3.1 La place du château

1Trop souvent, le terme de « château » a dissimulé la variété de l’habitat seigneurial. Celle‑ci doit être soulignée avec netteté. A chacune des catégories sociales qui constituent la noblesse et la chevalerie médiévale correspond une forme particulière d’habitat. Le château s’insère dans un réseau de faits de civilisation qu’il conditionne et qui le conditionnent. Tentons de clarifier ces interactions multiples.

3.1.1 Fondations, fondateurs et détenteurs de châteaux

Les fondateurs

2Le xiii^e s. apparaît comme le temps fort de l’expansion castrale. La Maison de haute Lorraine‑Bar se montra la première intéressée par la fondation de châteaux. Les évêques de Metz ne réagirent qu’au xiii^e s. pour protéger leur temporel menacé par les princes laïcs. Le duc de Lorraine ne manifesta guère d’empressement et laissa ses grands vassaux fonder des châteaux (tabl. XXXVIa et b).

Les détenteurs de châteaux du xiii^e au xv^e s.

3La politique castrale des princes au cours de ces trois siècles amena une modification de l’identité des maîtres des châteaux :
– l’évêque de Metz perdit définitivement Custines en 1328 au profit du comte de Bar ;
– le comte de Bar céda Amance au duc de Lorraine en 1206 et fonda avec le voué de Nomeny le château de Toulon avant 1243 ;
– le duc de Lorraine s’efforça patiemment de rétablir son contrôle sur les châteaux seigneuriaux apparus au xii^e s. ; il acquit par échange et achat Gerbéviller et Lunéville en 1243, puis Rosières entre 1232 et 1292 ; il fonda Einville avant 1287.

4Le duc pratiqua une politique d’inféodation au profit de grands vassaux : Bayon resta aux mains d’une branche cadette de la Maison ducale jusqu’en 1343, puis passa aux sires d’Amance ; Rosières fut confiée en 1318 aux sires de Nancy qui reconstruisirent le château et le conservèrent jusqu’en 1397 ; Amance fut inféodé au début du xiv^e s. à un lignage de ministériaux issu de la Maison d’Amance‑Bioncourt ; Gerbéviller fut laissé à un cadet de la Maison de Bar, puis aux sires de Rechicourt‑Linange qui le vendirent aux Wiss entre 1470 et 1485 ; par contre, les ducs gardèrent le contrôle direct de Lunéville et d’Einville.

3.1.2 Châteaux et fondations religieuses

5La multiplication des châteaux entraîna l’essor des fondations ecclésiastiques. Chaque château reçut une chapelle castrale. Quelques dédicaces nous sont connues : Saint‑Georges à Einville, Saint‑Cyriaque à Mousson. Les princes en confièrent le service à des prieurés qu’ils installèrent à proximité des châteaux, comme à Laître, Mousson et Gerbéviller. A Lunéville, c’est une abbaye qui reçut cette fonction. Aux xii^e et xiii^e s., les libéralités des princes et la sécurité régnant autour des châteaux expliquent les fondations de prieurés, de commanderies, voire d’abbayes à faible distance des forteresses. Le tableau XXXVII résume la diversité de ces fondations.

3.1.3 Châteaux et voies de communication

6Nous avons précédemment souligné l’étroite liaison entre châteaux et voies d’eau. Outre la batellerie, le château contrôlait les points de passage obligés : ponts et gués. Vers l’an mil, les ponts étaient rares et dépendaient souvent de communautés religieuses (tabl. XXXVIII).

7A partir du xi^e s., on constate une multiplication simultanée des châteaux et des ponts. Le pont de Lunéville est connu dès le xi^e s. Avec celui d’Einville, il appartenait à la voie saunière allant de Vic‑sur‑Seille au col de Saales. Le pont sous Mousson attira dès le xii^e s. le trafic routier au détriment de Dieulouard. Au xiii^e s., les ponts de pierre se généralisèrent. L’évêque de Metz édifia celui de Nomeny en 1261. Celui de Moyen existe encore.

