1Les données réunies dans notre thèse (Ralston 1983), dont cette étude a été extraite, même si elles représentent un catalogue plus complet que ceux qui avaient été jusqu’ici réalisés pour le Limousin, sont plus remarquables par les lacunes qu’elles révèlent que par leur contenu. Ces lacunes diminuent progressivement grâce aux programmes de prospection et de fouilles, notamment ceux qui ont été organisés par la direction régionale des Antiquités historiques (Desbordes 1976b). En même temps, l’évaluation de ces données présente de grandes difficultés, particulièrement lorsqu’on veut les comparer avec celles des régions voisines, qui sont favorisées à plusieurs titres, notamment par la facilité de la reconnaissance sur le terrain.

2Ces conditions ont, à notre avis, fait naître deux tendances qui dépassent largement la situation actuelle du Limousin. La première tend à réduire les différences aussi bien géographiques (en matière de paysage et de ressources comme en ce qui concerne les aménagements humains fossilisés dans les monuments et les objets) qu’archéologiques (au sens restreint des caractéristiques des données) entre le Limousin et les régions voisines, et à mettre sur le même plan les données très partielles issues de cette région avec les développements qui ont été identifiés dans les autres provinces. L’autre tendance, qui a sans doute été exposée avec la plus grande concision par Deffontaines (1933 : 462), tend à reléguer le Limousin dans un statut « périphérique » : « Cette région, pendant toute l’époque préhistorique, n’a été qu’un hinterland, une annexe aux pays circumvoisins. » La vérité doit se situer entre ces deux extrêmes, mais si nous faisons des comparaisons avec des régions limitrophes où les données archéologiques sont mieux connues, nous constatons que les différences ne sont pas aussi marquées, et qu’elles peuvent être plus facilement comprises si l’on élargit le champ des comparaisons. Les remarques qui suivent concernent surtout le deuxième âge du Fer tardif, parce que cette période est la seule pour laquelle les données sur l’habitat sont suffisantes pour commencer à proposer des généralisations pour plusieurs régions.

3Certaines différences entre le Berry et le Limousin sont bien marquées, par exemple dans le domaine du paysage et des ressources naturelles. Nous pouvons donc expliquer les variantes entre les systèmes d’organisation spatiale de ces deux régions par un environnement différent. Il n’est pas possible d’en déduire pour autant que ces variations sont également significatives sur le plan de l’organisation socio‑politique, même si on a suggéré cette interprétation.

4Une comparaison plus claire peut être faite entre le Limousin et les autres hauts plateaux. Dans ce contexte, les habitats des plateaux armoricains semblent révéler certaines caractéristiques qui ont été également reconnues sur la bordure occidentale du Massif central : par exemple, le fait que, dans ces deux régions, l’oppidum le plus grand domine de beaucoup la taille des autres fortifications de hauteur. Nous pouvons comparer la surface et probablement la fonction du Camp d’Artus (Huelgoat, Finistère) avec celles de Villejoubert : Wheeler et Richardson (1957) décrivent le site breton comme un oppidum central de tribu.

5L’extension de Villejoubert, il faut le souligner, représente un choix délibéré et n’est pas conditionné par la configuration du terrain entre la Vienne et la Maulde. Il faut réaliser que tous les sites attribués à la fin de l’âge du Fer en Limousin peuvent facilement tenir sur cet immense plateau fortifié.

6Cependant, l’évaluation du niveau de développement de la société à partir de ces données incomplètes sur les habitats aboutit à un résultat qui est finalement insatisfaisant. Globalement, deux séries d’arguments –qui se contredisent– peuvent être tirées de notre analyse des différentes hiérarchies d’habitat. La première considère que les données révèlent l’apparition d’une organisation étatique, et explique les différences par l’influence du terrain, de la répartition des ressources ou de l’organisation sociale ; elle s’inscrit dans une définition assez lâche des sociétés étatisées (Cherry 1978 : 411).

