11. De l’usage de l’architecture domestique et de l’anthropologie sociale dans l’approche des sociétés néolithiques : l’exemple du Néolithique danubien1
11 Häusliche Architektur und soziale Anthropologie in Untersuchungen der neolithischen Gesellschaftsgruppen : Beispiel der neolithischen Donaukultur
11 The use of the domestic architecture and social anthropology in the study of Neolithic societies. The Danubien exemple
p. 114‑135
Résumés
La maison ‑construction matérielle faite autant pour dominer un environnement physique que pour mettre en ordre un environnement social‑ constitue un indicateur privilégié de la complexité des phénomènes qui structurent toute société. L’architecture domestique constitue ici un outil de compréhension remarquable quant à l’égalité sociale qui structure les groupes néolithiques danubiens, et la régionalisation qui caractérise la transformation de l’identité culturelle rubanée.
The house is a material construction which serves as much to dominate a physical (natural) environment as to organize a social environment. It is a very good indicator of the complexity of the phenomena which structure any society. In this respect, domestic architecture is a remarkable tool to understand the social equality which structures Neolithic Danubian groups as well as the regionalization which characterizes the transformation of the Bandkeramik cultural identity.
Das Haus, das als materielle Konstruktion gedacht ist, eine physische Umgebung zu beherrschen und die soziale Umgebung zu ordnen, stellt einen idealen Indikator dar für die Vielschichtigkeit der Phänomene, die jede Gesellschaft strukturieren. Die häusliche Architektur ist hier ein bemerkenswertes Hilfsmittel für das Verständnis der sozialen Gleichstellung, die die neolithischen Gruppen der Donaukultur auszeichnet, sowie für die Regionalisierung, die ein Zeichen ist für die Wandlung, die die bandkeramische Kulturidentität charakterisiert.
Texte intégral
11.1 Â propos de l’architecture domestique
1Pour approcher les sociétés anciennes et sans écriture, l’archéologie dispose de plusieurs types de vestiges dont des restes d’architecture domestique. Or –pour qui sait les décrypter–, les traces d’habitation constituent un indicateur privilégié de la complexité des phénomènes sociaux et économiques qui structurent toute société. La maison s’inscrit, en effet, dans un système de valeurs, une conception et une représentation du monde communs à l’ensemble du groupe qui la produit et l’utilise. La forme, le style et les aménagements de l’architecture domestique constituent donc un message où s’inscrit obligatoirement la nature des rapports sociaux qui régissent le groupe. Contrairement aux poteries et à l’outillage en pierre ou en os, l’architecture des sociétés sédentaires primitives n’est généralement ni échangée ni transportée – si ce n’est la copie de certains éléments. La maison et son message s’adressent alors, et avant tout, à ceux de l’intérieur (les membres du groupe) et non pas à ceux de l’extérieur (les étrangers au groupe). Tout changement d’aménagement observé sur cet objet, sensé être stable2, correspondra donc, plus que sur tout autre objet, à une transformation fondamentale de la société3. Ceci est vrai des habitations des sociétés traditionnelles actuelles, comme de celles des premières populations néolithiques européennes.
2Au regard des sociétés égalitaires étudiées par les ethnologues, plusieurs constats s’imposent (voir à ce propos et entre autres : Rapoport 1972 ; et Guidoni 1975) :
– parce qu’elles traduisent une vision partagée de l’univers, les formes de l’architecture domestique, une fois considérées comme admises, résistent fortement aux changements ; cette communauté de conception et de représentation limite fortement le champ des expressions possibles, et se traduit par une très grande conformité à un modèle ;
– toutes les unités domestiques du groupe possèdent plus ou moins toutes les connaissances techniques dont celui‑ci dispose ;
– l’absence de véritable différenciation entre les constructions correspond à une absence d’inégalité sociale entre les individus ‑ une absence d’inégalité qui ne s’oppose pas à ce que les responsabilités et les rôles soient différents, et à ce que des statuts distincts existent entre les individus ;
– si l’espace habité est en partie régi par des contraintes matérielles, il l’est aussi par des contraintes symboliques (tabous, opposition entre monde féminin et monde masculin, opposition intérieur/extérieur, réception des visiteurs, etc.).
3Le « dessein » de l’architecture domestique des sociétés égalitaires est donc une construction matérielle faite pour dominer un environnement physique (protection contre les éléments naturels) autant que pour mettre en ordre un environnement social. Comme l’outillage lithique ou osseux, l’architecture est un objet usuel et fonctionnel, et, comme la céramique, elle est chargée d’un « message » signalétique ou symbolique. D’où, comme le faisait remarquer Isac Chiva (1988) à propos de l’architecture vernaculaire, un « objet de recherche [...] à la fois particulièrement fertile et contraignant, en ce qu’il impose de ne jamais –sauf de façon provisoire– disjoindre le matériel du social et du mental ».
4L’échantillon sur lequel ont été effectués les différents calculs nécessaires à cette approche est constitué de 419 plans de maison, dont 353 plans de maison rubanée répartis sur 52 sites, et 66 plans de maison danubienne « post‑rubanée » (voir définition plus bas) répartis sur 22 sites. Les constructions dont le plan était incertain ou trop incomplet ont été écartées. Les sites pour lesquels la « périodisation » était inexistante ou douteuse ont été exclus de certaines analyses –de celles relatives à la variabilité architecturale d’un site, en particulier.
11.2 Les communautés danubiennes
5Si le ternie de « danubien : –jadis utilisé par Childe (1929) mais aujourd’hui inusité– est ici employé pour qualifier un ensemble de groupes culturels correspondant en réalité à deux sous‑ensembles, les groupes « rubanés » et les groupes » post‑rubanés », ce n’est ni par nostalgie ni par goût pour un quelconque archaïsme archéologique. Tout autre terme pourrait convenir. Celui‑là a simplement le mérite d’être entendu par les préhistoriens et de mettre en avant l’origine commune –danubienne– de certaines traditions culturelles, propres aux deux sous‑ensembles. Ainsi, il devient possible de saisir le fil de l’histoire et de repérer le maintien, la modification et la substitution ou la perte des traditions architecturales.
6Si l’unité culturelle des premiers groupes (rubanés ou groupes de la Céramique linéaire) nous autorise à les rassembler sous un même vocable, le deuxième sous‑ensemble (post‑rubané) est constitué de groupes régionaux culturellement distincts mais partageant visiblement tous un héritage rubané. Il s’agit des groupes de Lengyel I, II et III, de la Céramique pointillée, de Grossgartach, de Rössen et des groupes post‑rubanés de Blicquy, de Villeneuve‑Saint‑Germain et de Cerny. Afin de démêler ici ce qui est phénomène de « périphérisation » culturelle et évolution chronologique, une division en zones géo‑culturelles et une homogénéisation des périodisations du Rubané ont été nécessaires. C’est en fonction de frontières naturelles, de vides archéologiques et de différences stylistiques relevées dans la culture matérielle, que le « territoire » rubané a été ici divisé en quatre zones (fig. 1, no 1) : la zone orientale (Petite Pologne, Slovaquie, Moravie et Silésie), la zone centrale (Bohême, Saxe, Basse Saxe, Bavière et Franconie), la zone occidentale (Souabe, Ruhr, Moselle, Rhin‑Meuse, Hainaut et Marne) et les marges sud‑occidentales (Aisne et Yonne)4. Cette distinction se retrouve plus ou moins pour la période post‑rubanée, (fig. 1, no 2) même si certaines régions (situées à la limite de deux zones) restent intermédiaires, comme la Bohême et la vallée du Neckar, et si le Hainaut, où des relations privilégiées ont été tissées avec le Bassin parisien, s’inscrit explicitement dans les marges occidentales. Situé en Kujawie (Pologne), le groupe chalcolithique de Brzesc‑Kujawski a été introduit dans cette étude du fait de sa filiation » culturelle ‑ tout particulièrement en ce qui concerne l’habitat ‑ avec l’ensemble danubien. Son isolement, ses différences culturelles et sa position chronologique (Chalcolithique ancien, d’après Lichardus et al. 1985) le distinguent pourtant des autres groupes post‑rubanés, et seraient des arguments suffisants pour le tenir à l’écart. C’est aussi pour faciliter les calculs qu’il a été nécessaire d’harmoniser les différentes périodisations régionales du Rubané. On constate qu’il est bien suffisant de subdiviser celui‑ci en quatre phases : ancienne, moyenne, récente et tardive. La lenteur avec laquelle le modèle architectural d’une société traditionnelle évolue nous autorise, en effet, à utiliser des catégories chronologiques longues de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles. Cette homogénéisation reste grossière mais clarifie les choses. Certaines des habituelles classifications régionales créent en effet une confusion, dans la mesure où elles qualifient de première étape chronologique l’arrivée du Rubané dans une région, alors qu’il s’agit d’une phase moyenne ou récente de celui‑ci. Malgré une terminologie familière aux spécialistes, la division chronologique proposée ici ne correspond donc pas aux périodisations habituellement utilisées par les préhistoriens. Le Rubané considéré ici comme « ancien » n’existe que dans les premières zones d’occupation (orientale et centrale) : il correspond à la phase I de la civilisation à Céramique linéaire proposée par Quitta (1960), par Tichý (1960) pour la Moravie, par Pavúk (1980) pour la Slovaquie, par Vend (1961) pour la Bohême, par Hoffmann (1963) pour la Saxe, et par Meier‑Arendt (1966) pour le Main inférieur. L’occupation la plus ancienne (Ib) de la région Rhin‑Meuse (Modderman 1970 ; Dohrn‑Ihmig 1974) est qualifiée ici de phase « moyenne » ou de « Rubané moyen ». Pour l’Europe centrale, la phase dite « récente » correspond à ce que l’on nomme habituellement la « Céramique linéaire III » (Vend 1961 ; Hoffmann 1963 ; et Meier‑Arendt 1966) ; et, pour la région Rhin‑Meuse, la « Céramique linéaire le et Id » (Modderman 1970 ; Dohrn‑Ihmig 1974). Enfin, la phase « tardive » équivaut à la phase IV du Rubané d’Europe centrale, et à la phase II du Rubané de la région du Rhin et de la Meuse.

FIG. 1 – Carte de l’aire occupée par les groupes danubiens. 1 les différentes zones géo‑culturelles rubanées et les sites où l’on a retrouvé des vestiges de maison rubanée ; 2 les différentes entités culturelles post‑rubanées et les sites où l’on a retrouvé des vestiges de maisons post‑rubanées.
11.2.1 L’architecture danubienne
11.2.1.1 La maison rubanée
7La maison rubanée5 est ce qu’il est traditionnellement convenu d’appeler une « maison longue ». Sa longueur –extrêmement variable– se situe dans un intervalle compris entre dix et quarante mètres ; on peut établir trois catégories : maisons « petites et moyennes » (L ˂ 21,90 m), « longues » (22,00 m ⩾ L ⩽ 35,40 m) et « très longues » (L ≥ 35,50 m). Les moyennes de longueur de la maison tendent à être légèrement plus basses durant la phase qualifiée ici de tardive, mais les maisons « très longues » y existent toujours. Pour chaque phase, le pourcentage des maisons « petites et moyennes » dans un site se situe généralement entre 55 % et 90 %. Celui des maisons « longues » varie entre 10 % et un peu moins de 40 %. Enfin, le pourcentage des maisons « très longues » se place entre 0 % et 20 % ; ce qui correspond à une ou deux maisons « très longues » par phase, dans un site. Cependant, en Rhénanie, à Langweiler (en ce qui concerne la phase récente du Rubané), en Bavière et à Straubing (pour la phase tardive du Rubané), la proportion des maisons « longues » et « très longues » est très élevée. Outre des problèmes liés aux conditions de fouilles (voir note 6), la distinction mathématique entre maisons « longues » et « très longues » ne correspond pas forcément à une différenciation établie par les populations rubanées. Le rapport entre les tailles des maisons comptait peut‑être davantage que leur longueur absolue. Ce qui importait pouvait simplement être le fait d’avoir des maisons « plus » longues, pas obligatoirement des maisons très longues. En revanche, la largeur de la maison est relativement stable : entre quatre et six mètres. Les plans caractéristiques sont les plans « rectangulaire », » pseudo‑rectangulaire » et « légèrement trapéziforme » (voir la définition des types à la fig. 2). On les rencontre dans toutes les régions et durant toutes les phases (sauf le type « pseudo‑rectangulaire » qui n’a pas encore été mis au jour dans la zone orientale, mais l’échantillon y est insuffisant). Plusieurs types de plan pouvaient se côtoyer dans un même site. Le plan « légèrement trapéziforme » est apparu dès la phase ancienne ; le plan « rectangulaire » a dominé les phases moyenne et récente ; et les trois types ont été utilisés en proportions équivalentes durant la phase tardive. A quelques exceptions près (où le plan est généralement mal conservé), le mur arrière des maisons rubanées n’est jamais plus large que celui de la façade. La trapézité n’était donc pas le fait du hasard : elle a été consciemment choisie.

