4.1 L’époque romaine

1Jean‑Pierre Moyne

2La région du lac de Paladru appartenait dans son ensemble au territoire de la Cité de Vienne. Ce dernier dépendait de la province de Narbonnaise et a donc été conquis en 121 av. J.‑C., après la défaite des Allobroges et de leurs alliés arvernes dans la plaine de Valence. Dans un premier temps, les Romains n’ont occupé que les points de contrôle des grandes voies de communication.

3Durant la République, on constate l’installation de nombreux habitats signalés par la présence de mobilier de type indigène et par l’absence de mobilier de tradition italique. Ces installations semblent témoigner plutôt d’une expansion démographique des populations autochtones que d’une réelle colonisation par l’occupant. Il faut attendre la période augustéenne pour que se manifestent les effets de l’influence culturelle romaine. La région de Paladru, située à l’écart des principales routes, n’échappe pas à cette règle. En effet, elle était placée à mi‑chemin de la voie qui reliait Lyon à Chambéry, en passant par Bourgoin et Aoste, et de celle qui allait de Grenoble à Vienne, en passant par Moirans.

4Cet enclavement n’a pas empêché une exploitation lâche du terroir, confirmée à la fois par la découverte de petits sites d’habitat ou de dépendances agricoles et par les courbes polliniques qui révèlent un défrichement et la culture de céréales. Cette pression de l’homme sur le milieu, suffisante pour modifier temporairement les rythmes de sédimentation lacustre, restera cependant d’ampleur très modérée et les équilibres naturels se rétabliront dès la fin de l’Antiquité.

5L’occupation est caractérisée par une faible densité de sites et par l’absence de véritables villae. Elle se concentre surtout sur les versants nord et ouest du lac, en particulier dans la vallée de Valencogne (fig. 230). Ceci s’explique par la situation géographique des versants, exposés au sud et à l’est, et par le fait que les pentes sont très abruptes sur les versants orientaux. Les quelques gisements datés permettent de penser que l’occupation et l’exploitation du terroir se sont maintenues du i^er siècle av. J.‑C. jusqu’aux iii^e‑iv^e siècles ap. J.‑C.

6En l’état actuel de la recherche, on se heurte à deux obstacles d’importance : la datation des sites connus et le repérage de sites nouveaux. En effet, de par le relief collinéen et la situation en bas de pente de la plupart des habitats, un fort colluvionnement a entraîné l’accumulation d’épaisses couches de sédiments au fond des thalwegs. Dans le meilleur des cas, les labours ne font qu’effleurer les couches de destruction et n’atteignent jamais les niveaux d’occupation, ce qui explique la rareté du mobilier (fig. 231). Dans certains cas même, la couche de colluvions, trop épaisse, empêche tout repérage.

4.1.1 Charavines

7Deux sites sont connus sur le territoire de la commune. Le premier au bord du lac au lieu‑dit La Bourgealière, où fut retrouvée la statuette en bronze de Sucellus (Flachet 1963) (cf. infra).

8Parmi les nombreux tessons ramassés en surface, on note la relative abondance de céramiques tardives à revêtement argileux parmi lesquelles une coupe archéologiquement complète (fig. 231‑1). De forme carénée (forme 1/3 de Lamboglia), elle porte un décor guilloché sous le départ de la carène et sur le bord. Cette forme est proche de certains exemplaires trouvés à Saint‑Julien‑en‑Genevois, Lyon, Genève ou Veurey, en général datés du iv^e siècle ap. J.‑C. La poterie commune est surtout représentée par la céramique grise à dégraissant micacé. L’ensemble du lot permet de situer l’occupation durant le Bas Empire.

9Une autre découverte isolée doit être également signalée : il s’agit d’un fond marqué de céramique dite « allobroge » portant l’estampille circulaire VALLO FEC [IT] (fig. 231‑3). Ces céramiques ont été produites dans le territoire de la Cité de Vienne aux environs de 150 à 250 ap. J.‑C. Ce fond marqué a été retrouvé lors d’une opération de dévasage sur le site néolithique des Baigneurs.

10L’autre gisement a tout récemment été identifié dans le village de Charavines même et, proche du cours actuel de la Fure, un niveau de destruction comportant des tegulae et des charbons de bois signale la proximité d’un habitat rural.

4.1.2 Chassignieu

11Une prospection a été conduite sur cette commune au lieu‑dit Collonges (Colonica), le toponyme incitant à privilégier ce secteur. Seuls quelques fragments de tegulae roulées ont été découverts dans le lit du ruisseau. Le site d’origine reste à découvrir.

4.1.3 Montferrat

12Deux sites sont signalés sur la commune. Le premier lacustre (CH 3–La Genevrière), l’autre terrestre mais non encore localisé malgré des prospections systématiques. En effet, un assez grand nombre de fragments de tegulae proviennent du lieu‑dit Le Turey.

13Le site lacustre CH 3 a livré un ensemble de tessons caractéristiques du i^er siècle av. J.‑C. et du début de l’époque impériale. Parmi ceux‑ci, des tessons de céramique grise tournée, à dégraissant micacé, proviennent d’une jatte carénée qui possède un épaulement sous un col court et un bord éversé (fig. 231‑4). La panse porte un décor de bandes horizontales et de lignes verticales au lissoir.

14Un autre grand fragment est remarquable : c’est un élément de jatte en céramique grise à bord rentrant portant deux cannelures sur la partie supérieure du bord (fig. 231‑5). Ce type a été étudié sur d’autres sites régionaux comme l’oppidum de Sainte‑Blandine à Vienne (Chapotat 1970: 116). Un fragment de cruche en céramique commune claire, avec l’attache de l’anse sur la partie supérieure du bord, confirme l’occupation du site à l’époque romaine.

15L’étude des ossements animaux qui accompagnaient ce mobilier a montré la présence des espèces suivantes : bovidés (taureau), équidés et canidés (chien).

4.1.4 Paladru

16Cinq sites sont connus : deux lacustres (CH 13–Ourcière et CH 15) et trois terrestres. Parmi ces derniers, on relève l’unique mention de sépulture connue dans cette région. En contrebas du lieu‑dit Sonnière, à l’occasion de la construction d’un réservoir d’eau, une tombe sous tuiles en bâtière avait été observée. Ce type de sépulture était en usage durant l’Antiquité tardive (V^e–VI^e siècles ap. J.‑C.).

17Un autre site terrestre est situé dans la combe d’Ourcière (CH 17–camère d’Ourcière), mais son emplacement précis n’est pas repéré. Dans la carrière, quelques fragments de tuiles et de briques roulés ont été ramassés, la pente forte à cet endroit expliquant leur probable colluvionnement.

18De même, à l’est de Saint‑Pierre de Paladru, en contrebas du Mont‑Bonnet, on a collecté des fragments de tegulae ainsi que des tessons d’amphores et de céramiques communes claires.

19Parmi les sites lacustres, CH 15 se distingue par l’absence de pieux mais le mobilier est assez riche : nombreux fragments d’imbrices et de tegulae et quelques tessons de céramique commune parmi lesquels les restes d’un gobelet en céramique bistre à bord vertical et à lèvre simple (fig. 231‑6).

20Le second site lacustre (CH 13–Ourcière) gît à 2 m de profondeur, à hauteur de l’ancien déversoir du ruisseau de la combe d’Ourcière. Il s’étend sur une plage étroite, longue de 15 m et recouverte de galets. Sur une soixantaine de pieux, six dessinent un alignement orienté est‑ouest. Tous sont équarris. Les tegulae et les imbrices sont assez peu fragmentés. Parmi les nombreux tessons ramassés, on remarque des formes typiques de La Tène finale : vase à épaulement marqué ou fragments de panse brossée. Ces types paraissent les plus anciens, mais on rencontre aussi des vases à bord cannelé et des fonds plats ou légèrement ombiliqués. L’ensemble de ce mobilier doit être attribué à la fin de La Tène III et à l’époque augustéenne (fig. 231‑7 à 17).

4.1.5 Le Pin

21En 1989, une prospection menée sur le territoire de cette commune a permis le repérage d’un premier site : avec de nombreux fragments de tuiles, on a collecté quelques tessons de sigillée et de céramique commune grise à dégraissant micacé. Leur trop grande fragmentation empêche une datation précise.

22Un second gisement vient d’être identifié, au lieu‑dit Carrefour des Plaines où des travaux d’infrastructure routière ont dégagé la couche de destruction d’un habitat (lits de tegulae). L’absence de céramique ne permet pas de le dater précisément (i^er–iv^e s. ap. J.‑C.).

4.1.6 Valencogne

23Le premier gisement est au lieu‑dit Grand Etang de Brézin‑Breunelière où la découverte ancienne de lubuli avait fait penser à une villa. Mais les prospections récentes n’ont pas confirmé cette hypothèse. Un col appartient à une amphore à huile de Bétique, de forme Dressel 20. Son aspect général la rapproche des prototypes du groupe 5 déterminé par A. Guenoche et A. Tchernia (1977) : col court, lèvre à section triangulaire et à bord supérieur oblique (fig. 231‑18). Ces productions apparaissent au milieu du ii^e siècle et perdurent au cours du iii^e siècle ap. J.‑C.

24Deux autres sites ont été identifiés au lieu‑dit Le Surand (fig. 231‑19 à 21). Le premier, en bordure de route, a été repéré après le curage d’un fossé. Il a livré de nombreux fragments de tegulae ainsi que quelques tessons parmi lesquels un fragment de bord rentrant de jatte dont la partie supérieure porte deux cannelures. Il doit être rapproché de l’exemplaire trouvé sur le site lacustre de La Genevrière. On compte également deux tessons de sigillée dont l’un pourrait être un bord d’assiette de forme Drag. 18/31. Un bracelet en bronze, rond, fermé, non soudé, de section circulaire constitue une découverte plus rare. Un fil de bronze, aplati et enroulé en treize spires l’entoure et sert de décor (fig. 231‑22). L’ensemble du mobilier permet de proposer une datation du i^er siècle ap. J.‑C.

25Un second gisement installé dans le marais qui occupe le fond de la vallée a livré, avec quelques fragments de tegulae, des tessons de céramique commune (claire et grise) parmi lesquels un bord de sigillée, très altéré, et un tesson attribuable à la fin de l’époque gauloise et au début de l’époque romaine.

26Au nord de la commune, au lieu‑dit Notre Dame des Vignes, on a ramassé de nombreux fragments de tegulae et quelques tessons de céramique commune claire. Le fragment dessiné est un bord éversé à lèvre renflée (fig. 231‑23).

Annexe 4 Notice sur une statuette de bronze (Sucellus)

27Henri Lavagne

28Hauteur (socle compris) : 7,5 cm.
Diamètre du socle : 3,2 cm.
Poids : 75,45 g.
Densité : 8,440.

29Lors d’une baisse exceptionnelle du niveau du lac de Paladru (–2,34 m), en juillet 1942, un petit bronze fut trouvé sur la plage exondée à une trentaine de mètres de la rive ouest, au lieu‑dit Bourgealière (Flachet 1963). Il ne portait pas de patine apparente à cause du dépôt blanchâtre de carbonate de chaux formé par les eaux du lac. Le dieu est dans son attitude traditionnelle : jambe droite en avant, supportant le poids du corps, jambe gauche fléchie en arrière, posée sur la pointe du pied (fig. 232). Il est vêtu du sagum court, serré à la taille par une ceinture et s’arrêtant à mi‑cuisses, recouvrant des braies collantes. Ce vêtement, largement échancré au col, est marqué par un pli légèrement oblique. Les pieds sont chaussés de bottines. De la main droite, il tenait l’o//a, petit vase rond qu’on lui voit sur toutes ses représentations et le bras gauche, levé, devait s’appuyer sur un maillet à long manche, ces deux attributs ayant ici disparu. Le visage est celui d’un homme mûr, à la chevelure abondante, relevée en grosses boucles sur le front, portant une forte barbe et une moustache en crocs. L’ensemble est très fruste, les reliefs sont peu accusés, la facture du bronze est médiocre.

30Le dieu au maillet, Sucellus, est bien attesté en Gaule (environ 220 représentations), beaucoup plus d’ailleurs dans la sculpture de bronze que dans la statuaire de pierre. Son iconographie est très homogène et le bronze de Paladru s’intègre parfaitement dans la série, même s’il n’est qu’un exemplaire particulièrement simplifié du type courant (Borgeles 1964 ; Boucher 1976 et 1988). Notons qu’il ne porte pas de manteau, ni la dépouille du loup et que sa tunique n’est pas rebrodée de signes astraux comme parfois. L’exemplaire le plus proche pourrait être un bronze trouvé près de Vaison‑la‑Romaine et conservé au musée Calvet d’Avignon (Rolland 1965).

31Alors que dans les figurines les plus anciennes et les plus soignées, Sucellus est encore très voisin des images des dieux du panthéon gréco‑romain (nudité héroïque, place des attributs, attitude générale, majesté des traits du visage), nous avons ici un dieu vêtu à la gauloise qui n’a gardé des canons classiques qu’un « air de famille » lointain. Il évoque encore les Jupiter en majesté, mais il est bien indigène par son vêtement et par ses attributs. On a longuement discuté naguère sur la signification du maillet, tenu comme le sceptre de Jupiter et l’on s’accorde aujourd’hui à y voir le signe de la puissance sur le monde de l’outre‑tombe. On compare cet instrument avec celui des satyres du cortège de Dionysos qui éveillent les puissances de l’au‑delà et annoncent le retour sur terre du dieu souterrain en frappant le sol à coups redoublés (Bérard 1974). Sucellus, dont le nom indique qu’il est le « Bon frappeur », est celui dont « l’appel cogné » est le plus efficace dans cette évocation du monde inférieur. Ce n’est donc pas un dieu à caractère menaçant, néfaste et même funéraire, au sens où pouvait l’être le Charon des Etrusques, Il n’est pas la divinité cruelle qui envoie les agonisants ou les morts vers l’au‑delà d’un coup de son maillet. Le texte, unique, de Tertullien (Deyts, Roussel 1989) qu’on invoque pour expliquer la valeur du maillet, indique seulement qu’à la fin des jeux romains, un esclave déguisé en Dispater conduit les obsèques des gladiateurs morts, accompagné d’un maillet (cum maleo). C’est là, très probablement, la trace ancienne d’un rituel et d’un attribut que connaissait la religion archaïque à Rome et qui a pu servir à « l’interprétation » de Sucellus en Dispater.

32Même si César, au livre VI de la Guerre des Gaules, ne formule pas expressément cette assimilation et présente simplement Dispater comme « père de la race gauloise, selon les druides », l’équivalence est sûre. On sait d’ailleurs que Sucellus est parfois accompagné de Proserpine, ce qui renforce encore son aspect de dieu chthonien. Quant à l’olla qu’il tient de la main gauche, les spécialistes y ont reconnu depuis longtemps le récipient contenant la boisson salvatrice de la vie d’outre‑tombe, attribut évidemment favorable, comme peut l’être la bourse que tient Mercure dans une attitude assez semblable. Cette valeur confère à Sucellus une grande importance en Gaule et l’épigraphie commence à nous révéler que des édifices religieux lui étaient consacrés. Ce qui rend particulièrement remarquable l’exemplaire du lac de Paladru est sa présence dans cette région de la Gaule. En effet, les inscriptions à Sucellus (une dizaine seulement) ont été trouvées pour la plupart dans le centre‑est de la Gaule, en Germanie et en Bretagne, donc dans le monde encore très celtique, par rapport à la Narbonnaise où son assimilation avec le Silvain des Romains est totale. Mis à part quelques rares bronzes (dont l’origine première est incertaine) la grande majorité des représentations de Sucellus provient de la moitié nord de la Gaule. Cette statuette de Paladru pourrait donc être un des témoignages les plus méridionaux de sa présence en Gaule aux ii^e‑iii^e siècles.

4.2 Les autres sites littoraux du xi^e siècle : Les Grands Roseaux à Paladru et Le Pré d’Ars au Pin

4.2.1 L’habitat des Grands Roseaux et son mobilier

33Michel Colardelle, Eric Verdel

4.2.1.1 Fouilles anciennes

34Le résultat des premiers sondages exécutés par Gustave Vallier (Vallier 1866) et des fouilles d’Ernest Chantre en 1866, 1869, 1870 et 1885 (Chantre 1871 et 1885) se révèle assez décevant. On dispose certes de quelques informations stratigraphiques et du dessin de plusieurs objets, mais ces fouilles Rirent effectuées de manière grossière, sans relevés stratigraphiques ni planimétriques. Nous avons pour notre part réalisé de nombreux travaux sur ce site (Pl. IV, E et fig. 233) : prospections et ramassages, photographies aériennes (785 pieux et madriers ont été recensés), carottages sédimentologiques aux fins d’études interdisciplinaires et prélèvements dendrochronologiques. Nous avons par ailleurs progressivement réuni tout le matériel connu provenant des fouilles anciennes, auparavant dispersé au musée des Antiquités nationales de Saint‑Germain‑en‑Laye, au Muséum d’histoire naturelle de Lyon, au Musée savoisien de Chambéry. L’ensemble se trouve maintenant déposé au Musée dauphinois et nous avons pu l’étudier.

35Au xix^e siècle plusieurs tranchées avaient été ouvertes, au centre de la station, jusqu’à près de 1 m de profondeur. Aux endroits où, en surface, apparaissaient des madriers horizontaux, les fouilles étaient élargies pour permettre la récupération du bois. Chantre définit une « Stratigraphie moyenne » du terrain et distingue globalement quatre couches (de haut en bas) : un niveau de tourbe et de racines de roseaux (0,20 m) puis de la tourbe contenant des bois travaillés et quelques ossements (0,45 m), de la tourbe renfermant des ossements, de la céramique et « antiquités diverses » (0,25 m) et enfin, de la craie lacustre stérile. L’extension des travaux, en dégageant de nombreux pieux et madriers d’architecture, donna aux propriétaires du lac l’idée d’ouvrir d’autres tranchées à seule fin d’extraire le bois d’œuvre (du chêne quasi exclusivement) qui fut utilisé pour la confection de parquets et de meubles. Ces excavations et prélèvements, pratiqués sans discernement et en dehors de toute préoccupation scientifique, ont considérablement dégradé la partie sud‑ouest du site.

36D’après Chantre, la majorité des pieux verticaux extraits mesuraient de 3 à 5 m de longueur. Quelquefois équarris, leur diamètre était compris entre 20 et 30 cm. Ils étaient appointés à la hache, et, regroupés par séries de quatre, solidarisaient des madriers horizontaux qui constituaient un cadre par leur entrecroisement. Ces madriers, parfois empilés jusqu’à cinq rangs superposés, étaient espacés selon des modules assez réguliers de 2 ou 6 m. Leur longueur moyenne était de 11 m environ et leur diamètre variait de 30 à 40 cm. Pieux et madriers étaient tous en chêne, à l’exception d’un seul, en châtaignier. Cette description des vestiges architecturaux est parfaitement conforme, à de rares détails près (comme l’association par quatre des poteaux), à celle qu’on peut aujourd’hui donner de ceux de la station de Colletière. En revanche, le plan général du site publié à l’époque est manifestement davantage l’expression d’un préjugé et celle d’une interprétation erronée que la stricte transcription d’une réalité de terrain. Le gisement des Grands Roseaux aurait en effet affecté la forme d’un ovale relié par deux doubles alignements de pieux à la ligne de rivage actuelle. En avant du site, du côté du lac, aurait été observée une « immense digue, faite de 3 rangées de pieux ». La superficie de l’ensemble, écrit Chantre, aurait avoisiné 1500 à 1 600 m².

37Cette valeur n’est pas celle qu’on obtient en calculant la surface à partir du plan publié en 1874 (fig. 12) : environ 5 000 m² ! D’autre part on est frappé par le fait que les pieux, dont aucun ne semble équarri, sont tous figurés avec le même diamètre. Enfin, comment l’ensemble du site aurait‑il pu être topographié puisque, de l’aveu même de l’auteur, seule la partie la plus haute était exondée ? Ces incohérences illustrent bien le fait que ce plan des Grands Roseaux est un simple schéma et n’a guère de valeur documentaire. De plus, Chantre, qui raisonnait a priori en terme de « station sur pilotis », n’a pas relevé la contradiction qui aurait existé (dans le cas où son interprétation aurait été la bonne) entre la présence de substructions élaborées (l’empilement de madriers entrecroisés formant un canevas) et la surélévation d’une vaste plate‑forme supportant les habitats.

