1A notre connaissance, la structuration de l’espace dans le cadre bien particulier d’une station littorale n’a pas encore fait l’objet d’une approche quantitative globale approfondie. L’objet de cette communication est de montrer, à travers le cas de Charavines, qu’une telle investigation, menée à l’aide de méthodes quantitatives informatisées et adaptées aux problèmes archéologiques, est tout à fait réalisable dans ce contexte et que, par une gestion rationnelle des milliers de vestiges mis au jour dans ces sites, elle est un moyen efficace, parmi d’autres, d’étendre et de préciser nos connaissances sur l’organisation interne des villages ainsi que sur les modes de vie des populations.

2A l’origine de cette recherche s’inscrivent plusieurs constatations. Grâce aux excellentes conditions de conservation des artefacts et surtout des matériaux périssables en milieu humide, on possède des quantités énormes de matériel archéologique ainsi que des centaines de pieux, témoins in situ de structures d’habitat disparues. Parmi cet inextricable fouillis de pilotis s’individualisent de temps à autre des alignements, mais il est rarement simple de distinguer sans ambiguïté le plan des maisons. De plus, il est difficile de faire correspondre ces pilotis à une couche d’occupation donnée. Le recours à la dendrochronologie s’avère indispensable, mais parfois insuffisant face à des plans de pieux très complexes résultant d’occupations de longue durée et de nombreux réaménagements successifs. A Charavines cependant, nous avons la chance de disposer de très bons plans de pieux, pour la première occupation essentiellement, grâce à la présence de Sapins bien datables et à une implantation humaine brève. Paradoxalement, bien que nous bénéficions de plus d’informations que sur les sites terrestres, il n’est pas toujours possible à la fouille de déterminer avec précision l’organisation interne des structures d’habitat et celle des villages.

3Une autre constatation concerne les remaniements provoqués par les fluctuations intrasaisonnières et intersaisonnières du niveau des lacs. En effet, « l’action de l’eau intervient au niveau de l’érosion (entraînement ou destruction), de la répartition (flottage), de la sédimentation (fossilisation des restes végétaux) » (Pétrequin 1984 : 123). Invoquer les désordres possibles occasionnés par l’eau n’est pas un argument suffisant pour renoncer définitivement, ou systématiquement, aux études de répartition ; car il est indispensable de distinguer les remaniements de grande ampleur qui ont effectivement lessivé le site en profondeur en entraînant la majeure partie, voire la totalité, de la couche archéologique, des remaniements de détail dont les effets restent ponctuels. Toutes les stations de bord de lac ne sont pas complètement anéanties : hormis Charavines, citons par exemple certains villages d’Auvernier, Yvonand ou Delley‑Portalban en Suisse.

4L’analyse spatiale comprend plusieurs aspects. Aux questions strictement archéologiques s’ajoutent des facettes théoriques et méthodologiques. Il faut en effet tenir compte de diverses contraintes liées à ce mode d’interrogation. Il faut évaluer l’impact des phénomènes post‑dépositionnels, autrement dit rechercher les processus de formation et d’évolution du gisement. Un certain nombre de limites sont liées à la nature du site étudié : les conditions de fouille sont beaucoup plus contraignantes sous l’eau, ainsi elles n’offrent pas de vue extensive directe des surfaces décapées ce qui a nécessité, à Charavines, des repérages précis et l’établissement de relevés minutieux dans des conditions difficiles. Il est d’autant plus malaisé de rétablir la connexion entre contextes systémique et archéologique, pour reprendre la terminologie de M. Schiffer (1972). En regard de ces limites, l’arbitraire de certaines des interprétations est incontournable. Mais si l’on a pris soin de définir explicitement l’échelle d’observation ainsi que l’unité de temps, nous disposons en fin de compte d’une certaine liberté d’action à l’intérieur de ce champ. L’espace n’est pas perçu ici comme une entité figée et statique mais comme une composante que l’homme organise et modifie. La réflexion doit être menée en fonction de la variable espace/temps. L’homme structure l’espace partout où il s’installe. Il le parcellise et le réorganise à diverses échelles, selon ses critères et ses besoins qui sont variables dans le temps et dans l’espace. Dans cette mesure, la structuration de l’espace se présente comme un continuum.