FIG. 2 – Les différents types de forme de plan des maisons danubiennes. Plans typiquement rubanés : 1 « rectangulaire » ; 2 « pseudo‑rectangulaire » ; 3 « légèrement trapéziforme ». Plans typiquement post‑rubanés : 4 « trapéziforme » ; 5 « naviforme » ; 6 « pseudo‑trapéziforme ».
8Un plan « pseudo‑rectangulaire », « trapéziforme » ou « naviforme » implique une maison avec un pignon arrière moins haut que celui de la façade (et/ou de la partie médiane). Toutes les maisons danubiennes ayant leur mur arrière orienté vers la côte maritime la plus proche (ou la plus accessible), les archéologues ont longtemps considéré que l’abaissement du toit vers l’arrière de la maison et l’orientation de celle‑ci étaient liés par un même objectif : offrir une meilleure résistance aux vents venant des côtes. Une maison à plan « trapéziforme » ou « naviforme », orientée dans le sens des vents dominants, constitue en effet une structure aérodynamique très efficace. Deux remarques doivent cependant être faites à ce propos. D’une part si les vents européens dominants et/ou les plus violents venaient des côtes et si, durant le période rubanée, les conditions climatiques avaient constitué une contrainte physique à prendre en compte, les Rubanés auraient eu intérêt à construire le plus souvent possible sur un plan non rectangulaire. Mais les plans « pseudo‑rectangulaires » ajoutés aux plans « légèrement trapéziformes » ne constituent un ensemble guère plus important que celui des plans « rectangulaires » (53 % contre 41 %). D’autre part, la carte comparative des vents et des maisons danubiennes montre qu’il n’y a pas de corrélation entre la direction des premiers et celle des deuxièmes. Il faut également signaler que le choix d’un plan particulier, parmi les trois types disponibles, ne conférait pas à la superstructure de l’habitation une singularité suffisamment visible pour que la population ait pu percevoir, entre les constructions, des particularités de forme.
9L’espace intérieur de l’habitation (fig. 3) est divisé en trois parties (pour 91 % de l’échantillon étudié). A l’avant, dans leur partie sud‑est ou est, les maisons possèdent généralement (dans un peu plus de 89 % de l’échantillon étudié) deux tierces de trous de poteau formant « couloir ». Cet aménagement sépare la partie « frontale » du reste de l’habitation. En partant de l’avant, on retrouve une configuration semblable (dans près de 93 % de l’échantillon) entre la partie « médiane » et la partie « arrière », aux environs des deux tiers de la longueur de la maison. Les habitations rubanées sont donc tripartites, y compris celles qui ne présentent à l’avant qu’un couloir de séparation ; nous considérerons que la présence de ce dernier est suffisante pour que l’on puisse admettre l’existence théorique d’une partie antérieure. Seulement 4,5 % de l’échantillon ne possèdent pas de couloir « avant/centre » ; on parlera alors de maisons « bipartites ». Le couloir de séparation « centre/fond » est absent dans 2 % des cas. Même si elles existent dès la phase ancienne, les maisons bipartites se placent majoritairement dans la phase tardive. Cette définition de la partition permet de classer 90 % des maisons qualifiées de « bipartites » par Modderman (1970) dans la catégorie des maisons « tripartites ». Dans la majorité des cas (45 %)6, la partie frontale (fig. 4) est un « grenier » ou un « pseudo‑grenier ». La partie avant est également souvent (33 %) « virtuelle » ; c’est‑à‑dire qu’il n’y a pas de tierces à l’avant du couloir de séparation. En marquant le début de la partie centrale, le couloir structure l’espace et marque l’existence (réelle, symbolique ou virtuelle) d’une partie avant. On rencontre tous les types de partie avant dans tout le territoire et durant toutes les phases, sauf le « pseudo‑grenier » et l’absence de séparation « avant/ centre » que l’on n’a pas mis au jour pour la phase ancienne. En fait, à chaque type de partie avant correspond une catégorie différente de longueur, et une catégorie spécifique de nombre de poteaux. Cette liaison « type‑dimension » qui caractérise la partie avant apparaît clairement dans l’analyse des correspondances qui a été faite (fig. 5)7. Sur l’axe horizontal, les catégories de longueur faible, les types « virtuel » et « absent » s’opposent aux catégories de longueur importante et aux greniers. La différence entre les types de partie frontale est donc à la fois qualitative et quantitative. En revanche, la différenciation entre les types de partie médiane semble beaucoup plus qualitative8. On pourrait même dire que cette distinction exprime un caractère ayant plutôt à voir avec une fonction idéelle qu’avec une fonction matérielle – même si cet aspect ne peut être exclu, et si les moyennes de longueur opposent le type « à une unité » au type « à quatre unités ». C’est d’ailleurs dans cette partie que l’on rencontre la disposition de poteaux dite en » Y » (fig. 6) ; rappelons qu’il s’agissait d’un aménagement régional9 qui n’a, en aucune manière, uniquement été dicté par les lois de la physique. Il n’existe pas de différence de taille entre les maisons à « Y » et les autres, et les deux solutions se côtoient dans un même site. On ne peut pas véritablement opposer, par la taille, les types de partie médiane les plus fréquents (« à deux unités » et « à trois unités »). Une analyse de variance confirme cette observation : les moyennes de différence de longueur de la partie médiane sont en effet trop peu différenciées les unes des autres (autour d’un mètre). D’autre part, il est impossible d’établir des classes de longueur pour cette partie de la maison, contrairement aux autres parties. Il est intéressant de noter que, si l’agencement en « Y » n’a été retrouvé que dans la région Rhin‑Meuse, une autre configuration de poteaux –beaucoup plus fréquente (12 % de l’échantillon)– n’est pas sans l’évoquer. Il s’agit d’une tierce de poteaux dont le poteau, situé le plus près de la paroi nord‑est ou nord, est dévié vers le fond de la construction ; la tierce forme ainsi un « J » inversé. Quant à la partie arrière de la maison, elle est très explicitement une variable d’ordre quantitatif. Chaque type est constitué d’une série d’unités spatiales (de une à cinq) séparées les unes des autres par une tierce de poteaux. La corrélation entre le nombre de tierces et la longueur de la partie arrière est très forte (R = 0,80), et les moyennes de longueur de la partie arrière s’échelonnent graduellement en fonction du type auquel cette section appartient. Les types les plus courants sont ceux « à une unité », « à deux unités » et « à trois unités ». La fréquence du premier durant la phase tardive s’oppose à la fréquence du troisième durant la phase ancienne. L’interprétation de la variation dans l’usage des types de partie arrière pourrait être à rechercher du côté du nombre d’habitants séjournant dans la maison.

FIG. 3 – Division spatiale interne de la maison rubanée. 1 Miskovice, Bohême (Rubané ancien) ; 2 Cuiry‑lès‑Chaudardes, Aisne (Rubané tardif) ; 3 modèle.

FIG. 4 – Les différents types de partie avant de la maison rubanée, située à l’avant du couloir de séparation avant/centre (partie grisée). 1 « grenier lourd » (nombreux doublements de poteaux) ; 2 « grenier léger » (deux doublements de poteaux) ; 3 « pseudo‑grenier » (deux tierces de poteaux à l’avant du couloir de séparation) ; 4 « simple » (une tierce de poteaux à l’avant du couloir) ; 5 « virtuelle » (couloir de séparation en prise directe avec l’extérieur) ; 6 « absente » absence de couloir de séparation avant/ entre).

FIG. 5 – Analyse des correspondances pour la maison rubanée. Corrélations entre les variables suivantes : les types de parties avant (Av), centrale (Ct) et arrière (Fd), les types de partition interne (Part), les types proposés par Modderman 1970 (Mod), et les catégories de longueur de la maison (LgT) et de ses parties avant (LgAv) et arrière (LgFd). Seule la courbe correspondant aux types de partie centrale ne suit pas la forme en fer à cheval –forme typique d’une distinction entre variables liées à la taille– des autres courbes.

FIG. 6 – Les différents types de partie centrale de la maison danubienne, située entre le couloir de séparation avant/centre et le couloir de séparation centre/arrière. 1 « quatre travées » ; 2 « trois travées » ; 3 « Y avec trois travées » ; 4 « Y avec deux travées » ; 5 « deux travées » ; 6 « couloir avec deux travées » ; 7 « une travée ».
10La charpente est composée de fûts de bois qui peuvent avoir été fendus en quartiers. En l’absence d’un système de liaison transversale et de murs portants, les poteaux de soutien ont été regroupés transversalement trois par trois (tierce) à l’intérieur de la maison. Pour toutes les phases du Rubané, les maisons « petites » et « moyennes » ont une moyenne de longueur de portée (entre deux poteaux verticaux, c’est‑à‑dire entre deux tierces) moins élevée (µ = 3,60 m ; σ = 0,96) que celles des « maisons longues » (µ = 5,30 m ; σ = 1,50) ou « très longues » (μ = 5,60 m ; σ = 1,80). On peut donc en déduire que la distance séparant les tierces de poteaux n’était pas réellement déterminée par des contraintes physiques. En effet, si les Rubanés ont pu résoudre le problème des portées physiques liées aux travées de plus de sept mètres de long que l’on rencontre dans les maisons « très longues », ils pouvaient en appliquer la recette technique aux petites maisons (fig. 7). Ils auraient ainsi pu économiser sur le nombre de tierces et de poteaux intérieurs. Il n’en a rien été. Les Rubanés ont –par « choix » culturel– placé, à l’intérieur des petites maisons, un surnombre (par rapport aux lois de la physique) de tierces ; la distance maximum des portées entre tierces est alors réduite à quatre mètres et demi. L’agencement des tierces intérieures (ou rythme de succession des travées) est relativement variable. Utilisé dès l’origine, le rythme « D » (fig. 7) est. devenu, au fil du temps, de plus en plus fréquent. De ce point de vue, les maisons de la zone et des marges occidentales (de colonisation plus récente) sont très uniformes et se caractérisent par l’emploi systématique de ce rythme « D ». Cette organisation des poteaux internes ne semble pourtant pas présenter de propriétés physiques particulièrement avantageuses, par rapport aux autres types d’aménagement (« A », « B » et. » C », fig. 8). Tout se passe comme si, après une période d’hésitations, le rythme « D » avait mieux correspondu aux représentations que les Rubanés avaient de l’organisation spatiale de leurs habitations.

FIG. 7 – Le rythme de succession des travées le plus fréquent (qualifié ici de rythme « D ») dans la partie centrale de la maison rubanée. 1 Miskovice (Bohême) ; 2 et 3 Elsioo (Rhin‑Meuse) ; 4 Cuiry‑lès‑Chaudardes (Aisne). Les distances entre les tierces sont très inégales mais suivent un rythme précis. Après la partie avant, on rencontre successivement : un espace court (•), un espace moyen (••), un ou deux ou trois espaces longs (•••) et à nouveau un espace court (⦁). Très souvent, on a : (᛫ + ᛫᛫)= ᛫᛫᛫.