8Quand les conditions naturelles empêchèrent la création d’un pont, le maître du château installa un bac, comme à Custines. Le tableau XXXIX souligne l’importance des routes du sel dans la région au Moyen Age et leur influence sur la naissance des châteaux.

3.1.4 Châteaux et essor urbain

9La prospérité économique des xi^e‑xii^e‑xiii^e s. favorisa la renaissance des villes le long des principaux axes de communication. La multiplication des châteaux traduit bien la volonté des princes de contrôler le phénomène urbain et ses ressources. Les châteaux sans ville n’eurent aucun avenir comme le montrent les cas de Toulon, Lay et Parroy. Amance et Mousson furent des châteaux importants jusqu’au xiii^e s., puis devinrent secondaires car leurs noyaux urbains périclitèrent au profit de Nancy et de Pont. Les habitants des bourgs castraux les désertèrent peu à peu. Le comte de Bar chercha à enrayer cet exode en accordant aux bourgeois de Mousson une charte de franchise en 1261, puis en 1365. Au contraire, les châteaux contrôlant des villes bien situées comme Custines, Einville, Gerbéviller, Nomeny et Rosières continuèrent à se développer. Les princes en firent leurs lieux de résidence et les adaptèrent à l’évolution des techniques militaires.

10A partir du xiv^e s., les châteaux ne suffirent plus à assurer la sécurité des villes. Celles‑ci s’entourèrent d’une enceinte en pierre qui prit appui sur le château. On peut penser qu’aux périodes précédentes un fossé précédé d’une levée de terre avec palissade suffisait à protéger la ville. Amance possédait des portes fortifiées dès le xii^e s. Ses fossés existaient en 1218. Il ne subsiste plus aujourd’hui qu’une partie de l’enceinte de Mousson édifiée au milieu du xiii^e s (tabl. XL).

3.1.5 Châteaux et organisation administrative

11Le territoire soumis à l’autorité d’un château connut des variations entre le xi^e et le xvi^e s.

Châteaux et pagi

12Le château de Lay, résidence des comtes du Chaumontois dans la première moitié du x^e s. ne remit pas en cause l’organisation traditionnelle des pagi. Il n’en fut pas de même pour les suivants :
– Amance constitua le noyau autour duquel la Maison de haute Lorraine‑Bar regroupa ses biens fonciers dispersés dans le Chaumontois comme dans le Saulnois ;
– Mousson servit aux mêmes princes à accaparer la partie sud du Scarponois ;
– les comtes Folmar utilisèrent Lunéville comme centre de leurs possessions dispersées le long de la voie saunière de Vie (Saulnois) à Deneuvre (Chaumontois). Au milieu du xi^e s., la structure des pagi était effacée au profit d’unités nouvelles.

Châteaux et seigneuries aux xi^e‑xii^e s.

13Les regroupements de terres et de droits autour des châteaux donnèrent naissance à des ensembles fort disparates, les « seigneuries » ou « comtés » d’Amance, de Mousson et de Lunéville, détenus par des princes du xi^e s. au xii^e s., des seigneuries plus petites à Gerbéviller, Rosières et Parroy. Les maîtres confièrent à des avoués la protection des domaines et des châteaux et à un prévôt l’administration financière et judiciaire. A l’extrême fin du xii^e s., le terme d’avoué disparut des seigneuries laïques et fit place à celui de châtelain. On le constate clairement à Amance et Mousson entre 1190 et 1200.

Châteaux et principautés au xiii^e et au début du xiv^e s.

14Les princes réorganisèrent leurs domaines autour de quelques grands châteaux promus centres de châtellenies et de prévôtés. Il en fut ainsi pour Mousson, Dieulouard, Amance et Lunéville. De nouveaux châteaux apparurent pour renforcer le contrôle princier sur les terres restées à l’écart. Ainsi l’évêque de Metz supprima le dangereux système des avoueries à Condé et à Moyen pour le remplacer par des châtellenies plus sûres. A Nomeny, les voués résistèrent et l’évêque dut se contenter de fonder un château placé sous la garde d’un officier châtelain.

