1Le site du Pinacle se trouve à l’extrémité nord‑ouest de l’île de Jersey (fig. 161), à la base d’une grande colonne granitique naturelle. Les fouilles entreprises de 1930 à 1936 (Godfray, Burdo 1949, 1950) ont révélé des traces appartenant à plusieurs phases préhistoriques et protohistoriques, telles que Néolithique, Chalcolithique, âge du Bronze, âge du Fer, et époque gallo‑romaine. Grâce à la séquence stratigraphique des niveaux archéologiques et à la très grande quantité de matériel mise au jour par les fouilles de Godfray et Burdo, Le Pinacle a été considéré comme un des plus importants sites des îles Anglo‑Nonnandes (Hawkes 1937 ; Hibbs 1983 ; Patton 1987). Bien que les fouilles au Pinacle fussent menées de façon exemplaire pour l’époque, de nombreux problèmes d’interprétation sont apparus et le site fait actuellement l’objet d’un réexamen (Finlaison, Patton à paraître). Les fouilles entreprises par la Société jersiaise en 1981, sous la direction de M. Finlaison, ont montré que le site a été totalement fouillé par Godfray et Burdo, aussi le réexamen du site doit‑il être fait exclusivement par référence aux nouvelles études du matériel découvert par eux. Malgré l’importance du site, le caractère et la signification des activités ‑ représentées par les traces qui y ont été trouvées ‑ restent encore incertains. Selon Godfray et Burdo (1949, 1950), le matériel des niveaux préhistoriques et protohistoriques avait un caractère domestique et ils pensaient que ces niveaux attestaient des phases successives d’habitation. Les études plus récentes ont montré des différences considérables entre les restes appartenant aux différentes phases : Renouf et Urry (1976, 1986) ont suggéré que le site fonctionnait comme fabrique de haches polies au Néolithique, tandis que le matériel des niveaux protohistoriques a été considéré comme témoignage d’activités rituelles (Patton 1987). Les résultats des recherches les plus récentes confortent sérieusement l’hypothèse de Renouf et Urry (Renouf, Urry 1976, 1986) et cet article est un exposé préliminaire à ces recherches.

5.3.1 Le site néolithique du Pinacle

2Godfray et Burdo ont remarqué la présence de plusieurs grands foyers dans la couche inférieure du site. Ces foyers étaient associés à des amas de rejets composés d’ossements d’animaux (tels que le Bœuf, le Porc et le Mouton), de coquilles de Patelles et de restes carbonisés de Noisettes. Les fouilles n’ont révélé aucune trace de cabane, ni de structure domestique : il est donc probable qu’il s’agisse seulement d’un habitat temporaire.

3L’ensemble céramique de la couche inférieure (fig. 162) est presque identique à celui du site des Fouaillages à Guernesey (Kinnes 1982, 1986). La présence de pastilles au repoussé, de bords encochés, de motifs en « soleil », de guirlandes et d’anses à ensellement médian montre des rapports bien marqués avec le groupe de Cerny. Les ensembles céramiques des sites du Pinacle et des Fouaillages appartiennent au « Cerny type Jersey » de Constantin (1985), caractérisé par l’absence de dégraissant à l’os, de formes en coupe, de plats à pain et de certains thèmes et techniques décoratives, et par la présence de vases à légère carène et du motif du sillon encoché (fig. 162). A la liste de caractères établie par Constantin (1985 : 298), il faut ajouter la présence de cordons étroits, décorés d’incisions verticales (fig. 162, a) : ces cordons qui sont présents dans les ensembles du Pinacle et des Fouaillages sont inconnus dans les ensembles du groupe de Cerny en France.

4L’ensemble céramique du site du Pinacle peut être attribué au Néolithique le plus ancien des îles Anglo‑Normandes. Les échantillons de charbon de bois prélevés au site des Fouaillages ont donné les datations suivantes :
– 5850 ± 100 B.P. soit 4600‑4880 av. J ‑C. (BM‑1892R) ;
– 5900 ± 100 B.P. soit 4700‑4930 av. J.‑C. (BM‑1893R) ;
– 5670 ± 170 B.P. soit 3930‑4760 av. J.‑C. (BM‑1894R).