FIG. 8 – Définition des différents rythmes de succession des travées dans la partie centrale de la maison danubienne. A ou « rythme monotone de travées courtes » (les distances entre les tierces sont courtes et plus ou moins égales entre elles) ; B ou « distribution amorphe de travées courtes » (les distances entre les tierces sont irrégulières) ; C ou « intermédiaire entre A et D »; D ou « succession de travées progressives » (fig. 7) ; E ou « rythme monotone de travées longues » (les distances entre les tierces sont régulières et longues) ; F ou « distribution amorphe de travées longues » (les distances entre tierces sont irrégulières et très longues) ; H ou « succession amorphe de travées très longues » ; I ou « tierces de poteau invisibles ou mal conservées ».
11Un torchis préparé dans des fosses proches de la maison recouvrait le clayonnage de bois souple qui constituait l’ossature des parois. Les murs ainsi montés étaient très réguliers. La seule véritable amélioration que les Rubanés semblent avoir apportée à leur architecture est la duplication de cette paroi durant la phase tardive, avec deux rangées symétriques de poteaux (à Bochum‑Altenbochum, à Bochum‑Hilltrop Zeche Constantin, à Hienheim, à Zwenkau et à Rosdorf, par exemple). Cet aménagement a probablement eu pour conséquence une meilleure protection du bois et du torchis des parois. La réduction du nombre de tierces, que l’on observe à l’extrême fin du Rubané tardif, ne modifie guère la structure fondamentale de l’architecture : le nombre de poteaux internes y est toujours trop élevé au regard des lois de la physique. Néanmoins, des caractères –techniquement secondaires– étaient en place dans l’univers des représentations idéelles pour qu’il fut possible d’adopter culturellement la solution d’une liaison transversale, sans avoir besoin de trop bouleverser ces représentations. Cette liaison, caractéristique de la période post‑rubanée, aura probablement contribué à la réduction drastique du nombre de tierces de poteaux, et favorisé la disparition du modèle architectural originel.
11.2.1.2 La maison post‑rubanée
12Sans présenter de solution de continuité avec celle de la période précédente, l’architecture post‑rubanée constitue néanmoins un changement radical, du fait à la fois des pertes progressives du modèle formel et des techniques utilisées. Il s’agit toujours d’une maison longue, orientée vers la côte maritime la plus proche ou la plus accessible. Les types de plan (« trapéziforme », « pseudo‑trapéziforme » et « naviforme » ; voir fig. 2) et les rythmes de succession des travées (« E », « F » et « G » ; voir fig. 8) apparurent avant la fin de la période rubanée, tandis que le rythme « D », caractéristique du Rubané, continua d’être employé. Ce sont cependant le rythme « G », beaucoup plus aéré, et le plan « naviforme » qui furent les plus utilisés. Parallèlement à la transformation de certains éléments culturels, l’usage de la ferme et des entraits (liaison transversale) a probablement conduit à l’élimination des plans « rectangulaire », « pseudo‑rectangulaire » et « légèrement trapéziforme ». Ces changements furent vraisemblablement liés à une réelle préoccupation d’efficacité matérielle, et constituèrent une véritable remise en cause des anciennes règles, même si l’usage –physiquement aberrant mais fidèle à la tradition– des tierces de poteaux a été maintenu. Par ailleurs, les rythmes de succession des travées diffèrent selon les régions. En Saxe et en Ruhr, on rencontre plutôt le rythme « G » ; en région Rhin‑Meuse, les types « G », « H » et « F », avec une persistance des types rubanés (« B » et » D ») ; et, en Bavière, le rythme « D ». Plusieurs habitations ont des divisions internes matériellement. marquées par une tierce de trous de poteau plus importants ou par une tranchée de fondation. On les rencontre plus particulièrement dans la région Rhin‑Meuse (Aldenhoven, Hambach 260 et 471, et Inden), dans la Ruhr (Deiringsen‑Ruploh, Bochum‑Hiltrop et Bochum‑Kirchharpen) et en Bohême (Postoloprty). La plupart du temps, les marqueurs de la partition sont très irréguliers, mais on retrouve parfois le traditionnel couloir rubané (dans la région de la vallée du Neckar, à Schwäbisch‑Hall, par exemple). Il s’agit là probablement d’une continuation des significations que les Rubanés attribuaient à l’espace. L’usage de la liaison transversale a, par ailleurs, permis l’érection de grandes façades. Le dessin des parois que l’on peut observer est très irrégulier.
13D’une construction rubanée universelle, où l’absence de chevillage imposait un système de liaisons longitudinales et une très grande cohésion de tous les éléments, on est passé à des architectures régionales, dont les volumes pouvaient varier sur une gamme beaucoup plus large. Afin de mieux cerner ces problèmes de régionalisation, et après avoir repéré les variables et, parmi leurs modalités, celles susceptibles de s’associer ou de s’opposer entre elles, une analyse des correspondances a été réalisée entre les éléments suivants : catégories de longueur de la maison (M 1, 2, 3) ; partition de l’espace interne (Part 1, 2, 3) ; paroi du fond avec ou sans pseudo‑contreforts (Par Fct 1, 2) ; types de plan (Pl 1, 2, 3, 4, 5, 6) ; position des fosses (Pfos 2, 3) ; types d’agencement des poteaux internes (Pot. A, B, C, D, E, F, G, H, I) ; rôle des parois (Rpar 1, 2, 3, 4) ; tranchée de fond (Tr Fd 1, 2, 3) ; types de fosse (Tfos 1, 2, 3, 4) ; types de paroi (Tpar 1, 2, 3, 4, 5). Dans l’histogramme des valeurs propres, les deux premiers facteurs se distinguent bien des autres. Ils représentent 25 % de l’inertie totale du nuage des points ; la décroissance est ensuite très progressive. Cependant le premier facteur (axe horizontal) en représente 14 % à lui seul. Si l’on cherche à savoir à quoi peuvent correspondre les deux premiers axes, on constate que (fig. 9) :
– sur l’axe horizontal, l’ensemble des types de plan est regroupé dans une position centrale ; la disposition de poteaux internes Pot. A s’oppose à Pot. B, Pot. F, Pot. G et Pot. H ; le type de fosses « longues et disposées tout le long de la maison » (Tfos 2, Pfos 3) se distingue des autres types (y compris de l’absence de fosse) et s’oppose particulièrement aux fosses circulaires (Tfos 1) ; les parois doubles (Tpar 2), simples (Tpar 1) et avec pseudo‑contreforts séparés (Tpar 3) s’opposent aux parois avec contreforts liés (Tpar 4) ; les parois non‑portantes (Rpar 1) et celles qui sont très portantes (Tpar 5) s’opposent entre elles, ainsi qu’aux deux autres types (faiblement et moyennement portantes) ; la paroi de l’extrémité arrière avec contreforts (Par Fct 1) est séparée de la paroi sans contreforts (Par fct 2) ; enfin, les maisons « très longues » (M 3) se distinguent des maisons « petites », » moyennes » (M 1) et « longues » (M 2) ;
– sur l’axe vertical, les types de plans « trapéziforme » (Pl 4) et « légèrement trapéziforme » (Pl 3) sont quelque peu décalés par rapport aux autres (successivement vers les valeurs positives et vers les valeurs négatives) et s’opposent entre eux ; le type d’aménagement interne (sans tierce) « I » (Pot I ; valeurs positives) et le rythme « D » (Pot. D ; valeurs négatives) s’opposent et se distinguent des autres rythmes de succession de travées (position centrale) ; les fosses longues et creusées sur toute la longueur de l’habitation (Tfos 2, Pfos 3 ; valeurs négatives) se différencient des autres types de fosses et de leur absence (position centrale) ; les parois placées dans des tranchées de fondation (Tpar 5 ; valeurs positives) se distinguent des autres (position centrale) ; le rôle « très portant » des murs (Rpar 4 ; valeurs positives) contraste avec les autres types de paroi ; la tranchée de fond double (Tr Fd 1 ; valeurs négatives) s’oppose à l’absence de tranchée de fond (Tr Fd 2 ; valeurs positives).

FIG. 9 – Analyse des correspondances. Les variables descriptives des maisons « post‑rubanées » (SAS, ADDAD, C. Châtaignier). Voir description dans le texte.
14Ce qui s’oppose sur l’axe vertical semble donc assez lié au facteur temps. En effet, dans les valeurs nettement négatives, on rencontre des éléments appartenant à la tradition rubanée la plus classique (plan « légèrement trapéziforme », rythme de succession de travées « D », fosses longues creusées tout le long de la maison, parois avec pseudo‑contreforts séparés, parois non portantes, tranchée de fondation arrière double), et, dans les valeurs nettement positives, on voit des caractères typiques de la période post‑rubanée (plan « trapéziforme », absence de poteau interne, parois très portantes). Les relations statistiques que l’on perçoit le long de l’axe vertical sont donc probablement liées à l’évolution chronologique. Lorsque l’on place les maisons sur les deux axes de représentation, on s’aperçoit que, selon l’axe horizontal, elles se regroupent par site et, encore mieux, par zone géo‑culturelles (fig. 10). La zone et les marges occidentales (valeurs négatives) s’opposent à la zone centre‑orientale (valeurs positives) ; le site de Hambach 260 (zone occidentale) se place à l’intermédiaire des deux. On peut donc dire, en conclusion, que l’axe horizontal est celui d’une répartition géographique d’est en ouest. Le site de Zwenkau est très étendu verticalement (selon l’axe chronologique) ; ce qui est normal puisque c’est un site de transition entre le Rubané et le post‑Rubané. Enfin, le site de Brzesc‑Kujawski est décalé vers l’extrémité des valeurs positives de l’axe vertical, puisque c’est un site chalcolithique. Si l’axe vertical est réellement l’axe du temps, les sites de Mseno, Libenice, Zwenkau (pour partie), Dresden‑Prohlis, Hienlieim 2, Schwanfeld 2, Bochum‑Kirchharpen, Inclen 2, Inden 3 et Hambach 260 (pour partie) seraient plus anciens que ceux de Deiringsen‑Ruploh, Inden 1, Hambach 471, Aldenhoven, Postoloprty, Zwenkau (l’autre partie), et évidemment de ceux de Brzesc‑Kujawski et de Krusza‑Zamkowa. Pour certains sites, cette relation se trouve confirmée par les sériations établies traditionnellement, à partir du matériel céramique. L’analyse des correspondances confirme donc amplement la régionalisation supposée lors de l’examen préalable des composantes architecturales de la période post‑rubanée. En effet, elle oppose entre eux, les ensembles régionaux » Rhin‑Ruhr‑Neckar », « Saxe‑Bohême » et « Kujawie ». Elle fait, par ailleurs, parfaitement apparaître les caractères anciens d’origine rubanée qui existent encore pour quelques habitations de la zone centre‑orientale (à Zwenkau, à Libenice, à Dresden‑Prohlis et à Mseno, par exemple) ; ce sont le plan « légèrement trapéziforme », l’organisation des tierces intérieures selon le rythme « D », la présence de fosses longues tout le long des parois, et la tranchée de fondation de la partie amère). Chronologiquement, les sites de Flienheim (Bavière), de Schwanfeld (Franconie) et de Hambach 260 (Rhénanie) se situeraient plutôt dans une phase intermédiaire. Enfin, les sites de Kujawie apparaissent bien comme les plus tardifs.

FIG. 10 – Analyse des correspondances. Les variables descriptives des maisons « post‑rubanées » par région (SAS, ADDAD, C. Chataignier). Voir description dans le texte. Les carrés noirs correspondent à la Rhénanie, les cercles noirs à la Ruhr, les carrés blancs à la Franconie, les cercles blancs à la Bavière, les cercles blancs avec point noir à la Bohême, les carrés blancs avec point noir à la Saxe, les étoiles noires à la Kujawie et les rectangles noirs à la Petite Pologne.
11.3 De la signification de la conformité et de la non‑conformité à un modèle architectural
11,3.1 Uniformité et variation du modèle architectural rubané
15Vouloir faire entrer le culturel dans des calculs d’efficacité matérielle est une gageure inutile. Les calculs qui mettent en rapport la quantité de travail investi (basée sur la quantité de matière première) et le résultat obtenu (basé sur le volume habitable) ne font que souligner le désintérêt des Rubanés pour ce que nous appelerions aujourd’hui « progrès » technique : les techniques de construction une fois mises en place ont été reproduites à l’identique. Pendant plusieurs siècles, les Rubanés se sont ainsi conformés à leurs règles culturelles, sans essayer d’imposer des améliorations architecturales qui auraient risqué de transformer et de remettre en cause l’identité du groupe. Les normes de la maison rubanée « idéale » ont été établies dès la phase ancienne (cf. Miskovice en Tchécoslovaquie, par exemple) et étaient toujours utilisées, plusieurs siècles après, dans le Bassin parisien ou en Belgique. L’orientation respecte la position du littoral marin ; le plan est « légèrement trapéziforme » ; la succession des travées suit un rythme bien précis (type « D ») ayant peu à voir avec des contraintes physiques ; des couloirs séparent les parties avant et médiane, et les parties médiane et amère : et des fosses de construction bordent les parois longues de la maison (fig. 3).
16Le très grand respect du modèle architectural n’a pas entraîné pour autant un immobilisme et une uniformité stricte. Des variations existent mais on s’aperçoit qu’elles sont rarement allées dans le sens d’une amélioration ou d’une régression technique importante, même si certains choix contraignants ont été abandonnés durant la phase tardive. Des usages aux propriétés physiques mieux adaptées nous montrent que les Rubanés ont, durant la phase tardive, su et pu faire mieux ou légèrement différent : le nombre des poteaux a été réduit, le grenier lourd a été abandonné au profit d’un grenier plus léger, la disposition en « Y » des poteaux a disparu, l’espacement entre les tierces est souvent devenu plus régulier et/ou plus long, les couloirs ont parfois été supprimés et le plan « rectangulaire » a été abandonné. Les choix les plus fréquents sont cependant restés ceux de la tradition. En effet, le seuil d’efficacité matérielle, les techniques et les critères traditionnels (nombre de tierces de poteaux supérieur à la stricte nécessité physique, type normalisé de succession des travées, etc.) ont été maintenus. On constate que plusieurs types d’aménagement de la partie médiane (« à trois unités » avec ou sans Y, et « à deux unités » avec ou sans Y) ont nécessité un nombre de poteaux dont la marge était relativement étroite (entre trois et six). On a remarqué que la longueur de cette partie médiane n’avait pas influé sur ses types d’aménagement. Les différentes dispositions de poteaux n’ont donc probablement pas correspondu à des besoins volumétriques différents. On constate également que la longueur des parties arrière et médiane n’a pas eu d’évolution chronologique. Sa variation est restée plus ou moins la même selon les phases. Nous verrons plus loin que la partie arrière était probablement en rapport avec le nombre d’habitants et l’organisation familiale. Mais la constance de la variation des types d’aménagement utilisés indique que la variation n’était pas liée à un progrès technique. Il en va autrement pour la partie frontale de l’habitation qui a plus à faire avec l’économique (cf. grenier) : le nombre de ses poteaux et sa longueur ont chronologiquement subi de véritables transformations.
17Pour chaque partie de la maison, nous avons vu qu’il existait toujours –inscrites dans le modèle architectural– plusieurs solutions possibles. Dans quelles situations les Rubanés ont‑ils utilisé ces divers types d’aménagements ? On constate que certaines composantes architecturales (partie médiane et rythme de succession des travées) ont été –à l’échelle du site– uniformes (toutes les maisons d’un village avaient le même type de partie médiane) ou, au contraire, ont varié d’une maison à l’autre (on rencontre alors plusieurs types de partie médiane dans un même village). En revanche, d’autres composantes (parties avant et arrière de l’habitation) ont systématiquement varié : deux ou plusieurs types étaient obligatoirement présents dans chaque village. Pour le premier groupe de traits (partie médiane et rythme de succession des travées), il convient de rechercher dans les caractéristiques du site, ce qui a pu faire intervenir ou, au contraire, interdire la variation. Pour le second (parties avant et arrière), c’est plutôt dans la fonction socio‑économique des maisons que la réponse pourrait être trouvée. Après avoir défini des indices de variation10 et en avoir calculé la valeur pour chaque site (uniformité = 1 ; variation ≥ 2), on s’aperçoit que chaque type d’indice de variation demande à être considéré selon la zone géo‑culturelle dans laquelle se trouvent les sites considérés. Il est en effet nécessaire de prendre en compte l’effet de périphérisation qui a été évoqué plus haut. Sauf pour la variabilité du plan, les indices ont tendance à être plus élevés dans les zones centrale et orientale (voir, par exemple, la fig. 11) et durant la phase ancienne. En fait, les caractères architecturaux que l’on retrouve majoritairement dans la zone et les marges occidentales sont ceux qui ont perduré jusqu’à la fin du Rubané clans les zones centrale et orientale. Cette distinction respectée, on s’aperçoit que la variation est liée à trois aspects fondamentaux de la société rubanée :
– au fait que l’individu est fondu dans le groupe ;
– à une gestion économique ni véritablement communautaire ni hiérarchisée, mais que l’on pourrait appeler « divisée » ;
– et, enfin, à une utilisation (pas forcement consciente) du « style » architectural pour exprimer –voir pour renforcer– l’identité du groupe vis‑à‑vis de lui‑même.