38Parmi le mobilier archéologique collecté à l’occasion de ces travaux on rencontre très peu d’objets de bois : quatre fragments de peigne, cinq de cuillers, un pilon et des flotteurs de filet, une bobine et une petite poulie. Avec la céramique, le matériel métallique est le plus abondant. Les objets publiés diffèrent peu, par leur nature et leur typologie, de ceux qu’on recueille aujourd’hui à Charavines. L’ensemble de ce matériel était alors daté, sur le conseil de Gabriel de Mortillet, de l’époque « carlovingienne », après comparaisons typologiques avec le mobilier provenant des rares sites de référence alors connus.

39Si l’interprétation de l’architecture proposée par Chantre doit être critiquée, en revanche il convient de rendre hommage à la justesse et à la précision de nombre de ses observations. Ne souligne‑t‑il pas, par exemple, qu’on ne distingue pas de traces de scie sur les bois d’architecture, que toutes les pièces ont été seulement fendues à la hache, les mortaises creusées au ciseau et que les assemblages ont tous été réalisés sans l’usage de clous ?

40Quelles qu’aient été les méthodes (celles de son temps I) que Chantre a employé pour fouiller les Grands Roseaux, il faut lui rendre cette justice qu’il fut le premier à véritablement enquêter sur les sites lacustres de Paladru.

4.2.1.2 Le mobilier

41Issus des fouilles anciennes, de sondages ou de ramassages de surface récents, une cinquantaine d’objets, en fer pour la plupart, proviennent de la station des Grands Roseaux.

Matériel domestique

42Fig. 235

Couteaux

43C’est la catégorie la mieux représentée (15 exemplaires). Leur longueur varie entre 14,4 et 30,5 cm pour une largeur de 1,4 à 2,3 cm. Les épaisseurs maximales à la naissance de la soie sont de 0,5 cm. Les plus courants ont, comme à Colletière, un dos plutôt rectiligne sur sa plus grande longueur et un tranchant plus ou moins convexe précédant une extrémité généralement effilée. Un seul exemplaire possède une angulation du dos vers la pointe (fig. 235‑15). Les soies mesurent de 2,6 à 5,7 cm de longueur.

Louche

44Une large louche à cuilleron hémisphérique réalisé par emboutissage (diamètre : 19,2 cm) possède un manche s’achevant par un crochet de suspension (longueur : 31,5 cm ; largeur : 2,7 cm). Le cuilleron d’une profondeur de 4,5 cm possède deux becs verseurs opposés, sur la perpendiculaire à l’axe du manche. La relative finesse du fond (0,1 cm) en a entraîné l’usure rapide et trois perforations ont été réparées par l’adjonction de plaques de métal rivetées (fig. 235‑16). A l’origine rectiligne, le manche a été ployé à 180°. Primitivement destiné à la préparation de laitages, cet objet, après diverses modifications et réparations, a pu servir à d’autres usages, comme puisette ou encore pour la cuisson.

Crémaillère

45La chaîne, longue de 29,3 cm et large de 2,7 cm, comporte un crochet en S, deux forts maillons très allongés (9,7 et 10,7 cm) et un plus petit de forme ovale (6,5 cm). La section de tous ces éléments est quadrangulaire (0,5 cm de côté) (fig. 235‑17).

Plat en cuivre

46En tôle martelée, il possède un fond légèrement ombiliqué, une panse régulièrement évasée et un étroit marli horizontal (fig. 235‑18). Cet objet, jusqu’à présent unique pour l’ensemble des gisements littoraux, est d’un type très différent de la vaisselle métallique de l’Antiquité et du Moyen Age. Pour cette raison, un doute subsiste sur sa chronologie (diamètre : 25 cm ; hauteur : 4,5 cm ; épaisseur de la tôle : 0,15 cm).

Clefs

47Quatre clefs appartiennent aux deux principaux types déterminés à Colletière. Trois ont un canon creux à panneton plat, découpé d’échancrures rectangulaires ou triangulaires (fig. 235‑19 à 21). L’anneau est circulaire ou légèrement ovalisé (longueurs comprises entre 7,2 et 19,1 cm ; diamètres des anneaux compris entre 1,5 et 3,7 cm). Une seule clef est à canon plein (fig. 235‑22), de section carrée (1 x 1 cm), avec un panneton constitué par une tige repliée à la forge pour former un S (longueur : 13,6 cm).

Matériel de charpenterie et de menuiserie

48Fig. 236

Hache

49Un fer de hache d’abattage possède un talon plat avec traces d’écrasement d’un côté et un tranchant étroit de l’autre (fig. 235‑11). L’axe du fer forme avec celui de la douille un angle d’environ 75° (longueur totale : 20 cm ; longueur du tranchant : 5,5 cm ; longueur du talon : 4,9 cm ; épaisseur maximale : 4,5 cm ; section de la douille : 4,3 x 2,6 cm).

Tarière

50Une forte tige de fer (longueur 28,5 cm), de section carrée (1 x 1 cm) est forgée à une extrémité en cuilleron aux bords tranchants (fig. 236‑7). L’autre, aplatie par martelage (5,5 cm de longueur et 1,6 cm de largeur), forme la soie qui devrait s’insérer dans la lumière d’un manche de bois. Après blocage par des coins de bois dur on pouvait, en exerçant simultanément une pression et une rotation, faire agir le cuilleron pour percer des trous d’un diamètre de 1,4 cm.

Ciseau à bois

51Une longue et massive tige (longueur : 28,8 cm), de section quadrangulaire (1,7 x 1,9 cm) s’achève par un assez large biseau désaxé (fig. 236‑6). L’extrémité proximale porte des traces d’écrasement. Cet instrument servait certainement à creuser des mortaises de petite taille ou des gorges d’assemblage.

Fiche

52D’une longueur de 31,7 cm et d’une largeur de 0,8 cm, son corps, de section polygonale (0,5 cm) s’achève par une pointe quadrangulaire. L’autre extrémité, incomplète, paraît s’élargir en palette (fig. 236‑8). La fonction de cette grande et fine tige n’est pas déterminée.

Poinçons

53Un premier exemplaire de section circulaire (0,9 cm) d’une longueur de 11,7 cm présente des traces de martelage sur sa tête (fig. 236‑9). Bien qu’usagé, il a conservé une pointe très vive. Un autre, plus épais et de section polygonale (1,4 x 1,3 cm), mais de même longueur (11,6 cm) semble ne pas avoir été utilisé. C’est très probablement un outil en cours de fabrication car il porte encore les empreintes d’une pince de forgeron (fig. 236‑10).

L’outillage agricole

54Fig. 236

Faucilles

55Deux exemplaires sont presque identiques (fig. 236‑2 et 4). Ils ont une longue soie droite de section rectangulaire (longueurs : 10,5 et 10 cm ; largeurs : 1 et 1,1 cm ; épaisseurs : 0,2 et 0,3 cm) comportant une extrémité repliée à angle droit qui servait à fixer solidement le manche. Les grandes lames, de section triangulaire (largeurs : 4,4 et 4 cm ; épaisseurs : 0,4 et 0,15 cm) dessinent un arc de cercle ample à la courbure peu marquée. Les distances entre la naissance de la soie et la pointe de la lame sont de 34 et 34,5 cm. Un troisième exemplaire est beaucoup plus petit (fig. 236‑3). Il possède une longue soie très fine et pointue (longueur : 7,5 cm ; largeur : 0,6 cm ; épaisseur : 0,2 cm) simplement enfilée dans le manche. Le fer beaucoup plus étroit (largeur : 2,2 cm ; épaisseur : 0,35 cm) décrit un arc de cercle plus régulier. Il présente, au tiers de sa courbure, une perforation (diamètre : 0,4 cm) pour la suspension. Le tranchant est très fortement usé (distance entre naissance de la soie et extrémité de la pointe : 17,2 cm).

Serpette

56Cette petite lame (largeur : 1,6 cm ; épaisseur : 0,2 cm) s’achève par un système particulier de fixation du manche (fig, 236‑5). Celui‑ci venait se loger dans une douille formée par l’enroulement de deux élargissements de la lame. Dans le prolongement, une courte pointe triangulaire (longueur : 2,4 cm ; largeur max. : 0,6 cm ; épaisseur : 0,15 cm) dont l’extrémité recourbée était fichée dans le bois, consolidait l’assemblage. Ce type d’outil évoque les petites serpes traditionnellement utilisées par le vigneron depuis l’époque antique.

Forces

57Une paire entière de fortes dimensions (fig. 236‑1) comporte deux lames de forme triangulaire prolongées par des branches et un ressort semi‑circulaire (longueur totale : 27,3 cm ; largeur : 4,2 cm). Classiquement, ccs forces sont interprétées comme des instruments pour la tonte des moutons, mais on peut également penser à leur emploi pour celle des tissus.

Foënes

58Les deux exemplaires ont des formes très différentes. La première, la seule qui soit bien datée, est composée de cinq pièces (fig. 236‑12). La pointe centrale, percée d’une lumière verticale, s’épaissit pour former une douille conique en tôle enroulée. Un long manche de bois était fixé par rivetage. Dans la lumière sont assemblées trois plaques de fer recourbées, dont les extrémités ont été forgées en forme de pointes. Une lamelle de fer assujettie par quatre rivets assure la cohésion de l’ensemble.

59Les six pointes latérales ont des barbelures obliques, la pointe centrale en est dépourvue mais présente un décor de hachures grossières (longueur : 26,2 cm ; largeur : 10,1 cm ; diamètre de la douille : 2,8 cm). Une seconde foëne est d’allure plus moderne (peut‑être même l’est‑elle). Elle comporte cinq puissantes pointes de section carrée (0,8 x 0,7 cm) aux extrémités triangulaires (fig. 236‑13). Les trois pointes centrales sont rivetées sur le corps de l’objet pourvu d’une douille courte et massive (longueur : 26,7 cm ; largeur : 14,5 cm ; diamètre de la douille : 3,1 cm).

60Ces ustensiles ont couramment été utilisés dans le lac de Paladru jusqu’à nos jours pour le harponnage de gros poissons lorsque ceux‑ci viennent frayer dans les roselières en période de basses eaux.

Le matériel d’équitation

61Fig. 237

Fers à cheval

62Quatre fers sont du type abondamment représenté à Colletière (fig. 237‑1 à 4). De petite taille (longueurs comprises entre 8,5 et 11,5 cm ; largeurs entre 9,2 et 10,1 cm ; épaisseurs entre 0,4 et 0,7 cm), ils sont munis sur chaque branche de trois perforations réalisées par étampage à chaud, ce qui a provoqué l’ondulation des bords.

Éperon

63Un moulage d’après un original aujourd’hui perdu permet de constater que certains des éperons des Grands Roseaux appartenaient au modèle à pointe pyramidale rencontré à Colletièrc (fig. 237‑5). Cet exemplaire pourtant présente une pointe exceptionnellement robuste très proche des éperons carolingiens (longueur : 20 cm ; largeur : 9,3 cm ; épaisseur des branches : 1 x 0,4 cm ; diamètre de la tige : 1 cm ; section de la pointe : 3,1 cm).

Étrilles

64Deux étrilles diffèrent assez sensiblement de celles de Colletière. La première (fig. 237‑6) est une lame courbe, oblique par rapport à une tige fixée à un anneau (longueur : 18,5 cm ; largeur : 14,4 cm ; épaisseur : 0,9 cm ; diamètre de l’anneau : 4,8 cm). La seconde (fig. 237‑7), constituée par une lame semi‑cylindrique aux bords denticulés, est rivetée à l’extrémité bifide d’une douille (longueur : 12,3 cm ; largeur : 14,1 cm ; diamètre : 2 cm). De telles pièces ont parfois été interprétées comme des outils pour le travail des cuirs, en particulier celle qui a un tranchant rectiligne (paroir ?) (Aujourd’hui le Moyen Age 1981 : 47). On peut retenir cette proposition mais celle d’étrilles nous paraît pour l’instant préférable.

L’armement

65Fig. 237

Lances

66Un gros fer de forme triangulaire et de section losangique présente une large douille de section circulaire pourvue de deux forts ailerons décorés de lignes parallèles (fig. 237‑9). Creusées au poinçon ou à la lime elles étaient peut‑être à l’origine garnies de filets d’étain (longueur : 35 cm ; largeur du fer : 4,4 cm ; diamètre de la douille : 2,8 cm).

67Le fer d’un second modèle, de section losangique, est constitué d’un noyau de fer doux sur lequel deux tranchants d’acier ont été rapportés (longueur : 20,5 cm ; largeur : 5,7 cm). En forme de feuille de laurier, il se prolonge par une forte branche décorée sur ses quatre faces de larges chevrons. La douille conique est assurément incomplète car le poids d’un tel fer nécessitait qu’elle fût bien plus profonde (diamètre de la douille : 3,8 cm ; longueur totale : 45,4 cm).

68Courantes du ix^e au xi^e siècle, ces armes d’hast constituaient avec l’épée longue l’armement classique du cavalier. Il en existe de nombreuses représentations parmi lesquelles on peut citer celles des psautiers de Saint‑Gall et de Stuttgart (ix^e siècle) ou encore celle de la bible de Saint‑Pierre‑de‑Rode (xi^e siècle). Le modèle à ailerons est encore de type carolingien.

Javelines

69Deux pointes plus légères et plus fines sont vraisemblablement des armes de jet (fig. 237‑10 et 11). Elles diffèrent pourtant très sensiblement par la forme de leur fer. La plus grande (longueur : 35,5 cm), possède en effet une longue lame lancéolée de section triangulaire très aplatie dont les bords sont rectilignes (longueur: 26 cm ; largeur : 2,2 cm). La douille est courte (9,3 cm) et d’un diamètre modeste (1,5 cm). La plus petite (longueur : 30,8 cm) de section également losangique mais plus épaisse, présente une pointe aux bords en partie ondulés (largeur : 2,5 cm ; épaisseur : 0,9 cm). Bien que la corrosion ait accentué cette particularité, elle semble pourtant d’origine. La douille conique est peu profonde (longueur : 8,5 cm ; diamètre : 2 cm), aussi l’emmanchement était‑il renforcé par deux petits rivets opposés. Ces deux armes sont typologiquement très proches des framées mérovingiennes dont on retrouve de nombreux exemplaires en contexte funéraire.

Conclusion

70L’étude du mobilier métallique des Grands Roseaux montre de façon frappante à quel point l’homogénéité typologique est grande avec celui de Colletière. Pour une même catégorie d’objets, les formes rencontrées sont semblables et les dimensions varient peu. Manifestement, ces outils proviennent d’un même horizon socioculturel et le savoir‑faire technologique est identique. Il est enfin évident que, pour les armes surtout et pour les éperons (peut‑être transmis par héritage familial), ces modèles sont de tradition nettement carolingienne.

71Bien qu’elle ne provienne pas des Grands Roseaux, nous présentons enfin ici une arme découverte en prospection sur le tombant de l’île Loyasse où quelques scories indiquent l’existence d’un atelier métallurgique à la fin du Moyen Age (fig. 238).

Dague

72Elle comporte une garde de section carrée sur laquelle un manche de bois ou de corne était riveté (1,1 x 1,4 cm) s’achevant par un pommeau sphérique. Les quillons décorés d’incrustations de laiton guillochées sont recourbés vers la pointe. La lame de section triangulaire ne comporte qu’un seul tranchant et un épais dos abattu pourvu de deux gorges longitudinales. Ce type de dague, très commun au xiv^e siècle, pouvait indifféremment être utilisé pour la guerre et la chasse (longueur : 33,2 cm ; largeur max. : 7,3 cm ; épaisseur du pommeau : 3,3 cm).

4.2.2 Les sédiments et la dynamique lacustre aux Grands Roseaux

73Jacques‑Léopold Brochier, Jean‑Claude Druart

74Trois carottes de 1 m de longueur permettent d’avoir un aperçu de la sédimentation subrécente sur le site des Grands Roseaux : GR1 et GR2 ont été prélevées à proximité du site d’habitat connu ; GR3 sur l’habitat lui même, probablement en lisière. C’est la seule carotte qui présente des couches archéologiques (fig. 239).

4.2.2.1 La séquence sédimentaire de GR1 et GR2

75Ces deux carottes montrent une sédimentation de craie granuleuse rythmée. Les laminations millimétriques ou centimétriques se lisent sur les variations colorimétriques : plus vertes/plus blanches, ou plus claires/plus sombres. Ce sont des craies relativement fines (60‑70 % de particules inférieures à 63 µ). Les courbes granulométriques cumulatives sont les plus convexes dans les silts grossiers et sables fins. La fraction sableuse est essentiellement composée de concrétions carbonatées en forme de tubes qui n’appartiennent pas à des Characées et pourraient être des encroûtements algaires du genre Rivularia. Le haut des carottes présente quelques petits lits de mousses. Un seul niveau organique plus gris est repérable au bas de la carotte GR1.

76Les faciès sédimentaires indiquent un niveau peu profond du lac, ne dépassant pas 1 à 2 m. Les courbes granulométriques cumulatives de GR2 montrent un niveau du lac toutefois plus profond que celles obtenues pour les craies de GR3.

4.2.2.2 La carotte GR3

77C’est la seule à avoir recoupé, sous 10 cm de limon carbonaté gris‑vert, les couches organiques de l’habitat des Grands Roseaux. Elles sont épaisses de 25 cm et leur teneur en matière organique varie de 59 à 26 %. Les carbonates lacustres en sont absents excepté pour un échantillon (83,6 % de CaCO₃). On n’y rencontre par ailleurs aucun indice limnique. La teneur en phosphates est en revanche la plus élevée de toute la séquence, mais elle décroît dans les échantillons du sommet. Le pH reste voisin de la neutralité.

78La séquence sous‑jacente est carbonatée (92‑95 %). Ce sont des craies jaunes verdâtres à laminations millimétriques et centimétriques, de granulométrie plutôt grossière. La fraction sableuse est composée à 45 % de concrétions carbonatées de type boule (grains de 1 à 2 mm) et de nombreux tubes (grains de 500 µ à 1 mm). Des débris végétaux et des mousses y sont épars, formant parfois même des lits. Au moins deux niveaux crayeux très clairs, de moins de 1 cm d’épaisseur, se détachent de l’ensemble. Très carbonatés, leur fraction sableuse est essentiellement composée de tubes concrétionnés. Ils sont semblables à ceux de GR1 et GR2.

79Trois niveaux plus bruns, de 2 à 5 cm d’épaisseur (ORGA I, ORGA II, ORGA III) s’interstratifient dans cette séquence. Toujours très carbonatés (plus de 90 % de CaCO₃) ils sont marqués par une légère chute des carbonates due à un accroissement faible mais sensible des matières organiques (de 2 % à 3‑6 %) ainsi que des teneurs en argile. Un pic de phosphates est noté pour ORGA III. Les concrétions de type tube disparaissent quasiment dans ces niveaux.

80Cette séquence correspond à une sédimentation lacustre peu profonde que l’on peut qualifier de sublittorale. En se fondant sur une fraction sableuse mieux représentée, de 10 % seulement, on pourrait déduire que la profondeur de formation est moindre qu’en GR1 et GR2. La disparition des niveaux ORGA I à III dans ces deux carottes confirmerait aussi qu’une partie supérieure de la séquence a été tronquée par l’érosion.

81La couche d’habitat ne recèle aucune composante limnique dans sa partie inférieure ce qui démontre une formation hors d’eau. La partie supérieure présente quelques formes de lessivages par l’eau dont on ne peut affirmer s’ils sont contemporains ou postérieurs à la phase d’occupation.

82Les niveaux ORGA I, ORGA II et ORGA III sont dus à des apports de matière organique et colloïdes minéraux en milieu limnique. Les phosphates et les pollens qu’ils contiennent prouvent leur origine anthropique (cf. supra). Il n’est pas exclu qu’une part de la matière organique provienne aussi de tourbes littorales. En l’absence de carottages plus systématiques, trois schémas explicatifs subsistent :
– soit ces niveaux se rattachent en « amont » à des couches d’habitat bien constituées représentant le début de l’occupation des Grands Roseaux ;
– soit ils se corrélent stratigraphiquement à une, deux, ou trois autres phases d’habitat antérieures ;
– soit enfin ils représentent des lessivages de sols sur les rives et les versants terrestres.