15Le duc de Lorraine érigea Nancy en chef‑lieu de châtellenie et de prévôté. Après 1243, il réorganisa le comté de Lunéville autour des châteaux de Lunéville et d’une création nouvelle : Einville‑au‑Jard. Rosières‑aux‑Salines connut une promotion identique après 1397. Par contre, il négligea Bayon, Gerbéviller et Parroy qui restèrent de petits centres de seigneuries laissées en fief à des vassaux. Toulon fut le siège d’une châtellenie artificielle réduite au ban d’un modeste hameau dépendant de la prévôté de Mousson entre 1243 et 1390.

16Durant le xiv^e s., certains centres de châtellenies fort anciens déclinèrent. Le château d’Amance, inféodé à partir de 1300‑1320, fut abandonné par les officiers ducaux. Le prévôt‑receveur s’installa dans le bourg. Mousson perdit aussi son prévôt au bénéfice de Pont. C’est au cours du XIII^e s. que les châtellenies et prévôtés furent regroupées en bailliages comme celles de Nancy, des Vosges, de Saint‑Mihiel, de Pont‑à‑Mousson. Les principautés féodales étaient constituées par l’association de châtellenies.

3.1.6 Châteaux et organisation militaire

17Entre le xi^e et le xvi^e s., le rôle militaire et le recrutement des défenseurs des châteaux connurent de profondes transformations.

3.1.6.1 Des origines au début du xiii^e s.

18Le château était confié à un avoué (advocatus), fonction héréditaire à Mousson et à Amance, qui disparut dans la dernière décennie du xii^e s. au profit de celle de châtelain. Ainsi, Poince, avoué de Mousson en 1194, portait le titre de châtelain en 1201 et transmit à ses héritiers cette nouvelle charge. A Amance, les châtelains furent recrutés dans le lignage issu des voués. Ces personnages commandaient à un groupe de « chevaliers du château » dont parlent certaines chartes. Ainsi à Lunéville, avant 1100, ceux‑ci allaient perturber le fonctionnement de l’hospice Saint‑Georges trop proche du château. En 1131, un document les cite collectivement à Amance. Par chance, à Mousson, certains sortent de l’anonymat. Citons, en 1145, « Bernacrius vir militaris de Castro Montiensi » ; en 1165, « Hugo de Moncons, qui dicitur de Turre » ; en 1201, « Theodoricus et Remondus miles de Moncons ». Ces milites donnent parfois naissance à des véritables lignages. Ainsi Tibert, chevalier de Mousson, dont les descendants restèrent en fonction durant le xi^e et le xii^e s. A Rosières, on connaît un de ces lignages au xii^e s. Ces garnisons suffisaient à établir l’autorité du maître du château sur le plat pays environnant.

3.1.6.2 Les transformations du xiii^e s.

19A partir de 1210‑1220, une nouvelle organisation se mit lentement en place. Les princes distribuèrent des fiefs à leurs châtelains et aux chevaliers. De leur côté, ceux‑ci purent acquérir des biens par achat ou par mariage à proximité des châteaux. Ainsi, les châtelains de Mousson, Poince et surtout Garnier, détenaient en 1231 de nombreux biens fonciers dans les vallées de la Seille, de la Moselle et de l’Esch. Geoffroy, chevalier de Mousson, reçut vers 1277 un fief à Nonsard. Geoffroy d’Amance, fils du dernier avoué de ce lieu, obtint vers 1230 un fief à Bioncourt. A partir de 1240, ces fidèles, devenus des vassaux, commencèrent à édifier des maisons fortes à Port, Bioncourt, Nonsard, où ils résidaient une partie de l’année quand ils n’assuraient pas leur service de garde au château (tabl. XLI).