FIG. 11 – Variation des sites rubanés établie à partir du rythme de succession des travées de la maison (selon la zone géo‑culturelle).
18Ces trois propositions résultent d’une appréciation du rôle joué par les trois composantes spatiales de la maison et des trois axiomes suivants :
19a. Si l’intervalle des valeurs de l’indice de variation d’une composante architecturale est étroit, et si cette composante n’est jamais uniforme, on considérera que la composante architecturale retenue exprime la particularité –au sens propre– de la maison, c’est‑à‑dire la manière dont ses habitants se sont (inconsciemment ou consciemment) singularisés parmi les leurs. On en déduit que l’aspect que traduit cette composante architecturale ne peut pas avoir été l’objet d’une norme sociale ou culturelle stricte.
20Dans une société égalitaire acéphale (voir plus bas), le « pouvoir » individuel reconnu par la totalité du groupe social est minime. La très grande homogénéité de la culture matérielle, que l’on observe dans tout le territoire et pendant toute la durée de la période rubanée, nous permet de penser que la place occupée par l’individu était partout la même, quel que fût le site ou la région. Si l’individualité s’est exprimée, ce n’a donc pu être qu’à travers des éléments non ostentatoires. La discrétion était de mise : elle allait de pair avec l’intégration de l’individu dans le groupe et l’inexistence (ou du moins la limitation) du pouvoir personnel. Dans un groupe de population, et d’un groupe à l’autre, la variation du caractère lié à l’individualité ne pouvait donc ni être élevée, ni connaître des écarts importants car la structure sociale était partout la même. On postulera que l’individu n’avait pas de pouvoir politique et économique personnel. Un membre d’une société égalitaire et acéphale n’a a priori aucune raison de se démarquer ouvertement des autres par l’intermédiaire d’un élément domestique –ici l’architecture– qui, par ailleurs, n’est vu que par les membres de son groupe.
21b. Si l’intervalle des valeurs de l’indice de variation d’une composante architecturale est étendu, si les valeurs de cet indice sont (en moyenne) moins élevées et si cette composante est parfois uniforme dans les sites des marges ou des zones de colonisation plus tardives et/ou dans certains types de sites, on considérera que la composante architecturale retenue exprime (en fonction de certains déterminants) le degré de cohésion entre les‑différentes unités (ou maisonnées) du groupe social.
22Autrement dit, la composante architecturale retenue exprime des préoccupations collectives pas uniquement tournées vers les fonctions matérielles et pratiques de la maison.
23En effet, il ne faut pas oublier que, dans une situation où aucune contrainte matérielle et/ou socio‑économique n’oblige les membres d’un groupe à la variation (c’est‑à‑dire à ce que certains de ses membres soient contraints de choisir une solution qui leur soit propre), la tendance générale sera d’approcher au plus près d’un modèle « idéal » et d’en généraliser l’emploi. On admettra que si une variation se manifeste, c’est qu’elle est nécessaire. Mais si, de temps à autre, l’indice de cette variation est très faible, c’est que celle‑ci n’est pas fondamentale au maintien et à la reproduction du groupe. Elle ne serait pas directement liée à ce qui relève des structures sociales ou de l’économie. On parlera alors de variation du degré de cohésion d’un village. Il a pu exister, dans les groupes rubanés, une certaine liberté de choix entre plusieurs solutions architecturales. Ainsi, certains villages ont utilisé toutes les solutions possibles du registre ; d’autres, en revanche, n’en ont retenu que quelques‑unes et, parfois même, une seule. Sachant qu’il n’y avait pas de différences économiques, sociales et culturelles fondamentales entre les sites rubanés (ce qui n’excluait pas la diversification), c’est d’une variation de l’assujettissement « idéel » de chaque maisonnée à chaque autre maisonnée (ou du degré de cohésion du groupe) dont il est ici question.
24c, Si l’indice de variation d’une composante architecturale n’est jamais égal à 1 (si la composante n’est pas uniforme), si l’intervalle de ses valeurs est étendu, et si cet intervalle est plus ou moins le même dans les quatre zones géo‑culturelles et indépendant du type de site, on considérera que la variabilité de la composante architecturale retenue est liée à des fonctions nécessaires au maintien et à la reproduction économiques, culturels ou sociaux du groupe de population, puisque cette variation est systématique.
25En effet, si les groupes rubanés ont constitué un ensemble de population relativement homogène, il est logique de retrouver partout, dans la culture matérielle, les mêmes réponses aux problèmes sociaux et économiques qui se sont posés. Les problèmes économiques et sociaux étant par essence multiples, il y aura –pour chaque catégorie d’entre eux– plusieurs solutions. La variation est donc obligée, mais sans être trop contrastée entre les sites. Prenons un exemple : si le stockage était collectif, un ou deux greniers pouvaient suffire au village. Dans ce cas, une ou deux habitations seulement auront eu un grenier installé dans leur partie frontale ; les autres maisonnées auront obligatoirement eu recours à un autre type d’aménagement.
26On peut mettre ainsi en évidence trois types de variation :
– une variation « individuelle », repérable grâce au plan de la construction ;
– une variation économique et/ou volumétrique, fondée sur la variation des parties avant et arrière de la maison ;
– et une variation du degré de cohésion idéelle entre maisonnées, établie à partir‑ de la variation du rythme de succession des travées et de la partie médiane de l’habitation.
27On a vu que les propriétés physiques du plan « légèrement trapéziforme » ou « pseudo‑rectangulaire » n’avaient pas été déterminantes. On a aussi souligné que le « choix » entre l’un ou l’autre des types de plan n’avait pas entraîné de distinctions visuelles très explicites entre les bâtiments, une fois ceux‑ci terminés. La forme du plan ne pouvait donc pas servir de marqueur pour se distinguer ou se rapprocher stylistiquement de ses voisins. Il convient alors de considérer ce choix comme une manifestation d’individualité propre à la maisonnée – un choix si discret qu’on pourrait presque le considérer comme relevant de l’inconscient. Ayant admis que, dans la société égalitaire rubanée, l’individu avait structurellement partout la même place, les valeurs de la variation des sites établie, à partir du plan, devraient être assez proches les unes des autres dans l’ensemble du territoire. On constate effectivement que, parmi les intervalles des valeurs des différents indices de variation, celui du plan est le plus étroit : entre 3,67 et 9,25 (μ = 5,58). Puisque le rythme de succession des travées ne semble pas avoir été dicté par les lois de la physique, on pourrait admettre qu’il a été, lui aussi, le lieu d’une manifestation individuelle plus ou moins inconsciente. Mais à l’opposé de ce qui se passait pour les formes du plan, le choix du rythme de succession des travées a forcément conduit à une différenciation stylistique visible. Par ailleurs, l’intervalle des valeurs de sa variation est très étendu. Ce constat va donc à l’encontre de notre premier axiome et de nos remarques qui soulignaient que, dans une société égalitaire, l’individualité pouvait seulement s’exprimer à travers un caractère discret dont la variation avait partout plus ou moins la même valeur.
28La variation des sites établie à partir des parties avant et arrière de la maison est systématique : tous les sites présentent toujours au moins deux types de parties avant et arrière. Si l’on considère la variation des sites calculée à partir de la partie frontale, ni l’ampleur du site, ni la densité du lieu, ni les relations avec les autres sites locaux les plus importants ne semblent intervenir sur la valeur de ces indices dont l’intervalle de variation est très large. C’est pour le Rubané récent (le moment de la plus grande expansion du Rubané), et dans les zones géo‑culturelles orientale et centrale, que la variation est la plus forte ; cette tendance ne se retrouve pas pour la phase tardive. Si l’on accepte l’hypothèse du grenier, il faut bien admettre qu’il existait une différence de fonction économique entre les maisons qui détenaient un grenier et celles qui n’en possédaient pas. On a vu que la longueur de la partie avant variait en fonction du type de celle‑ci (fig. 5). Ces considérations nous conduisent à regarder les divers types de partie frontale comme des réponses adaptées à des besoins volumétriques différents. Mais on peut également accorder à la partie frontale ‑ lieu de passage entre le public et le privé ‑ quelque rôle symbolique que l’archéologie est en peine de repérer. Il conviendrait donc de modérer l’importance de la » fonctionnalité » économique que l’on vient de proposer. En effet, si la relation « partie frontale = lieu à fonction économique » était satisfaisante, les valeurs de l’indice de variation pour la partie avant devraient être à peu près identiques pour tous les sites, du moins pour ceux de même ampleur ou de même densité. Ce n’est pas le cas. Quant à la variation des sites établie à partir de la partie arrière, elle est nettement –et, semble‑t‑il, seulement– d’ordre quantitatif. La corrélation est en effet très forte entre le nombre d’unités et la longueur de cette section (R = 0,85). La différenciation entre les types de partie arrière répondait donc probablement à des besoins volumétriques différents. On peut même suggérer que la longueur dépendait du nombre d’habitants (voir plus bas). La densité de population différant forcément entre maisonnées, l’indice de variation devrait être élevé. Il l’est toujours. Il est remarquable que les valeurs de l’indice soient proportionnelles à la dimension du site (fig. 12) : plus un site est grand, plus la variation de la partie arrière est élevée. Tout se passe alors comme si la probabilité de rencontrer des groupes domestiques de taille variée augmentait avec l’importance du village. Notons aussi que, dans la zone centrale, la variation la plus faible correspond à un site tardif et isolé (Hienheim). Ces remarques ne semblent pas s’appliquer à la zone et aux marges occidentales. Si la relation « nombre d’unités de la partie arrière = taille de l’unité domestique » est juste, la variation du nombre d’habitants entre les différentes maisonnées d’un village des zones occidentales semble avoir été limitée.

FIG. 12 – Variation des sites rubanés établie à partir des types de partie arrière de la maison, selon l’ampleur du site. 1 zone centrale du territoire rubané ; 2 zone et marges occidentales du territoire rubané.
29Revenons au rythme de succession des travées évoqué plus haut, et à la proportion des longueurs de ces travées. La longueur de l’espace qui sépare les tierces n’étant pas conditionnée par des contraintes physiques, on peut admettre que les différents rythmes de succession des travées avaient une dimension sociale ou symbolique. Cependant, l’indice de variation du rythme de succession des travées se divise en deux classes distinctes : l’une reflète la variabilité (zones orientale et centrale) et l’autre l’uniformité systématique (zone et marges occidentales) (fig. 11). Il semble que l’évolution chronologique y fut pour quelque chose : la zone et les marges occidentales sont en effet des zones de colonisation plus récente ; et la variation la plus haute de la zone centre‑orientale correspond à un site ancien, et la plus basse à un site tardif. On avancera alors que la variation observée pour le début du Rubané et clans les premières zones occupées peut correspondre à une période de tâtonnement et d’hésitation, mais aussi à une situation où marquer son appartenance à un groupe, à travers une identité de forme, était moins fondamental. De fait, le rythme « D » de succession des travées semble avoir été l’agencement idéal recherché : au fur et à mesure de l’avancée du front de colonisation vers l’ouest, il est resté le seul type utilisé, annulant ainsi toute possibilité de variation stylistique. Enfin, il n’est pas inintéressant de souligner que, dans la zone centre‑orientale, les sites les plus vastes sont ceux pour lesquels on observe une grande (voire une très grande) variation ; le seul site d’ampleur moyenne présente une variation normale, et le petit village d’Hienheim est uniforme.
30Lorsque l’on a confronté les types de partie centrale à leur surface, on a supposé que les types les plus fréquents ne traduisaient pas des besoins volumétriques différents. La variation de la partie médiane de la maison est la plus ample (15,5) et se partage en trois classes : « uniforme », « faiblement variable » et « fortement variable ». Les sites tardifs et les implantations de la zone et les marges occidentales ont des valeurs basses. Quelle que soit la zone géo‑culturelle et pour une même phase chronologique, les sites isolés ont les indices les plus bas de leur zone. Il s’agit de Hienheim (Bavière) pour la zone centrale, et de Cuiry‑lès‑Chaudardes (Bassin parisien) pour les marges occidentales. Il semble donc que l’implantation du site et les relations que celui‑ci a pu entretenir avec les autres agglomérations (fig. 13) soient intervenues dans la variation de la cohésion stylistique entre maisonnées. En effet, lorsque le site est isolé des autres sites de même ampleur mais aussi lorsqu’il est d’importance secondaire, la cohésion entre maisonnées est très forte (variation nulle ou très faible) (fig. 14). Les maisons du petit site de Missy‑sur‑Aisne (Bassin parisien) ont toutes le même type de partie centrale, indépendamment de la longueur de celle‑ci ; et les maisons du site secondaire de Miskovice (Bohême) semblent tout à fait uniformes. A l’inverse, lorsque le site s’inscrit dans un réseau local important (comme Bylany en Bohême, ou Langweiler en Rhénanie), il semble que la cohésion entre maisonnées soit plus souple : la variation est en effet élevée. Enfin, pour les sites installés dans un réseau de relations assez distendu (comme Elsloo ou Stein en Hollande, ou Brezno en Bohême), la variation observée rappelle indifféremment celle des sites isolés ou celle des sites en réseau. Ainsi, l’existence d’un large réseau de relations et d’échanges semble avoir favorisé un relâchement de la cohésion entre maisonnées. Par ailleurs, au cœur du territoire (en zone centre‑orientale) et au moment de la plus grande expansion de la civilisation rubanée, la cohésion entre maisonnée paraît avoir également été plus faible. Tout semble s’être alors passé comme si une sorte de sécurité ou d’assurance sur l’avenir, associée à la présence de partenaires d’échange et une bonne connaissance du milieu naturel, avaient permis d’assouplir les règles de l’intégration sociale.