4.2.2.3 Les diatomées

83Fig. 240 a et b

84Elles ont été étudiées sur les deux sondages GR2 et GR3 et viennent préciser les données de la sédimentologie.

85Contrairement au site de Colletière où les fumiers étaient quasiment stériles, ceux des Grands Roseaux sont riches en diatomées, en moyennes 30 taxons par niveau. Deux zones diatomiques se distinguent :
– la zone supérieure 0 à 5 cm, qui correspond à la couche sédimentaire actuelle, où de nombreuses diatomées caractérisent un milieu peu profond et relativement riche en matière nutritive ;
– la zone – 25 cm à – 29 cm, également riche en diatomées ; elle correspond à la base des fumiers d’habitat ; la richesse qualitative et quantitative en frustules diatomiques laisse à penser que ces fumiers ont été déposés dans un milieu humide de très faible profondeur ; ce que confirme l’abondance d’Amphora pediciilus ; Achnantes lanceolata caractérise un milieu de très faible profondeur, voire périodiquement asséché.

86Les couches –7 cm à –15 cm sont très pauvres en diatomées. Elles reflètent une phase de changement des conditions lacustres. Il pourrait s’agir soit du lessivage de ces couches par le lac, provenant d’inondations temporaires ou durables, soit tout simplement d’assèchement. La présence d’Amphora pediculus (17 % de la population à –9 cm), espèce souvent aérophile, signale que ces niveaux pouvaient être temporairement asséchés.

87Pour l’anecdote, citons deux espèces bien particulières rencontrées en GR3. Eunolia hmarts qui se développe dans des graminées en décomposition, roseaux ou phragmites par exemple, a été récoltée dans le niveau organique situé à –75 cm. Pinnularia brebissonil a été rencontrée dans la couche anthropique à –29 cm. C’est une espèce qui supporte remarquablement les pollutions, en particulier celle des matières organiques. On la trouve en général aux abords des fermes, dans les fossés recevant les écoulements des étables. Sa présence pourrait ici signifier que des animaux stabulaient couramment sur le site.

88Le sondage GR2 a été réalisé plus en avant dans le lac, avant le tombant. On y rencontre également des diatomées en grande quantité, typiques d’un milieu toujours peu profond. La répartition est très hétérogène et ne donne pas de renseignements particuliers.

89Le prélèvement de trois carottes ne constitue évidemment qu’une investigation très ponctuelle sur un site de cette étendue. Nous nous en tiendrons à quelques constatations qui doivent être considérées pour l’instant comme des repères préliminaires (fig. 241).

90Les couches d’habitat médiévales se sont déposées, au moins pour leur partie inférieure, hors d’eau (au point GR3) avec des phases d’inondation et d’assèchement indiquées par les diatomées.

91Des niveaux bas du lac, antérieurs à l’occupation de l’an Mil, sont marqués :
– par le faciès des courbes granulométriques redressées dans les sables fins ;
– par la bonne représentation de ces derniers, les fines ne dépassant pas 55‑60 % ;
– par la présence de concrétions de type boule ;
– par des associations de diatomées typiques de milieux peu profonds ;
– par la présence de lits très carbonatés, blancs, chargés en encroûtements tubulaires ;
– par une empreinte anthropique bien marquée et peu diluée ;
– par la présence de mousses également caractéristiques de milieux peu profonds ;
– par les pollens qui signalent la proximité des formations forestières riveraines et l’abaissement progressif du niveau du lac (Borel 1987).

92Les trois niveaux organiques (ORGA I à III), non datés encore, permettent de déceler l’existence de phases d’occupation humaine antérieures à celle du xi^e siècle. La présence de nombreux pollens de Cannabacées et de grains de type Secale suggère qu’ils appartiennent déjà à la période médiévale.

93Des similitudes apparaissent avec la séquence de Colletière. On ne distingue pas de façon aussi nette l’abaissement du lac comme c’était le cas sur les carottes C et D (cf. supra) ; la séquence finale de niveau bas est probablement ici dilatée. Les lits carbonatés blancs plus grossiers et riches en tubes caractéristiques de ces séquences antérieures à l’an Mil paraissent, comme à Colletière, caractériser des épisodes climato‑météorologiques brefs. Les niveaux ORGA de Colletière et des Grands Roseaux, s’ils rappellent l’existence d’une exploitation du territoire antérieure aux grands habitats littoraux, ne peuvent toutefois pas encore être strictement corrélés.

4.2.3 Le Pré d’Ars

94Michel Colardelle, Eric Verdel

95Ce site, bien localisé par Vallier (Vallier 1866) avant son effondrement provoqué en 1870 par la récente construction de vannes à Colletière, repose actuellement entre 18 et 21 m de fond, au débouché du ruisseau du Pin, sur la rive occidentale du lac (fig. 242).

96En 1867, des pieux étaient encore visibles, « plantés parallèlement à la rive et sur ses bords ». L’abbé Tripier (Tripier 1833) affirme que l’on y avait retiré, en période de basses eaux, des fragments de meubles et objets divers, qui ne nous sont malheureusement pas parvenus.

97Des légendes, ainsi que des textes non critiqués et aujourd’hui perdus, placent autour de 1176 la destruction de la « ville d’Ars » d’une chapelle citée en 1172, dont on trouvera plus loin une brève étude. L’emplacement de cette chapelle est assez précisément localisé grâce aux descriptions anciennes. Tout autour les terrains livrent à la prospection des tessons médiévaux (xi^e‑xiv^e siècles), jusqu’à proximité immédiate du rivage actuel, qui n’est autre que la plus haute fracture du terrain (miroir de faille) correspondant à l’éboulement de 1870. La relation entre le site terrestre et le site immergé ne fait aucun doute.

98Ce dernier occupe une plate‑forme légèrement déversée vers le rivage, sur un front d’environ 50 m pour une largeur moyenne de 15 m (soit une superficie de 700 à 800 m², mais l’éboulement a pu en détruire une partie). Un plan précis des structures dégagées par l’érosion a pu être levé en 1983 (Mille, Pessarelli, Verdel). Un petit sondage a également été réalisé, malgré les conditions de travail pénibles et dangereuses (profondeur, froid, visibilité nulle). L’architecture de chêne présente, comme à Colletière et aux Grands Roseaux, les trames de madriers superposés et les poteaux verticaux. Bien que l’essentiel de la couche d’occupation ait disparu on retrouve occasionnellement un peu de mobilier, céramique surtout, tout à fait identique à celui de Colletière ou des Grands Roseaux. Le tamisage d’un prélèvement a livré un échantillonnage de restes alimentaires assez semblable à ce qu’on trouve à Colletière, auquel s’ajouteraient de nombreuses céréales.

99La datation dendrochronologique indique une large probabilité de contemporanéité absolue avec les deux autres grands sites du lac (cf. supra).

4.2.4 Conclusion

100En conclusion, on retiendra de ces éléments les caractères communs présentés par les habitats littoraux. Construits sur un léger dôme de craie, formant une sorte de haut fond, voire d’île ou de presqu’île, ils utilisent des pieux et madriers horizontaux essentiellement en chêne, constituant l’essentiel de l’armature ou de l’infrastructure des architectures. On notera également l’existence, aux Grands Roseaux comme à Colletière (ce n’est plus visible au Pré d’Ars) d’un alignement double ou triple des pieux limitant le site du côté de l’eau. Le mobilier lui aussi est de même type, et présente les mêmes caractéristiques de fréquence (couteaux et fers à cheval par exemple). L’étude dendrochronologique confirme la simultanéité des trois occupations. On peut donc, sans risque, conclure à l’existence, à trois endroits du lac particulièrement favorables, d’habitats synchrones et de même nature, de dimensions comparables même s’il n’est pas exclu que Les Grands Roseaux aient été un peu plus vastes et Le Pré d’Ars un peu plus petit. Les trois stations ont donné souche, à faible distance, à des habitats médiévaux marqués par la présence de bâtiments d’habitation et d’exploitation agricole, mais également à des églises mentionnées à la fin du xii^e siècle.

4.3 La pirogue monoxyle du lac de Paladru

101Eric Rieth

102Une pirogue monoxyle a été découverte fortuitement dans le lac de Paladru par un plongeur (R. Coupaud) du Groupe des activités sous‑marines de la maison des jeunes et de la culture de Villeurbanne au début du mois de juillet 1962. Elle reposait par une vingtaine de mètres de fond, entre les sites de Colletière et du Pré d’Ars. Après renflouement, l’embarcation fut transportée à Lyon, déposée temporairement dans une piscine privée, puis immergée, pour de longues années, dans le lac du parc de la Tête d’Or.

103Profitant de ce transfert, Raymond Laurent réalisa une série d’observations et un relevé complet de la pirogue avec l’aide de Claude Bonaglio. Son étude, publiée l’année même de la découverte, constitue la référence de base pour l’analyse de la pirogue (Laurent 1962).

104Au début du mois de septembre 1978, l’embarcation fut extraite du lac de la Tête d’Or par M. Colardelle, mise dans un berceau métallique et transportée à Grenoble, au Centre d’études nucléaires, pour traitement de conservation. A cette occasion, un second relevé intégral de la pirogue fut effectué par Bernard Dangréaux. Le traitement, réalisé dans l’atelier régional de conservation Nucléart (Grenoble) par imprégnation de polyéthylène glycol 400, puis 4000, suivi d’une lyophilisation et d’une restauration, débuta en 1987 pour s’achever en 1989 (fig. 243).

105Après avoir été présentée cette même année à Paris, au Grand Palais, lors de l’exposition « Archéologie de la France, 30 ans de découvertes », la pirogue a été exposée en 1990 au musée du lac de Paladru, à Charavines. Elle se trouve à présent au Musée dauphinois de Grenoble.

106En résumé, une longue histoire que celle de cette pirogue mais une histoire qui finit bien, ce qui est rarement le cas pour les embarcations de ce type découvertes en France.

4.3.1 Datation

107La pirogue ayant été découverte hors de tout contexte archéologique, et sa morphologie ne constituant en aucune manière un critère précis de datation, il a fallu recourir à une mesure d’âge au carbone 14 et à une analyse dendrochronologique. Seule la mesure d’âge au radiocarbone, réalisée par J. Evin (laboratoire de radiocarbone de l’université Claude Bernard à Lyon) a donné un résultat. La datation obtenue en valeurs corrigées se situe entre les années 1305 et 1415 (datation confirmée en 1989 par le Centre de recherches géodynamiques de Thonon‑les‑Bains). Bien que largement postérieure aux sites littoraux du xi^e siècle, cette embarcation méritait une étude approfondie notamment parce que l’usage de pirogues du même type est connu dès le Néolithique. Pour l’an Mil les avirons découverts à Colletière en confirment l’utilisation (cf. supra).

4.3.2 Dimensions et formes

108Nous avons considéré dans le tableau xxxii les dimensions du relevé de 1962 et celles du relevé de 1978 (fig. 244). Elles ne doivent pas être envisagées comme reflétant les strictes dimensions d’origine de l’embarcation. R. Laurent signale que lors du relevé effectué en 1962, des différences de cotes de près de 8 cm, provoquées par l’exposition à l’air, ont été constatées entre le début et la fin des mesures. B. Dangréaux précise que, compte tenu des conditions particulières du relevé de 1978, la marge d’erreur dans les mesures avoisine en général 1 cm.

109En plan, la pirogue monoxyle présente une extrémité en seuil large correspondant à l’arrière, et une extrémité en pointe correspondant à l’avant. Les flancs rectilignes se resserrent progressivement jusqu’à 50 cm environ de l’extrémité avant. A ce niveau, les bordés sont dotés d’un point courbant très net et se ferment rapidement vers l’extrémité en pointe de l’avant.

110Cette forme, qui s’inscrit dans celle de l’arbre, est très significative de l’aspect général des embarcations monoxyles dont le façonnage tend à utiliser au maximum le volume initial du tronc avec sa dissymétrie entre base et sommet. Dans cette perspective, il est vraisemblable que l’amère de la pirogue correspond à la base du chêne dans lequel elle a été taillée. D’après les observations effectuées lors du traitement de l’embarcation, le chêne, d’un diamètre maximum compris entre 1 et 1,20 m, devait être âgé de 220 à 250 ans au moment de son abattage.

111En profil, la pirogue possède un fond plat et des extrémités en levée. Celle de l’avant est progressive, celle de l’arrière dotée d’un point levant plus marqué. Au niveau de ces deux levées, l’épaisseur du fond augmente régulièrement. En section transversale, l’embarcation présente un fond plat et des flancs rectilignes dotés d’une rentrée lui donnant une forme trapézoïdale tout à fait caractéristique. R. Laurent considérait que la section de la pirogue devait être à l’origine rectangulaire, et que la réduction de la largeur de la partie supérieure des flancs aurait été provoquée par une déformation du bois. En réalité, cette forme trapézoïdale provient d’un choix architectural lors du façonnage de l’embarcation.

112La pirogue de Paladin appartient au groupe des plus petites embarcations monoxyles découvertes en France. Sur une série de 31 unités constituant un échantillonnage représentatif des pirogues monoxyles françaises (Arnold 1985) dont les longueurs extrêmes vont de 4 m (pirogue d’Apremont, Haute‑Saône) à 13 m (pirogue du Havre), 6 ont une longueur inférieure à 5 m. Si l’on considère les pirogues provenant d’une rivière comme la Charente (Rieth, à paraître), par exemple, on constate que sur un ensemble de 6 embarcations monoxyles d’époque historique, 4 ont une longueur totale inférieure à 5 m, 1 légèrement supérieure à 5 m, et 1 proche de 13 m.

113En plan, la pirogue présente une différence morphologique marquée entre les extrémités que l’on ne peut rattacher à une tradition régionale particulière ou à une période déterminée.

114La section transversale, élément classificatoire de première importance, est de forme trapézoïdale et constitue une caractéristique assez exceptionnelle, en France tout au moins. L’une des rares attestations est fournie par Gérard Cordier (1972) dans son inventaire des pirogues monoxyles françaises qui signale l’existence « [...] d’un tronçon de pirogue de section trapézoïdale trouvée dans le lac d’Annecy » et dont la datation n’est pas connue. Un autre exemple est celui de la pirogue, non datée, de Scey‑sur‑Saône (Haute‑Saône), découverte en 1877 lors des travaux de creusement du canal latéral à la Saône (Cordier 1963 ; Beaudoin 1985).

115Cette forme très particulière et rare de section trapézoïdale se rattache au groupe, beaucoup plus représenté en France, des pirogues monoxyles à section transversale rectangulaire. Dans la classification établie par F. Beaudoin (1985 : 9‑10), il s’agit du type 3, géométriquement le plus élaboré, à fond plat et flancs rectilignes. Selon cet auteur « cette géométrisation poussée présente l’avantage, à la construction, de faciliter le contrôle des épaisseurs du fond et des côtés, sans avoir recours au perçage ou au compas d’épaisseur. Pourtant, elle ne peut être entièrement mise au compte d’un progrès technique se traduisant en termes d’avantages mesurables, loin de là ; en particulier, elle fait perdre une partie du volume et de la largeur du tronc, et n’est pas spécialement favorable à la progression... ». Dans la classification élaborée par B. Arnold (1976), la section trapézoïdale de la pirogue de Paladin se rattache au type 1/3 dans lequel l’épaisseur de l’enlèvement pour façonner la partie externe du fond se situe au quart ou à la moitié du diamètre du tronc.

116Dans les deux classifications, il s’agit du type de section transversale le plus abouti, s’éloignant le plus de la forme naturelle de l’arbre, et qui caractérise avant tout les pirogues monoxyles d’époque historique. Pour autant, ce type de section n’entraîne pas la disparition des types morphologiquement moins élaborés : type 1 (fond et flancs courbes) et type 2 (fond plat et flancs courbes) de la classification de F. Beaudoin par exemple. En d’autres termes, on ne peut associer à cette importante caractéristique morphologique des pirogues monoxyles une dimension techno‑chronologique absolue. Dans l’espace clos du lac de Paladru, la forme trapézoïdale de la section de la pirogue s’est maintenue très tardivement et constitue un cas remarquable de « fossilisation morphologique ».

117Au début de ce siècle, Tabaries de Grandsaignes (1905) soulignait le fait suivant: « Les archéologues connaissent bien le lac de Paladru [...] en 1808, M. de Barrai, président à la cour de Grenoble, écrivait à l’archéologue Mongez, que l’on y employait encore des bateaux très longs, peu larges, creusés en entier dans le tronc d’un chêne. J’ai fait –disait‑il– fabriquer moi‑même de ces bateaux, dont le fond est très large et le haut beaucoup plus étroit ; ils sont presque insubmersibles ». Parfaite description d’une section transversale trapézoïdale comparable à celle de la pirogue médiévale dont il est ici question. Il semble bien, d’ailleurs, que des pirogues monoxyles ou partiellement monoxyles, de même section, ont été employées sur le lac de Paladru jusqu’au début de notre siècle (Beaudoin 1985 : 33).

118Si l’usage en France d’embarcations monoxyles est bien attesté jusqu’à l’aube du xx^e siècle, sur l’Adour par exemple (Beaudoin 1970), le maintien dans une construction monoxyle d’une forme de section déjà peu fréquente représente un phénomène architectural beaucoup plus rare. Dans ces conditions, on est raisonnablement en droit de se demander si cette forme de section, correspondant à un choix bien déterminé, en liaison avec une fonction particulière, n’est pas révélateur d’une tradition régionale.

119Un argument majeur vient conforter une telle hypothèse. Au cours des premières décennies du xx^e siècle, à un moment qu’il est difficile de préciser, les pirogues monoxyles du lac de Paladru ont été remplacées par de petites barques entièrement assemblées, aux extrémités pratiquement symétriques, à seuil large. En plan, elles présentent donc une forme différente de celle de la pirogue monoxyle. En revanche, leur section transversale est trapézoïdale et très comparable à celle de la pirogue médiévale. Or, aucune raison technique, facilité ou rapidité de construction par exemple, ne justifie une forme de section si particulière. Seule une raison d’ordre fonctionnel, pêche à la grande senne en l’occurrence, peut expliquer le choix d’une telle section destinée, selon F. Beaudoin « à donner une stabilité indispensable en ramenant vers l’intérieur le poids de l’équipage augmenté de celui du filet que l’on tire ». A cette fonction principale peut s’ajouter celle du transport. Des cartes postales du début du siècle montrent d’ailleurs de telles barques, lourdement chargées d’hommes et de femmes.

120Ne pourrait‑on dès lors supposer que la perpétuation de cette particularité dans les barques assemblées serait significative d’une tradition architecturale dont l’origine monoxyle serait liée à une fonction de pêche au filet encore pratiquée aujourd’hui (Arnold 1983 : 271‑287) ?

4.3.3 Caractéristiques particulières

121Les trous de jauge (fig. 245) sont intégralement percés en huit points situés, le premier au départ de la levée arrière (A), le second dans la levée avant (H), et les six autres (B, C, D, E, F, G) dans la partie plate du fond. Leur disposition présente deux caractéristiques principales. D’une part, les trous sont répartis selon deux alignements, l’un régulier (C, E), à quelques centimètres de l’angle interne du bouchain gauche (par rapport à l’arrière), l’autre plus irrégulier (A, B, D, F, H). D’autre part, les intervalles longitudinaux entre les perforations de la partie plate du fond (B, C, D, E,F, G) sont relativement proches : entre 96 cm, intervalle minimum, et 1 m, intervalle maximum. Les intervalles entre les extrémités de la pirogue et les trous B et H sont également très proches. Quant aux intervalles transversaux, ils sont sensiblement égaux entre les perforations B et C (29 cm) et D et E (28 cm). L’intervalle plus réduit entre les perforations F et G (22 cm) est sans doute dû à la diminution de la largeur du fond près de l’extrémité avant.