2.3.1 L’organisation architecturale du village d’après la dendrochronologie

5Le cadre chronologique et culturel du village de Charavines est bien connu : la première occupation débute entre ‑2750 et ‑2730 dans le cadre de la civilisation Saône‑Rhône à sa phase ancienne. La dendrochronologie a positionné plus de 700 pieux (Sapin et Orme) dans une chronologie relative des constructions (Laboratoire romand de dendrochronologie et Archéolabo). Avec cet important corpus, on suit la mise en place et l’évolution des structures architecturales au cours des deux occupations dont on connaît ainsi la durée. Placé sur un promontoire émergé, le village est limité au nord par le lac et à l’est par son déversoir. Voyons les grandes étapes de son évolution.

6Tout d’abord (années 1 et 2), deux maisons avec foyer central sont installées au nord près du rivage, accompagnées d’une structure plus petite. Une structure est élevée à l’écart, à l’ouest (fig. 42 : années 1 et 2). Les deux années suivantes, deux autres maisons s’édifient au sud des deux premières et, en l’an 5, une palissade cerne le village du côté de la terre (fig. 43). Une des premières maisons est réparée ou remodelée 8 ans après sa construction et une autre, plus petite, est construite à l’ouest de la deuxième (fig. 44). 9 ans plus tard (année 17), on constate la destruction des structures et la réédification du village, à peu près sur le même plan, avec construction de 3 maisons et 2 bâtiments annexes (fig. 45). La première maison du nord‑est est abandonnée, en effet la présente étude a démontré qu’elle était remplacée par un dépotoir. Les deux maisons centrales sont réaménagées : celle du nord est remplacée par deux structures d’habitat séparées par une ruelle et celle du sud voit sa dimension réduite avec réaménagement en habitat de la structure édifiée en l’an 8. La structure à l’écart, à l’ouest, est reconstruite plus grande. C’est ce village qui sera abandonné peu d’années plus tard (dernier pieu daté : an 18).

7Des études sédimentologiques (J.‑L. Brochier) démontrent qu’après l’abandon, des inondations successives ont déposé sur le sol une couche de limon d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, ce qui exclut l’immersion permanente due à une remontée des eaux du lac. Un village est à nouveau construit, sur le même emplacement, 56 ans après le début de la première installation. Il est beaucoup plus difficile d’en déterminer les structures car l’ossature des maisons est en grande partie en pieux de bois blancs (Frêne, Hêtre, Erable, Saule, etc.) qu’il n’est pas encore possible de corréler par la dendrochronologie. Avec l’analyse des pieux de Sapin, on connaît seulement l’existence de plusieurs stades de construction et de réparation ; on reconnaît tout de même une grande maison rectangulaire à foyer central et aussi une palissade, identique à celle du premier village, édifiée dès le début de la présence des agriculteurs. Ce deuxième village a, lui aussi, une durée de vie d’une vingtaine d’années.

8Les maisons présentent de légères différences de dimensions et d’aménagement ; toutefois, elles sont toutes rectangulaires et allongées (de 10 à 15 m sur 3 à 4 m) avec une pièce unique et une grande zone de foyer centrale faite de chapes d’argile superposées, parfois maintenues par un coffrage de planches. Quelques foyers sont encadrés de poteaux en Orme que l’on suppose être une armature de « cheminée ». La grande pièce d’habitation est à « 3 nefs », c’est‑à‑dire qu’il y a 4 poteaux dans la largeur. Parfois, en particulier lors de la reconstruction du premier village (an 17), la pièce centrale est prolongée par un auvent ouvert sur l’extérieur, ne comportant qu’une rangée médiane de poteaux porteurs. Des baguettes verticales (souvent en Noisetier) enserrent de la mousse, des branches et des roseaux pour former les parois. Des troncs longs et fins, assemblés avec des cordes en fibres végétales, supportent un toit fait très probablement de lits de roseaux.

9Plus énigmatiques sont les constructions sans foyer, de dimensions réduites et de formes variables et irrégulières. Ces bâtiments annexes sont étroitement liés à la construction des maisons car ils apparaissent en même temps quelles et sont repris aussi lors des réaménagements. Peut‑être sont‑ils des dépendances particulières à chaque famille occupant une maison ? Ce ne serait pas sans implication sociologique ni sans intérêt pour la compréhension de l’organisation de l’espace.

2.3.2 L’organisation de l’espace à Charavines

10Les caractéristiques de la station des Baigneurs sont particulièrement bien adaptées pour mener dans les meilleures conditions possibles l’étude de la répartition des vestiges au sol par rapport aux structures d’habitat. Depuis 1972, 437 m² sur les 1 500 qu’occupe la superficie du village ont été fouillés sur les deux couches d’occupation. On a vu que le site a été habité peu de temps, la densité des constructions est donc faible et les risques de mélange de mobilier s’en trouvent réduits d’autant.