5La plupart des datations ¹⁴C des sites à céramique Cerny en France septentrionale se groupent entre 5800 B.P. et 5690 B.P. (Constantin 1985 : 317) : il faut donc rejeter la seule datation ¹⁴C du site du Pinacle lui‑même (BM‑370 = 4 970 ± 110 B.P.), dont l’échantillon provenait des anciennes fouilles.

5.3.2 La production lithique au site du Pinacle

6L’ensemble lithique du niveau néolithique au Pinacle est particulièrement important, car il témoigne d’activités spécialisées correspondant à la fabrication de haches polies. Godfray et Burdo (1949) avaient remarqué la présence des haches inachevées mais ils n’avaient pas la possibilité de comprendre la signification de leur découverte, effectuée bien avant celle des grands ateliers armoricains et britanniques. Malheureusement, face à la très grande quantité de matériel qu’ils trouvèrent au Pinacle, ils décidèrent de ne conserver que les outils et de rejeter le « débitage ».

7L’ensemble lithique du site du Pinacle, actuellement conservé au musée de la Société jersiaise, comporte 6 haches polies (dont 3 abandonnées pendant la fabrication) et 150 percuteurs en granit. Cependant, l’élément le plus remarquable de l’ensemble est une série de 22 pics‑marteaux en dolérite (fig. 163), dont 7 exemplaires perforés et 4 exemplaires inachevés. La longueur de ces outils varie entre 15 cm et 33 cm et ils sont caractérisés par un profil courbe. Une extrémité est taillée en pic, l’autre émoussée en marteau : aucun exemplaire n’est taillé en forme de hache ou de herminette. On n’a qu’un seul exemplaire intact (fig. 163, a), les autres ayant été cassés en cours d’utilisation. Sept parmi les pics‑marteaux ont une perforation (fig. 163, c): les trous ont tous un profil « en forme de sablier», montrant qu’ils ont été percés à partir de deux directions opposées. L’intérieur du trou est poli, tandis que les faces externes de l’outil sont taillées et bouchardées mais jamais polies. Tous les pics‑marteaux montrent des traces d’usage sur l’extrémité émoussée, ce qui suggère que ces outils furent utilisés pour travailler le granit. L’ensemble comporte 4 pics‑marteaux inachevés (fig. 164, a) qui sont importants au point de vue technologique : ce sont des grands galets de plage, de forme plate, dont les deux bords les plus longs ont été taillés pour façonner l’outil.

8La plupart des pics‑marteaux ont probablement été façonnés sur des galets marins, et le polissage originel de la mer peut être remarqué sur plusieurs exemplaires. La présence de pics‑marteaux inachevés nous fait penser que ces outils furent fabriqués sur le site, ce qui est corroboré par la présence des « outils coniques » (fig. 164, b, c), dont la fonction était presque certainement le façonnage des perforations d’emmanchement.

9Les pics‑marteaux du Pinacle constituent un ensemble unique. On ne connaît que deux autres exemplaires dans les îles Anglo‑Normandes, et aucun exemplaire en France septentrionale. Les pics‑marteaux furent certainement utilisés presque exclusivement au Pinacle, car on ne les trouve pas ailleurs et la présence d’exemplaires inachevés suggère que ces outils furent fabriqués sur le site même. Ces outils avaient alors une fonction très spécialisée. La présence de haches inachevées et de nombreux percuteurs suggère que les haches polies furent fabriquées au Pinacle et que les pics‑marteaux furent utilisés pour l’extraction des matières premières. La matière première de la plupart des outils trouvés au Pinacle (tous les pics‑marteaux, deux des haches polies et trois des haches inachevées) est une dolérite particulière, caractérisée par la présence de cristaux rectangulaires plagioclasiques, bien visibles à l’œil nu. Dans le granit aux environs du site, on connaît 8 filons doléritiques, dont l’un se trouve à la base du Pinacle lui‑même. La dolérite de ces inclusions est identique, à l’œil nu, à celle des outils trouvés au site du Pinacle.