20Le phénomène s’accéléra quand les princes y trouvèrent le moyen d’accroître le nombre de leurs vassaux. Les princes accordèrent des fiefs en terre ou en argent à des alleutiers ainsi que l’autorisation de fortifier leur demeure. Ces derniers reprenaient leurs alleux en fief du prince, s’engageaient à n’accueillir que le prince ou ses troupes et assuraient un service de garde au château. Le phénomène se trouva renforcé dans les zones de contact entre les grandes principautés. Autour de Toulon surgirent les maisons fortes de Fossieux, Serrières, Bratte, Letricourt et Craincourt ; autour de Mousson : Phlin, Port‑sur‑Seille, Thézey, Louvigny, Cherisey et Jouy ; autour d’Amance : Bioncourt, Essey, Lenoncourt, Saulxures.

21Le comte de Bar se montra très actif contre les possessions des princes ecclésiastiques. Les évêques de Verdun virent leur seigneurie de Dieulouard et du Val Sainte‑Marie grignotée de toutes parts. Le comte encouragea un de ses vassaux, le sire de Beaufremont, à élever une maison forte à Ville. Il attira, par des fiefs, les sires de Morey et les chevaliers de Dieulouard. Enfin, en édifiant le château de Toulon et en autorisant les sires de Bratte à fortifier leur maison, il s’assura le contrôle des chemins entre la seigneurie et l’extérieur. En 1328, les évêques de Metz durent céder le château de Custines et le Val‑des‑Faulx, tandis que leurs vassaux de Mailly, Aulnoy, Jeandelaincourt, Lesse et Nomeny entraient dans la zone d’influence comtale par le biais des hommages multiples.

22Le duc de Lorraine, appuyé sur Amance, s’assura le contrôle de Bioncourt, puis de Craincourt. Ses efforts portèrent principalement vers les centres salifères du Saulnois.

23Les évêques cherchèrent à défendre leurs possessions. Celui de Verdun autorisa la construction de la maison forte de Morey, puis celle de Marivaux. L’évêque de Metz édifia Nomeny, puis Custines. Il permit aux abbayes de fortifier Clémery et Abaucourt. Par contre, il n’autorisa pas ses petits vassaux à construire des maisons fortes. Celle de Mailly fut une exception.

24Ce système fonctionna efficacement jusqu’en 1340 environ. Les listes de vassaux pour Mousson et pour Toulon entre 1311 et 1334 traduisent le soin avec lequel le comte de Bar contrôlait ses vassaux et leurs services de garde. Les vassaux logeaient dans des maisons particulières situées dans le bourg castral durant leur temps de garde. Ces habitations étaient appelées « hôtels ». On en trouve mention à Mousson, Einville, Lunéville. A Toulon, le comte obligea les vassaux à faire construire leurs propres maisons car il n’en existait pas.

3.1.6.3 La fin du Moyen Age

25A partir de 1340, on discerne clairement une nouvelle organisation. Une documentation plus abondante permet de constater que l’officier châtelain logeait dans un petit appartement et percevait une solde annuelle. Au xv^e s., il hérita des charges de prévôt‑receveur et de cellérier. Sa fonction militaire restait importante. Il recrutait le portier, les sergents et, en période de trouble, les guetteurs. Il assurait l’entretien du château et de ses défenses, l’hébergement des troupes de passage et les séjours du prince. Certains châtelains acquirent une relative aisance financière. A Custines, Pierre de Marly vers 1360, Philippe de Norroy en 1417, Wautrin Hazard en 1430, à Mousson René Collignon en 1469‑1493 furent capables de prêter de fortes sommes au prince de Bar. A Rosières, ce fut le châtelain Renaud de Nancy qui édifia le nouveau château en 1318‑1321. Quand le château était partagé entre plusieurs seigneurs, comme à Bayon, on trouvait plusieurs châtelains‑receveurs.

26Les troubles du xiv^e s. amenèrent les paysans à se placer sous la protection de châteaux dont ils ne relevaient pas jusqu’alors. Ainsi, en 1369, les habitants de Millery et d’Autreville obtinrent le droit de se réfugier avec leurs biens au château de Custines, moyennant une redevance annuelle versée au châtelain.