7La seconde tendrait à montrer que ces régions caractérisées, comme le Limousin, par la domination d’un seul site, sont typiques pour des sociétés qui ne sont pas très éloignées du stade étatique ; il ne serait pas raisonnable d’imaginer qu’il n’y a qu’une direction d’évolution possible pour ces données sur les institutions appréhendées seulement par l’archéologie.

8En revanche, nous pouvons montrer que l’organisation des habitats dans le paysage peut être reliée tout d’abord à des facteurs sur lesquels nous sommes malheureusement mal informés. Le réseau de communication est peut‑être une variable fondamentale, mais nous ne pouvons pas en dire grand chose actuellement, exception faite de quelques remarques générales sur le rôle des voies d’eau (fig. 66), Il apparaît clairement dans les données réunies par Wightman (1977) que ces nouvelles capitales de civitas créées en Gaule du Nord‑Est, qui ont survécu comme « centres principaux », ou bien encore les centres qui ont remplacé ceux‑ci, étaient établis le long des rivières plutôt que sur des carrefours routiers. Toutefois, la rapidité des mouvements de l’armée romaine en Gaule à l’époque de la Conquête constitue une preuve de l’existence d’un réseau routier déjà développé. Bien que différentes hypothèses aient été avancées sur ces routes, en Limousin et ailleurs (Desbordes 1982), les données archéologiques restent limitées.

9En résumé, il est clair que l’analyse de l’organisation de l’habitat à l’échelle régionale sur laquelle nous nous sommes appuyé ne conduit pas directement à la compréhension du processus qui l’a créée. Ceci est de plus en plus clair, même dans les régions bien étudiées comme le sud‑ouest de l’Allemagne au Hallstatt D, où ont été proposés des modèles concurrents sur les mécanismes qui ont produit cette organisation (Gosden 1985 ; Champion 1986, avec la bibliographie antérieure).

10Lorsque l’on considère les développements de la dernière phase du second âge du Fer, le facteur principal ne semble pas être le type de répartition per se, mais plutôt l’échelle à laquelle se développe l’organisation –particulièrement dans l’optique des possibilités de contrôle et de communication qui constituaient la condition sine qua non de suivie des élites dans les sociétés étatiques. Il nous semble intéressant d’examiner un cas situé à la périphérie de l’Empire romain –celui des Votadini dans le sud‑est de l’Ecosse– qui contraste avec les données du centre de la France. En dehors des résultats obtenus ces dernières années grâce au développement de la prospection aérienne –une source qui tend à combler le manque d’habitats des types les plus simples–, le corpus d’habitats de la fin de la protohistoire a longtemps été constitué essentiellement par une série de grandes fortifications, souvent juchées sur des reliefs volcaniques et regroupées dans la Lothian Plain ou à sa périphérie (Megaw 1979 : fig. 7, 49). Parmi elles, Traprain Law, East Lothian (Jobey 1976), est l’exemple le plus célèbre. L’absence de vérification chronologique interdit de suggérer qu’ici aussi se manifeste une complexité croissante du système socio‑politique, comme le montrent les habitats de la fin de l’âge du Fer en France centrale, mais il faut remarquer que la densité des sites dépasse celles que nous connaissons en Berry ou en Limousin.

11Individuellement, ces sites ne sont pas très différents en surface de la plupart des fortifications du Berry ou du Limousin. Yssandon, dont la surface est sans doute de 25 ha, et St‑Auvent, un gisement qui reste encore douteux, sont les plus grands sites du Limousin, exception faite de Villejoubert ; beaucoup de fortifications du Berry couvrent environ 20 ha. Traprain Law, dans la phase où il est le plus étendu, s’étend sur environ 16 ha.

12Si on laisse de côté le problème de l’absence de tout élément de datation pour la majorité des sites écossais, on pourrait suggérer qu’il est difficile de parler d’une organisation étatique en Limousin, sur la seule base de la taille et du nombre des sites fortifiés, et qu’il n’en est pas question pour le territoire mal défini des Votadini.