FIG. 13 – Les différents types de réseau concernant le potentiel des relations et des échanges locaux. 1, 2 « réseau dense de sites » (d’après Pavlů 1982, Lûning 1982a et Boelicke et al. 1977) : la distance entre deux sites de même ampleur est inférieure ou égale à un kilomètre ; 3, 4 « réseau lâche de sites « (d’après Kulczycka‑Leciejewiczowa 1982, et Bakels 1978) : la distance entre deux sites de même ampleur est inférieure à cinq kilomètres mais supérieure à un kilomètre ; 5, 6 « site isolé (d’après Bakels 1978, et llett et al. 1982) : la distance séparant deux sites de même ampleur est supérieure à cinq kilomètres.

FIG. 14 – Variation des sites rubanés établie à partir des types de partie centrale de la maison, selon le type de réseau local dans lequel le site est installé. 1 zone centrale du territoire rubané ; 2 zone et marges occidentales du territoire rubané.
31Les différentes possibilités de variation étaient cependant typologiquement délimitées et bien définies. L’extrême respect que les Rubanés ont manifesté vis‑à‑vis de leur modèle architectural nous conduit à penser que la maison –à côté de son rôle pratique (intimité, protection contre l’hostilité du milieu extérieur, etc.)– était le lieu et l’occasion pour ses habitants de manifester leur appartenance à un groupe de population –on marquait avant tout sa ressemblance avec les autres– et d’exprimer l’identité même de ce groupe11. La construction des maisons –toutes fondées sur un même modèle– pouvait être l’occasion de reproduire l’unité sociale et, au‑delà, l’identité « ethnique » de tous les groupes qui partageaient sensiblement la même culture matérielle et des rites probablement assez proches les uns des autres. Godelier (1982 : 268‑9) fait remarquer que dans ce type de société (chez les Baruya de Nouvelle‑Guinée, par exemple), « le lignage est une unité forte, le clan est une unité faible et la tribu une unité forte ». Au‑delà de cette affirmation sans cesse renouvelée des traditions et de l’identité de groupe que celles‑ci sous‑tendent, le partage de la même culture matérielle, au niveau de chaque unité domestique, signifie également une société dont la structure est fondamentalement égalitaire (voir plus bas).
11.3.2 Variations locales et régionalisation post‑rubanée
32Nous avons vu et nous verrons plus loin que l’avènement de la période post‑rubanée correspond à une véritable transformation, tant technique que sociale et économique, des traditions danubiennes. Cependant, certains traits architecturaux ont perduré, en dépit des propriétés physiques aberrantes qu’ils proposent face aux nouvelles techniques. Les tierces de poteaux, par exemple, ont été maintenues dans l’espace intérieur de la maison, alors même que les murs longitudinaux étaient devenus portants. Le rapprochement des murs et des poteaux latéraux des tierces (Aldenhoven 1, Hasselweiler, Inden, Lamers‑dorf, Bochum‑Hiltrop, Deiringsen‑Ruploh et Brezno) confirme l’inutilité physique de celles‑ci. Lorsque le télescopage entre paroi et trous de poteau internes s’observe dans des maisons dont les murs ne furent probablement pas portants, la présence de tierces de poteaux reste physiquement justifiée (Bochum Kirchharpen, Bochum‑Laer, Hambach 260, Hienheim 2 et Libenice). Le problème est que l’on rencontre des tierces transversales de poteaux dans presque toutes les habitations à parois portantes. Il ne faut cependant pas croire que les Danubiens ont maintenu un système de tierces par incapacité à trouver une solution technique physiquement adaptée. Une fois la liaison transversale, avec ses murs portants, mise en place, le dispositif a été ou n’a pas été efficace. Si les murs portaient, le rôle physique du poteau central (ou celui des deux poteaux latéraux) de la tierce est devenu inutile. Certaines tierces de la partie arrière furent d’ailleurs réduites à un ou deux poteaux. Alors pourquoi retrouve‑t‑on des tierces dans des maisons très tardives (voire chalcolithiques) et matériellement très efficaces12 ? Pourquoi cette irrégularité de disposition et cette diminution du nombre des tierces qui ont rendu les propriétés physiques de celles‑ci encore plus inutiles ? Pourquoi avoir maintenu trois poteaux alors qu’un seul ou deux étaient suffisants ? Probablement qu’une maison sans tierce de poteaux ne s’inscrivait pas dans la représentation idéelle que les Danubiens avaient d’une habitation.
33Il n’est pas indifférent de constater que ce sont les maisons les plus anciennes de la période qui possédaient les parois les moins portantes, le nombre de tierces le plus élevé et les alignements les plus réguliers. Mais si l’invention de la liaison transversale a été favorisée par –et a favorisé– une perte des traditions et l’adoption de règles culturelles nouvelles, il paraît probable que ses propriétés physiques n’ont pas immédiatement –ni jamais totalement – supprimé les surdéterminations que les post‑Rubanés avaient de leurs techniques de construction. On ne peut plus –comme précédemment– superposer, pour les confondre, deux plans de maison d’un même site. Apparemment, marquer sa ressemblance (ou son appartenance) vis‑à‑vis du groupe n’était plus aussi fondamental, et les canons de l’architecture plus aussi stricts. Les vestiges du bâtiment sont même souvent irréguliers : les parois ne sont pas toujours très rectilignes, les regroupements de trous de poteau internes ne sont pas toujours nettement structurés ; la partition de l’espace, clairement marquée dans la maison rubanée, est rarement visible, etc. Bref, les constructions étaient semblables mais ne se ressemblaient pas. Des marqueurs individuels –ceux de l’unité domestique– ont pu s’afficher à travers l’architecture. Les variations architecturales que l’on observe de groupe à groupe sont également importantes. A l’opposé de ce qui se passait durant le Rubané, la construction d’une maison ne pouvait plus permettre de reproduire une identité sociale et culturelle supérieure à celle d’un clan ou d’un lignage. Comme le remarque Godelier (1982 : 268‑269) pour les sociétés à big men de Nouvelle‑Guinée : là, où pour la totalité du groupe, il n’existe plus d’occasion de reproduire la tribu comme unité supra‑locale, « le lignage est fort, le clan est fort et la tribu semble une unité assez faible ».
34La variabilité du modèle architectural, et les techniques post‑rubanées ont probablement favorisé la disparition du caractère « universel » des traditions culturelles. Mais elles ne suffisent pas à l’expliquer. On peut avancer l’hypothèse que l’éclatement résulta aussi d’une diversification des milieux naturels exploités, et ce pour deux raisons. D’une part, une fois l’ensemble du territoire colonisé, celui‑ci fut progressivement transformé jusqu’à présenter des caractéristiques écologiques incompatibles avec la tradition technique du groupe. D’autre part, en l’absence d’une quantité suffisante de terres vierges présentant les conditions de milieu dont les Rubanés étaient coutumiers (sols loessiques, par exemple), il a fallu s’adapter à des niches écologiques particulières. Des spécificités régionales et, à terme, des spécialisations ont pu naître de cette diversité des milieux exploités et des techniques qui leur étaient adaptées. En bref, l’unité rubanée éclata. Il ne fut plus question de similitude entre les maisons de la zone orientale et celles de la zone et des marges occidentales. Dans la totalité du territoire ne furent conservées du modèle architectural d’origine que le caractère long de la maison, le plan quadrangulaire (sous son aspect trapéziforme), l’orientation et la présence de tierces de poteaux. Les post‑Rubanés se sont donc économiquement et culturellement reproduits différemment de leurs voisins, et n’ont pas toujours cherché à marquer à tout prix leur ressemblance avec ceux de leur propre groupe. Ce processus d’isolement a néanmoins généré de nouvelles formes d’homogénéité locale. On peut alors parler de régionalisation. L’architecture en est aujourd’hui la partie la plus explicite mais la régionalisation est également visible clans les vestiges céramiques. A proprement parler, il ne s’agissait pas de groupes post‑rubanés mais de groupes que les archéologues qualifient aujourd’hui de « Lengyel », de « Céramique pointillée », de « Hinkelstein », de « Grossgartach », de « Rössen », de « Blicquy/Villeneuve‑Saint‑Germain », de « Cerny », des groupes fixés dans des territoires régionaux bien distincts, comme ceux du » Bassin parisien/Hainaut », du « Rhin/Ruhr/Neckar », de la « Saxe/Bohême » et de la » Kujawie ». L’apparition d’architectures régionales et, avec elles, la disparition progressive du modèle rubané ont entraîné des expressions individuelles qui n’existaient pas auparavant. Mais il ne semble pas que de véritables stratifications sociales se soient immédiatement mises en place. Ces premières différenciations entre unités domestiques ont néanmoins, et dès lors, constitué un terrain favorable au développement des inégalités sociales à venir.
11.4 Usage, fonctions et signification de la maison
35L’uniformité des vestiges marquant la transition entre les différentes parties de la maison (deux tierces de poteaux formant couloir ou plus rarement une seule tierce profondément ancrée dans le sol) souligne l’identité collective dont l’architecture rubanée était porteuse. Des variations typologiques plus larges existent cependant quant aux autres composantes architecturales, auxquelles ont vraisemblablement correspondu différents types de préoccupations :
– des préoccupations économiques, repérables grâce aux greniers de la partie frontale de certaines habitations ; entre intérieur et extérieur, entre public et privé, le grenier était un accessoire particulièrement visible et accessible, sous le contrôle des maisonnées qui n’en possédaient pas, en quelque sorte ;
– des préoccupations liées au nombre d’habitants, signalées par la variation conjointe du nombre de travées et de la longueur de la partie arrière ; sans distinction particulière et retranché derrière un deuxième couloir de séparation, il s’agissait du lieu le moins accessible de la maison et probablement celui de la plus grande intimité ;
– et une expression de la cohésion culturelle et sociale entre les différentes maisonnées du village.
36Le degré de cette cohésion peut se mesurer dans la variation de l’aménagement de la partie médiane. Séparée de la partie frontale par un couloir, la partie médiane était –dans le cas des maisons bipartites– en contact direct avec l’extérieur et facilement accessible. Il s’agissait probablement d’un lieu domestique mais aussi d’accueil pour les visiteurs. Lorsque le village avait la possibilité d’entretenir des relations avec un certain nombre d’agglomérations environnantes, l’aménagement de la zone de réception variait d’une habitation à l’autre. Ces variations étaient, cependant inscrites dans une typologie bien définie, et donc reconnaissables et acceptables par l’ensemble de la communauté. Au contraire, lorsque le site était isolé ou secondaire, chaque unité domestique a plutôt cherché à marquer sa ressemblance avec les autres, en renforçant la cohésion « stylistique » de leur architecture. Quant à la diversité et à l’irrégularité des maisons post‑rubanée, elles confirment l’apparition d’une certaine individualisation et, peut‑être, également de différences fonctionnelles entre les constructions.
11.4.1 Évaluation du nombre d’habitants
37A partir des données qui sont actuellement à notre disposition, nous pouvons convenir de l’existence de villages (ou d’unités spatiales) rubanés constitués en moyenne de trois à huit maisons contemporaines, dont une ou deux avaient plus de vingt‑deux mètres (voire quelquefois plus de trente cinq mètres) de longueur. Line régression du nombre d’occupants par habitation, établie à partir d’un échantillon de neuf populations traditionnelles vivant dans des maisons longues, nous permet de supposer que 150 à un peu plus de 250 personnes pouvaient s’y côtoyer, sans qu’il fut nécessaire de construire de nouveaux bâtiments ou de modifier le modèle architectural. Nous verrons plus bas que, dans une structure sociale égalitaire où chaque unité participe aux prises de décision, ce chiffre peut sembler élevé. Il multiplie en effet de façon exponentielle le nombre et le temps des communications à établir entre les individus. Cependant ce nombre est nécessaire à l’accomplissement des tâches agricoles collectives qui étaient celles des Danubiens. Et celui des regroupements domestiques (trois à huit habitations) pouvait offrir une limite convenable au nombre des communications décisives et des conflits potentiels qui pouvaient éclater entre maisonnées.
11.5 Égalité sociale et différences de statut
11.5.1 Société égalitaire et « hiérarchie séquentielle »
38Les individus qui composent une société ont tous des qualités de perception, d’appréciation et d’invention différentes. Ce sont ces différences qui, à très long terme, garantissent à un groupe ses possibilités d’adaptation et, à partir de là, son échec ou son succès. Dans certaines circonstances13, il est profitable, voire indispensable, que la société puisse disposer de la totalité du potentiel d’adaptation de chaque unité (voire de chaque individu) qui la constitue. C’est là un moyen de contrôler le plus rapidement possible les variations de l’environnement (qu’il soit naturel ou social), et de trouver les réponses indispensables au maintien et à la reproduction du groupe. Nous considérons que les Rubanés se sont trouvés dans une situation de ce type. En effet, leurs moyens de production étaient limités : imprévisibilité des rendements (Tits‑Dieuaide 1978 ; Gregg 1988), absence d’araire et d’amendement (à l’exception du brûlis), existence d’un élevage presque limité au bœuf et au mouton, c’est‑à‑dire dans lequel le cochon était presque inexistant ; or, on sait que ce dernier est un animal que l’on ne peut élever en quantité importante que si la production de nourriture est supérieure aux besoins des hommes eux‑mêmes, puisque son régime alimentaire est concurrent de celui de l’homme. Il ne faut également pas oublier que les Rubanés furent les premiers agriculteurs à avoir colonisé cette partie de l’Europe tempérée – un territoire vierge dont le potentiel d’alliances sociales était alors très réduit. Les Rubanés ne pouvaient, en effet, y rencontrer que de petits groupes de chasseurs‑cueilleurs mésolithiques qui, de toute façon, vivaient dans des niches écologiques totalement différentes.
39La structure sociale la plus adaptée à ce genre de situation « à risques » semble être une structure sociale égalitaire où aucune règle n’est –a priori– incompatible avec l’accès de chaque individu à l’ensemble des ressources et des sources d’information. Rappelons qu’une société égalitaire n’est pas une société où tous les individus ont des statuts ou des rôles identiques. Il s’agit d’une égalité en terme d’accès à l’information et de prise de décision, dans laquelle chacun participe au maintien et à la reproduction de la société –en respectant l’entité qu’elle constitue– et où les droits et les obligations sont les mêmes pour tous les adultes d’un même sexe. Mais il semble bien qu’au‑delà de cinq à six unités homogènes de sources d’information (individus ou familles ou lignages ou clans...), la qualité de la prise de décision décline (voir, à ce sujet, Johnson 1978 ; Reynolds 1984). Dans une telle situation, le nombre et la durée des communications entre unités augmentent de manière exponentielle, ainsi que la fréquence des désaccords et des disputes. La prise de décision devient plus lente et son efficacité moins rentable par rapport au potentiel investi (temps, nombre de personnes impliquées, etc.). Pour garder l’avantage d’une structure sociale égalitaire, la meilleure solution est de faire de nouvelles unités en regroupant les premières. Ainsi, il paraît préférable de se constituer en familles étendues plutôt qu’en familles nucléaires, ou en lignage plutôt qu’en familles étendues, etc. Ces unités plus larges peuvent très bien ne pas être permanentes mais être « séquentielles » (Johnson 1982). C’est‑à‑dire ne se constituer que lorsqu’elles sont nécessaires, comme les camps saisonniers des l Kung San (Johnson 1982) ou comme les segments lignagers et les lignages des Tiv (Bohannan 1954 ; Sahlins 1961). Chez les !Kung San, l’unité sociale est normalement la famille nucléaire mais, pendant la saison sèche, c’est la famille étendue qui est l’unité de base. Ainsi, lorsque les conditions climatiques requièrent la collaboration d’un plus grand nombre d’individus pour la chasse et la cueillette, ce sont des familles étendues qui constituent l’ensemble de l’unité résidentielle puis, lorsqu’arrive la saison des pluies, la famille nucléaire reprend ses droits et redevient l’unité de base du camp. Quant aux communautés Tiv, nous dirons qu’elles sont intégrées dans un système de plusieurs segments dont chacun est constitué de plusieurs d’entre elles. Ces segments sont, à leur tour, inclus dans un système de plusieurs lignages, chacun composé de plusieurs de ces segments. Des groupes de lignages sont de même réunis en plusieurs tribus qui se réclament d’un ancêtre commun. Lorsqu’une communauté d’un segment attaque une communauté d’un autre segment, c’est l’ensemble des communautés du segment attaqué qui répond et, lorsqu’un segment d’un lignage attaque un segment d’un autre lignage, c’est l’ensemble du lignage qui sera concerné et ainsi de suite. A propos de certains groupes des Highlands de Nouvelle‑Guinée (Mae Enga, South Fore, Siane, Kyaka Enga, Bena Bena, Raiapu Enga, Chimbu, Kapauku, Kakoli), Johnson (1982) fait remarquer que le nombre d’individus qui composent les clans de ces groupes varient énormément (μ = 242, σ = 168). En revanche, le nombre de clans est, quant à lui, beaucoup plus stable (µ = 7,5 ; σ = 1,6). J’ajouterai que la tribu des Baruya (Godelier, 1982) est constituée de quinze clans. Mais les clans qui dirigent les cérémonies collectives d’initiation –qui interviennent au plus haut niveau d’intégration sociale– sont toujours inférieurs à cinq. On constate donc que, lorsque c’est nécessaire (ou du moins plus efficace), les sociétés égalitaires disposent de solutions pour créer des unités sociales d’un nombre inférieur à six, tout en maintenant –ou en augmentant– le nombre d’individus requis pour l’accomplissement des tâches. Elles connaissent à la fois une structure sociale verticale –les unités de base sont incluses dans des unités plus grandes– tout en maintenant une structure horizontalement égalitaire.
40Nous avons constaté que les « grands » villages rubanés étaient en moyenne constitués de cinq maisons contemporaines (o = 3). Comme dans les exemples cités plus haut, il semble donc que les populations rubanées se soient structurées selon un nombre d’unités inférieures à six. Si l’on accepte l’hypothèse d’habitations occupées par des familles élargies (voir plus bas) et que la taille de la famille ait en partie déterminé la longueur de la maison, la population d’une unité résidentielle se serait située entre 150 et 260 individus. Les villages rubanés les plus importants auraient donc compris un nombre suffisant de personnes pour effectuer les tâches agricoles, mais auraient été structurés de manière à ce que les conflits éventuels fussent réduits à cinq sources ou, si l’on préfère, à cinq unités domestiques élargies. Par ailleurs, dans les sites de Langweiler 2 et 9, les vestiges des maisons sont regroupées en cinq unités spatiales (fig. 15) ; et, dans les secteurs où nous avons supposé que le réseau de relations avait été dense, on rencontre des ensembles de sites constitués de cinq ou de six éléments (fig. 13). C’est, par exemple, le cas dans la vallée du Merzbach (Plateau d’Aldenhoven, en Rhénanie), et dans celle de la Vrchlice (cf. Bylany, en Bohême).