27Les vassaux perdirent l’habitude de venir garder les châteaux à moins d’être rémunérés. La garnison permanente se réduisit au portier, à trois ou cinq sergents et au châtelain. En cas de menace grave, le prince envoyait en garnison des troupes placées sous la direction de capitaines et composées de soudoyers, comme à Custines en 1379, 1406 et 1427‑1430. Les ruraux n’effectuaient plus de garde au château. Ils se libéraient de ce service par un versement en argent, comme nous l’indique un document de 1430 pour Custines.

3.1.6.4 Châteaux et opérations militaires

28Si le château protégeait ville et village, il attirait aussi les offensives de l’adversaire qui endommageait les biens des populations. Nous résumons ici les sièges connus dont furent l’objet les châteaux étudiés (tabl. XLII).

3.1.7 Conclusion

29A partir de l’an mil, le château apparaît bien comme le bastion autour duquel se forgèrent et se structurèrent les seigneuries, puis les principautés féodales. Chaque construction s’inscrivit dans un contexte économique et politique précis. Quand ce contexte évolua, le château fit de même. Il se transforma, périclita ou fut abandonné, selon l’intérêt qu’il présentait.

3. 2 La place de la maison forte

3.2.1 Chronologie des fondations

30Rares sont les exemples comme à Deuxville et Serrières où nous disposons d’un texte permettant de dater avec précision la naissance d’une maison forte. Dans la plupart des cas, les mentions sont tardives, comme le montre le tableau XLIII. Pour tenter de résoudre le problème, il faut recourir avec prudence à la généalogie et aux observations archéologiques. L’existence d’un lignage, et le style des vestiges datables (ouvertures de tir‑appareil des murs‑sculptures) ont été pris en compte pour proposer une datation parfois approximative.

31Les premières fondations s’étirent du xi^e au milieu du xiii^e s. et ne représentent que 10 % du total. Lanfroicourt fut une construction illégale et menaçante rapidement éliminée par l’évêque de Metz. Les fondations du xii^e s. comme Hénaménil, et peut‑être Athienville, apparurent dans la zone salifère. Avant 1250 surgirent encore Dombasle et Haussonville (tabl. XLIV). Le mouvement s’accéléra entre 1250 et 1340 puisqu’on y trouve environ 65 % des fondations de maisons fortes. Certaines s’installèrent à côté de forteresses plus anciennes comme à Rosières ou Parroy peut‑être à Essey‑lès‑Nancy. Beaucoup remplacèrent des demeures seigneuriales jusqu’alors non fortifiées. Après 1340, le phénomène de fortification se poursuivit mais à un rythme beaucoup plus lent puisqu’il ne représente que 25 % du total.

3.2.2 Activité économique

3275 % des maisons fortes furent bâties durant la longue période de croissance économique qui commença lentement au milieu du x^e s. pour s’interrompre entre 1315 et 1340.

3.2.2.1 Influence du commerce

33Nombreuses sont les maisons fortes placées le long de voies de circulation routière et fluviale. Les premières apparurent dans les vallées de la Seille, de la Loutre noire et du Sanon dans la zone salifère aux xi^e et xii^e s. Au xiii^e et au début du xiv^e s., la vallée de la Seille vit surgir les maisons de Bioncourt, Craincourt, Fossieux, Aboncourt, Aulnois, Letricourt, Thézey, Phlin, Mailly, Port et d’autres encore jusqu’à Metz. Les chemins menant aux salines de Rosières ainsi qu’aux foires et aux pèlerinages de Saint‑Nicolas‑de‑Port virent apparaître, au nord, les maisons de Haraucourt, Lenoncourt, et, au sud, celles de Damelevières et Haussonville. A Custines, point de jonction entre l’axe fluvial nord‑sud et l’axe routier est‑ouest, la « maison des Lombards » conserva le souvenir d’une « casane » longtemps prospère dans une ville commerçante.

34On constate qu’aux alentours des villes le nombre de maisons fortes est élevé. Les revenus des péages, des tonlieux et de l’exploitation du sel enrichissaient princes, seigneurs et chevaliers qui disposaient ainsi de ressources suffisantes pour faire édifier des demeures au goût du jour.