10En essayant de comprendre la signification de la fabrication de haches polies au site du Pinacle, une étude plus générale a été entreprise sur les haches polies des îles Anglo‑Normandes. Toutes les haches polies (sauf les exemplaires de provenance inconnue ou douteuse) des collections des musées de Jersey et Guernesey ont été examinées et groupées par référence à la pétrographie, sur la base des examens à l’œil nu. L’étude a porté sur 357 haches, dont 159 de Jersey, 126 de Guernesey, 39 de Serq, 12 d’Aurigny et 4 de Herm. Les résultats de cette étude sont illustrés sur le tableau xxxvii. Les haches en roche importées de l’Armorique continentale (dolérite type A, jadéite, éclogite, fibrolite, silex) constituent environ 44 % des haches de Jersey, et 27 % de celles de Guernesey. De plus, l’étude a révélé la présence de haches en dolérite particulière, identique à l’œil nu à celle des outils trouvés au Pinacle. Ce groupe (désigné « type P ») comprend environ 16 % des haches de Jersey et 31 % de celles de Guernesey. Le caractère du matériel trouvé au site du Pinacle suggérant que les haches polies y ont été fabriquées, il semblait donc probable que ce site était à l’origine des haches en dolérite « type P ».

5.3.3 Études pétrographiques

11Une série d’analyses pétrographiques a été entreprise pour savoir si le site du Pinacle était effectivement à l’origine des haches en dolérite » type P ». Les analyses ont été faites par M. Alan Wooley, du British Museum (Naturel History) sur deux groupes d’outils :
– outils trouvés au site du Pinacle, 14 pics‑marteaux et 2 haches inachevées ;
– 21 haches en dolérite « type P », dont 9 de Jersey, 9 de Guernesey, 2 de Serq et 1 d’Aurigny.

12Les lames minces ont été comparées avec celles des échantillons de dolérite prélevés sur des filons des environs du Pinacle.

13Les résultats de ces études nous ont permis de distinguer deux groupes pétrographiques. Le premier groupe (désigné P1), comportant tous les pics‑marteaux, une des haches inachevées trouvée au Pinacle et une hache en dolérite « type P » provenant de Serq, est caractérisé par l’abondance des microphenocrystes plagioclasiques (cristaux visibles à l’œil nu), dans une matrice de plagioclase modifiée et de Horn‑blende verte, avec cristaux de biotite et d’apatite. Cette dolérite est identique à celle du filon qui se trouve au‑dessous du site. Le deuxième groupe (désigné P2) comporte une des haches inachevées du Pinacle, plus de 16 haches en dolérite « type P » dont 7 de Jersey, 7 de Guernesey, 1 de Serq et 1 d’Aurigny. Ce deuxième groupe diffère du premier en ce que la biotite est absente mais tous les autres rapports des deux groupes sont comparables. Au terme de la composition minéralogique, les 16 haches du deuxième groupe sont identiques et doivent être considérées comme les produits d’un seul atelier. La similitude entre les deux groupes donne à penser qu’ils appartiennent au même complexe géologique. Il est presque certain que la dolérite du premier groupe provient du filon au‑dessous du site qui est caractérisé par la présence de biotite, mais on ne connaît pas l’étendue des variations minéralogiques le long du filon. Si la biotite est présente de façon localisée, le filon pourrait être l’origine de la dolérite des deux groupes. Une autre possibilité est que la dolérite du deuxième groupe provienne de l’un des deux autres filons qui se trouvent aux environs du Pinacle (il y en a 8). De toute façon, la présence au site du Pinacle de haches inachevées des deux groupes démontre que le site est bien l’origine de la dolérite « type P ».