FIG. 15 – Organisations spatiales du « village » rubané. 1 Cuiry‑lès‑Chaudardes (Aisne, France) ; 2 Langweiler 2 (Région Rhin‑Meuse, Allemagne ; d’après Farruggia et al. 1973) ; 3 Langweiler 9 (Région Rhin‑Meuse, Allemagne ; d’après Kuper et al. 1977) ; 4 Straubing (Bavière, Allemagne ; d’après Christlein 1982) ; 5 Elsloo (région Rhin‑Meuse, Hollande ; d’après Modderman 1970) ; 6 Stûrovo (Slovaquie ; d’après Pavûk 1982).
11.5.2 Société égalitaire et différence de statut individuel
41Les ensembles d’objets qui accompagnent les squelettes des cimetières rubanés sont relativement variés. Mais ces variations sont de faible amplitude et indiquent des différences de statut entre les sexes et surtout entre les âges, plutôt qu’entre des individus de la même génération. Les nécropoles étudiées et publiées sont rares mais les sépultures semblent toutes traduire le même rituel. Cependant dans la nécropole de Nitra, en Slovaquie (Pavuk 1972), les objets les plus précieux (rares parures de spondyles et objets de pierre polie) sont associés à des tombes masculines et ce, en quantité légèrement plus importante pour les hommes les plus vieux ; les sépultures féminines les plus riches sont celles des femmes les plus âgées. A Aiterhofen en Bavière (Reinecke 1978) et à Rixheim en Alsace (Gallay, Schweitzer 1971), les outils de pierre polie et les pointes de flèche se trouvent dans des sépultures d’homme. On ne peut faire de véritables différences entre les sépultures de jeunes individus masculins, mais on connaît néanmoins une sépulture d’enfant (à Nitra) avec un vase et un fragment d’herminette. Si les groupes rubanés n’étaient pas socialement stratifiés, les différences de longueur, observées entre les maisons, ont pu correspondre à des différences dans le nombre d’habitants. Soudsky (1969) avait proposé de voir, dans les bâtiments les plus longs (à raison d’un par phase d’habitation), des « maisons de réunion », comparables aux maisons des hommes ou de cérémonie de nombreuses sociétés traditionnelles. Plusieurs observations relativisent ces propositions. En premier lieu, certaines maisons rubanées semblent s’être singularisées autrement que par leur longueur : en particulier, des bâtiments très longs sans fosse ou accompagnés d’une seule et très petite fosse qui en tout état de cause ne peut avoir fonctionné comme fosse de construction, sinon symboliquement ; mais aussi des maisons à grenier et, dans certaines régions, des maisons où la totalité des murs a été implantée dans une tranchée de fondation14. La stricte conformité de leur agencement intérieur au modèle général ne semble pourtant pas en faire des maisons qui auraient été occupées différemment des autres. Il aurait alors pu s’agir d’habitations correspondant à des unités domestiques dont l’un des membres aurait été en charge d’une activité particulière (gestion d’un grenier collectif, conduite de certains rituels ou de cures chamaniques, etc.). Lors de la construction, la reconnaissance de cette fonction aurait pu entraîner la participation de plusieurs unités domestiques ; ce qui pourrait expliquer que la terre et le lieu de fabrication du torchis aient eu une origine éloignée de la maison. Il se peut également qu’une ou deux habitations par village –celles qui possédaient un grenier– aient été associées à des tâches de redistribution. L’un de ses membres aurait alors pu jouer un rôle dans le contrôle de la production mais n’aurait pas, pour autant, possédé davantage de « richesses ».
42Il aurait donc pu exister une « compétition qualitative » (maisons à grenier/maisons sans grenier ; maisons avec fosses/maisons sans fosse, etc.) interne au groupe, sans que les membres du groupe ne se fussent distingués par la « quantité » de leurs biens. Une différence de cet ordre demeure d’ailleurs invisible à la fouille et à l’étude du matériel recueilli dans les fosses des maisons. La conformité des habitations « singulières », et l’équivalence relative en qualité et en quantité des rejets semblent indiquer que le statut social des habitants de ces maisons a été structurellement identique à celui des autres membres de la communauté. On se situerait donc dans un modèle semblable à celui proposé par Godelier (1982, 1991) et, à sa suite, par Lemonnier (1990) pour les Highlands de Nouvelle‑Guinée : certains personnages se seraient distingués des autres mais n’auraient pas pour autant été des big men (voir plus bas).
43Pour en revenir à la longueur de la maison, observons les Kekchi Maya qui vivent actuellement au Belize. Ceux‑ci construisent des maisons qui, comme les habitations rubanées, sont très uniformes dans leur aspect et leur fonction mais de taille variable (Wilk 1983). La variation des longueurs n’est ici absolument pas liée au nombre d’occupants. On observe également des différences de biens matériels entre les unités domestiques mais chacune d’elles s’efforce de n’en rien laisser voir aux autres ; c’est ainsi que les Kekchi Maya expriment leur solidarité et leur égalité communautaire. Les maisons sont régulièrement reconstruites. On constate alors que ce sont les unités domestiques les plus anciennement installées dans le village qui possèdent les habitations les plus longues. Ces maisonnées ont eu le temps d’établir des réseaux de relations de taille importante dont tous les membres participent à la construction de la maison. Celle‑ci est alors plus grande mais reste –dans son dessein– très conforme au modèle partagé par tous. Il n’y a, par ailleurs, aucune corrélation entre la taille de l’habitation et les obligations de parenté, le statut social et le pouvoir politique des propriétaires. En revanche, les membres du groupe voisin –les Mopan– impliqués dans la production de céréales et dans une économie de marché affichent des différences de richesse dans leur architecture. Quelqu’un de riche construira une très grande maison avec un parquet et un toit en métal, y placera un générateur électrique et y accrochera les symboles de son statut économique. Si l’on s’en tient à ces exemples, il semble donc bien que l’uniformité architecturale soit associée à une structure sociale égalitaire. On voit aussi que la taille de la maison peut très bien ne pas refléter le nombre d’habitants mais plutôt la taille du réseau de parenté et d’alliances qu’entretiennent ses habitants. La question qui se pose quant aux Rubanés est de savoir si les maisons les plus longues étaient celles des unités domestiques les plus anciennes du lieu ou celles des membres masculins les plus âgés. Le grenier de la maison rubanée n’étant jamais associé à une maison de petite taille, il semble qu’un autre facteur soit également intervenu dans le statut de certaines maisons longues. Quoi qu’il en soit, la structure sociale des Rubanés paraît bien avoir été égalitaire. Une égalité sociale qui ne s’opposait pas à la distinction des rôles et des responsabilités qui, par la suite, aura pu constituer la base de différenciations plus profondes. Disons aussi que l’inscription préalable du principe de différenciation sociale était nécessaire à ce que les inégalités sociales à venir fussent un jour acceptées par l’ensemble de la société.
11.5.3 « Grands hommes », leaders et big men ?
44Les sociétés des Highlands de Nouvelle‑Guinée semblant illustrer une séquence de mise en place des inégalités sociales chez les agriculteurs, plusieurs néolithiciens (Van de Velde 1979, 1980 ; Milisauskas 1977, 1978, 1986) ont vu, à l’intérieur de la société égalitaire des Rubanés15, l’existence de big men – tels qu’ils ont été définis par Sahlins (1963). Pour Sahlins (1963) et pour Strathern (1971), Godelier (1982) ou Modjeska (1982), les big men sont des personnages riches, polygames, jouant un rôle dominant dans les échanges compétitifs, fondant leur pouvoir sur leurs capacités à gérer et à redistribuer au moment opportun, et à établir des réseaux d’alliance et d’échange plus étendus que ceux des autres. Mais ils participent directement à la production (Strathern 1971 ; Godelier 1982) et, dans le cadre de la société égalitaire qui est la leur, gardent une influence limitée et restent sans pouvoir politique étendu. En fin de compte, leur statut serait instable et le mécanisme de leur ascension celui de leur perte. Pour Lemonnier (1990), un certain type de leader réunissant plusieurs de ces critères existe là même où l’on ne pratique pas d’échanges cérémoniels. Il constate qu’il existe une certaine forme d’héritage –non institutionnalisé mais de fait– des prérogatives du big man, que la position de celui‑ci est généralement stable et ne s’appuie pas forcément sur la possession de biens matériels (richesses) mais sur leur circulation. Le problème ne serait donc pas la non‑permanence du pouvoir mais bien celui de sa limitation régulière. Ce sont alors la menace de voir ses dépendants l’abandonner ainsi que la faible dimension du groupe qu’il domine qui empêchent toute pérennisation du pouvoir du big man. Pour certains, l’apparition du big man serait associée à des facteurs écologiques liés à l’introduction de la patate douce (Watson 1965), Pour d’autres, elle irait de pair avec la disparition d’un double principe d’équivalence dans les échanges (Godelier 1991 ; Lemonnier 1990) : équivalence en nature et équivalence en quantité. Ainsi, au lieu que des « réalités » identiques soient échangées en quantité semblable ‑ une femme contre une femme, un tué au combat contre un tué au combat ‑ comme c’est le cas dans les sociétés à « grands hommes » (Godelier 1982), l’introduction de substituts autorise l’échange de réalités de nature différente : une femme contre des cochons, par exemple. Dans d’autres occasions, ce sont les quantités échangées qui ne sont plus identiques : à un don comptant une quantité donnée d’un bien (cochons, coquillages, etc.) répond un contre‑don comprenant un incrément qui apporte du prestige à celui qui l’offre (Godelier 1982). Or, Lemonnier et Godelier constatent qu’un principe de substitution existe déjà dans les échanges –non cérémoniels– pratiqués clans des sociétés sans big men des Hihglands de Nouvelle‑Guinée. Ce sont des sociétés où normalement les termes de l’échange sont qualitativement équivalents (une vie est égale à une vie), mais où l’on peut néanmoins parfois échanger des réalités de nature différente, notamment lors de paiements funéraires : il existe donc partout (en Nouvelle‑Guinée) une forme de substitution qualitative. Il reste ensuite à comprendre comment peut intervenir la disparition du principe de l’équivalence quantitative qui, dans les sociétés à big men, permet d’établir des échanges compétitifs et de développer des différences de richesse entre les individus : c’est‑à‑dire comment à la reproduction de la vie se substitue la production de richesses. Dans les sociétés sans big men et à l’occasion d’échanges non compétitifs (liés à la guerre, en particulier), Lemonnier observe qu’un individu peut avoir une certaine autorité et jouer un rôle dans l’échange de biens16. Il s’agit alors d’un individu qui peut avoir les traits du big man sans pour autant présenter des différences quantitatives (être plus riche) avec les autres membres de son groupe, puisqu’en effet il n’existe pas là de compétition économique. A ce niveau cependant, une rivalité peut apparaître entre les leaders d’un même groupe, en l’occurrence entre leaders guerriers. Godelier (1991) quant à lui signale que la compétition existe par les dons, chez les Baruya : donner plus de gibier, plus de coquillages, etc. confère du prestige sans se transformer pour autant en pouvoir sur les autres. Un premier type de compétition existe donc au sein du groupe et le processus de paix déplace la compétition de l’intérieur vers l’extérieur, en même temps qu’il offre un rôle au big man et qu’il conduit à un deuxième type de compétition –quantitatif, cette fois– entre des groupes différents. Pour résumer la proposition de Lemonnier, on peut dire qu’avec la paix, on passe d’échanges économiques non compétitifs à des échanges compétitifs, en même temps que l’on passe d’une compétition qualitative interne au groupe à une compétition quantitative entre les groupes, et qu’à l’intérieur de ces derniers les possibilités de « postes » de leader se réduisent pour ne laisser qu’une place de plus en plus concentrée sur un seul homme : le big man organisateur d’échanges pacifiques qui « remplace » les grands guerriers organisateurs d’échanges de violence. Pour qu’un big man –c’est‑à‑dire un personnage plus riche et plus influent que les autres– puisse exister au sein d’un groupe, il faut donc que la situation soit favorable à des échanges compétitifs entre groupes, c’est‑à‑dire que l’on soit en état de paix et qu’il y ait production de « richesses ».
