4.2.1 Introduction

1Le problème des habitudes culinaires a sûrement autant de valeur chronoculturelle que beaucoup de témoins auxquels l’archéologie a attaché une grande importance. Une culture c’est aussi une manière de s’alimenter, un régime culinaire c’est aussi une époque ! Ne parle‑t‑on pas de recettes de grand‑mères et de plats typiquement régionaux ?

2La zone géographique abordée ici touche en fait le cœur du Bassin parisien. Le Chasséen septentrional proposé par G. Bailloud occupe, à partir d’une définition et de données chiffrées, un territoire moins important que ce qu’il a envisagé. C’est essentiellement l’Ile‑de‑France sans la Seine‑et‑Marne, la Picardie sans l’Aisne et à peu près la moitié de la Normandie (fig. 106). Il ne s’agit évidemment pas dans cet article de jouer les « Gault et Millau » du Néolithique mais plutôt de trouver des indices qui permettent d’orienter les études.

4.2.2 Méthode

3Comment transcrire les faits, les gestes, les habitudes et les comportements de populations avec lesquelles nous ne pouvons plus communiquer directement ? Comment éviter de réduire la notion de culture au seul style d’une céramique ? Il fallait trouver une méthode qui permettrait de répondre aux questions que nous posions. C’est vers l’ethnoarchéologie que nous avons pu trouver les arguments les plus convaincants. En s’appuyant sur les travaux récents de A. Gallay et P. Pétrequin, nous avons tenté de combiner les modèles et les raisonnements sous forme de tendances évolutives.

4.2.3 Corpus

4Le corpus comprend environ 300 individus provenant de deux sites du Bassin parisien : Jonquières (Oise) et la stratigraphie du fossé de Boury‑en‑Vexin (Oise). Rappelons que l’étude du matériel repose sur une définition des ensembles archéologiques (Martinez, Lombarde 1986). Un aller et retour entre le type de formation sédimentaire, la quantité et la qualité du mobilier archéologique est indispensable pour comprendre ce que l’on étudie et comparer.

4.2.4 Éléments de la définition fonctionnelle

Modèles ethno‑archéologiques

5Ce sont les études d’A. Gallay concernant les céramiques africaines –Peul, Dogon, Haoussa et Diola– qui nous ont servi de modèle. L’étude de récipients utilisés par des populations vivantes permettait le constat de leur utilisation. Le principe d’A. Leroi‑Gourhan se vérifie assez bien : les fonctions sont généralement déterminantes pour la forme. A. Gallay a pu, d’une manière globale, subdiviser les vases en deux grandes catégories : vases à eau et vases à cuire. Parmi les vases à eau, deux grandes fonctions ont pu être identifiées : le travail en relation avec l’eau ou l’abreuvage ; puis tout de ce qui concerne principalement la consommation alimentaire de l’eau (consommation, transport et stockage de l’eau). Les vases à cuire sont partagés en deux fonctions : cuisson des mils pour les grands récipients ; cuisson des sauces pour les petits.

Choix des critères permettant une démonstration

6Sur la base d’un ensemble d’observations, il apparaissait que les critères les plus déterminants étaient l’ouverture, le volume et, dans une moindre mesure, le rapport hauteur/largeur, la présence d’obstacles sur la lèvre du récipient autorisant ou non l’abreuvage. Par ailleurs, selon que le récipient a une forme simple ou composée, l’analyse diffère légèrement,

4.2.5 Définition fonctionnelle

7C’est à l’aide d’un diagramme (fig. 107) que nous avons pu, dans un premier temps, faire apparaître des catégories. Les seuils sont vérifiés par des histogrammes (fig. 108). Ce travail met en évidence d’une part des récipients très petits (A), petits (B), moyens (C), grands CD), très grands (E), et d’autre part des individus à l’embouchure très ouverte (1), ouverte (2), resserrée (3), très fermée (4). La combinaison des deux indices permet de définir 18 catégories fonctionnelles. La superposition des traces, soit charbonneuses soit blanchâtres, donne un indice supplémentaire et permet de vérifier la valeur de la définition. On constate que l’essentiel des traces charbonneuses est regroupé dans la catégorie 2, quel que soit leur volume, sauf pour les très petits et les très grands. Ces traces concernent aussi, dans une moindre mesure, la catégorie 3 pour les moyens et les grands. La cohérence du résultat permet d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit bien là de récipients à cuire. Dans ce cas, ces traces charbonneuses peuvent être considérées comme des caramels alimentaires. En ce qui concerne les traces blanchâtres, moins nombreuses, leur répartition paraît aussi logique, puisqu’elles concernent les individus que les archéologues appellent bouteilles ou les récipients très ouverts de forme simple ou non qui évoquent les bassines. La trace blanchâtre correspond vraisemblablement à la stagnation d’une eau calcaire. Les modèles ethnoarchéologiques semblent bien fonctionner ; on retrouve ce qui correspond aux vases à eau et aux vases à cuire (Gallay 1986b).