122On constate donc qu’il existe une répartition relativement organisée des perforations dans le fond de la pirogue. Par ailleurs, ces perforations sont bouchées par des gournables (chevilles en bois) de section grossièrement rectangulaire ou circulaire (comprise entre 1,5 et 1,8 cm). La tête de ces gournables paraît régulièrement arasée au niveau de la partie interne du fond. Sans pouvoir l’expliquer, on observe que les gournables bouchant les trois trous alignés C, E, G, sont de section rectangulaire.

123L’implantation ordonnée de ces perforations dans la longueur (levées comprises) et la largeur de la pirogue évoque des trous de jauge (Mc Grail 1978 : 31‑32). Souvent observés dans les pirogues monoxydes, ils sont percés à partir de l’extérieur. Leur profondeur est déterminée en fonction de l’épaisseur recherchée pour le fond et les levées. Lors du creusement de l’arbre, l’apparition des perforations, généralement disposées soit le long de chaque futur angle interne du bouchain, soit sur un axe central, indique que l’épaisseur désirée est atteinte. Une fois l’embarcation achevée, les trous de jauge sont bouchés par des gournables pour assurer l’étanchéité de la coque.

124La face supérieure du seuil de l’extrémité arrière présente trois trous verticaux, non traversants, bouchés à l’origine par des gournables. Comme le supposait R. Laurent, il est vraisemblable qu’ils correspondent à l’emplacement d’une traverse destinée à renforcer Panière affaibli par de profondes fissures déjà présentes lors de l’utilisation de l’embarcation. Les extrémités constituent, en effet, l’un des points faibles des pirogues monoxyles (surface poreuse, tendance à se fendre),

125A 1,25 m environ de l’extrémité avant, un trou est percé verticalement dans la tranche du bordé droit (par rapport à l’arrière) au niveau d’une fente importante.  18 cm environ de l’extrémité avant, dans le bordé gauche, un second trou est percé transversalement au niveau d’une fente. La fonction de ces deux trous auxquels étaient associées des gournables n’apparaît pas clairement. S’agit‑il, en particulier, des traces d’un renfort destiné à maintenir en contact les lèvres des fentes du bordé ?

126Dans le haut du bordé droit, légèrement en avant de la longue fente présentant un trou vertical, deux encoches grossièrement semi‑circulaires sont également observables à 1 m environ de l’extrémité arrière. L’intervalle entre ces deux encoches est de l’ordre de 15 cm. Selon le témoignage des plongeurs « ces trous se trouvaient entièrement perforés dans le bois et recouverts par la partie supérieure du bordage ». R. Laurent en concluait que les trous pouvaient être associés au passage d’une estrope destinée à la tenue d’une rame, l’une sur l’avant droit, l’autre sur Panière gauche de l’embarcation.

127Cette interprétation est comparable dans son principe à celle proposée par F. Beaudoin à propos de la pirogue monoxyle d’Argenteuil découverte en 1967 dans un ancien bras comblé de la Seine (Beaudoin 1985 : 185). Les bordés de cette embarcation présentaient d’ailleurs des trous groupés par trois qui évoquent ceux de la pirogue de Paladru.

128Toutefois, l’usage de pagaies ou de godilles (comme celles qui ont été trouvées à Colletière) paraît, d’un point de vue fonctionnel, mieux adapté aux dimensions (largeur et creux notamment) et à la morphologie de l’embarcation de Paladru. Ajoutons que les modes traditionnels de propulsion des barques de pêche du lac étaient la pagaie et la perche.

129Selon R. Laurent, un nœud ouvert dans le fond de la pirogue, légèrement en avant du milieu, était recouvert d’une planchette, brisée, d’environ 25 cm de long sur 16 cm de large, fixée par des clous de section carrée. Lors du relevé effectué par B. Dangréaux, planchette et clous avaient disparu. Aucune trace de clous n’apparaît actuellement sur le fond. Dans ces conditions, il est difficile de se prononcer sur cette réparation. En tous cas, de telles réparations par palâtrage ne sont pas exceptionnelles dans les pirogues monoxyles. L’embarcation d’Argenteuil, par exemple, avait été réparée en plusieurs endroits par apposition de palâtres selon des procédés traditionnellement en usage dans la construction navale fluviale.

130On constate que dans un souci de préserver au maximum le volume initial de l’arbre, le façonnage de la pirogue a été réalisé en conservant l’aubier. Celui‑ci s’observe nettement sur pratiquement toute la longueur du fond de l’embarcation, au niveau de l’angle externe du bouchain, entre le départ des bordés et l’amorce du fond.

131Par ailleurs, des traces de 3 à 5 cm de large, laissées par le fer plat d’une herminette, sont visibles tant dans la partie interne du fond que dans celle des flancs.

132La pirogue médiévale du lac de Paladru fait partie de ces objets qui échappent aux sources écrites et pour lesquels l’approche archéologique est essentielle. Elle appartient également à une catégorie de mobilier qu’il est difficile de dater hors de tout contexte archéologique et sans recourir aux méthodes de datation par radiocarbone et dendrochronologie.

133Depuis le développement de l’archéologie subaquatique en eau douce en France, les découvertes de pirogues monoxyles dans les rivières et les lacs se sont multipliées. Leur étude, accompagnée de plus en plus systématiquement d’analyses dendrochronologiques et de mesures d’âge au carbone 14, a révélé l’importance longtemps sous‑estimée de ce mode de transport, pour des fonctions variées, aux époques historiques en général et au Moyen Age en particulier.

134Dans cette perspective, la pirogue médiévale du lac de Paladru, loin de constituer une sorte « d’anecdote archéologique », comme ont souvent été considérées les embarcations monoxyles, représente un jalon important de ce nouveau champ de la recherche archéologique : celui de la batellerie, et plus largement, des espaces de navigation intérieure (rivières et lacs).

4.4 Les fortifications de terre

135Chantal Mazard, Michel Colardelle, Michèle Bois, Magdeleine Clermont‑joly

136L’histoire de l’archéologie des mottes castrales et, plus généralement, des fortifications de terre en Dauphiné et en Savoie, confond ses origines avec celles de la fouille de Colletière à Charavines. C’est en effet en 1975 qu’à partir des prospections méthodiques de terrain réalisées dans le cadre de divers travaux universitaires, apparut progressivement le nombre très élevé de mottes castrales que recélaient ces deux régions, en particulier la première. La mise en évidence d’un mobilier caractéristique du xi^e siècle, la céramique à fond marqué (Faure‑Boucharlat et al. 1978 ; Faure‑Boucharlat 1980), favorisa cette découverte, de même que la problématique historique développée à partir des essais d’interprétation des communautés riveraines du lac. Une première série de sondages, à Châteauvieux, également dénommée La Poype (quartier de La Louvatière à Chirens), sous la conduite de Magdeleine Clermont‑Joly puis de Michèle Bois, confirma à la fois la parenté chronologique de cette motte avec le site de Charavines, et l’interprétation castrale. Une fouille, non encore achevée, fut ensuite entreprise sur un deuxième site de Chirens (Mazard 1990), la motte‑enceinte du Châtelard. Parallèlement, une prospection systématique du département de l’Isère s’organisait, dans le cadre du CAHMGI, de l’ATP Rhône‑Alpes d’archéologie médiévale, puis du programme national (H 40) « Mottes castrales, maisons fortes et enceintes de terre » et de l’ATP « Inventaire et étude des fortifications de terre » (groupe Rhône‑Alpes).

4.4.1 Localisation

137Fig. 246

138Les cinq mottes et enceintes castrales identifiées avec certitude dans le pays du lac de Paladru (à Chirens : Le Châtelard, La Louvatière et La Poype ; à La Bâtie‑Divisin : Les Montas ; à Paladru : Les Trois Croix), et les quatre sites sur lesquels des fortifications de pierre ont rendu l’expertise difficile sans recourir à des fouilles (à Chirens : Clermont ; à Paladru : Châteauvieux ; à Virieu : le château ; à Voiron : Montclar), possèdent une grande parenté géographique. A une exception près (La Poype), ces sites s’élèvent sur des éminences ou plateaux surplombant un terroir exploitable du point de vue agricole, vallées essentiellement. Entre 556 et 749 m d’altitude, ils dominent le territoire environnant en moyenne de 90 m. Utilisant une rupture de pente qui rend en général leur accès malaisé au moins sur un côté (Le Châtelard, Paladru, Montclar) lorsque ce n’est pas deux ou trois (La Louvatière, Clermont, Virieu, La Bâtie‑Divisin), ils s’appuient sur le relief existant, ce qui réduit les travaux de terrassement nécessaires, selon un dispositif fréquent dans les régions collinéennes ou montagneuses (Drôme, Provence, pour ne citer que les plus proches) (Fixot 1975). La plus volumineuse des fortifications de terre aujourd’hui identifiable, Le Châtelard, est également la plus élevée.

139La densité de ces constructions est particulièrement forte : selon qu’on exclut ou non les fortifications incertaines, on en compte de 7 à 10 sur 125 km², ce qui est le chiffre le plus élevé dans l’Isère. On ne retrouve des densités voisines, quoique inférieures, que dans la région des Marches aux confins de l’Isère et de la Savoie, dans le haut Grésivaudan, ou dans certaines régions de fort peuplement de la Drôme du Nord. Cette grande densité contraste avec le très faible nombre de mottes recensées, malgré une recherche équivalente, dans la proche Savoie.

140Leur répartition montre une plus grande concentration sur le côté oriental du lac et à son extrémité nord (seule exception, Virieu). Cette répartition peut éventuellement être due au réseau des communications, qui privilégie certainement le Val d’Ainan, voie la plus commode pour joindre, au pied du massif de Chartreuse, les boucles que décrivent l’Isère vers le nord et le Rhône vers le sud. La commune de Chirens occupe une véritable position de carrefour de vallées, ouvrant également sur la Chartreuse par la vallée de Hautefort, et sur la cluse de Grenoble par Virieu. Il semble en tous cas exclu que ce soit la position du lac qui ait déterminé celle des fortifications.

141Les toponymes sont peu variés : sur les 9 sites, 3 dérivent du terme « château » (Châteauvieux, Châtelard), 4 sont toujours nommés « château » puisque des fortifications de pierre sont encore visibles ; 2 s’appellent « La Poype » (podium, selon un modèle bien connu dans la Dombes), la dernière est nommée « Les Trois Croix » en raison du calvaire qui s’y dresse encore.

4.4.2 Les types

142Aucune de ces mottes ne correspond à la « motte classique » installée en terrain plat et dont la butte est entièrement artificielle. Bien représenté dans la Dombes proche (région de l’Ain) ce type est rare en effet dans toute la région alpine.

143Ici la nature du relief a favorisé l’établissement d’un modèle de fortifications très varié, adapté aux possibilités offertes. Composée d’un paysage de hautes collines (400 à 800 m d’altitude) séparées par des vallées glaciaires plus ou moins encaissées, la région de Paladru se prêtait admirablement à la construction de ces châteaux semi‑artificiels, ne nécessitant que des aménagements assez sommaires. Ils résultent tous d’un simple remodelage du relief (plus important cependant au Châtelard) : les pentes ont été accentuées, la butte surhaussée, des fossés creusés là où les abrupts naturels manquaient.

144A l’exception du Châtelard dont la typologie est particulière, toutes ces fortifications présentent le modèle bipartite le plus répandu, composé d’un tertre semi‑artificiel, en général entouré d’un fossé, et d’une basse‑cour, ces deux derniers éléments ayant souvent disparu.

145La motte de La Louvatière (encore appelée « La Pouèpe » sur le cadastre de 1819 ou « le château » par les habitants du hameau) est installée à mi‑pente sur l’un des versants de la vallée de l’Ainan, au niveau d’un épaulement molassique (563 m) coupé par le profond ravin du Touvat (fig. 247). Il s’agit d’un tertre rectangulaire qui devait être entouré sur tout son périmètre par un fossé aujourd’hui comblé. La photo aérienne montre, semble‑t‑il, une grande basse‑cour en hémicycle qui se développe au sud de la butte. Celle‑ci a été dégagée du relief environnant sur 10 m de hauteur. La plate‑forme sommitale, légèrement en pente vers le nord, mesure 35 m de long pour 20 m de large. Fossés et basse‑cour ne se distinguent plus actuellement si ce n’est sous forme de replats ou de lignes de haies.

cliché CAHMGI

146La fortification de La Poype s’élève, au pied du plateau portant Le Châtelard, au sommet d’une petite colline isolée à 625 m d’altitude. Les pentes assez vives offrent une défense naturelle suffisante sur presque trois côtés. Le tertre a été, là encore, entièrement modelé en large cône pyramidal dominant de 5 à 6 m les aménagements annexes : fossé qui se lit encore bien tout autour de la motte et basse‑cour dont les limites sont difficiles à discerner. La plate‑forme sommitale, approximativement circulaire (diamètre d’environ 20 m) s’abaisse nettement vers le sud.

147Sur la commune de La Bâtie‑Divisin (lieu‑dit Les Montas), à l’extrémité d’une colline surplombant de plus de 60 m le terroir qui s’étale à ses pieds, à 560 m d’altitude, la motte se découpe encore bien dans le paysage. Exactement comme à La Louvatière de Chirens, le tertre a été taillé dans la molasse et présente à son sommet une forme à peu près circulaire (d’environ 30 m de diamètre) qui s’inscrit à la base dans un rectangle. Fossé et basse‑cour ont disparu mais de légers mouvements de terrain en sont restés les témoins.

148En bordure du plateau de Sonnière, qui surplombe d’une centaine de mètres le village de Paladru et ouvre une perspective sur toute l’étendue du lac, s’élève un monticule ovalaire appelé Les Trois Croix (600 m). Il s’étend sur 30 m de long et 18 m de large (fig. 248). Son point culminant, sur lequel est érigé le triple calvaire qui lui a donné son nom, domine le plateau d’une dizaine de mètres.

149Si les quatre fortifications que nous venons de décrire appartiennent toutes, avec quelques variantes, au même modèle « courant », celle du Châtelard de Chirens se présente différemment. Etablie à 750 m d’altitude (c’est la plus élevée) à l’extrémité étroite d’un plateau, aujourd’hui boisé, dominant le lac de Paladru et la vallée de l’Ainan, cette puissante fortification offre à la fois les caractéristiques de la motte et celles de l’enceinte. Une première défense est assurée par un large fossé annulaire qui entaille avec vigueur le relief environnant. Profond du côté du plateau (plus de 12 m), il disparaît presque lorsque les pentes naturelles sont vives (fig. 249). A l’intérieur de ce fossé, un rempart en fer à cheval, qui s’interrompt pour permettre l’accès, prolonge ce premier élément défensif et protège une plate‑forme grossièrement circulaire d’environ 800 m², qui pourrait correspondre à la « haute‑cour ». Cette levée, construite grâce à la considérable quantité de terre fournie par le creusement du fossé, s’élève progressivement en une butte massive et étroite formant une sorte de « motte de barrage » du côté le plus vulnérable (fig. 250).

150La fouille entreprise depuis six ans permet de compléter ces données : quelques sondages limités dans le fossé qui enclôt l’ensemble du site autorisent à restituer un fond plat à près de 2 m sous le niveau actuel. Le rempart de terre était beaucoup plus élevé qu’il ne l’est aujourd’hui puisqu’une grande partie s’est effondrée vers l’intérieur. Il était constitué de lits de galets et de terre (« pisé ») et devait former une sorte de mur droit fermant hermétiquement la plate‑forme. Le sommet exigu de la motte portait sans doute une tour de bois dont aucun vestige n’a été retrouvé.

151Lin ancien chemin aborde la fortification par l’ouest, montant droit du hameau de Louisias et débouchant dans le fossé. A cet endroit l’accès de ce chemin est défendu par deux petites éminences, probables postes de guet, appuyées par une sorte de barrage naturel établi dans le fossé même, obstacle contre lequel devaient buter chevaux et cavaliers. Le fossé franchi, l’entrée dans l’enceinte se faisait par une interruption du rempart de terre. Mais l’étroitesse de ce passage certainement renforcé par un bâtiment en bois (sorte de tour porche) en rendait l’accès malaisé.

4.4.3 Architecture

152Deux fortifications de terre de la commune de Chirens (Le Châtelard et La Louvatière) ont fait l’objet d’interventions archéologiques plus ou moins approfondies. Celles‑ci permettent de se faire une première idée de l’architecture des constructions.

153Au Châtelard, seule la plate‑forme délimitée par le rempart a été fouillée. Originellement beaucoup plus vaste qu’aujourd’hui (elle est en partie comblée par l’effondrement du rempart) elle a livré les traces des bâtiments qui l’occupaient (fig. 251). De ces constructions de bois ne subsistent clans le terrain naturel que les empreintes de gros pieux verticaux (dont le diamètre moyen est d’environ 30 cm), souvent équarris à la base et placés pour la plupart dans des avant‑trous. Le matériau constitutif des murs et parois n’a laissé aucune trace : les hypothèses les plus probables sont le » pisé » ou le torchis, mais également les planches. Quant à la couverture, elle devait être en chaume de céréales ou en roseaux.

154La répartition des poteaux, espacés de 2 m environ, permet de proposer deux restitutions possibles.

155On peut envisager un plan avec deux bâtiments parallèles de part et d’autre d’une cour centrale fermée sur le côté ouest, celui de l’entrée, par une massive palissade de bois qui prolonge les murs pignons des deux bâtiments. Ces derniers ne comporteraient chacun qu’une longue nef étroite (3,50 m de large), la maison nord étant plus longue que celle construite au sud (15 m et 10 m). Dans la cour, deux fosses (silo ou citerne) occupent le centre.

156La deuxième hypothèse, plus satisfaisante, envisage l’existence d’un seul grand bâtiment au centre de l’enceinte. Presque carré, d’environ 15 m de côté, il comporterait trois nefs, dont une grande nef centrale de 7 m de large. Mais si la façade ouest de ce grand bâtiment seigneurial, que l’on peut imaginer avec un étage, est bien présente sous la forme de trous de poteau profonds, larges et réguliers, il n’en va pas de même de la façade est, dont une grande partie manque.

157Les cartes de répartition du matériel céramique et métallique, la stratigraphie ainsi que la déclivité importante du sol d’est en ouest incitent à restituer, à l’intérieur de ce grand bâtiment, un plancher qui aurait également protégé de l’humidité. Mais planchéié ou non, le sol de ce bâtiment était régulièrement nettoyé puisqu’il ne se matérialisait que par une mince couche noire, pauvre en matériel. A l’extérieur en revanche, une épaisse couche noire remplissait l’intervalle entre maison et rempart et c’est dans cette dernière que la plus grande partie du mobilier a été retrouvée.

158Sur le côté sud, à proximité du rempart et sur une banquette de galets, se trouvait le seul foyer découvert sur le site. Extrêmement fruste, il plaide pour une occupation relativement brève de cette fortification.

159L’accès à la plate‑forme, à travers une interruption du fossé puis du rempart, était renforcé au niveau de ce dernier par une construction de bois dont on a retrouvé quelques trous de poteaux : il s’agissait peut‑être d’une tour sur laquelle passait un chemin de ronde (fig. 252).

160Les sondages pratiqués au sommet de la motte n’ont rien livré, mais l’érosion causée par les racines des arbres, le ruissellement et les animaux fouisseurs ont sans doute éradiqué les traces du bâtiment de bois qu’elle devait porter.

161A La Louvatière, un grand sondage d’environ 80 ni², sur la plate‑forme sommitale de la motte, à l’emplacement d’une importante anomalie magnétique, a fourni des informations relativement précises sur l’architecture d’un bâtiment élevé en son centre. Des poutres et pieux carbonisés, des nodules de terre rubéfiée ainsi que des galets rougis par le feu révèlent la présence d’une construction en terre et en bois incendiée.

162L’alignement des trous de poteau semble indiquer un bâtiment de forme quadrangulaire construit dans l’axe de la motte mais dont une partie seulement a été dégagée. Une fosse, d’environ 1 m de profondeur, a livré un abondant mobilier céramique ainsi qu’une monnaie. La présence de très nombreux galets au‑dessus des couches d’incendie laisse supposer l’existence d’autres structures (d’habitat ou de défense) peut‑être postérieures.