13D’autres résultats sont obtenus à l’échelle des unités territoriales qui sont suggérées par les diocèses. Il est clair qu’il y a une différence irréductible entre l’extension moyenne dérivée des Etats primitifs (le module d’environ 1 500 km² proposé par Renfrew 1975) et la superficie des civitates de la fin de l’âge du Fer en Gaule. Les trois départements qui forment le Limousin actuel couvrent un peu moins de 17 000 km² ; si l’on ajoute le Confolentais et quelques autres paroisses exclues des trois départements, on obtient un ordre de grandeur de quelque 20 000 km² pour l’ancienne civitas des Lémovices ; le Berry couvre approximativement les trois quarts de cette surface. Par comparaison, la région des Grampian, l’une des plus grandes unités administratives résultant de la réorganisation politique du territoire en Grande‑Bretagne au milieu des années 1970, s’étend sur 8 700 km². Comme le Limousin, elle réunit des régions montagneuses et des plaines en marge des grands axes.

14Il est donc possible de faire l’hypothèse que les unités territoriales de la fin de l’âge du Fer en Gaule centrale étaient trop grandes pour être placées sous la dépendance d’un centre unique. On en déduit que l’organisation spatiale qui est perceptible clans les données archéologiques doit être héritée d’une série de structures préexistantes. Nous pouvons admettre, par exemple, l’idée de Nash (1978a) que les plus grandes fortifications des Bituriges aient été primitivement moins interdépendantes qu’ultérieurement. Dans d’autres régions, le sud de l’Angleterre par exemple, on a pu mettre en évidence une tendance à la centralisation des défenses et des autres fonctions sur un nombre de plus en plus restreint d’enceintes au cours du temps (Cunliffe 1978). Tous les modèles de ce genre restent critiquables parce que, en se concentrant sur les grandes enceintes, ils négligent la possibilité d’un contrôle politique exercé à partir d’un autre lieu.

15Pour la France non méditerranéenne, un éventuel réseau de petits sites (en terme de surface) nous échappe largement, et les fortifications de hauteur restent encore la meilleure série de gisements pour s’attaquer à la question du développement des structures socio‑politiques. Alors qu’il est possible de démontrer que certaines fortifications du centre‑ouest de la France ont pu être utilisées avant La Tène III, ce n’est pas le cas pour la plupart des habitats de cette période, beaucoup d’entre eux étant des créations ex nihilo. Le corollaire de cette proposition est le suivant : le développement des centres et leur intégration dans une hiérarchie ont dû être achevés dans un délai maximum d’un siècle et demi.

16Il est donc possible de représenter ce développement des sociétés étatiques (dont ces habitats sont l’une des formes archéologiques les plus faciles à identifier) dans la France non méditerranéenne en utilisant l’échelle G de Haggett (1965 : 7) et l’échelle T de Sugden et Hamilton (1971). Nous pouvons prendre les 20 000 km² du Limousin comme un indicateur de l’échelle des Etats étudiés. Le diagramme obtenu illustre les particularités du problème qu’il nous reste à éclaircir et attire l’attention sur certaines des considérations découlant de la nature des contextes archéologiques dont nos données dépendent toujours : essentiellement des réceptables (que constituent les fosses, les puits ou autres), des traces en négatif de constiuction à poutrage comme les trous de poteaux, et des fortifications. Ce ne sont certainement pas les meilleurs contextes pour recueillir des données assez précises pour comprendre la chronologie que nous proposons des développements socio‑politiques autrement que d’une façon schématique ; jusqu’à présent, par exemple, à ma connaissance, personne n’a pu différencier le mobilier inséré dans les trous de poteau à l’époque où ils étaient plantés de celui qui date de l’époque de leur destruction.