11Les remaniements par l’eau sont minimes ainsi que l’attestent les analyses sédimentologiques. Le mobilier qui est en excellent état de conservation, sauf l’os qui s’est désagrégé, a été relevé selon des méthodes de fouilles rigoureuses, ce qui permet de disposer d’un bon suivi pour l’ensemble des données. La dendrochronologie a permis d’identifier l’emplacement de différents bâtiments et de se faire une idée des modalités de leur évolution clans l’espace et dans le temps. Mais elle ne permet pas toujours de définir les limites exactes de chaque structure, d’en comprendre l’aménagement interne ni d’en inférer la fonction. Il apparaît, encore une fois, que les études de répartition sont nécessaires pour confirmer, infirmer ou nuancer les interprétations basées sur la dendrochronologie.

12Dans ce travail, seule a été étudiée la couche la plus ancienne (B3) dans ses secteurs non perturbés, ce qui représente une superficie de 384 m². Seuls le matériel relevé par couche et par unité de fouille (0,43 m²), en poids ou en nombre, et les structures de l’an 17 ont été pris en compte. Le matériel de l’étude se répartit ainsi :
– 13 601 silex (gros et petits éclats) ;
– céramique fine (31,6 kg) ;
– céramique grossière (158 kg) ;
– quartzites (4 988 kg) ;
– autres cailloux (440 kg) ;
– charbons de bois (87 kg) ;
– os calcinés (1,6 kg) ;
– boulettes d’argile (3,5 kg) ;
– coprolithes (7 kg) ;
– noisettes (23 596 fragments) ;
– céréales (785 graines).

13Nous avons distingué trois niveaux d’analyse auxquels correspond toute une série d’interrogations de base, dont la liste suivante n’est pas exhaustive.

14Un « microniveau », à l’échelle de l’unité élémentaire, le vestige. Il s’agit de reconnaître et de définir un ordre dans la distribution des vestiges au sol, c’est‑à‑dire : chercher des variations latérales de la densité d’une même catégorie d’artefacts dans une couche (superposition, association ou exclusion entre vestiges de nature différente), puis il faut essayer de déduire les événements qui sont à l’origine de cet ordre : action humaine ou non.

15Un « niveau intermédiaire », à l’échelle de l’unité architecturale (le bâtiment), quelle que soit sa fonction. Après avoir évalué l’impact des remaniements lacustres sur la distribution des vestiges les questions se présentent ainsi : la localisation des artefacts sur le site est‑elle le reflet des aménagements architecturaux ? Autrement dit, la répartition des vestiges au sol traduit‑elle le plan des structures d’habitat ? Plus précisément, si aucune structure d’habitat n’avait été déchiffrable à partir des relevés planimétriques des pieux et de la dendrochronologie, serait‑il possible d’en retrouver l’emplacement fidèle grâce à la distribution des vestiges au sol ? D’autres questions sont d’ordre fonctionnel. Pour chaque structure, quelles sont les activités qui sont pratiquées (unités monofonctionnelles ou multifonctionnelles ? Où sont localisées les activités ? Autrement dit, existe‑t‑il une utilisation différentielle de l’espace habitable ? Remarque‑t‑on des différences fonctionnelles entre les bâtiments ? De quelle nature ? La forme des structures est‑elle liée à la fonction, (celles qui disposent d’une zone foyère sont très probablement des « maisons ») ?

16Un « macroniveau », à l’échelle du site considéré dans sa globalité. On cherche également une éventuelle utilisation différentielle de l’espace : mode de répartition des activités dans l’enceinte du village, production consommation... Comment s’organisent les activités par rapport aux lieux de passage, de rejet ? Les activités pratiquées à l’intérieur ou à l’extérieur sont‑elles différentes ? Observe‑t‑on une spécialisation des activités ?

17L’objectif à terme est de définir, dans la mesure du possible, les spécificités de la station. Dans les pages qui suivent, nous présentons quelques exemples caractéristiques des résultats obtenus.