163A Paladru on a récemment identifié, à une trentaine de mètres de la motte des Troix Croix, à l’occasion de labours, la présence de matériel céramique dont l’appartenance au même horizon chronologique que Charavines ne fait aucun doute, même si manquent encore les précieux fossiles directeurs que sont les « fonds marqués ». Ce mobilier permet de repérer trois emplacements principaux correspondant sans doute à autant de bâtiments. L’ensemble s’étend jusqu’à 80 m du pied de la motte.

4.4.4 Mobilier

4.4.4.1 La céramique

164Ramassé en prospection ou lors de la fouille, le matériel céramique des trois fortifications qui en ont livré se caractérise par une grande homogénéité et une identité remarquable avec celui de Colletière.

165Au Châtelard de Chirens, 6000 tessons ont été recueillis sur une surface fouillée d’environ 500 m². Extrêmement fragmentée, c’est une céramique tournée, uniformément grise, relativement fine mais comportant parfois d’importants grains de silice (fig. 253). Quelques très rares tessons présentent une glaçure au plomb.

166Tous appartiennent en général à des formes globulaires à fond bombé. Des becs pontés ou pincés et quelques anses attestent la présence de cruches mais on remarque surtout des vases à cuire (traces de feu) et des récipients à stocker ou à conserver les aliments. Deux types de bords prédominent, les bords éversés (fig. 253‑1 à 8) et les bords en bandeau (fig. 253‑9 à 15), les premiers plus nombreux que les seconds. On note également de rares éléments de bord droit et de bord plat rentrant. Les décors à la molette sur la panse (motifs rectangulaires, carrés ou triangulaires) sont moins nombreux que les ajouts de lanière de pâte imprimée au doigt. Un seul tesson (partie d’un fond) porte une marque en relief.

167A La Louvatière, 150 tessons correspondent en tous points à la céramique décrite pour Le Châtelard. Cependant les bords en bandeau semblent plus nombreux que les bords éversés (mais leur nombre global est faible) et deux morceaux de fond portent des marques en relief.

168Pour la centaine de tessons ramassés près de la motte des Trois Croix à Paladru, les caractéristiques sont identiques : même pâte, mêmes formes, présence de cruches et de vases, lèvres en bandeau ou éversées, décor à la molette ou de bandes rapportées. L’absence de fond marqué n’est pas significative sur un lot d’aussi faible importance (fig. 254).

4.4.4.2 Le métal

169Au Châtelard, les 2 500 objets métalliques recueillis sont essentiellement en fer (90 % sont des clous de fer à cheval), plus rarement en bronze (fig. 253). Sur les 10 % restant, nombreux sont les objets qui se rapportent à l’équitation : fers à cheval, éléments de harnachement (boucle, passe‑courroie, clous de sellerie...), très nombreux anneaux de bronze et de fer correspondant sans doute à des protections (protège‑nuque, cotte de maille) et cinq carreaux d’arbalète ou pointes de flèche.

170Les autres objets identifiables sont ceux de la vie domestique ou artisanale : couteau, clef, élément de serrure, petits outils (alène, coin, lime), clous variés. Le seul outil de taille importante est une houe en fer, très bien conservée. De nombreuses aiguilles ou épingles en bronze ou en fer, des perles et deux agrafes à double crochet viennent compléter cet inventaire.

171Enfin parmi quelques monnaies et jetons, on retiendra surtout un denier d’argent des archevêques de Vienne, d’aspect neuf qui porte au droit + S. MAURICIVS avec une croix centrale et au revers + VRBS VIENNA. Dans le champ les lettres C et H liées, monogramme de Conrad le Salique (roi de Bourgogne de 1032 à 1038). Notons enfin la présence d’une ou deux monnaies romaines très abîmées.

172A La Louvatière, le matériel métallique, peu abondant, se compose essentiellement d’objets d’équitation : clous et fers à cheval entiers (2) ou fragmentés (6). Une monnaie tout à fait identique à celle du Châtelard (denier d’argent) en provient également.

4.4.4.3 Les restes organiques

173Les ossements du Châtelard représentent environ 30 000 à 40 000 fragments dont 12 000 ont été étudiés par Cl. Olive. Moins du quart a pu être déterminé, le taux de fragmentation étant très élevé. Le pourcentage des espèces est assez comparable à celui de Colletière :
– porc : 88 % (squelette entier, tête comprise) ;
– ovins‑caprins : 7,5 % ;
– bovins : 4 %.

174On note ponctuellement la présence de quelques fragments de cerf et de lièvre.

175Une analyse rapide de la faune découverte à La Louvatière montre une identité complète avec les données fournies par Le Châtelard. Des graines carbonisées sont actuellement en cours d’étude.

4.4.5 Chronologie

176D’une manière générale, l’homogénéité typologique et la ressemblance du mobilier provenant des mottes avec celui des gisements littoraux sont frappantes. Les deux monnaies trouvées à La Louvatière et au Châtelard appartiennent au type dominant à Charavines et le plus récent, émis entre 1032 et 1038.

177L’analyse quantitative de la céramique, qui nécessite un échantillon statistique suffisamment pertinent (seul Le Châtelard autorise pour l’instant une telle étude), laisse toutefois percevoir une nuance dans les proportions des bords «en bandeaux» par rapport aux lèvres éversées. Cette particularité suggère que, même si les deux sites ont pu avoir une période d’occupation partiellement simultanée, Le Châtelard est abandonné un peu plus tard que Charavines, peut‑être au‑delà du milieu du xi^e siècle. On peut donc globalement admettre que les mottes castrales du lac de Paladru datent du xi^e siècle, même si une apparition dans les dernières années du x^e et un abandon dès avant les années 1075 ne sont pas à exclure. Cette chronologie n’est pas en contradiction avec celle assignée aux mottes voisines (Bressieux, Bocsozel, Décines où une monnaie appartient même à la fin du x^e siècle ; Faure‑Boucharlat 1987) et aux plus anciennes des mottes de Provence étudiées par M. Fixot et les chercheurs du laboratoire d’archéologie médiévale de l’université d’Aix‑Marseille (Fixot 1975). Elle place cependant les fortifications de terre du lac de Paladru parmi les plus anciennes de France, puisque pour l’instant aucune motte ne peut être datée avec certitude d’une période antérieure à 980.

4.4.6 Les fortifications de terre dans leur environnement

178La cartographie des fortifications de terre et des sites gallo‑romains ne montre aucune concordance, ce qu’explique d’ailleurs parfaitement l’interruption de l’occupation du sol révélée par les courbes polliniques. Ce ne sont pas les mêmes terrains que cultivaient les Gallo‑romains, faiblement implantés, et les hommes du xi^e siècle. Leurs centres de peuplement Rirent très différents, les premiers cherchant les versants méridionaux des vallées les mieux exposées, les seconds choisissant essentiellement des emplacements propices aux aménagements défensifs. On notera d’ailleurs qu’une observation identique peut être faite pour les habitats littoraux du lac, ceux du xi^e siècle ne recouvrant jamais les stations de l’époque gallo‑romaine.

179L’adéquation est bien sûr plus évidente pour les habitats contemporains des fortifications de terre : les sites du Rozey (à Montferrat) et surtout des Grands Roseaux peuvent être mis en relation avec les mottes de Paladru. Mais il n’est pas encore sûr que les terrasses situées en contrebas du Châtelard aient porté des habitations, et l’on ne connaît pas de traces d’habitats associés aux autres sites castraux contemporains. Aux Trois Croix de Paladru comme à La Louvatière de Chirens, les tessons récoltés dans les champs voisins indiquent‑ils un village groupé ou une basse‑cour ? Il est difficile de trancher, en l’absence de fouilles. En revanche, on note déjà l’existence d’habitats du xi^e siècle non directement liés à des mottes, comme Le Pré d’Ars au Pin, le site de l’église de Bilieu, et les sites de Charavines (Colletière et l’église) qu’il est difficile de mettre en relation directe avec Le Châtelard du fait de la distance qui les sépare (environ 1 km).

180Si l’on ne connaît pas avec certitude l’emplacement des églises et des cimetières qui existaient selon toute vraisemblance au moment où les mottes et les habitats contemporains se développaient, on est tenté de les situer en fonction des plus anciens textes qui les mentionnent (1172) ainsi que des vocables (cf. infra) : Saint‑Pierre de Paladru, Saint‑Pierre de Charavines, Sainte‑Anne d’Ars et Notre‑Dame de Clermont. On notera d’ailleurs que l’habitat du Rozey est très proche de Saint‑Pierre de Paladru, et que l’on a trouvé des tessons de céramique du xi^e siècle à Charavines comme à Ars, où des sondages du xix^e siècle ont démontré l’existence des fondations d’une abside et de tombes des xii^e‑xiii^e siècles (présence d’un « pégau » funéraire).

181En définitive, pour l’instant, l’impression qui domine est celle d’un terroir éclaté, où habitats civils, églises et cimetières ainsi que les châteaux occupent des emplacements distincts, ce qui évoque davantage les modes carolingiens d’occupation du sol que ceux de l’époque médiévale.

182Les habitats littoraux, les autres habitats civils ainsi que certaines mottes sont abandonnés au plus tard dans le troisième quart du xi^e siècle. A ce moment ne subsistent plus que celles qui sont devenues les sièges de mandements (Virieu, Clermont et Paladru) et les habitats se regroupent autour des églises et de quelques fondations nouvelles, comme le prieuré du Gayet à Chirens daté en fonction de son type architectural des années 1050‑1080 (ce que ne contredit pas la céramique qu’on y a récoltée). C’est donc durant la seconde moitié du xi^e siècle que se constituerait ici la seigneurie classique.

183Si les recherches en cours n’ont pas permis de démontrer la parfaite contemporanéité des habitats littoraux avec les mottes castrales, leur appartenance à la même « période culturelle » n’est donc pas contestable. Dans chacun des ensembles on observe une apparition rapide et semble‑t‑il simultanée, une assez courte durée d’occupation (30 à 50 ans maximum) et donc un abandon au même moment.

184Que les mottes soient les résidences de petits seigneurs fonciers ou de simples milites ne fait aucun doute. Mais le mobilier, bien que de même nature, c’est‑à‑dire ne dénotant pas une appartenance sociale différente, est beaucoup plus riche et abondant sur les sites lacustres, même si l’on tient compte des conditions particulières de conservation. Dès lors quelle évolution proposer ? Si habitats lacustres et châteaux de terre ont coexisté, comment imaginer une dépendance des premiers aux seconds, moins riches et moins peuplés ?

185La seule solution logique, d’ailleurs pressentie par l’étude du mobilier céramique du Châtelard, serait que les mottes soient érigées alors que les sites littoraux sont déjà occupés depuis quelques années voire en cours d’abandon, et qu’elles les supplantent dans le commandement du pays. Dans ce cas c’est l’organisation progressive du pouvoir seigneurial qui serait le facteur décisif de l’abandon des habitats littoraux (sans exclure la coïncidence toujours possible d’autres facteurs, écologiques par exemple).

186L’absence de textes sûrs pour l’ensemble du xi^e siècle dans le bassin du lac de Paladru rend malaisée l’étude des origines de la seigneurie, pour laquelle on en est réduit aux indices archéologiques et à l’histoire régressive.

4.5 Les châteaux de pierre

187Olivier Andru, Michel Colardelle, Chantal Mazard, Eric Verdel

188Si le nombre des châteaux de pierre est environ deux fois moindre que celui des mottes, ce qui traduit un phénomène de concentration des pouvoirs par la réduction du nombre des seigneuries, il n’en reste pas moins qu’ils s’élèvent toujours sur l’emplacement même de fortifications de terres préexistantes (fig. 255). On peut donc en conclure que deux types de mottes ont existé. Celles qui (comme Le Châtelard de Chirens) ont une durée de vie assez brève, de l’ordre de 20 à 30 ans, et dont on doit envisager l’abandon définitif vers 1060‑1070 au plus tard. Celles qui, devenues le siège de seigneuries puissantes, seront remplacées par un château de pierre (comme à Paladru et Clermont). Sur ces dernières, l’absence de fouilles ne permet pas encore de démontrer la permanence d’une occupation plus durable à l’intérieur d’une enceinte de terre et de bois, d’autant que les vestiges ont pu être détruits par l’érection d’un château en pierre. Mais il y aurait quelque imprudence à envisager pour ces derniers une construction avant le xiii^e siècle. Plusieurs arguments plaident en effet pour une apparition assez tardive.

189Le principal est d’ordre architectural : aucun de ces châteaux ne comporte de donjon carré. Ceux qui existent sont circulaires (Paladru) ou polygonaux (Clermont) et aucun ne montre de traces de reprises effectuées à partir d’un bâtiment primitif. Les aménagements qui subsistent à Clermont indiquent d’autre part que des éléments de confort aussi caractéristiques que la cheminée ou les latrines sont d’origine. Dans le même édifice, il est également évident que l’accès s’effectuait par le rez‑de‑chaussée et non par le premier étage, comme il est de règle pour les donjons romans.

190On peut difficilement écarter l’argument économique selon lequel, pour assurer le coût financier de la construction d’un château de pierre, il faut que l’exploitation du terroir d’une seigneurie soit suffisamment développée pour dégager de substantiels revenus fonciers. En effet, si une bonne part de la main‑d’œuvre devait être fournie par le biais du système des corvées, il était indispensable de faire appel à des corps de métiers spécialisés pour l’extraction des matériaux, leur acheminement et leur mise en œuvre. Même dans le cas où la population locale pouvait participer aux travaux, encore fallait‑il que la réserve en personnel disponible pour de telles tâches fût importante.

191Dans les régions alpines particulièrement, la matière première la plus abondante et la moins onéreuse est longtemps restée le bois, largement utilisé pour l’architecture militaire jusqu’aux xiii^e et xiv^e siècles. Aux xi^e et xii^e siècles les méthodes et les moyens de la guerre évoluent peu. Une construction de terre et de bois suffit donc pour remplir les rôles défensif et de symbole du pouvoir. L’exemple de Château Désert à Montrevel, dans la proche région de Paladru, qui date vraisemblablement du xiii^e siècle, le montre bien.

192Les plus importants châteaux de pierre régionaux, comme ceux de Voiron et La Côte‑Saint‑André ou encore celui de Bressieux (Harlé‑Sambet 1992), places‑fortes des comtes de Savoie, ne sont pas antérieurs à la seconde moitié du xiii^e siècle, même si celui de Voiron pourrait avoir absorbé un bâtiment carré préexistant (Verdel 1983).

193Il va enfin sans dire que la mention, en 1107, des castra de Clermont, Paladru et Virieu n’est nullement la preuve de l’existence de châteaux de pierre. Les châtellenies correspondantes, déjà solidement constituées au début du xii^e siècle, pouvaient fort bien avoir leur siège dans les édifices de terre et de bois du siècle précédent.

4.5.1 Paladru (Château‑Vieux)

194En bordure de la rupture de pente du plateau de Sonnière, qui domine d’une centaine de mètres le village de Paladru, un monticule couvert de taillis porte le toponyme évocateur de Château‑Vieux. C’est une éminence de plan elliptique, haute de 8 à 10 m aux flancs très pentus, dont l’axe nord‑sud mesure 36 m et l’axe est‑ouest un peu moins de 30 m (fig. 256). La plate‑forme sommitale, qui n’excède pas 600 m², est par endroits encore délimitée par des pans de murs en galets maçonnés, mines d’une enceinte qui se raccorde au nord‑ouest aux vestiges d’une tour circulaire, probablement le donjon, puisqu’élevée du côté le plus vulnérable du site. L’irrégularité de la surface de la plate‑forme, alternativement mamelonnée et creusée de profondes dépressions, témoigne de la présence d’autres bâtiments totalement effondrés (et des excavations ouvertes par les fouilleurs clandestins).

195Au sud du mamelon, une légère échancrure de la plate‑forme communique avec une petite terrasse à mi‑hauteur du relief. Un large fossé sépare ce replat de l’éperon de terre qui s’avance jusqu’à l’extrême bord du plateau. C’est par ce côté qu’on accédait au château, protégé par un fossé sec et une barbacane. Faute de fouilles métho‑cliques, on connaît peu de l’origine de Château‑Vieux où les ramassages de surface n’ont pas permis de recueillir de mobilier antérieur au xii^e siècle.

196Evoquons pour mémoire la découverte, en 1863, d’un trésor de 250 monnaies. La détermination, au début de ce siècle, des 111 monnaies de billon aurait indiqué une date d’enfouissement dans la seconde moitié du xiii^e siècle (Millier, Testenoire‑Lafayette 1905 : 43‑46).

197On connaît le caractère aléatoire des prospections superficielles et des terrassements importants ont pu éradiquer les traces d’une première occupation au xi^e siècle. Mais on ne peut non plus exclure qu’il y ait eu déplacement du siège de la seigneurie depuis la motte voisine des Trois Croix. Récemment en effet, on a identifié, à l’occasion de labours, la présence d’habitats de plein champs que le matériel céramique date sans ambiguïté du xi^e siècle. Sans disposer de tous les éléments d’appréciation nécessaires, on pourrait donc restituer une évolution hypothétique pour l’occupation de cette partie du terroir.

198Au début du xi^e siècle l’habitat des Grands Roseaux est construit (en même temps que Colletière et Le Pré d’Ars) et les défrichements s’étendent sur le plateau de Sonnière, situé à moins de 1,5 km de la station littorale et qui bénéficie d’une bonne exposition sud‑est, favorable à l’emblavement.

199Vers 1040 Les Grands Roseaux sont abandonnés à la suite d’une transgression lacustre et le centre du peuplement se déplace sur les hauteurs. Parallèlement l’habitat se scinderait alors en deux pôles : la résidence seigneuriale sur la motte des Trois Croix (peut‑être avec une chapelle castrale dans la basse‑cour) et les habitations paysannes regroupées à proximité.

200Lors d’une troisième étape (fin xi^e ou courant xii^e siècle ?) la première fortification castrale serait désertée et un château plus important, d’abord en terre et bois, serait édifié sur le site de Château‑Vieux. Simultanément les habitats se déplaceraient de nouveau (on ne rencontre en effet aucun vestige d’habitats ruraux aux alentours de Châteaux‑Vieux) pour redescendre vers le lac. L’église paroissiale Saint‑Michel (cf. supra) serait alors fondée. La voie d’accès au château de Paladru indique en tous cas que les communications s’effectuaient en direction de la vallée et non pas vers le plateau de Sonnière, qui aurait été rapidement abandonné (pas de mobilier postérieur au xi^e siècle).

201Enfin la destruction du château au cours des dernières luttes delphino‑savoyardes aurait conduit les seigneurs de Paladin à résider désormais dans la maison‑forte de Montferrat (cf. infra). Cet abandon précoce du site, s’il ne fut pas aussi brusque et total que le rapporte l’abbé Millon (Million s.d. : 41), comme le confirme la découverte isolée d’une monnaie du xvi^e siècle (une parpaïole de 1580), explique pourtant en grande partie l’actuel délabrement du site.

202L’apport de la documentation écrite est limité. Il convient tout d’abord de réfuter (faute de preuves) l’affirmation de Blanchet selon qui le château aurait existé au vii^e siècle après que Charles Martel eut soustrait une partie des biens de l’archevêque de Vienne pour rétrocéder à un « comte Wigeric » le territoire du Sermorens dont faisaient partie les châteaux de Vinay, Voreppe, La Côte‑Saint‑André et Paladru (Blanchet 1864 ; Tête 1925 : 1.3). La première mention du « castrum peladrudi » figure dans le texte de la bulle pontificale de Pascal II, consacrant en 1107 le partage du Sermorens (Marion 1869). Qu’il soit cité comme le siège d’une châtellenie au tout début du xii^e siècle est l’indice d’une certaine antériorité. Mais il ne devait s’agir alors que d’une fortification de terre et de bois, et non d’un château de pierre. Vers 1120‑1130, lors de la fondation du prieuré de Bocsozel, le chevalier Guillaume fait don d’une terre sise « apud castrum peladrudi » (Chevalier 1869 : 313, n^o 97). Au xiii^e siècle, à une date inconnue, le château et le mandement de Paladru sont dans la mouvance de la seigneurie de Clermont. En 1251, suite à une enquête, il apparaît que cet état de fait est déjà ancien (Valbonnais 1722, t. I : 191). Une précoce domination des Clermont sur Paladin explique, en partie, sa discrétion dans les textes. C’est au début du xiv^e siècle, au plus fort de la guerre delphino‑savoyarde, que les mentions du château de Paladru se multiplient. De nombreux indices montrent qu’il est un enjeu militaire modeste, bientôt totalement délaissé au profit de la maison‑forte de Montferrat. En 1302, le châtelain du Pont‑de‑Beauvoisin, pour le comte de Savoie, établit un guetteur et un soldat au château de Paladru, bientôt rejoints par cinq arbalétriers (Perrin 1893). Au même moment, il entretient quatre soldats dans la maison‑forte d’Humbert de Paladru à Montferrat.