17Les éléments de comparaison que j’ai utilisés dans le diagramme (fig. 67) sont simplement empruntés à la publication de Sugden et Hamilton ; en attirant l’attention sur des phénomènes qui se placent à une échelle chronologique et géographique complètement différente, ils peuvent nous aider à sélectionner des éléments de comparaison plus appropriés pour étudier le développement de la Gaule non méditerranéenne dans les deux derniers siècles av. J.‑G. Lorsqu’on essaye de reconstituer les changements qui caractérisent précisément ces deux siècles, le problème principal reste la pauvreté des informations archéologiques sur la période qui a précédé cette série de transformations. Ne serait‑ce que pour les habitats, nous avons maintenant de fortes présomptions pour penser que des organisations spatiales complexes d’habitat (Trigger 1968) constituaient une structure caractéristique d’un certain nombre de régions entre la fin du premier âge du Fer et La Tène finale, mais les données disponibles sont encore trop limitées pour généraliser ; elles sont totalement inexistantes pour les régions qui nous concernent. Pour ces raisons, il est difficile actuellement de proposer un modèle d’évolution interne –sinon un modèle purement théorique– pour expliquer l’apparition, au plus tard à La Tène tardive, de données archéologiques correspondant à des organisations étatiques en France non méditerranéenne.

18Parallèlement, une importance trop grande a été donnée à des facteurs extérieurs à la région à différents titres. Les contacts commerciaux avec le monde méditerranéen et son arrière‑pays qui sont bien mis en évidence par les objets qui contenaient nourriture et boisson, en sont un bon exemple ; ici l’étude quantitative des données analysées site par site constitue un grand progrès. Dans un domaine complètement différent, les données numismatiques ont souvent été traitées sans être raccordées au contexte archéologique régional, essentiellement à cause de l’absence des données stratigraphiques, qu’il s’agisse d’habitat ou d’autres types de sites. Les découvertes récentes indiquent toutefois que ce problème peut être résolu.

19Il est clair depuis de nombreuses années que la Conquête et la soumission des trois Gaules sont séparées par un hiatus de la période des réformes d’Auguste qui consolident l’acquis des campagnes de César. Ces décennies semblent être aussi très importantes pour le développement de certains des sites examinés ci‑dessus, phénomène qui vient s’ajouter au problème de la définition de l’extension et des caractéristiques des habitats antérieurs à la Conquête.

20Nous pouvons conclure en suggérant les propositions suivantes :
1 – la phase d’expansion maximale des fortifications de La Tène III est antérieure à la Conquête ;
2 – ces habitats révèlent la présence de variations spatiales internes, basées ou non sur le modèle de Sjpberg (1960), significatives d’une société complexe ;
3 – le concept des community layouts (sensu Trigger 1968) peut être étendu aux habitats ouverts comme Levroux‑les‑Arènes et Aulnat ;
4 – des monnaies de faible valeur apparaissent avant la Conquête ainsi que leur fonction comme moyen d’échange ;
5 – il existe un commerce extérieur très développé significatif dans l’apparition des nouvelles hiérarchies ;
6 – des frontières reprises ultérieurement par les limites des diocèses marquent les divisions territoriales antérieures à la Conquête ;
7 – le témoignage du De Belle Gallico de César révèle l’apparition d’institutions étatiques en Gaule non méditerranéenne comme un phénomène général plutôt qu’un phénomène localisé (et parfois réversible).

21Si l’on admet que ces éléments sont largement répandus dans les décennies précédant la Conquête, le développement de sociétés de niveau étatique, avec des habitats complexes et hiérarchisés, devient très vraisemblable. Notre opinion va dans ce sens, mais avec les données actuellement accessibles, et même en réunissant les trois catégories de données fournies par l’archéologie, la numismatique et les textes historiques, cela est difficile à démontrer clairement et encore plus à définir dans une dimension géographique en Gaule non méditerranéenne, comme on a souvent tenté de le faire. Pour une grande partie du territoire étudié, on pourra même soutenir une hypothèse opposée, notamment en l’absence d’un consensus sur les seuils significatifs même pour des données quantifiables comme les amphores.

22Dans le cas particuliers des Lémovices, comme on le voit d’après les sites archéologiques de la Corrèze, la Creuse et la Haute‑Vienne, le problème est accru par le manque de fouilles et l’ampleur insuffisante de certains des travaux mentionnés ci‑dessus. Dans ce contexte, nous pensons que la seule réponse possible, fondée sur les données archéologiques, à la question : une société de niveau étatique avec une organisation hiérarchique des habitats est‑elle apparue en Limousin avant la Guerre des Gaules ? est que nous n’en possédons aucune preuve.