravie (coin en céramique de la fosse no 16 de járomerice, Kosturik 1979) et de la Céramique Pointillée IVb de Pologne du Nord‑Ouest, à Pyrzyce (fig. 4, no 3). A l’ouest (fig. 9, en bas), le coin 5 parcourt 130 km entre Hinkelstein de Worms et Grossgartach de Strasbourg ; à l’est, il parcourt dans le même temps 330 km de Lengyel I de Slovaquie (sépulture no 1/1956 de Luzianky : Novotný 1962) à la Céramique Pointillée IVa de Bohême, au dépôt de Malâ Cernoc (Vend 1975), etc.

FIG. 9 – La diffusion des coins perforés 3 et 5 des régions progressives vers les régions réceptrices est plus rapide à l’est (LG Lengyel ; BO Bohème = Pologne) qu’à l’ouest (Hi Hinkelstein ; ST Strasbourg).
16Dans l’hypothèse de la diffusion perceptible et lente non pas des objets mais des innovations correspondantes, comparons les trois séquences de coins datés (fig. 10) à Worms, Strasbourg et dans le sud‑ouest de l’ex‑RDA, où le coin 8 est associé au groupe chalcolithique de Gatersleben. La partie française de la Moselle a pu être atteinte par‑deux voies :
– la voie longue, par Coblence, soit environ 300 km depuis Worms ;
– la voie courte, par la Nahe ou le col de Saverne, soit près de 200 km depuis Worms ;
les deux voies à la fois.
17Par analogie, nous pouvons raisonner mécaniquement à partir des séquences de coins datés et des distances qui les séparent :
– si la seule voie longue a été empruntée, les coins lorrains ont toutes chances d’être Rössen et d’attester en Lorraine l’existence de toutes les étapes de cette culture ;
– si la seule voie courte a été empruntée, les coins lorrains doivent être attribués à l’ensemble du Néolithique récent : Hinkelstein‑Grossgartach‑Rösscn.

FIG. 10 – Comparaison des séquences de coins perforés datés à Worms, Strasbourg (St) et dans le sud‑ouest de l’ex‑RDA. Position chronologique des coins récoltés en surface en Lorraine (MOS), selon la voie courte ou longue de diffusion des innovations. C = voie par Coblence ; N = voie par la Nahe ou le col de Saverne ; vase barré = exclusion réciproque de la céramique et des objets polis en sépulture ; coin barré = exclusion du coin perforé en sépulture Rössen.
18Et si les deux voies... On peut imaginer d’autres schémas, telle voie à une époque et telle autre voie à une autre époque, schémas complexes mais analysables, comme la réalité du sud‑ouest de l’ex‑RDA, où les coins archaïques 2 et 3 Rössen ont succédé aux coins modernes 4 et 5 de la Céramique Pointillée IVa. On ne donnera pas ici de petit guide de datation des coins lorrains, mais simplement des idées pour un terrain, qui s’enrichit de jalons néolithiques en nombre croissant (Blouet, Decker 1993) et d’un réseau d’échange des matières premières, dont les rayons d’action de 300 km deviennent des évidences.
19En première conclusion, disons que les coins perforés en pierre sont des outils frustes, dont l’évolution est reconstituable principalement à partir des découvertes funéraires. La classification des coins perforés de l’ensemble de la civilisation danubienne proposée ici se fonde sur les techniques successives de fabrication du talon. Son caractère élémentaire, à corriger sur une documentation future de meilleure qualité, permet les comparaisons interrégionales. Les séquences de coins datés de la vallée du Rhin ne sont pas assez complètes pour être parachutées sur la vallée de la Moselle, qui ne manquera pas de révéler, comme toute périphérie, son originalité croissante. Bien que quelques pièces puissent provenir de dépôts détruits d’habitat, la multiplication des découvertes de coins entiers de surface dans la vallée de la Moselle et sur les plateaux voisins penche en faveur de leur origine funéraire. Line originalité de la vallée de la Moselle, par comparaison avec le Rhin supérieur et le sud de l’Allemagne, pourrait être, comme dans l’ex‑RDA, le maintien du coin perforé dans le mobilier funéraire, jusqu’à la fin du Ve millénaire. On pourra donc prospecter cette région, avec l’idée qu’un coin perforé entier, comme d’ailleurs une forme de bottier entière, est l’indicateur d’une incinération déjà détruite (toujours peu profonde) et d’inhumations voisines encore à fouiller.