203Entre 1300 et 1309, ce même Humbert mène, depuis son château de Paladin, une chevauchée dans le mandement du Grand‑Lemps et en rapporte un butin (arch. départ, de l’Isère, IJ 920).

204Peu après sa mort, ses deux enfants Berlion et Humbert prêtent hommage au dauphin pour leur château et promettent de l’aider en cas de guerre. En retour, le dauphin s’engage à y entretenir cinq soldats (arch. départ, de l’Isère, LUE 1499/2, minutes du notaire Jean de Saint‑Denis). L’année 1313 marque un tournant dans l’histoire du château de Paladru. En effet, Humbert avoue alors tenir du seigneur de Clermont la maison‑forte de Montferrat. Il est spécifié qu’à l’avenir tous les biens obtenus par Humbert sur la juridiction de Paladru seront annexés au fief de Montferrat (arch. départ, de l’Isère, B 4028). A partir de ce texte on peut formuler plusieurs hypothèses.

205Le château de Paladru a certainement été abandonné au profit de Montfeirat. Son délabrement ou sa partielle destruction lors d’une chevauchée a pu inciter les Paladru à le quitter faute des moyens nécessaires à son entretien. La principale cause du repli des Paladm sur Montfeirat dut être financière. La documentation des xiv^e et xv^e siècles fait d’ailleurs état d’une certaine gêne. En 1338, Humbert de Paladru prête hommage au dauphin contre 500 florins d’or (arch. départ, de l’Isère, B 2607, f° 95). De plus les ressources en hommes du mandement sont limitées. En 1395, 20 feux sont dénombrés à Paladru et à La Bâtie‑Divisin, contre 265 à Virieu.

206La maison‑forte de Montferrat change peut‑être de fonction en 1313. De simple fortification sans juridiction, elle deviendrait le centre réel du mandement de Paladru, et la résidence principale du seigneur. Du reste, les textes montrent que les Paladru, tout en gardant leur patronyme, sont souvent appelés seigneurs de Montferrat. C’est le cas en 1338 lors de l’hommage d’Humbert de Paladru au dauphin (arch. départ, de l’Isère, B 2607, f° 95).

207Cependant, le château de Paladru est toujours mentionné, notamment clans les prestations d’hommage. En 1395 encore, une enquête pour la révision des feux en Viennois‑Terre de la Tour mentionne la châtellenie de Paladru (arch. départ, de l’Isère, B 2726, f° 213).

208Malgré l’imprécision des documents manuscrits sur les origines et l’évolution de ce château, les quelques éléments exposés ici sont en accord avec les découvertes archéologiques et confirment son abandon précoce.

4.5.2 Montferrat (le château)

209Au sommet d’une colline (589 m) bordée au sud‑est par un profond vallon, une vaste plate‑forme circulaire (1 800 m²) présente des flancs très déclives, entaillés par un court replat. La rupture de pente la plus élevée est contrebutée par de vieux murs en galets maçonnés. Sur la terrasse, une butte au relief assez mol est surmontée d’un petit kiosque. D’abord interprétée comme le vestige d’une ancienne motte, cette éminence s’avère en réalité correspondre à l’éboulis remblayé de la maison‑forte détruite.

210Quelques tranchées, ouvertes avec un engin par l’actuel propriétaire, viennent en effet de révéler un noyau de pierres et d’argile, recouvert par une mince couche d’humus. Un mur épais de 2 m, en arc‑de‑cercle, a également été suivi au cours des sondages. Les prospections de surface n’ont pas livré d’autre mobilier que des tessons modernes et des fragments de tuiles. Cette absence de matériel s’explique aisément par le fait que les excavations n’ont entaillé que la couche de destruction, sans atteindre les niveaux d’occupation médiévale. Attestée en 1313 comme on l’a vu, la maison‑forte, résidence des seigneurs de Paladru‑Montferrat, a été entièrement rasée à la fin du xviii^e siècle ou au début du xix^e siècle, après que les Barrai l’eurent vendue aux particuliers, sous réserve qu’elle fût effectivement démolie (Million s.d. : 327‑328). La demeure, située à quelque distance en contre‑bas et que l’on appelle actuellement le château, est donc en réalité un bâtiment entièrement moderne comme l’a confirmé un examen des larges voûtes en berceau de briques du rez‑de‑chaussée.

4.5.3 Chirens (château de Clermont)

211Visible de fort loin grâce à sa tour qui émerge des bois et taillis qui le couvrent, le château occupe une éminence largement dégagée à plus de 600 m d’altitude et domine les vallées de l’Ainan et de la Pure.

212On sait pour l’instant fort peu de l’histoire de ses constructions, demeurées depuis l’origine entre les mains de la famille de Clermont. Les sources habituelles (comptes de châtellenie, procès‑verbaux de maître d’œuvre, inventaires et enquêtes diverses) presque toujours consacrées aux terres delphinales, font ici défaut. Or Clermont, d’abord tenu en alleu par la famille éponyme, est remis en 1203 entre les mains de l’Église de Vienne par Guillaume de Clermont qui le reprend en fief. La terre de Clermont comme celle de Saint‑Geoire‑en‑Valdaine fera partie des biens de cette Eglise durant tout le Moyen Age alors même que ses possesseurs seront alternativement, mais pour d’autres châteaux et domaines, vassaux du comte de Savoie (1288‑1307) (arch. départ, de l’Isère, B 2612) puis du dauphin à partir de 1307 (Valbonnais, 1722, t. II : 130).

213La première mention du « castnim clan montis » date de 1107 (Marion 1869). Château et mandement sont alors clairement attestés et témoignent de l’existence d’une fortification antérieure de plusieurs années du fait du décalage entre édification du château et premiers textes qui le mentionnent. Or une bonne lecture du site et de sa topographie, permise par les rares vestiges non minés qu’il offre encore, suggère l’existence d’un château primitif sur‑motte (fig. 257).

214Le cœur du dispositif défensif est en effet formé d’un puissant donjon sur motte, protégé sur une partie de ses flancs par une courtine massive appareillée en tuf, flanquée à l’est d’une tour circulaire pleine et de petit diamètre. Au pied de la motte se développe au nord une grande basse‑cour ovalaire (environ 1 ha) protégée à la fois par une succession de défenses extérieures (pentes très vives, levée de terre en demi‑lune, fossé), ouvrages avancés concentrés à la pointe nord du château, et par‑un rempart de tuf, dressé au sommet de la contrescarpe et qui suit, en la chemisant, la terrasse qui porte la fortification. Quelques vestiges en demeurent, surtout au nord‑ouest, qui montrent un beau parement régulier de tuf mais dont on ne peut dire s’il était ou non flanqué de tours. Enfin une troisième enceinte vient se greffer au sud de l’ensemble formé par la motte et sa basse‑cour. Elle délimite un espace plus réduit (5 000 m²). Une large courtine en moellons de schiste non équarris et gros galets la protège. Ces deux enceintes, dont la déclivité est fortement marquée d’est en ouest (8 à 10 m), présentent des traces de bâtiments effondrés. Plus nombreux dans l’enclos nord, ils se répartissent, selon un plan assez lâche, aussi bien au centre de l’espace que le long des courtines. Ce sont les seuls témoins des constructions autour desquelles s’organisait la vie du château (aula, communs, corps de logis, écuries mais aussi chapelle castrale Notre‑Dame, citée en 1172).

215L’élément le plus remarquable de ce château est le donjon sur motte. Bâti sur une butte massive et trapue couronnée d’une plate‑forme de 700 m² environ qui domine de 10 à 12 m les basses‑cours qui lui sont contigües, il n’est pas conservé jusqu’à son troisième étage, mais s’élève encore jusqu’à une vingtaine de mètres de hauteur (fig. 258).

216Sa particularité la plus remarquable est son plan pentagonal irrégulier (hors œuvre, en partant de la porte : 8,50 m, 6 m, 7 m, 5,50 m, 6 m) qui pointe un éperon saillant vers la zone la plus faible et la plus exposée de la fortification (celle de l’accès ?). Un appareil de tuf à bossage couvre une grande partie de ses cinq façades et confère à l’ouvrage un aspect rugueux et puissant, unique dans la région.

217Les murs, épais de plus de 1,80 m à la base, sont constitués d’un blocage interne de galets et de moellons entre deux parements de tuf. A l’extérieur, les assises inférieures sont appareillées en blocs de tuf de très grande dimension qui devaient donner une meilleure stabilité à la construction. A l’intérieur, divisé en trois étages, des reprises (?) apparaissent dans l’appareil des deux premiers niveaux. En revanche, le troisième étage offre à nouveau un beau parement homogène de tuf.

218On pénètre dans le donjon, au rez‑de‑chaussée, par une porte sans ébrasement, sommée d’un arc en plein cintre et double rouleau à l’intérieur. Un plancher couvrait cette première pièce qui n’offre d’autre ouverture que la porte. De la même façon, le deuxième étage est entièrement aveugle et ne présente aucune trace de percement. Le dernier niveau, « l’étage noble », était d’une superficie plus vaste grâce à un sensible retrait des murs, qui permettait également d’établir un plancher plus solide. Il était couvert d’une voûte en berceau à claveaux de tuf et s’ouvrait par deux grandes baies à large ébrasement. L’une, au midi, a complètement disparu, l’autre à l’est, surmontée d’un arc en plein cintre, est en cours d’effondrement. Une belle et grande cheminée de briques (fig. 259) ainsi qu’une latrine en encorbellement, dont ne subsistent que l’accès et deux corbeaux sur la façade extérieure, apportaient des éléments de confort supplémentaires. La latrine est logée dans un angle et un étroit couloir, pris dans l’épaisseur du mur et couvert d’un berceau plein cintre, y menait. Dans le donjon la circulation verticale s’effectuait par des échelles car aucune trace d’escalier n’est visible dans les murs.

219Dater la construction de cet ensemble castrai est malaisé d’autant que les sites de comparaison dont la chronologie est connue sont rares et qu’aucune typologie régionale n’existe pour l’Isère. Ici, la principale difficulté réside dans la coexistence de caractères architecturaux manifestement archaïques avec d’autres, qui semblent plus récents.

220Parmi les particularités qui indiqueraient une origine précoce il faut d’abord mentionner le donjon polygonal, forme certes plus évoluée que le plan carré des tours romanes mais cependant antérieure au plan circulaire. La relative exiguïté des surfaces de chaque étage, l’accès probable aux différents niveaux par des escaliers de bois, et la situation même du donjon, en position de réduit défensif, sont autant d’indices convergents.

221Mais l’accès direct par le rez‑de‑chaussée et le fait que latrine, cheminée de briques et baies paraissent bien avoir été aménagées en même temps que le gros‑œuvre, sont plutôt des critères pour une datation assez tardive.

222Provisoirement, et sous réserve des résultats qu’une fouille systématique et extensive fournira sans doute, on peut proposer de situer dans le courant du xiii^e siècle l’édification du château de Clermont. Mais il semble d’ores et déjà probable que cette construction de pierre a succédé à un premier ensemble de terre et de bois, de dimensions plus restreintes, très vraisemblablement porté par le relief sommital.

223C’est dès la seconde moitié du xi^e siècle qu’une motte, comportant une tour de bois et une basse‑cour y aurait été aménagée. Elle constituerait alors le noyau primitif du château, siège de la seigneurie naissante, et du futur rétractas d’un ensemble beaucoup plus vaste qui deviendra une des plus imposantes fortifications privées du Dauphiné.

4.5.4 Virieu (le château)

224Elevé sur une vaste terrasse se prolongeant par un étroit éperon rocheux et culminant à 525 m d’altitude, le château domine le village de Virieu et l’ensemble de la vallée de la Bourbre de 120 m environ (fig. 260). Son architecture complexe, résultant de l’agrégation de plusieurs corps de bâtiments successifs et de plusieurs reprises, nécessiterait une analyse détaillée et une enquête exhaustive dans les documents écrits ou figurés que recèlent les archives privées de la famille éponyme. Mais une première étude architecturale permet déjà de distinguer trois grandes phases de construction, à l’exclusion de la plus récente, qui date du début de ce siècle.

225La partie la plus ancienne borde au nord la rupture de pente la plus abrupte. C’est un bâtiment de plan rectangulaire, assez régulièrement appareillé en moellons de tuf dans ses assises inférieures et repris en élévation par des maçonneries composites, associant le galet de quartzite à des blocs de molasse et à quelques briques. Le mur septentrional, étayé par un puissant contrefort, présente au premier étage une ouverture obturée, sans doute vestige d’une latrine (fig. 261). Au Levant, une échauguette originellement crénelée (des nierions subsistent), munie de cinq mâchicoulis et d’une petite archère sans étrier, indique que cette partie de l’édifice date du xiii^e ou du début du xiv^e siècle, au plus tard (fig. 262). C’est de ce corps de bâtiment que provient un panneau peint à fresque représentant un moine, peut‑être un Antonin, prenant le pouls d’un patient. Le détail du vêtement et le style général datent cette œuvre du xiv^e siècle. Sur la même façade orientale, une muraille crénelée dont la courtine est pourvue d’autres mâchicoulis, assurément modernes, surplombe une porte monumentale du xviii^e siècle. Au‑delà s’élève la plus imposante des tours circulaires (épaisseur des murs de 2,40 m), entièrement en moellons de tuf aux faces soigneusement dressées (fig. 263).

cliché fouilles de Colletière

cliché fouilles de Colletière

226La rigoureuse homogénéité de l’appareil, l’absence de talutage, de meurtrières et de fossés (vérifiée par de profonds sondages) ou encore le larmier qui court sous le couronnement confirment que la construction de ce « donjon » est largement postérieure à celle de l’ensemble nord (fin du xvi^e siècle). Les hautes baies et la porte d’accès ouvrant sur la cour intérieure sont du xviii^e siècle.

227Les façades sud et ouest, sur les jardins à la française, peuvent également être datées du début de l’époque moderne, du moins dans leur moitié inférieure, du même appareil de tuf auquel succède, plus haut, une reprise en galets de quartzite plus récente encore. Tous les soupiraux rectangulaires dont les montants et les linteaux, en calcaire de Chartreuse, comportent des arêtes chanfreinées et de massives grilles de fer forgé, ne sont pas antérieurs au xvi^e siècle. Les fenêtres hautes ont été percées au xviii^e siècle et datent vraisemblablement la réfection de l’élévation. Les deux tours qui cantonnent la façade méridionale, de plus faible diamètre que le « donjon » mais comme lui couvertes d’un toit conique avec tuiles écailles et pommeaux, en sont contemporaines dans la première moitié de leur élévation (archère‑canonnière du xvi^e siècle), puis ont été reprises en maçonnerie de galets (fig. 264).

228Le retour septentrional des bâtiments, qui se raccorde à l’édifice primitif, a été modifié au début de ce siècle. Ici encore les éléments architecturaux les plus anciens (fenêtres rectangulaires simples ou avec meneaux et croisillons) datent du xvi^e siècle, y compris le large porche qui ouvre sur la cour intérieure.

229Les textes confirment ces observations architecturales. En effet, en 1573, Artus Prunier de Saint‑André rachète le château de Virieu au seigneur de Clermont : c’est certainement lui qui a entrepris d’élever les tours et le plus gros des autres bâtiments comme le suggère le choix de la devise familiale Turris mea deus, témoignage de la fierté du nouveau propriétaire reconstructeur. Les travaux effectués à l’époque, notamment la création de vastes tarasses à plusieurs niveaux différents, ont profondément modifié la topographie du site. Mais il ne fait guère de doute que l’éperon terminal, bordé par des déclivités très accusées, a dû porter une motte castrale. La découverte d’une butte de terre, en partie nivelée, et surtout celle de quelques tessons de céramique grise du xi^e siècle viennent de le démontrer. Mentionné en 1107, le « castrum vireu » est dès la seconde moitié du xi^e siècle, le siège de la seigneurie. Cette première fortification de terre et de bois aurait été la résidence des Virieu jusqu’en 1220, date à laquelle elle constitue la dot de Béatrice de Virieu qui épouse Siboud de Clermont. Alors délaissé, le château serait remplacé peu après par la maison‑forte construite sur le replat, à une centaine de mètres de l’ancienne motte.

4.5.5 Conclusions

230Cette première approche de l’historique des châteaux de pierre de la région du lac de Paladru, pour incomplète qu’elle apparaîtra lorsqu’une étude approfondie des textes et des architectures aura été engagée, fournit cependant des informations de nature à modifier quelques opinions préconçues.

231La première concerne la durée d’occupation des mottes castrales qui sont à l’origine de seigneuries perdurant au‑delà du xi^e siècle. L’hypothèse selon laquelle elles ne recevraient pas de constructions de pierre avant le xiii^e siècle paraît assez argumentée à travers les exemples de Paladru, Clermont et Virieu. Ces mottes, contrairement à celles des lignages qui ne « réussissent » pas (Le Châtelard, La Poype, La Louvatière), connaîtraient alors une chronologie longue. Que ces premières fortifications aient pu être remaniées et agrandies, voire même recevoir quelques ouvrages de maçonnerie dans la seconde moitié du xi^e siècle ou le courant du xii^e siècle est très vraisemblable. Mais on rien connaît pas ici qui, comme celles de la Drôme ou du sud de l’Isère (Montmiral, Albon), ait jamais porté de donjon, de bâtiments maçonnés ou de murs importants avant le xiii^e siècle.

232Une seconde conclusion est directement issue de la précédente. La construction de véritables ensembles castraux en dur apparaîtrait dans la région plus récemment qu’on ne le pensait. Le cas du mieux étudié jusqu’à présent, celui de Bressieu, en est une confirmation puisque les parties les plus anciennes (donjon) ne semblent pas antérieures au  xiii^e siècle. Il en va de même pour le château de Grolée à Viriville, dont l’aula primitive daterait de la même époque (Montjoye 1990 : 51). L’exemple des châteaux comtaux de Voiron et La Côte‑Saint‑André renforce encore l’impression de constructions tardives, déjà pressentie lors d’une précédente enquête consacrée aux châteaux et maisons‑fortes du Grésivaudan (Verdel 1984).

233Une dernière indication, plus anecdotique, concerne l’histoire du château de Virieu : on a établi que le siège de la seigneurie était une motte castrale jusqu’à ce qu’il devienne la propriété éminente des Clermont au début du xiii^e siècle. Son remplacement par une maison‑forte indique que le château actuel n’en est pas un au sens architectural du terme (car son statut juridique ne variera en revanche pas jusqu’à la Révolution). Et l’on peut d’ailleurs s’interroger sur les circonstances qui ont déterminé la construction de la maison‑forte du xiii^e siècle, sensiblement à l’écart de la motte originelle. Si ce décalage n’a pas été dicté par le désir de disposer d’un espace plus vaste et mieux adapté à cette résidence, ne pourrait‑on envisager une intention délibérée de la part des nouveaux propriétaires qui auraient autorisé (voire financé) l’érection de ce nouveau bâtiment, sous la condition qu’il ne se surimpose pas aux vestiges de la motte ? Les Clermont auraient ainsi marqué la vassalité des Virieu en les écartant du symbole pérenne du pouvoir.