2.3.3 L’analyse des données

18Cette recherche nécessitait une méthode quantitative apte à mettre en évidence le mode d’organisation de l’espace. Nous avons donc exploité une adaptation de la méthode mise au point par R. Whallon (1984) pour les besoins de l’archéologie, unconstrained clustering. Une analyse des correspondances a été rajoutée (d’après F. Djindjian). Nous informons le lecteur qu’au tout début de ce travail, nous n’avions ni connaissances ni goût particuliers pour l’informatique. L’intérêt porté à cette étude nous a incité à nous y initier. D’autre part, les données n’étaient pas encore complètement mémorisées sur ordinateur, c’est pourquoi de nombreux calculs et graphiques ont été réalisés manuellement. Le but de cette méthode est de définir des éparpillements et/ou des regroupements dans la distribution des vestiges au sol sans que cela soit conditionné par des contraintes méthodologiques fortes : l’information de base est par conséquent peu déformée. En outre, on progresse selon une série d’étapes qui, pour chacune d’elle, permet une gamme de choix possibles en fonction de la nature des données. La procédure utilisée est la suivante :
– construction de courbes de densité (fig. 46) : elles font apparaître la variation de la densité des variables et respectent les fluctuations locales de cette densité ;
– on effectue une analyse factorielle des correspondances multiples. Elle permet de mettre en évidence des facteurs d’association entre catégories d’objets ;
– la dernière étape consiste en une classification automatique ascendante hiérarchique, sur coordonnées factorielles ; elle permet de déterminer des critères d’association de classe et de définir de la sorte de grandes entités spatiales ; en répartissant les 892 triangles métriques étudiés en 5 classes, on a obtenu la délimitation d’une zonation différenciée dans l’espace, en fonction de la densité des assemblages (fig. 47) (utilisation du logiciel int. SPAD, système portable pour l’analyse des données, Paris X Nanterre ).

19L’avantage majeur de cette méthode est son indépendance par rapport aux contraintes de grille qui entravent les autres méthodes quantitatives d’analyse spatiale (Carr 1984). Mais en revanche, ainsi que le souligne R. Whallon lui‑même, elle est inapte à définir des distributions de vestiges qui se chevauchent. Si un point tombe dans une zone de chevauchement, il sera très probablement affecté à un groupe qui reflète le caractère mixte de l’assemblage à cet endroit. Les groupes qui se superposent sont donc séparés en une série de groupes qui représentent le changement de composition du matériel. C’est l’un des principaux inconvénients sur le plan archéologique.

2.3.4 Premières interprétations

20Dans l’ensemble, les résultats obtenus grâce à l’analyse des données coïncident. Nous avons pu mettre en évidence l’existence d’une distribution différentielle des vestiges dans l’espace dont l’agent de mise en place est l’Homme et surtout, ce qui est le plus intéressant, et qui n’avait pas été vu à l’œil nu au départ, c’est la correspondance indéniable entre la répartition des artefacts et les plans de pieux : la réalité de la différenciation spatiale entre l’intérieur et l’extérieur des constructions est suffisamment puissante pour qu’elle soit perceptible sans l’aide des plans de pieux.

21L’efficacité de cette méthode à reconnaître des structures dans la distribution des vestiges au sol est donc attestée et souligne la pertinence d’une analyse spatiale approfondie. Nous avons donc pu de la sorte proposer quelques éléments d’interprétation qui demanderont certes à être argumentés plus solidement par la suite. Plusieurs catégories de renseignements se dégagent d’ores et déjà (fig. 48).

Informations d’ordre architectural

22Les informations d’ordre architectural concernent plus particulièrement la structure 1. Cette construction est composée de quatre alignements de pieux formant trois travées longitudinales. On remarque un changement d’architecture à son extrémité est où seules deux travées subsistent. Dans l’espace ainsi délimité, l’éparpillement des vestiges ne respecte plus les limites de la maison et la classification automatique montre à cet endroit une distinction dans la zonation. Cela confirme les hypothèses antérieures : il s’agit d’un auvent ouvert sur trois côtés et protégé par une toiture, dans le prolongement de la pièce principale. La structure 4 est constituée de la même manière.

23A l’ouest de la structure 1, un changement d’architecture analogue est observé. Mais les vestiges se comportent différemment : ils sont stoppés par l’alignement des quatre pieux juste au niveau de cette modification. Cet espace de jonction possède de plus les caractères d’un lieu extérieur : amas de quartzites, chape installée au début de l’implantation humaine mais qui cesse d’être utilisée au cours de cette première occupation. Il est donc probable que cette chape soit liée au bâtiment antérieur à celui de l’an 17 et qu’elle ait perdu sa raison d’être au moment de la réorganisation complète du village. De plus, la représentation graphique de la classification automatique montre une partition très nette de l’espace à cet endroit. Toutes les informations convergent et permettent de proposer l’hypothèse d’une scission de cette structure en deux bâtiments distincts au moment de la reconstruction en l’an 17.