20En seconde conclusion, l’hypothèse de la diffusion imperceptible et rapide des objets et des rites entraîne les déductions suivantes :
– peu ou pas de retard entre régions voisines d’une même civilisation ;
– homogénéité étonnante d’une civilisation ;
– peu ou pas d’importance donnée au problème de la voie longue ou courte de communication entre le Rhin et la Moselle ;
– la séquence Hinkelstein‑Grossgartach‑Rössen existe dans les deux vallées ;
– les coins perforés lorrains sont attribuables à toute cette séquence.
21Cette hypothèse est réfutée, dans la mesure de la documentation, par le décalage constaté entre les séquences de coins datés. Elle est, de toutes les manières, fragilisée par la totale absence de reconstitution d’une organisation sociale telle qu’on puisse admettre une pareille rapidité d’échange d’innovations, sur le long terme.
22Les déductions de l’hypothèse de la diffusion perceptible et lente des objets et des rites sont les suivantes :
– retard entre des vallées voisines, entre leur amont et leur aval ;
– existence de régions progressives et de régions réceptrices
– importance donnée au problème de la voie longue ou courte de communication entre le Rhin et la Moselle ;
– la séquence Hinkelstein‑Grossgartach‑Rössen n’existe pas nécessairement en Lorraine, où Grossgartach, par exemple, peut être attesté seulement par des importations ;
– les coins perforés lorrains sont les indicateurs de la présence de ces cultures ou de leurs importations.
23Cette hypothèse est utile car elle est, pour l’instant, irréfutable. Elle devra se fonder sur l’étude de chaque thème et de chaque rite, qui sont soumis à leurs propres évolutions et périphérisations, ce qui entraîne une étude globale de la civilisation danubienne, jamais tentée à ce jour. En troisième conclusion, il faut insister sur les difficultés réelles à reconstituer le phénomène de la diffusion, et sur notre incapacité à concevoir simultanément un temps qui s’écoule et un espace qui se traverse. Ce phénomène varie selon :
– la relativité des thèmes comparés : la vitesse absolue n’est pas étudiable, en raison de l’absence de méthode de datation, sauf dans le cas de la vitesse de la néolithisation de l’Europe (Ammerman, Cavalli‑Sforza 1984) ; la vitesse relative de deux thèmes et plus est nécessaire à analyser et apporte son cortège de problèmes spécifiques à chacun d’eux ;
– le temps : à chaque époque, son rythme ;
– l’espace : à chaque région, sa diffusion ;
– l’accélération : à chaque culture, ses moyens ;
– la culture : et ses liens interrégionaux ;
– l’observation : le phénomène de périphérisation est gommé ou évalué différemment selon les paradigmes de recherche ou simplement selon les documentations ;
– la psychologie : on n’accepte pas volontiers de voir son « terrain de recherche » transformé en périphérie d’un autre ;
– un mélange variable de tout cela...
24« On constate que les micro‑régions d’une région suivent une évolution parallèle, que donc les vecteurs des mêmes variables seront (à peu près) identiques. Mais si l’on compare les régions, la grandeur vectorielle change : elle monte, et les vecteurs sont moins nombreux, c’est‑à‑dire que les variables pertinentes sont moins nombreuses. Ce fait exprime deux lois de la « périphérisation : : la loi de la pseudo‑antériorité (ou pseudo‑archaïsme, comme l’appelle Claude Lévi‑Strauss), et la loi de stéréotypisation. Les deux phénomènes sont le résultat d’une évolution dialectique entre les mouvements d’intégration d’une part (par des mécanismes de filiation et d’influence mutuelle entre unités voisines), et les mouvements séparatistes du progrès local, traditionnel, d’autre part » (Soudský 1970 : 52). Dans son cours de 1974‑1975, Soudský ajoutera d’autres « lois ». Nous venons d’en aborder trois : le pseudo‑archaïsme, l’hétérogénéité et l’archaïsme des structures rituelles.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Au moment de relire les épreuves de ce texte, en octobre 1992, je travaille sur l’hypothèse des régions à Céramique Pointillée considérées non plus comme régions progressives mais comme régions réceptrices. Tout ce texte doit être recentré sur la date dendrochronologique (‑ 5303) du premier puits de Kückhoven, près de Jülich, date guère postérieure à celle de la néolithisation de la vallée de la Moselle
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