4.2.6 Tendances évolutives des catégories fonctionnelles

8Les principales tendances évolutives montrent une très nette augmentation de la catégorie 2 (vases à cuire), tous volumes confondus, et une diminution de toutes les autres catégories (fig. 109).

9Une corrélation des données technologiques fonctionnelles (fig. 110, 111, 112) ainsi que les résultats d’une expérimentation (Martinez 1991) montrent une évolution des récipients à cuire vers une meilleure adaptation à la cuisson directe. Les argiles disparaissent au profit de limons de plateaux (loess), en fait de terres réfractaires. L’évolution des dégraissants (fig. 113) montre une augmentation de la coquille pilée et confirme l’évolution des récipients de la catégorie 2 : les pâtes sont plus abondamment dégraissées avec un matériau disponible localement, la coquille fossile. Certes, ce matériau n’est pas plus adapté que le silex ou le sable calcaire à la cuisson directe, mais le fait qu’il soit disponible en abondance permet un choix évident. Son rôle semble être, en fait, d’aérer des pâtes de plus en plus épaisses à cause de l’emploi des loess réfractaires mais moins plastiques.

10A partir des tendances évolutives des récipients et de quelques structures, on peut envisager une hypothèse concernant l’évolution des techniques de combustion alimentaire dans les poteries (fig. 114). D’une manière très schématique, la coexistence de techniques de chauffe indirecte et différente est envisageable dans les périodes anciennes. La technique de chauffe consistant à suspendre les récipients suffisamment haut pour qu’il n’y ait pas de contact avec la flamme, a probablement laissé peu à peu la place aux techniques de pierres chauffantes. Les techniques de chauffe directe paraissent bien coexister avec la technique des pierres chauffantes mais il semble qu’elle soit à ce moment‑là affectée à d’autres fonctions culinaires ou domestiques. Il est évident qu’une construction interactive abordant les questions alimentaires montre clairement que la place du foyer est importante. Ceci devrait nous rendre attentif à la manière d’aborder la fouille de ces structures.

4.2.7 Réflexion sur l’évolution des régimes alimentaires

11La corrélation de l’ensemble des données auxquelles s’ajoutent les définitions fonctionnelles des moyens de préhension, permet d’émettre des hypothèses sur l’évolution des pratiques culinaires. De récipients suspendus faits dans des argiles non réfractaires, on passe progressivement à des récipients munis d’éléments permettant de prendre et non plus suspendre, et adaptés à la cuisson directe (fig. 115).

12La mise en parallèle des tendances évolutives du plat à pain qui disparaît et des récipients concernant globalement la consommation de l’eau peut indiquer une évolution de la façon de préparer les céréales. D’une manière sèche on va passer à une manière plus humide en quelque sorte (bouillies), à condition d’estimer qu’une partie des récipients de la catégorie 2, dont la technologie va d’ailleurs s’aligner totalement sur celle des plats à pain, sert à la cuisson de bouillies de céréales (Pétrequin 1984, 1988). Cette hypothèse rendrait cohérente la disparition des récipients à eau. On peut comprendre en effet quelle incidence sur le mobilier la façon de consommer l’eau peut avoir. Un rapprochement peut être fait avec notre mode alimentaire : nous mangeons beaucoup de pain et par conséquent nous buvons beaucoup d’eau en même temps. En Nouvelle‑Guinée (Pétrequin, comm. orale), l’alimentation sous forme de bouillies induit une consommation différente de l’eau. Au lieu de se faire au cours du repas, elle se fait plutôt au hasard des rencontres avec les points d’eau. Bien sûr, globalement, les hommes boivent à peu près les mêmes quantités d’eau ; simplement ils le font différemment. Il ne s’agit là évidemment que d’un aspect de l’alimentation.

13L’importante série faunistique de Boury‑en‑Vexin et de Jonquières peut nous donner bien d’autres indications sur les régimes carnés. Il n’y a aucun obstacle statistique puisque les données se chiffrent en dizaines de milliers. La manière de préparer la viande (la découpe) et de la consommer (cuisson dans l’eau ou sur le grill) doit être déterminable. Quel est le pourcentage d’os cuits ? Quelles sont les parties anatomiques qui reviennent le plus souvent ? On attend donc beaucoup des études réalisées par nos collègues archéozoologues. Cela suppose qu’il y ait véritablement connexion entre les spécialistes et les archéologues et il est difficile d’avoir une autre réponse que la constitution d’équipes pluridisciplinaires de chercheurs. Des résultats scientifiques cohérents dépendent pour beaucoup de la cohérence des structures professionnelles l

4.2.8 Conclusion

14Bien d’autres problèmes peuvent être abordés, à partir de ces définitions fonctionnelles : répartition et distribution spatiales, incidences de l’évolution des pratiques culinaires sur le reste du mobilier, etc. C’est plus avec un regard d’ethnologue qu’il faut envisager l’étude du passé. Certes, les témoignages sont plus pauvres, plus complexes à interpréter, mais ceci devrait de plus en plus inciter la communauté scientifique à s’interroger sur la qualité du travail de terrain.