4.6 Les édifices religieux

4.6.1 Églises et chapelles

234Michel Colardelle, Eric Verdel

235L’enquête préliminaire sur l’origine des églises a été essentiellement conduite, jusqu’à présent, à partir du dépouillement des textes déjà publiés, ponctuellement complété par des investigations dans les archives départementales ou communales, à la recherche de sources inédites. L’étude architecturale des très rares édifices médiévaux encore conservés (la plupart ont été reconstruits de novo aux xviii^e et xix^e siècles) reste à entreprendre même si la probabilité d’en tirer des conclusions valides quant à leur chronologie reste aléatoire tant les remaniements ont été importants. Enfin des prospections de terrain, dans certains cas guidées par la toponymie ou la tradition orale, ont parfois abouti à la collecte de matériel archéologique livrant des indices intéressants sur l’existence d’églises dont aucune trace visible n’était conservée. Il va sans dire que les indications présentées ici ne constituent que la première approche d’une recherche qui sera étendue et complétée ultérieurement.

236L’aire géographique couverte par ces investigations ne se limite pas au bassin versant du lac de Paladru. Elle s’étend jusqu’à la vallée voisine de la Bourbre, à l’ouest (fig. 265). La raison majeure d’un tel élargissement du champ de l’enquête tient au fait que les plus anciens lieux de culte et de sépulture doivent évidemment être recherchés dans les premiers centres de peuplement. Or, on l’a vu, selon les données convergentes de plusieurs disciplines (archéologie, sédimentologie, palynologie), le terroir de Paladru n’a pas été assez densément occupé avant l’an Mil pour que des églises paroissiales y fussent bâties. La permanence d’une occupation, au cours du haut Moyen Age, des quelques établissements gallo‑romains recensés au bord du lac, ne peut être envisagée. Ces habitats de peu d’importance semblent bien avoir été abandonnés dans le courant du iv^e siècle et aucune découverte archéologique n’indique le contraire. Tout au plus peut‑on mentionner celle, non vérifiée, d’une sépulture tardo‑antique sur la commune de Paladru, au lieu‑dit Sonnière. Faute d’observations précises la datation en est évidemment incertaine, mais la mention faite par le découvreur d’un couvercle de tegulae disposées en bâtière au‑dessus de la tombe plaide pour une chronologie située entre le v^e et le vii^e siècle.

237Le cas de la proche vallée de la Bourbre, entre Châbons et Les Abrets, est à plusieurs titres différent. Géographiquement moins enclavée, elle a également bénéficié d’une topographie et de conditions climatiques plus favorables. Moins élevée en altitude d’une bonne centaine de mètres, elle est beaucoup plus ouverte et encadrée par des reliefs aux pentes douces, agrémentée de plateaux étendus et bien exposés. L’existence d’un vaste domaine gallo‑romain y est connue par de multiples vestiges : exvoto et cippe funéraire à Charancieu, restes d’une riche villa, avec mosaïques et sculptures, s’étendant depuis l’église de Chélieu jusqu’à la gare de Virieu (Lagier 1891 ; Colardelle 1983a). D’autre part, l’abondance des toponymes pourvus du suffixe « acurn » (Viriacum = Virieu ; Caduliacum = Chélieu ; Fitiliacum = Fitileu ; Carenciacum = Charancieu) est assurément le signe d’une origine ancienne du peuplement et plusieurs textes précoces donnent à penser que l’occupation a pu s’y maintenir, peut‑être sans discontinuité, depuis l’Antiquité. La première mention de Chélieu apparaît en 653, dans une charte par laquelle l’archevêque de Lyon donne à Saint‑Pierre (de Lyon) les honores qu’il possède à La Tour du Pin et à Longipand, sur Chélieu (Chevalier 1913 : n^o 507). Mentionnons aussi pour mémoire l’ancienne découverte sur la commune du Passage, d’un missorium d’argent, daté du début du viii^e siècle (Chevalier 1913 : n^o 529). Les villae et églises de Colonges (Colonica) et de Chélieu sont données par Lothaire à St‑Etienne de Lyon vers 863‑869 (Chevalier 1913 : n^o 749), donations confirmées en 878 et 885 (Chevalier 191.3 : n^os 814 et 852). Ce dernier texte précise d’ailleurs que les mêmes biens lui avaient été enlevés de longue date (longo jam tempore ab ipsa ecclesia alienatis) (BN, ms lat. 13879).

238Ces possessions sont encore citées, parmi d’autres, dans un diplôme de Louis roi de Provence, en 892, lorsqu’elles sont données à l’abbaye de Saint‑Chef (arch. départ, de l’Isère, B 3784), ce qui ne laisse guère subsister de doute sur la présence de domaines fonciers d’une certaine importance, au moins dès la seconde moitié du ix^e siècle.

239A l’appui de cette thèse, il faut encore invoquer une observation effectuée dans le lac de Paladru où tous les carottages révèlent l’existence, parmi les séquences lacustres fortement carbonatées, d’un mince lit organique (dit ORGA I), antérieur au xi^e siècle. Selon J.‑L. Brochier, sa composition chimique, caractérisée par un accroissement significatif des teneurs en phosphates et une granulométrie particulière, résulterait d’une mise en culture des abords du lac ayant induit un lessivage des sols. Or, la datation par le radiocarbone de la fraction organique, tout récemment effectuée par l’Eidgenössische Technische Hochschule (ETH) de Zurich, indique les années 650‑890. On pourrait certes conclure que le terroir a été exploité par une première vague de colonisateurs au cours de cette période. Mais l’absence de témoignages archéologiques d’établissement permanent (malgré des prospections de surface méthodiques) exclue cette interprétation. Ne pourrait‑on dès lors rapporter cet épisode, dont la durée n’a pu excéder quelques dizaines d’années au plus, à une extension temporaire des surfaces cultivées à partir de villae distantes de moins de 10 km ? Mais il faut bien convenir qu’actuellement l’hypothèse reste fragile, même si les signes de la précocité de l’occupation de la proche vallée de la Bourbre sont indéniables. En effet, en l’état des connaissances, aucun édifice religieux n’y est attesté avant l’an Mil.

4.6.1.1 Charancieu (Saints‑Protais‑et‑Gewais)

240La localité est mentionnée en 917 (Chevalier 1913 : n^o 1030) mais c’est en 1032 qu’Aymon, évêque de Belley, échange l’église de Saint‑Germain à L’Isle d’Abeau contre celle de Charancieu, avec un couple de personnages privés, Berlion et son épouse Ilcléarde (Chevalier 1913 : n^os 1743 et 1744).

4.6.1.2 Chélieu (Saint‑Martin)

241Le vocable, indiscutablement ancien, et la construction de cette église aux abords immédiats d’une vaste villa gallo‑romaine, plaident pour une haute origine (chapelle domaniale du haut Moyen Age ?). Signalons enfin, sur le territoire de la même paroisse, la chapelle Saintc‑Marie‑Magdeleine fondée, avec une léproserie, en 1170 (arch. comm. Virieu, G.G., carton n^o 3, pièce, f^os 4 et 5).

4.6.1.3 Virieu (Saint‑Pierre)

242Il est certain que l’église actuelle n’est pas à l’emplacement de l’église primitive. L’inscription lapidaire portant la date de 1491, visible sur le clocher, a dû être récupérée dans l’édifice d’origine, reconstruit à la fin du xvi^e siècle. C’est entre le château et le village, sur un replat, que des terrassements pratiqués en 1973 révélèrent des sépultures, dont la plupart furent détruites. Seule l’une d’entre elles put être sauvée. Orientée est‑ouest, tête à l’ouest, cette sépulture dont la profondeur n’était plus mesurable, était placée dans un coffre de moellons de tuf taillés à la scie et s’ajustant de manière à épouser parfaitement la forme du corps, avec un net rétrécissement pour la tête. Le couvercle était formé de plaques de calcaire, alors que le fond n’était pas dallé. Le squelette était entouré de plaques de calcaire, et disposé en décubitus dorsal, bras le long du corps, avant‑bras droit allongé, avant‑bras gauche fléchi sur le pubis. Quelques ossements réduits, aux pieds, témoignent du remploi du coffre.

243Une seconde sépulture, visible dans la coupe de terrain, était en pleine terre, avec seulement une dalle de couverture (coffre mixte selon toute vraisemblance). D’orientation identique, sa profondeur atteignait 1,20 m en fond de fosse.

244Si l’appartenance des inhumations à la période médiévale (xi^e‑xiii^e siècles) est sûre, l’absence de tout objet et la destruction du contexte empêchent d’avancer une chronologie plus précise. La situation de la nécropole témoigne cependant du lieu d’installation de la première église paroissiale de Virieu (Colardelle 1983a : 232).

4.6.1.4 Burcin (Notre‑Dame‑de‑Millin)

245Selon la tradition orale et Vittoz (1943 : 5) qui ne cite pas ses sources, cette chapelle, lieu de pèlerinage dévolu au culte marial –mais qu’en était‑il au Moyen Age ?– existait déjà en 1111. L’édifice, dont les murs massifs sont presque entièrement en moellons de tuf, a subi plusieurs remaniements, notamment à la fin de l’époque gothique (xv^e‑xvi^e siècles). Mais son origine romane ne semble pas devoir lui être contestée, ne serait‑ce qu’à l’examen de son petit campanile (fig. 266) dont les deux baies jumelles sont sommées d’un arc en plein cintre (xi^e‑xii^e siècles). On a d’ailleurs découvert, voici une quinzaine d’années, contre les fondations méridionales de la chapelle, deux sarcophages monolithiques, également en tuf, mesurant 2,20 m de longueur. Ils furent alors par erreur datés : de l’époque gallo‑romaine (Frechet 1984). Celui qui subsiste encore aujourd’hui, déplacé à l’ouest de l’édifice et brisé, comporte en effet un alvéole céphaloïde rectangulaire bien marqué. Bien que les éléments de comparaison fassent défaut, car ce type de sarcophage est rare en milieu rural dans la région (Colardelle 1983a : 353‑354), on pourrait prudemment proposer une datation entre le xi^e et le xiii^e siècle (la forme du sarcophage se rapproche de celle de la tombe de Virieu précédemment décrite).

246Les autres églises de la vallée n’apparaissent pas dans les textes avant la seconde moitié du xii^e siècle : c’est le cas de Saint‑Joseph à Châbons, de Notre‑Dame à Panissage et de Saint‑Jacques à Blandin (arch. départ, de l’Isère, invent. 173, 1328b). L’origine des églises Notre‑Dame à Chassignieu et Saint‑Honoré à Saint‑Ondras n’est pas davantage connue.

247Située à mi‑chemin entre le val de Bourbre et le lac de Paladin, la vallée du Surand s’étend de Valencogne au Pin. Le terroir a été largement exploité à l’époque romaine, comme le prouve la découverte d’au moins quatre sites d’habitat dont une grande villa (Colardelle 1983a : 220) et il est possible qu’il le soit resté sans discontinuité au cours du haut Moyen Age, du moins dans sa partie nord, plus proche de la grande voie de communication entre Grenoble, Bourgoin et Lyon.

4.6.1.5 Valencogne (Saint‑Jean‑Baptiste)

248C’est avec circonspection qu’on doit considérer le premier texte qui évoque une paroisse à Valencogne (vallis incognita) dès 653. Dans cette charte, l’archevêque de Lyon rappelle l’offrande qui aurait été faite auparavant à l’abbaye St‑Pierre de Lyon par les nobles hommes Rodolphe et Constantin (Chevalier 1913) n^o 507). La date de construction de l’église n’est pas déterminée mais un vicaire (vicaiius valenconi) est mentionné en 1228 (Chevalier 1891). Rappelons enfin la découverte, en 1880, au lieu‑dit Le Grand Etang de Breunelière, de deux sépultures rupestres ou en coffre de dalles, assurément médiévales (Colardelle 1983a : 232) mais qu’on ne peut, pour l’instant, associer à aucun lieu de culte connu.

4.6.1.6 Le Pin (Saint‑Christophe)

249L’actuelle église paroissiale a été entièrement construite en 1769, mais elle pourrait avoir succédé à une simple chapelle, déjà en ruines à l’époque et élevée à l’écart du village. On peut le penser à la lecture d’une requête de 1759, par laquelle les habitants de la communauté prétendaient [...] que leur église qui avait été édifiée dans ce lieu sous le vocable de Saint‑Christophe tomba en ruine dans les siècles passés [...] qu’ils voulaient faire pour le rétablissement et construction d’une nouvelle église paroissiale sous le même vocable » (arch. départ, de l’Isère, IV H 508). La demande fut rejetée par le syndic de la Silve Bénite (cf. infra) au motif que, malgré des recherches dans les archives du monastère, on n’avait pu trouver la preuve qu’une paroisse de Saint‑Christophe ait auparavant existé. Tout au plus acceptait‑il de reconnaître qu’il y avait eu autrefois une chapelle sous ce vocable. De fait il y a bien, à l’écart du bourg actuel, un lieu‑dit L’Eglisier. Mais en dépit des prospections menées alentour on n’a pas encore localisé les vestiges d’un ancien édifice dont la tradition locale (peu crédible) rapporte la destruction « par les Sarrasins » aux ix^e‑x^e siècles. L’abbé Lagier pour sa part (1891 : 370), affirme mais sans en donner la preuve, que la paroisse aurait été détruite vers 1160 et son territoire donné à la Silve Bénite. Quoi qu’il en soit, il est évident que les Chartreux, établis au début du xii^e siècle à environ 2 km du village, n’ont jamais favorisé la construction d’une église au Pin ni encouragé la constitution d’une paroisse.

250Le monastère Sainte‑Marie de la Silve Bénite, fondé en 1116, est la troisième des filles de la Grande Chartreuse. Installé à 3 km des rives du lac de Paladru, au fond d’un vallon écarté, il est associé dans les légendes populaires aux villages littoraux, pourtant submergés avant sa création.

251On sait peu de choses des premières installations conventuelles d’autant que les archives de l’établissement ont été brûlées à la Révolution. Mais il semble qu’à l’origine la fondation ait été peu importante et assez chichement dotée (in lare paupere). L’abbé Tripier (1833 : 21) rapporte avoir lu sur la charte de fondation, disparue depuis, que le monastère était établi sur un territoire donné par une « Dame de la paroisse d’Ars » (a domina parrochiae Ars) ce qui ne laisse pas de surprendre. D’abord parce qu’associer une désinence nobiliaire à la mention d’une paroisse est pour le moins inhabituel, ensuite parce qu’au début du xii^e siècle les seules seigneuries connues sont celles de Virieu, Paladru et Clermont, cette dernière ayant déjà pris l’ascendant sur les deux autres. Dans ces conditions, il est hautement improbable que des terres aient pu être attribuées sans que les Clermont fussent les premiers donateurs. D’ailleurs, lorsqu’entre 1160 et 1180, le monastère bénéficiera des libéralités de l’empereur d’Allemagne Frédéric Barberousse et de celles d’Humbert II, comte de Maurienne, c’est à Guillaume de Clermont, alors archevêque de Vienne, que les Chartreux rachèteront les terrains proche du lac (Lecouteulx) ainsi qu’une partie de ses eaux. C’est de cette époque que datent la reconstruction et l’agrandissement du monastère et l’extension de son patrimoine foncier sur plusieurs dizaines d’hectares de terres, prés, granges, bois et étangs. Ces derniers notamment paraissent avoir constitué la principale source de revenus des moines jusqu’au xviii^e siècle. Une quinzaine d’étangs, dans la vallée du Surand, étaient utilisés pour la pisciculture.

252Les troubles des guerres de religion entraînèrent destruction et pillages (1562 et 1590). Reconstruit au xviii^e siècle (fig. 267), le monastère fut vendu au titre des Biens Nationaux en 1794 : toute la partie d’origine médiévale (ancien cloître, église) et une grande part des constructions nouvelles furent démolies (fig. 268). Aujourd’hui ne subsistent plus qu’un élément d’aile du cloître du xviii^e siècle, le logis abbatial, quelques bâtiments annexes et des pans de la clôture.

cliché arch. départ, de l’Isère

4.6.1.7 Ars (Sainte‑Anne)

253Le site de Vers Ars, au débouché du ruisseau du Surand issu de la vallée du Pin, occupe une éminence au bord de la rive occidentale du lac. Les légendes locales et quelques textes d’archives font remonter à la seconde moitié du xii^e siècle la disparition du village d’Ars et de son église. En 1177, une lettre du pape Alexandre III aux religieux de la Silve précise que la « villa de Ars ita esselproxima domui vestre[...]divino justicio ab hostibus destructa et cum capella estpenitus coinbusta » (Lecouteulx). Comme la chapelle Sainte‑Anne était encore reprise en 1172 dans l’inventaire des possessions confirmées à Saint‑Chef par le chapitre de Saint‑Maurice de Vienne (Vellein 1929 : 55‑85), on peut conclure que la destruction survint dans les quelques années qui séparent ces deux dates. D’autre part, bien que la bulle pontificale fût assortie d’une interdiction de reconstruire l’édifice (capella ipsa non est amodo necessaria), il fut très vraisemblablement restauré et rattaché, sous le même vocable, à la paroisse voisine de Saint‑Michel de Paladru.

254Les fondations de cette église avaient été signalées dans l’enquête canonique de 1759 au sujet de la desserte d’Ars : « on observe à peu de distance des dits hameaux, des vestiges de masures dans un pré situé proche du lac qu’on nous dit être l’endroit où était bâtie l’ancienne église » (arch. départ, de l’Isère, IVH 508). L’abbé Tripier, qui assista en 1831 aux travaux destinés à miner les murs encore visibles, indique que les vestiges s’étendaient alors sur « une quinzaine de mètres de longueur et autant de largeur, les murs mesurant trois à quatre pieds d’épaisseur ». Il ajoute qu’on y trouva beaucoup d’ossements épars et cinq sépultures, dont quatre en tuf. Une d’elle contenait « un petit vase de terre noire, très bien fait » (Tripier 1833 : 15 sq).

255En 1976, il a été possible de préciser l’emplacement de cette chapelle et des tombes à nouveau observées dans les années 1920. Ces dernières étaient décrites comme indifféremment orientées est‑ouest et nord‑sud. Certaines contenaient des vases de céramique disparus depuis. Enfin plusieurs prospections ont abouti à la collecte de nombreux tessons dont le taux de fragmentation élevé indique qu’ils proviennent de niveaux de sols piétinés. Ici la relation entre l’habitat littoral du Pré d’Ars, submergé par le lac au xi^e siècle en même temps que Colletière et les Grands Roseaux, l’église et sa nécropole paraît directement établie : il existe une forte présomption que Sainte‑Anne ait été chapelle domaniale ou même église paroissiale dès l’an Mil. Après l’immersion du site, bâti à quelques dizaines de mètres en contrebas sur une plage de craie, elle a très probablement continué d’être utilisée comme telle, les habitants se déplaçant simplement sur la berge non submersible jusqu’à ce que le village soit détruit entre 1172 et 1177.

4.6.1.8 Paladru (Saint‑Michel et Saint‑Pierre)

256Deux églises desservent aujourd’hui la paroisse de Paladru. La première, Saint‑Michel, s’élève au flanc d’une pente abrupte qui domine le village de Paladru, très proche (0,5 km) de l’habitat littoral des Grands Roseaux. A 2 km de distance, au nord, l’église Saint‑Pierre est bâtie sur une légère éminence sur laquelle quelques maisons s’agglomèrent pour former le hameau de Saint‑Pierre‑de‑Paladru. En contrebas, les terres labourées ont livré à la prospection de nombreux tessons de céramique qui localisent un habitat dès le xi^e siècle (lieu‑dit Le Rozey). Selon Chevalier (1869 : 297‑298) la villa sancti Micbahelis, mentionnée en 1157 comme appartenant à l’archevêché de Vienne, correspondrait à Saint‑Michel de Paladru. Mais l’antériorité de ce vocable sur l’autre est‑elle suffisante pour affirmer que l’église Saint‑Michel fut effectivement la première fondation à Paladru ? On pourrait le penser d’autant que le « castrum peladruclù est attesté dès le tout début du xii^e siècle (Marion 1869). D’autre part, la proximité de la station des Grands Roseaux et la récente découverte d’autres habitats du xi^e siècle en bordure du plateau de Sonnière confirment que l’origine du peuplement est bien à Paladru même. Mais dans l’état actuel des connaissances c’est seulement vers 1200 qu’un texte fait explicitement référence aux deux églises simultanément : le clerc Arbert de Virieu renonce alors à ses prétentions sur les dîmes de Saint‑Pierre ; parmi les témoins figure le chapelain de Saint‑Michel (Chevalier 1869 : 35). Pour l’instant, en l’absence d’élément convaincant, nous préférons émettre l’hypothèse d’une première fondation homogène à Saint‑Pierre, puis d’une seconde en contrebas du château (distincte de la chapelle castrale) à Saint‑Michel, où se développera le village.