11.5.4 Qu ’en est‑il de l’hypothèse des big men rubanés ?
45Il ne semble pas que les groupes rubanés aient connu la guerre17 : nulle part, on ne rencontre d’ouvrages ou d’armes défensives. Cette situation –assez exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité– s’explique probablement par le fait que cette vaste partie de l’Europe était alors vierge, ouverte et seulement traversée par de petits groupes de chasseurs‑cueilleurs qui exploitaient des écosystèmes différents de ceux que les colons rubanés occupaient. On peut également considérer que la distance qui séparait les groupes néolithiques et l’homogénéité des terres agricoles exploitées pouvait suffire à désamorcer les rivalités potentielles. Dans ces conditions –et en se référant au cas néo‑guinéen–, il semble donc que rien ne se soit opposé à ce que des échanges compétitifs aient pu s’établir entre les groupes. La présence d’un grenier dans certaines habitations et celle de bâtiments beaucoup plus longs que les autres tendent, pour le moins, à nous indiquer qu’une différence de statut entre unités domestiques a pu exister, conjointement à l’égalité de la structure sociale. Mais il apparaît que les différenciations sociales ont été essentiellement accentuées entre les sexes et les classes d’âges. Nous avons vu plus haut que l’absence de production de « richesses »18 et de différences » quantitatives » entre individus de même âge et de même sexe était incompatible avec le statut de big man. Enfin, si certaines différences régionales sont visibles dans les décors qui ornent les poteries et dans certaines traditions techniques et types d’outils, l’uniformité des rites funéraires, de l’architecture et du façonnage des céramiques est très accentuée. Il s’agit là d’un état de choses qui indique des communautés qui n’ont pas cherché à se différencier les unes des autres et qui n’ont jamais entretenu de compétition entre elles (Wobst 1977 ; Hodder 1982). En résumé, les Rubanés illustreraient une forme d’organisation économique et sociale ne connaissant ni rivalité dans la guerre, ni rivalité dans les échanges de richesse. Dans un continuum théorique, la société rubanée se situerait donc à mi‑chemin entre les sociétés égalitaires de chasseurs‑cueilleurs et les sociétés égalitaires à big men. Pour reprendre le terme de Godelier (1982), elle pourrait avoir été une société à « grands hommes ».
46En revanche, les variations stylistiques que l’on peut observer entre les différentes régions de l’ère danubienne post‑rubanée révèlent des différenciations locales compatibles avec l’existence d’une compétition inter‑groupes ‑ et ce, clans tous les domaines de la culture matérielle. Les variations entre habitations d’un même site peuvent correspondre à l’émergence d’une individualisation, et les variations régionales à des oppositions entre groupes. Les larges fossés doublés d’un rempart de terre, les palissades entourant les villages (à Inden‑Lamersdorf, en particulier) et les structures circulaires délimitées par un ou plusieurs fossés évoquant des places cérémonielles (à Vochov en Bohême, à Tesetice en Moravie ou à Bochum‑Harpen dans la Ruhr) constituent autant d’éléments révélateurs de la segmentation de l’identité culturelle danubienne. Une compétition inter‑groupes a donc très bien pu exister et, avec elle, des personnages de type big men ont eu alors la possibilité de se mettre en place.
11.6 Modes d’organisation familiale et règles de résidence
11.6.1 Famille nucléaire ou famille étendue
47A partir des données réunies par Murdock (1957), Nimkoff et Middleton (1960) ont trouvé que, dans les sociétés traditionnelles, l’unité domestique constituée d’une famille étendue se rencontrait le plus fréquemment là où les moyens de subsistance étaient principalement basés sur l’agriculture (ou la pêche) alors que la famille nucléaire était celle de sociétés qui vivaient de la chasse et de la cueillette. Par ailleurs et à partir de l’exemple des chasseurs‑cueilleurs Shoshone19, Fox (1972) a constaté qu’un écosystème défavorable interdisait toute concentration de population, et que c’était alors la famille nucléaire qui représentait l’unité d’exploitation la plus efficace pour les chasseurs‑cueilleurs. Les Shoshone occupaient des plateaux désertiques et inhospitaliers qui, pour assurer une subsistance convenable à de très petites concentrations de population, exigeaient un territoire immense. Au moment de leur mariage, les jeunes Shoshone allaient s’installer ailleurs avec une tendance à la patrilocalité, c’est‑à‑dire que les frères essayaient de rester proches les uns des autres : c’est donc la famille nucléaire qui prévalait. Cependant, certaines activités saisonnières exigeaient la coopération de plusieurs familles20. Lorsque certains d’entre eux s’installèrent clans le sud de la région, là où le milieu se prêtait à une petite agriculture, des groupements encore restreints et matrilocaux se mirent en place. Lorsque ces Shoshone « réformés » poursuivirent leur avance vers le sud et devinrent les Hopi, ils se sédentarisèrent et formèrent des agglomérations plus importantes.
48A l’inverse, si le milieu est favorable et selon les conditions définies par Steward (1955)21, le seul groupe de chasseurs‑cueilleurs capable de survivre sera une bande patrilocale composée de familles étendues (Fox 1972 : 93). S’il s’agit d’agriculteurs sédentaires, de grandes concentrations de population, dont l’unité de base sera la famille étendue, pourront se mettre en place qui, selon les circonstances, seront parti‑ ou matrilocales.
11.6.2 Localité, linéarité et segmentation des groupes
49Allen et Richardson (1971) ont démontré qu’il était vain de vouloir reconstituer des systèmes de filiation et de parenté à partir‑ des données archéologiques. Dans ce domaine, on ne peut que recourir à des modèles théoriques et aux constats établis par l’anthropologie sociale. Dans sa recension des raisons pour lesquelles certaines sociétés ont choisi d’institutionnaliser telle forme d’organisation de la parenté plutôt que telle autre, Fox (1972 : 78‑86), quant à lui, fait remarquer que le fait qu’un groupe d’agriculteurs et d’éleveurs « choisisse » de transmettre l’appartenance au groupe en ligne masculine plutôt que féminine ne relève pas de l’arbitraire, et respecte les quatre principes fondamentaux suivants :
– les femmes procréent les enfants ;
– les hommes fécondent les femmes, ;
– les hommes détiennent ordinairement l’autorité, ;
– les proches parents ne s’accouplent pas entre eux ; auxquels on peut ajouter un cinquième :
– les principales activités de chasse sont le fait des hommes (Testait 1985).
50Si, dans ce type de société, la chasse constitue sur l’agriculture une part dominante de la production alimentaire, Fox en déduit que les femmes ont une situation instable et que, dans ces conditions, le système qui régira la résidence sera plutôt patrilocal. En revanche, si l’agriculture et l’élevage dominent, les femmes sont stabilisées, et la matrifocalité devrait être un système de résidence un peu plus fréquent, sans forcément être dominant. On constate en effet que, sur les 378 populations de ce type que Fox a pu observer, 39 % sont matrilocales ; le pourcentage étant un peu plus bas (31 %) parmi les cultivateurs de céréales. Fox (1972 : 95) avance par ailleurs que « dans une société où la prédominance masculine est bien établie et où les biens et les fonctions se transmettent d’homme à homme, les groupes éventuels de filiation se formeront probablement –mais non inévitablement– sur une base patrilinéaire. De même, lorsque pour une raison quelconque, le principe matrilinéaire vient à s’imposer, des groupes de filiation matrilinéaire peuvent apparaître. Dans ce dernier cas, » le principe matrilinéaire procède invariablement du fait résidentiel ». Fox souligne que lorsque, à l’intérieur d’une population sédentaire, les moyens de production sont restreints, un lignage qui s’accroît éprouve assez rapidement le besoin de se fractionner. Cette segmentation est facile si la société est patrilinéaire : les lignages se segmentent sans tenir compte des femmes. Elle est plus complexe, s’il s’agit d’un groupe matrilinéaire. Dans ce cas, si les biens sont réduits et sont essentiellement la propriété des femmes –là où les hommes se contentent « seulement de maintenir une emprise rituelle sur leurs neveux utérins » (Fox 1972 : 129)– le problème est simple. En revanche, il devient complexe si les biens sont importants et aux mains des hommes car la segmentation remet alors également en cause les hommes. Dans une société matrilinéaire, il faut donc s’attendre à ce que la tendance soit de « préserver le plus longtemps possible l’intégrité du lignage ». C’est en particulier le cas chez plusieurs groupes de population d’Indonésie et d’Océanie où un lignage ou un clan entier peut vivre dans une unique et énorme maison.
11.6.3 Localité, linéarité et segmentation des groupes danubiens
51Certes le principe de patrilocalité régit le plus souvent les règles de résidence des cultivateurs de céréales, mais la domination de la production agricole sur la chasse (et la stabilisation des femmes qu’elle suppose) observée chez les Rubanés nous conduisent à ne pas exclure de nos hypothèses, celle des hommes rubanés allant vivre dans la famille de leur femme. Durant la période post‑rubanée, en revanche, la chasse (qui semble avoir été beaucoup plus importante qu’elle ne l’était précédemment) aurait pu favoriser ou renforcer le principe de patrilocalité. Le milieu favorable au développement de l’élevage et de la culture céréalière, ajouté à une population relativement importante –150 à 250 personnes par village– sont autant d’arguments pour imaginer une structure familiale basée sur la famille étendue. Le type d’habitation –la maison longue– va d’ailleurs dans le sens de cette proposition. Au regard des observations et des analyses de Fox, il apparaît que la société rubanée a pu tout aussi bien être matrilinéaire que patrilinéaire. Dans le premier cas, la modestie des biens ne devait pas s’opposer à la segmentation obligée des groupes ; segmentation qui pourrait expliquer la rapide avancée de la « colonisation » rubanée. Dans le second cas, on a vu qu’il ne se posait pas de problème particulier. Les habitations rubanées n’étaient pas de taille à abriter un lignage ou un clan dans sa totalité. L’organisation spatiale du village semble cependant indiquer une volonté de préserver l’unité supra‑domestique. Certains regroupements de maisons paraissent avoir été maintenus sur plusieurs générations. En effet, lorsque l’on observe les sites rubanés où la densité des habitations n’est pas trop élevée (fig. 1)22, on peut voir des regroupements ou des alignements de maisons non contemporaines qui ne sont probablement pas le fait du hasard. Cette structuration de l’espace nous fait penser aux divisions spatiales lignagères ou claniques qui existent dans un très grand nombre de sociétés traditionnelles. Coïncidence remarquable : au départ de trois des alignements de maisons de Cuiry‑lès‑Chaudardes, on trouve une sépulture d’enfant associée à une maison. On sait qu’il n’y a pas d’adultes inhumés à l’intérieur des villages rubanés. Compte tenu de leur âge (de sept à huit ans), on peut suggérer que ces enfants auraient pu avoir un statut particulier du fait qu’ils n’auraient pas encore été initiés. On peut aussi ajouter que, dans certaines tribus de Nouvelle‑Guinée, par exemple, le squelette (ou des fragments de squelette) de personnages défunts pouvait marquer les points clés de l’espace habité (Lory, com. pers.).