5.3.4 La signification du site

14L’existence au Néolithique des grands ateliers pour la production de haches polies est bien attestée tant en Armorique (Le Roux 1970, 1979) qu’en Grande‑Bretagne et en Irlande (Clough, Cummins 1979). L’existence de tels ateliers doit correspondre à une transformation fondamentale de l’organisation sociale de la production et le site du Pinacle est particulièrement important du point de vue de cette transformation, car il faut le considérer parmi les plus anciens des ateliers connus en Europe occidentale. L’ensemble céramique du Pinacle appartient au Néolithique le plus ancien des îles Anglo‑Normandes : cet ensemble est presque identique à celui des Fouaillages à Guernesey et les déterminations C de ce site proposent une date située dans la première moitié du V^e millénaire av. J.‑C. (datations corrigées). Un échantillon de charbon de bois provenant de la mine de silex de Bretteville‑le‑Rabet (Calvados) (Desloges 1986) a donné une datation (Ly‑3680) de 5660  ± 190 B.P. (soit 4450‑4830 av. J.‑C,), ce qui est comparable aux dates du site des Fouaillages ; mais les dosages ¹⁴C de l’atelier de Plussulien (Le Roux 1970, 1979) suggèrent que l’extraction de dolérite y a commencé pendant la deuxième moitié du V^e millénaire av. J.‑C. (GrN‑1966‑5430 ± 60 B.P. soit 4020‑4330 av. J.‑C. ; Gif‑1877 = 5270 ± 140 B.P. soit 3800‑4330 av. J.‑C.). Les dates obtenues dans les ateliers de Grande‑Bretagne sont encore plus récentes : on peut citer les dates de l’atelier de Langdale en Angleterre (BM‑281 = 4680  ± 135 B.P. soit 3160‑3640 av. J.‑C.) ; BM‑676 = 4474 ± 52 B.P. soit 3020‑3340 av. J.‑C.) et de l’atelier Killin en Ecosse (UB‑371 = 4460 ± 90 B.P. soit 2920‑3360 av. J.‑C.) ; (UB‑372 = 4200 ± 90 B.P. soit 2570‑2900 av. J.‑C.)

15Le site du Pinacle peut être également important au point de vue des relations entre Jersey et les autres îles, et entre les autres îles et le continent au Néolithique. Il faut remarquer que les haches en dolérite « type P » constituent une plus grande proportion des ensembles totaux de haches polies de Guernesey et de Serq que de Jersey. On pense qu’elles furent fabriquées au Pinacle principalement pour l’échange et non pour l’usage local. Par contraste, on remarque que les haches importées de l’Europe continentale constituent une plus grande proportion de l’ensemble total de haches polies à Jersey qu’à Guernesey et Serq (tabl. xxxviii). Les îles de Guernesey et Serq sont plus loin du continent (48 km) que Jersey (24 km), et puisque la distance entre Jersey et Guernesey est relativement courte (28 km), il semble possible que les groupes néolithiques de Jersey aient contrôlé l’accès des autres îles dans un système régional d’échanges.

16Tout essai pour comprendre la signification des échanges de haches polies au Néolithique dans les îles Anglo‑Normandes doit tenir compte de l’importance des échanges de haches en dolérite « type P » par rapport aux échanges de haches importées de l’Armorique continentale. Cette question pose des problèmes sérieux de chronologie : les haches en fibrolite, silex, jadéite et éclogite semblent avoir été utilisées pendant toute la période néolithique (Le Roux 1979), tandis que les haches en dolérite « type A » sont apparues pendant la deuxième moitié du V^e millénaire av. J.‑C. La fabrication de haches polies sur le site du Pinacle semble avoir cessé avant la fin du V^e millénaire avant J.‑C. Il n’y a aucun témoignage d’occupation du site au IV^e millénaire (la céramique chasséenne, bien connue dans les monuments mégalithiques des îles, est totalement absente au Pinacle) et les caractéristiques du matériel du niveau chalcolithique (Godfray, Burdo 1950) suggèrent des activités bien différentes, qui ne correspondent pas à la fabrication de haches polies (Patton 1987). Il est possible que la fabrication de haches en dolérite « type P» ait continué pendant le IV^e millénaire mais l’atelier s’est déplacé peut‑être au‑dessous du Pinacle, autour du filon qui a fourni au moins une partie de la matière première pour les haches en dolérite « type P ». En ce cas, ces éventuels témoignages auraient été vraisemblablement détruits par les niveaux élevés de la mer pendant le III^e millénaire avant J.‑C. (Jones et al. 1990). Une autre possibilité est que la fabrication de haches en dolérite « type P » ait cessé totalement pendant la deuxième moitié du V^e millénaire avant J.‑C. : un tel arrêt aurait été précipité, peut‑être, par l’apparition des haches en dolérite « type A ». A l’exception des outils trouvés au site du Pinacle lui‑même, aucune hache en dolérite « type P » n’a été trouvée en contexte archéologique de date certaine. Des recherches en cours cherchent à établir la présence ou l’absence de la dolérite « type P » dans les ensembles de haches polies de l’Armorique continentale et ces études fourniront, peut‑être, des nouveaux renseignements par rapport à la dolérite.