4.6.1.9 Chapelle Notre‑Dame du château

257Cette modeste construction s’élève au pied du mamelon des Trois Croix, à moins de 200 m des latines du château de Paladru. Il ne s’agit plus aujourd’hui que d’un simple édicule de plan rectangulaire (3,80 x 4,50 m), couvert d’un toit à quatre pentes (fig. 269). Trois des côtés sont en galets et moellons de tuf, le dernier est en pisé. Cette particularité et les traces d’arrachement d’épais murs chaînés (0,60 cm) à l’est et à l’ouest, indiquent que la chapelle était originellement plus vaste. Sa fondation remonterait à 1523, à l’initiative d’une héritière des Clermont (Million s.d. : 208), mais il n’est pas exclu qu’elle ait succédé à un édifice plus ancien, peut‑être la chapelle castrale elle‑même (comme le suggère le vocable) : l’enceinte de Château‑Vieux (cf. infra) paraît trop exiguë pour l’avoir accueillie, et il n’est pas rare dans la région que la « chapelle castrale » soit située extra‑muros.

4.6.1.10 Montferrat (Saint‑Didier)

258L’ancienne église de Montferrat, qui occupait l’emplacement de la cure actuelle, est pour la première fois citée au début du xiii^e siècle, lorsque Guillaume de Paladru cède au chapitre de Saint‑Maurice de Vienne les dîmes sur ses champs et bois. Les témoins de cet acte sont le curé et le chapelain de Saint‑Didier (Chevalier 1891).

4.6.1.11 Bilieu (Saint‑Alban)

259L’église de Bilieu faisait partie de celles dont l’appartenance est confirmée en 1172 à l’abbaye de Saint‑Chef (Vellein 1929 : 55‑85). Mais quelques tessons de céramique du même type que celle de Colletière, recueillis dans les champs alentour, témoignent d’une occupation du site dès la seconde moitié du xi^e ou le début du xii^e siècle.

4.6.1.12 Charavines (Saint‑Pierre)

260Dans les années 1880 l’église moderne de Charavines a succédé à l’ancienne dont le piètre état nécessitait le remplacement. Avant de se résoudre à assumer les frais d’une construction nouvelle, les autorités communales firent lever le plan au sol du vieil édifice « masure en ruine [...] en si mauvais état qu’aucune réparation n’y est possible » (arch. comm. Charavines, 2M1, 1875), dans la perspective d’une rénovation (fïg. 270). Orienté est‑ouest, il jouxtait le presbytère, aujourd’hui occupé par la Mairie. C’était un bâtiment partiellement en pisé, de 21 m de long pour 16 m de large au maximum. Il comportait une abside semi‑circulaire, flanquée d’un petit clocher au sud et d’une sacristie au nord. Deux rangées de trois piliers carrés séparaient la nef des bas‑côtés, éclairés par six fenêtres hautes ouvertes en plein cintre, avec un léger ébrasement ; leur encadrement était en moellons de tuf (arch. comm. Charavines, 2M1, 1852). A l’ouest, l’entrée principale, dans l’axe de la nef, était encadrée par deux chapelles latérales voûtées d’arêtes. Une porte plus étroite livrait accès au collatéral sud. Pour sommaires qu’elles soient ces informations, extraites des différents devis de réparation, permettent de déduire que l’église n’était pas, du moins dans son élévation, d’origine médiévale. On doit plutôt penser à une construction du xvii^e siècle, surimposée au bâtiment primitif, mentionné en 1172 (Vellein 1929 : 55‑85). La vieille bâtisse ne hit pas totalement démolie, mais seulement écrêtée puis remblayée sur plus de 2 m d’épaisseur comme d’ailleurs le cimetière, qui s’étendait sous la place de l’église actuelle. La surveillance des terrassements, occasionnés depuis 1987 par l’aménagement des jardins de ville et de la garderie, a été l’occasion de collecter, hors stratigraphie, un mobilier céramique peut‑être légèrement plus récent que les habitats littoraux (seconde moitié du xi^e‑xii^e siècle). L’échantillonnage n’est pas suffisant pour établir la contemporanéité de l’église avec le site de Colletière mais cette hypothèse ne peut plus être écartée. A tout le moins il prouve que le déplacement de l’habitat s’est opéré depuis la rive du lac vers une zone non inondable, autour de l’église primitive, noyau du véritable village médiéval.

4.6.2 Le prieuré Notre‑Dame à Chirens

261Carol Heitz

262Un arrêté, daté du 26 mars 1973, du ministre des Affaires culturelles classe parmi les monuments historiques, en totalité, l’église de l’ancien prieuré bénédictin de Chirens, y compris les peintures murales et les inscriptions gravées qu’elle renferme.

263Dans les pages suivantes, nous tenterons une brève description de cet attachant monument qui, racheté en 1962 et réhabilité par M. Roger Lorin, offre aujourd’hui un cadre des plus appropriés à des manifestations culturelles variées, notamment des concerts de musique de chambre et des expositions de peinture et de sculpture contemporaines.

264Chirens est situé dans une légère cuvette verdoyante entourée de collines aux contours doux et harmonieux. Un château féodal au nom célèbre de Clermont couronne de ses vestiges (dont une tour du xiii^e siècle, haute encore de 27 m) le plus proche des promontoires.

265Le village de Chirens, d’un type dauphinois caractérisé, conserve encore quelques belles maisons aux proportions heureuses et. aux charpentes puissantes et bien assemblées des xvii^e et xviii^e siècles. A quelques pas du bourg actuel –qui tire son nom de son ancienne appellation romane « Villa Nova di Chiroyen » (document daté du 24 octobre 1330)– légèrement en retrait et en surplomb, le hameau du Gayet, centre du vieux village dont les maisons se groupent autour du prieuré roman.

266Construit au xi^e siècle, ce prieuré d’obédience bénédictine dépendait d’abord de l’archevêché de Vienne, puis fut rattaché à l’abbaye de Saint‑Chef en Dauphiné, peu éloignée. On sait que le transept nord de l’abbatiale de cet important établissement monastique abrite un des plus beaux cycles de peintures de l’époque romane, peint vers 1070, dont la vision de la Jérusalem céleste est la plus grandiose dans le prestigieux répertoire de celte haute époque.

267Au moment où à Saint‑Chef s’activait ce génial atelier de peintres, les maçons, qui sans doute avaient participé à la construction de la grande abbatiale romane, érigeaient à Chirens le prieuré bénédictin. L’édifice, mentionné par des textes dès 1172, se signale aujourd’hui surtout par sa très belle abside romane, la plus réussie sans doute de la région voironnaise (fig. 271). Encadrée jadis par deux absides latérales, elle représentait le chevet bénédictin idéal, tel que d’autres églises bénédictines du xi^e siècle l’illustrent encore (Saint‑Dalmas de Valdebore dans les Alpes provençales ou l’église de Meusnes dans l’Indre).

268La priorale devint église paroissiale au cours des siècles. A la fin du xv^e siècle, l’abside greffée sur le bras nord du transept fut démolie et remplacée par une chapelle ogivale. La nef fut transformée et reçut alors sur son flanc nord trois enfeux : celui de Saint‑Roch à proximité du chœur et, sous deux arcs surbaissés, ceux de la Trinité et de Notre‑Dame, datés par leur dédicace de 1483 et 1484. Au xvii^e siècle, après une visite d’Henri de Villars, archevêque de Vienne et prieur de Chirens, de nouveaux travaux de restauration furent entrepris et l’église dotée d’un cycle pictural réalisé en 1686/1687 par François Chambon, peintre dauphinois peu connu, cependant fort estimable.

269Église réformée, puis abandonnée, tour à tour salle paroissiale, hangar et même partiellement usine, le prieuré de Chirens s’était, selon la jolie formule de M. Roger Lorin, « endormi au milieu de son vieux verger de pommiers tordus par les ans ». C’est au printemps 1963 que celui‑ci, aidé de plusieurs équipes de jeunes gens, ses élèves du lycée technique d’Etat de Voiron, fit renaître l’église et les bâtiments adjacents de l’ancien prieuré.

4.6.2.1 Le chevet du xi^e siècle

270Cette abside, à la fois puissante et harmonieuse, est la seule abside romane du Voironnais qui nous ait été conservée (fig. 272). Le visiteur est d’abord frappé par l’arc triomphal qui la cerne côté nef. L’arc repose sur deux puissantes colonnes dont les bases carrées forment les deux angles d’une banquette semi‑circulaire sur laquelle s’élèvent quatre colonnes d’une dimension plus faible, appelées à rythmer le chœur.

271Ces colonnes –il s’agit en fait de piles rondes composées de pierres taillées en cylindre, que le crépi moiré faisait apparaître comme des colonnes– portent cinq arcs qui se fondent dans la calotte absidiale, véritable demi‑coupole. Les chapiteaux des colonnes, du type corinthien, ont un décor presque exclusivement végétal mais les dés de certaines corbeilles comportent des traits de visages incisés primairement.

272Les feuilles d’acanthe sont lourdes, presque bulbeuses et butent directement contre un tailloir relativement peu épais, dont les surfaces biseautées sont à peine alvéolées. Certains de ces tailloirs portent des rainures, et apparaissent de ce fait comme feuilletés.

273Toutes ces données indiquent, non pas un archaïsme factice, comme on peut, certes, le relever dans certains édifices de l’époque romane, mais une vraie ancienneté qui permet de placer l’abside de Chirens au milieu, ou au plus tard dans le troisième quart du xi^e siècle. Les fenêtres contribuent à cette impression. A faible embrasure, elles s’insèrent au centre de l’arcade décorative, presque comme un rouleau double de celle‑ci. Ce rythme plastique confère une force réelle à l’élévation du chœur, une force cependant faite de grâce et de rythme. Car ce chœur, qui, par la ronde de ses colonnes à peine engagées, donne l’illusion d’être pentagonal, produit une impression de plasticité aussi forte que celle que l’on éprouve dans les grands chœurs romans à déambulatoire du milieu du ix^e siècle, celui de Saint‑Savin par exemple. Ce chœur est un rare joyau et mériterait d’être mieux connu par le monde savant des historiens de l’art.

274Presque toutes les églises bénédictines de haute époque avaient, à l’image de l’abbatiale de Cluny (Cluny II, 963‑981), plusieurs absides, souvent échelonnées. Chirens ne déroge pas à cette règle. Son transept, assez débordant pour une église à nef unique, portait en greffe une abside d’un moindre volume de part et d’autre de l’abside centrale. Cet alignement de trois absides constituait certes un hommage à la Trinité, mais procurait également un cadre digne aux autels secondaires.

275Malheureusement, l’église de Chirens a perdu ses absides latérales, et même le bras sud de son ancien transept (fig. 273). Le bras nord fut remodelé lors des travaux de la fin du xv^e siècle, qui sont dus à la famille Phélizat. Celle‑ci fit construire une voûte ogivale reposant directement sur les quatre piliers romans en place, analogues à ceux qui encadrent l’entrée du chœur. Une partie de ce bras nord fut occupée, à partir d’une époque indéterminée, par une sacristie qui devait empiéter sur l’abside latérale nord. Puisque ce local était jugé « exigu, humide, au point que tout y pourrissait », on prit au xix^e siècle la funeste décision de démolir l’abside nord pour lui substituer un local qui, à l’extérieur, porte ombrage au chevet roman.

276Un sort encore plus catégorique fut réservé, au xix^e siècle, au bras sud du transept et à l’autre abside secondaire. Comme le montre une aquarelle représentant le château d’Effé de Boirangon à Chirens, la partie sud du transept supportait jadis un clocher couronné d’une flèche. Ce croisillon, la tour, ainsi que l’abside méridionale ont été démolis après la désaffectation de l’église, les maçonneries étant jugées par trop ruinées. L’arc diaphragme qui reliait le transept à la nef, et dont les beaux claveaux sont toujours apparents, fut alors obturé par un mur dans lequel M. Lorin a fait percer une fenêtre ogivale, munie d’un vitrail au compartimentage octogonal, dont les teintes nuancées tamisent agréablement la lumière. Les vitraux furent choisis par le maître d’œuvre et réalisés par M. Montfollet, maître‑verrier à Grenoble.

277Signalons enfin que la porte romane de l’église a été réemployée dans une vieille ferme de Chirens, bâtie au xvi^e et transformée au xvii^e siècle. Ses puissantes colonnes, couronnées de chapiteaux semblables à ceux de l’abside, enfin le plein cintre élégant qu’ils supportent, témoignent du même grand style que celui du chevet de la priorale.

4.6.2.2 La nef

278L’église priorale de Chirens n’avait qu’une seule nef assez large, longue de 18 m environ. Comme le prouvent les deux fenêtres percées dans le mur gouttereau sud, les maçonneries de la nef remontent à l’époque romane, mais ont été fortement reprises à la fin du xv^e siècle. Trois enfeux, au vocable déjà évoqué, furent alors construits sur le mur nord. Du côté ouest, une tribune assez profonde fut installée au xvii^e siècle. Elle était, selon toute vraisemblance, destinée au chœur des chanteurs.

279Au moment de ces agrandissements, la nef fut couverte d’une voûte de briques qui, en 1838, était déjà consolidée par « des pièces de bois transversales ». A la dépense prévue de 2 900 francs, votée par la Municipalité, la « Fabrique» (le conseil d’administration de l’église) ajouta 500 francs pour faire un plafond de plâtre. Heureusement aujourd’hui une charpente apparente est venue remplacer ce plafond malencontreux qui empiétait même fâcheusement sur la courbe terminale du grand arc ouvrant sur l’abside romane.

280Il nous reste à mentionner la forme des chapelles‑enfeux creusées dans le mur septentrional de la nef. Peu profondes, elles sont cernées par une belle arcade flamboyante dont le sommet se prolonge en une jolie pointe, effilée à la manière d’un pinacle gothique. Deux de ces chapelles sont datées (1483, 1484), ce qui fournit un indice précieux pour la datation de cette restauration importante, intervenue plus de quatre siècles après la fondation du prieuré.

281De cette même campagne datent également les beaux chapiteaux et les bases non moins originales du bras nord du transept. Le sculpteur gothique a joué avec les volumes octogonaux ou cylindriques avec un rare bonheur de proportion. Les ogives de la voûte ne sont pas moins originales avec leurs profils finement modelés qui pénètrent (comme le veut la mode du flamboyant) dans l’épaisseur du pilier rond, hérité de l’époque romane. L’amalgame a été réussi au point d’évoquer un tronc d’arbre d’où naît et s’élance la plus élégante des branches.

4.6.2.3 Les fresques

282Les peintures (il ne s’agit pas à proprement parler de fresques, mais de panneaux muraux peints à la détrempe) ont naguère été datées des xvi^e/xvii^e siècles, sans autre précision. La découverte dans les archives départementales de l’Isère d’un bail à « prix‑fait » a permis d’identifier non seulement le peintre, mais de préciser également la date de son œuvre, à l’année et même au jour près.

283La minutieuse et méthodique étude d’Alain Belmont et de Pascal Vallet (1986) fournit tous les détails souhaitables à propos de ce cycle de peintures. Les lignes suivantes s’en inspirent exclusivement François Chambon était un artiste inconnu jusqu’à présent. Il a dû naître vers 1640, et la date de son décès n’est pas non plus connue. Nous le savons toujours vivant en 1690. C’est le type même du peintre régional « mélange d’artiste et de petit marchand ; à la limite un artisan aisé ». Estimé cependant par ses concitoyens, car il apparaît comme témoin (en 1666, la première fois) ou comme parrain aux sacrements donnés à des membres de familles bourgeoises, mêmes nobles. Vingt‑cinq ans de vie en Dauphiné lui ont permis de faire des peintures un peu partout dans la proche région. La plupart des églises rurales ayant disparu au xix^e siècle, il reste peu de témoignages de son activité. Les fresques du prieuré de Chirens constituent sans doute son œuvre principale. Elles forment, dans la nef de l’église, un ensemble de treize personnages isolés ou groupés par deux, dont la plupart mesurent environ 1,60 m. Excepté saint Augustin, situé sur un registre intermédiaire, pour être à la hauteur du prédicant monté en chaire, tous sont placés sur deux registres superposés. Ainsi nous voyons dans l’un des enfeux la Vierge à l’Enfant à côté de saint Nicolas (fig. 274), alors qu’au‑dessus, de part et d’autre du pinacle terminal, il y avait sainte Anne (disparue) face à saint Antoine. Dans l’enfeu voisin, un évêque, au nom inconnu, se tient à côté de saint François de Sales, tous deux munis de crosses épiscopales.

284L’examen des figures et des décors floraux conduit à la conclusion que la technique employée (celle très simple et rapide de la détrempe, à l’encontre du fresco véritable) a permis au peintre une rapidité d’exécution peu commune. Le quart de la nef a été peint en l’espace de huit jours !

285En bon « peintre de campagne », Chambon possède son métier solidement. La commande laissant peu de temps à l’imagination, il y supplée par un décor floral dont il pare même les crosses d’évêque ! Toutes les figures sont d’une puissance expressive, les volumes sont bien dégagés. Elles possèdent parfois d’évidentes qualités plastiques, comme la robe du Christ, donnée d’un seul trait. Par leur spontanéité, ces deux murs dégagent encore une grande fraîcheur et une bonhomie heureuses, malgré des couleurs endommagées, prouvant ainsi le très certain plaisir de peindre de François Chambon.

286Les treize saintes figures du prieuré témoignent aussi remarquablement de la piété locale. Elles font voisiner des saints très populaires (saint Antoine, sainte Anne) avec des personnages en vogue à cette époque, tel saint François de Sales, canonisé en 1665. Vingt ans à peine après la révocation de l’Edit de Nantes, les paroissiens de cette partie du Val d’Ainan se situent résolument dans le courant de la Contre‑Réforme catholique, prônée alors de manière particulièrement insistante par l’évêché de Grenoble.

287L’identité des commanditaires n’est pas moins intéressante au point de vue sociologique. L’acte passé le 23 août 1686 par le sieur Nicolas Jacquin devant M^e Philippes, notaire de Chirens, indique que celui‑ci –« désirant pour la gloire de Dieu rétablir le service divin »– prend à sa charge les réparations de la chapelle Notre‑Dame, fonde au profit de celle‑ci une rente annuelle de huit livres et passe commande à Chambon d’une fresque où sont représentés la Vierge et son patron, saint Nicolas. Ce « prix‑fait » ne concernait que le quart des fresques encore visibles, réalisées fin août 1686. Dans sa concision, l’acte notarial évoque tout un pan de vie de la bourgeoisie aisée de la campagne grenobloise au temps de la royauté déclinante.

4.6.2.4 L’inscription gothique

288Et tel est finalement aussi le sens d’une longue inscription latine, gravée en caractères gothiques dans une plaque de pierre de 1,50 m de haut sur 1,10 m de large, encastrée dans le bras nord du transept. Par ce texte (fig. 275), le capitaine‑châtelain du seigneur de Clermont, noble Pierre Phélizat, « constructeur, fondateur et patron de cette chapelle », et ses fils Charles et Claude donnent des instructions sur ce qui doit être fait pour assurer le salut de leur âme. Le blason qui orne l’inscription montre, à droite, une demi‑tour ronde (ce n’est pas celle de Clermont qui est pentagonale) ; à gauche, deux quadrupèdes paraissant être des chats. Ces félins formeraient donc un calembour, fréquent autrefois, avec le nom même de la famille qui par la suite a changé le « Ph » en « F ».

289La chapelle Notre‑Dame de Chirens, élevée au xi^e siècle, modifiée au xv^e, restaurée et repeinte au xvii^e, offre donc l’image même de ces églises rurales, issues d’un prieuré fondé jadis près d’un château fort imposant. Demeurées longtemps dans l’orbite de la noblesse, elles sont progressivement investies par la bourgeoisie du lieu, puis, surtout après la Révolution, abandonnées. Parmi elles, notre siècle en prend certaines en charge de nouveau, sous d’autres formes : Notre‑Dame du Gayet a eu cette chance‑là.