11.7 Conclusion
52Si l’espace habité est régi par des contraintes matérielles (matériaux, techniques, climat, etc,), il l’est aussi par des contraintes symboliques et sociales (tabous, opposition féminin/masculin, réception des visiteurs, etc.). C’est en cela, et parce qu’elle traduit une vision partagée de l’univers de ceux qui l’ont élaborée, que l’architecture domestique –généralement immobile et essentiellement vue par ceux de » l’intérieur »– constitue un indicateur privilégié de la complexité des phénomènes sociaux et économiques qui structurent toute société.
53Premiers colons éleveurs et agriculteurs à s’être installés en Europe tempérée, les Rubanés ont trouvé dans la structuration égalitaire la meilleure adaptation aux risques qu’ils pouvaient encourir, tout en maintenant un nombre de sources d’information et de conflits potentiels à un chiffre inférieur à six. La sédentarité, la pratique de l’agriculture et la taille relativement importante des villages ont probablement contribué à créer une situation favorable à un regroupement en familles étendues, ce que tend à confirmer la présence de maisons « longues ». Si cette situation a pu entraîner une augmentation des systèmes matrilocaux, il reste cependant difficile d’opter pour une règle de résidence ou pour une autre. Quant aux groupes de filiations, ils ont pu être tout aussi bien matrilinéaires que patrilinéaires. Dans l’un ou l’autre cas, la segmentation n’a probablement posé aucun problème, et aurait même été l’un des facteurs de la rapidité avec laquelle les Rubanés ont colonisé le territoire européen.
54Les traditions architecturales communes aux groupes danubiens ne nous empêchent pas de distinguer des maisons rubanées –géographiquement et chronologiquement homogènes– et des maisons « post‑rubanées » régionalement très diversifiées.
55L’extrême conformité que les Rubanés ont manifesté à l’égard de leur modèle architectural nous conduit à penser que la maison était peut‑être le lieu et l’occasion de manifester son appartenance au groupe, d’exprimer l’identité de ce groupe et d’en renforcer la structure sociale égalitaire. Pourtant, lorsque l’environnement semble avoir été sous contrôle et/ou lorsque le site était installé dans un réseau important de relations et d’échanges, il semble bien qu’une certaine variabilité d’aménagement ait été possible. Tout ce passe comme si une sorte de sécurité et. d’assurance sur l’avenir avait pu permettre d’assouplir les règles de l’intégration sociale, et comme si l’uniformité des aménagements intérieurs avait été de mise lorsque le site était isolé ou de petite taille. Une fois l’ensemble du territoire colonisé, des spécificités et, à terme, des spécialisations sont probablement nées de la diversité des milieux nouvellement exploités et des techniques qui leur étaient adaptées. La variabilité architecturale inscrite dans le modèle architectural rubané (autrement dit dans l’univers des représentations mentales) et les nouvelles techniques élaborées par les groupes post‑rubanés ont sans doute créé une situation favorable à l’éclatement de l’unité culturelle originelle. C’est ainsi qu’un foisonnement d’identités régionales est apparu, et que les groupes dits de la « Céramique pointillée », de « Lengyel », de « Grossgartach », de « Rössen », de Blicquy/Villeneuve‑Saint‑Germain et de Cerny en sont venus à se mettre en place. La régionalisation et, avec elle, la disparition progressive du modèle architectural rubané ont par ailleurs probablement contribué à l’apparition de marqueurs individuels qui ne s’étaient jamais manifestés auparavant. Mais il ne semble pas que la structure sociale égalitaire ait pour autant disparu.
Remerciements
56La démarche utilisée ici doit d’abord à Robert Whallon qui a su me montrer que la préhistoire n’était pas seulement l’analyse des vestiges de la culture matérielle que des populations disparues avaient laissés derrière elles, mais relevait également d’indispensables modèles théoriques. En second lieu, je suis redevable à Pierre Lemonnier qui m’invita au voyage ethnologique et à la découverte d’autres sociétés primitives avec la très grande rigueur scientifique qui est la sienne. Je dois également beaucoup aux discussions que j’ai eu avec celui‑ci, et aux réflexions de Maurice Godelier, ainsi qu’aux analyses de leurs matériaux – y compris lorsque celles‑ci n’étaient pas encore publiées. Enfin, je remercie Marion Lichardus pour ses remarques rigoureuses et ses corrections, Robert Cresswell pour ses commentaires, et Michael llett pour les rectifications qu’il a pu apporter à cet article. J’ajouterai que, sans la contribution de Christine Châtaignier, certaines approches statistiques m’auraient été impossibles.
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Notes de bas de page
1 Ce texte a été rédigé en 1988. De nouvelles orientations et interprétations sont depuis lors apparues qui ne figurent pas dans cet article.
2 Dans le cadre conservateur des sociétés traditionnelles.
3 A l’inverse de l’architecture, la poterie –bien que résultant de pratiques culturelles acquises par apprentissage– reflète l’idiosyncrasie de ceux qui la fabriquent. De ce fait, elle tend à présenter des variations individuelles difficiles à départager de celles qui seraient dues à des phénomènes sociaux. Et puisqu’il s’agit d’un contenant mobile (échange, transport et circulation de biens périssables, etc.), la forme, la matière, la technique de fabrication et le décor d’une poterie constituent autant de messages stylistiques (conscients ou inconscients), lisibles à la fois de l’intérieur du groupe et, de l’extérieur, par des communautés étrangères à celui‑ci. Le style céramique est donc influencé et orienté par l’utilisation qu’une communauté peut faire de ce message. Quant aux outillages lithiques et osseux, leurs variations techniques et leurs formes sont fondamentalement influencées par leurs fonctions matérielles physiques.
4 Les régions ne figurant pas dans cette énumération sont celles qui n’ont pas livré de vestiges d’habitation ou celles dont les données n’étaient pas publiées au moment de la rédaction de cet article.
5 La reconstitution de l’architecture rubanée a déjà été amplement abordée. On pourra se reporter aux études de Zippelius (1957), de Soudsky (1969), de Modderman (1973), de Meyer‑Christian (1976), de l’unité de recherche archéologique no 12 du CNRS (1977), de Startin (1978), de Von Brandt (1980) et de Masuch et Ziessow (1983 et 1985).
6 Ce chiffre ne correspond probablement pas à une réalité rubanée. En effet, le grenier est toujours associé à une maison longue dont la trace des poteaux –importants en diamètre– est toujours mieux conservée que celle des habitations plus petites ; les conditions de fouille de sauvetage qui caractérisent la plupart des découvertes rubanées ont très bien pu conduire à un plus grand repérage des maisons les plus longues, augmentant ainsi le pourcentage de leurs caractéristiques dans les différentes statistiques effectuées.
7 C’est après avoir vu que les types de certaines variables étaient liés aux dimensions de la maison, et afin de proposer une vision globale des relations entre qualitatif (types) et quantitatif (catégorie des différentes longueurs de maison) qu’une analyse des correspondances (fig. 5) a été effectuée sur les variables suivantes : types de partie avant (Av), centrale (Ct), arrière (Fd), les catégories de longueur avant (Lg Av), arrière (Lg Fd), totale (Lg T), la typologie Modderman (Mod) et la partition interne (Part). Les analyses des correspondances ont été effectuées au Centre interrégional de calcul d’Orsay (CIRCE) par C. Chataignier.
8 On constate que les types de la partie médiane de la maison sont beaucoup moins liés à la taille que les types des autres parties. En effet, contrairement à ceux‑là, les types de la partie centrale ne dessinent pas une courbe en forme de fer à cheval régulière ‑ forme connue dans une analyse des correspondances comme caractéristique d’une relation liée à des différences de dimensions entre les variables concernées.
9 On ne la connaît que dans la région Rhin‑Meuse.
10 Ces indices de variation permettent de mesurer, pour un site, le nombre de types d’une variable (parties avant, centrale, etc.) utilisés, en même temps que les proportions dans lesquelles ces types sont représentés sur le site considéré. Pour chaque variable, les valeurs sont calculées comme suit : variation = nombre de types sur un site + [10 – (pourcentage du type le plus représenté/10)].
11 On sait que cette communauté de culture existait également dans le rituel funéraire et dans la céramique.
12 Comme dans la maison 3 de Zwenkau‑Harth ou dans celles de Krusza‑Zamkowa.
13 Plus particulièrement dans des situations écologiques et économiques à risques, c’est‑à‑dire instables ; ou –comme ici– lorsque les moyens de productions sont restreints et/ou la prévisibilité du niveau de rendement de la production est limitée.
14 En aucun cas, les rejets domestiques de ces habitations ne permettent de les différencier de manière qualitative (sauf pour la balle des grains de blé ou les graines de mauvaises herbes, Lüning 1982a et b) ou quantitative.
15 En particulier, dans la présence de maisons plus longues que les autres et/ou possédant un grenier.
16 En particulier, lorsque cessent les hostilités entre deux groupes.
17 Si ce n’est un personnage inhumé dans le cimetière d’Elsloo qui pourrait avoir été tué d’une pointe de flèche.
18 Ou, du moins, l’indication d’une quantité très restreinte de biens de prestige et d’une production agricole limitée.
19 Leur territoire couvrait l’Utah, l’est de l’Orégon, le nord de la Californie, le Nevada et l’ouest du Colorado.
20 On retrouve, là encore, le système de « hiérarchie séquentielle » signalée plus haut.
21 Densité de population très basse, gibier non migrateur et dispersé conduisant les hommes à se regrouper sur un territoire qu’ils connaissent parfaitement, et extension des restrictions exogamiques (tabou de l’inceste) à la famille étendue.
22 Comme à Straubing, à Langweiler 2 et 9 (Allemagne) à Sittard et à Elsloo dans sa partie orientale (Hollande), à Cuiry‑lès‑Chaudardes (France) et à Stúrovo (Slovaquie) malgré une occupation relativement dense.
Auteur
ERA 12 du CRA‑CNRS, Paris.
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Les origines de la fortification privée au Moyen Âge
Daniel Mouton
2008
Géoarchéologie de sites préhistoriques
Le Gardon (Ain), Montou (Pyrénées-Orientales) et Saint-Alban (Isère)
Dominique Sordoillet
2009
L’enceinte des premier et second âges du Fer de La Fosse Touzé (Courseulles-sur Mer, Calvados)
Entre résidence aristocratique et place de collecte monumentale
Ivan Jahier (dir.)
2011
Lyon, Saint-Georges
Archéologie, environnement et histoire d’un espace fluvial en bord de Saône
Grégoire Ayala (dir.)
2012
Les gisements précolombiens de la Baie Orientale
Campements du Mésoindien et du Néoindien sur l’île de Saint-Martin (Petites Antilles)
Dominique Bonnissent (dir.)
2013
L’Îlot du palais de justice d’Épinal (Vosges)
Formation et développement d’un espace urbain au Moyen Âge et à l’époque moderne
Yves Henigfeld et Philippe Kuchler (dir.)
2014
Bettencourt-Saint-Ouen (Somme)
Cinq occupations paléolithiques au début de la dernière glaciation
Jean-Luc Locht (dir.)
2002
Campements mésolithiques en Bresse jurassienne
Choisey et Ruffey-sur-Seille
Frédéric Séara, Sylvain Rotillon et Christophe Cupillard (dir.)
2002
Productions agricoles, stockage et finage en Montagne Noire médiévale
Le grenier castral de Durfort (Tarn)
Marie-Pierre Ruas
2002