24La morphologie des amas de vestiges s’étendant de part et d’autre de la paroi nord‑ouest et s’étranglant juste au niveau de la ligne de pieux a permis de repérer une ouverture. Cela coïncide avec les plans d’éclatement des vases suggérant une ouverture latérale à cet endroit (Bocquet, Houot 1982, Ferrer‑Joly 1988). Il n’a pas été possible de repérer d’autres divisions internes pour cette structure qui reste pour l’instant la mieux connue. Elle s’étend sur environ 9 x 4 m, y compris la surface occupée par l’auvent. Les bâtiments de moindre dimension et sans foyer ont certainement d’autres fonctions que les unités d’habitat (structures 1, 3 et 4 probablement), mais qui ne sont pas encore bien connues.

Les aires d’activité

25Dans l’état actuel de la recherche, il est téméraire de proposer avec certitude des localisations strictes pour les aires d’activité. Prenons l’exemple du matériel lithique. Les amas d’éclats sont associés de façon non préférentielle à diverses autres catégories d’artefacts. Il faut tenir compte également des effets éventuels de superposition.

26Il est difficile de déterminer la nature, primaire ou secondaire, de ces amas. D’autre part, la présence d’une concentration très dense d’éclats de silex ne signifie pas forcément que la taille s’est effectivement déroulée à cet endroit précis. En effet, dans quelle mesure la structure spatiale des déchets traduit‑elle l’emplacement des aires d’activité ? Les opinions divergent (Schiffer 1972 : 163 ; Binford 1964 : 425). Dans tous les cas, il est nécessaire de multiplier la collecte des indices avant toute interprétation hâtive : morphologie de l’amas, composition, degré d’association entre les différentes catégories de vestiges, localisation par rapport aux structures d’habitat et par rapport à l’ensemble du site, estimation des rapports de proximité. Dans cet ordre d’idée, il est très improbable que les déchets accumulés le long des parois témoignent de l’emplacement d’une aire d’activité, mais cela peut indiquer sa proximité. J. Gallagher (1977) suppose même que les zones d’intense accumulation de matériaux sont les moins favorables à la pratique d’activités technologiques. Or, la tendance est de restreindre spatialement la fouille à de telles zones de concentration au détriment des zones vides ou pauvres en déchets. Il est donc utile d’étendre la fouille des amas à la surface qui les environne pour comprendre les relations entre les deux aires. Par exemple, il n’y a aucune trace archéologique à l’endroit où s’effectue la taille dans le cas du débitage de l’obsidienne dans la vallée du Rift (Gallagher 1977) : la taille des outils d’obsidienne a lieu dans la maison ou dans son proche voisinage. Le tailleur procède toujours au‑dessus d’un récipient qui reçoit les éclats tout au long du processus de débitage. Puis le contenu du panier est vidé dans un dépotoir implanté à l’arrière de la maison et distant de 10 à 100 m, afin de ne pas laisser traîner de débris tranchants. Rien ne sera retrouvé sur le lieu de la fabrication. Mais par contre, il y aura une bonne perception archéologique des structures de rejet associées.

27A Charavines, on peut pressentir la proximité d’une activité de taille près du foyer de la structure 1 et sous les auvents des maisons 1 et 4. La répartition des éclats de silex comparée à celle des outils ne permet pas de suggérer que les unités de production du silex sont spécialisées. On remarque la présence de fusaïoles aux abords du foyer de la structure 1, de meules et de broyeurs près des chapes des foyers 1 et 2. Il apparaît que l’espace contigu au foyer est un lieu d’activités variées : préparation alimentaire, consommation, tissage, taille du silex... Le foyer est le cœur d’une unité de production domestique. De nombreuses autres activités se sont accomplies dans l’enceinte du village : boucherie, travail du bois, tissage, sparterie... Il n’est pas possible, pour l’instant, de dire si leur réalisation donnait lieu à une utilisation différentielle de l’espace villageois ou non.

Les aires de rejet

28Les aires de rejet présentent plusieurs aspects. Les courbes de densité mettent particulièrement bien en évidence de fortes concentrations de matériaux, sous forme de structures bien distinctes et limitées dans l’espace ; ce sont les dépotoirs (fig. 49 A, B et C). Selon les catégories de déchets qui les composent, leur emplacement dans l’espace et leurs rapports de proximité avec les structures d’habitation, il est possible de distinguer deux types de dépotoirs.

29A l’endroit où les couches plongent à proximité du lac, en périphérie nord et nord‑est de la station, et entre les bâtiments 1 et 3, sont localisés deux vastes dépotoirs généralisés à rejets répétés (faune, céramique, silex, quartzites...).

30Au nord‑ouest de la maison 1, dans le prolongement de l’ouverture, s’étend un autre dépotoir, sensiblement différent du précédent dans la mesure où il contient essentiellement des déchets culinaires, quelques coprolithes et quartzites et des débris de céramique grossière. Il s’agit probablement d’un dépotoir domestique associé à ce bâtiment.

31Les grosses concentrations de déchets rassemblées en dépotoirs sont toujours localisées à l’extérieur des constructions. Mais on observe également une distribution plus diffuse des déchets dans les ruelles et surtout dans la partie centrale du village laissée libre de constructions. Ces zones ne servent qu’occasionnellement d’aires de rejet. Dans ce cas, peuvent intervenir des paramètres tels économie de l’effort ou degré de gêne. Chercher à distinguer de la sorte différents types de dépotoirs est intéressant à plusieurs titres. Si tous les déchets d’une maisonnée sont balayés et collectés, régulièrement ou non, pour être transportés dans des dépotoirs communs à plusieurs unités économiques, les déchets de différentes provenances seront mélangés ; alors il n’y aura pas ou peu d’information sur la spécificité éventuelle des activités de chaque maisonnée. Il sera donc impossible d’établir des comparaisons en termes fonctionnels, sociologiques ou technologiques. Si les déchets restent associés au groupe domestique qui les a généré, alors de telles inférences, quantitatives et qualitatives, deviennent envisageables.

Aspects diachroniques

32Dans la couche B3, lors de la phase de réaménagement du village en l’an 17, seules les structures 1 et 4 perdurent aux mêmes emplacements, au détail près. De nouvelles constructions sont mises en place, à de nouveaux emplacements ; d’autres structures, par contre, ne sont ni reconstruites ni même restaurées (structure 3 par exemple). Qu’advient‑il de cette maison ? A l’emplacement de la structure 3, de très nombreux quartzites –entre autres vestiges– s’étendent largement, sans respecter aucune limite de parois. L’hypothèse d’une surélévation n’ayant pas été étayée jusqu’à présent, on peut supposer que cette maison n’avait plus de cloisons et qu’elle était abandonnée à ce moment‑là. D’autre part, autour du point 509 (fig. 44), même si la partie la plus dense du dépotoir suit assez bien les limites du bâtiment 3, il n’en déborde pas moins largement à l’intérieur. Un examen de la stratigraphie nous apprend que cet éparpillement est surtout localisé dans la partie supérieure de la couche B3. Cela permet de suggérer que l’on a effectivement jeté les déchets le long de la maison tant qu’elle était habitée, mais qu’après son abandon et son démantèlement par divers facteurs (récupération de matériaux, destruction par vieillissement...), le dépotoir qui la jouxtait a pu s’étendre sur la place ainsi laissée libre. Cela nous permet d’affiner les modalités d’évolution du village à travers le temps : la structure 3 a cessé d’être occupée au plus tard au moment de la restructuration du village, en l’an 17. Les unités d’habitation 1 et 4 sont les éléments les plus stables de l’espace villageois.

2.3.5 Conclusion

33Les résultats présentés ici sont encore très incomplets. Il reste à étendre cette recherche sur les deux couches d’occupation que comporte la station ainsi qu’à l’ensemble du matériel. De très nombreuses manipulations sont encore à réaliser. Cependant, cette première approche a fourni des résultats très satisfaisants et très encourageants, en donnant une idée des possibilités d’une analyse spatiale informatisée en milieu lacustre.

34Nous espérons montrer qu’il est possible d’obtenir de bons résultats tout en parvenant à gérer avec plus d’efficacité la masse considérable d’informations que livrent ces stations lorsqu’elles ont subi peu de lessivage, à l’aide de techniques informatiques appropriées et jugulées dans le cadre d’objectifs archéologiques explicitement définis. La multiplication d’études de ce type pourrait avoir des implications archéologiques directes, autant dans la problématique de fouille que dans les observations et l’enregistrement des données sur le terrain.

35L’analyse spatiale intrasite étendue à la totalité fouillée d’une station littorale et à l’ensemble des témoins archéologiques est un domaine de la recherche subaquatique encore neuf, dont les problèmes ne sont pas encore très bien cernés ni maîtrisés, et cependant d’une richesse inespérée en informations potentielles pour l’approche des modes de vie des communautés lacustres.