3.2.2.2 Influence de l’agriculture

35Aucune maison forte ne chercha à s’établir sur les terres ingrates des plateaux calcaires ou des dépôts stériles d’alluvions anciennes. Toutes recherchèrent les sols fertiles d’alluvions récentes et de marnes du Lias et du Trias. Dans plusieurs régions de France et d’Europe, une étroite liaison apparaît entre les sites fossoyés et la mise en valeur de nouveaux terroirs. Qu’en fut‑il pour notre région ?

Maisons fortes isolées

36Des édifices éloignés du village n’entretiennent pas de rapports avec celui‑ci. Elles forment des écarts. Laissons de côté les cas d’Essey‑lès‑Nancy et de Richardménil où le site fut déterminé par des considérations défensives. Deuxville (Saint‑Epvre), Villers‑le‑Prud’homme, Athienville (Le Châtelet) étaient associés à des hameaux disparus. Bezaumont (Marivaux), Ferrières et Bremoncourt restèrent par contre des constructions indépendantes. Il convient de compléter ces observations par l’étude de plusieurs sites bien connus.

37La « cour » d’Abaucourt‑Vintremont ne posséda longtemps aucune demeure fortifiée. Les religieux de Neuviller la louèrent pour vingt ans en 1364 à deux écuyers avec l’autorisation d’y édifier une « maison d’habitation ». Les sires de Fénétrange bâtirent une maison forte seulement après avoir acquis le domaine en 1461. La « cour » de Clémery, exploitée par les religieux de Saint‑Symphorien, reçut une maison forte au cours du xiv^e s. pour se protéger des exactions des seigneurs laïcs. Les religieux la vendirent avec le domaine en 1488. La « grange » de Marivaux ne fut dotée d’un logis fortifié que dans la seconde moitié du xiii^e s. et au tout début du xiv^e s. par le petit lignage qui l’occupait. Le « gaignage » de Deuxville (Saint‑Epvre) resta longtemps une simple exploitation agricole avant de recevoir une demeure fortifiée en 1320.

38Ces quatre exemples permettent de comprendre comment on passa de la « maison seigneuriale » à la « maison forte ». Un grand nombre de « maisons seigneuriales » installées à la périphérie des terroirs traditionnels et engagées dans l’exploitation de nouvelles terres ne furent jamais fortifiées, comme nous le verrons au chapitre suivant. On peut aisément conclure que la maison forte ne joua aucun rôle dans la mise en valeur de nouveaux terroirs. Ce rôle fut tenu par les « granges », « cours » ou « métairies » laïques et ecclésiastiques dont un très petit nombre seulement reçut une fortification qui ne concerna que la partie où résidait le maître du lieu.

Maisons fortes et villages

3990 % des maisons fortes furent construites en limite de villages. Il y a juxtaposition de deux formes d’habitat. Cette situation confirme que la maison forte est postérieure au village. Celle‑ci apparaît comme un élément postiche. Elle constitue une unité nouvelle formée de l’association d’un logis fortifié et d’une exploitation agricole, le tout exerçant une série de droits banaux et de droits fonciers sur le terroir mis en valeur par la communauté rurale voisine.

40La maison forte apparut et se développa dans un monde humanisé depuis longtemps et en plein essor économique. Elle fut une des conséquences de la prospérité. L’économie rendit possible sa multiplication.

3.2.3 Maison forte et société seigneuriale

41Aux différents échelons de la hiérarchie seigneuriale, des hommes surent profiter des circonstances pour édifier une demeure fortifiée.

3.2.3.1 Les fondateurs

Des seigneurs (tabl. xlv)

42Le nombre de fondations directement dues à des seigneurs resta fort limité.

Des cadets de familles seigneuriales (tabl. xlvi)

43Les fondations se multiplièrent à partir des années 1200. Ce phénomène s’explique en partie par la poussée démographique qui touche les lignages seigneuriaux comme le reste de la société. Le droit d’aînesse s’imposa à la même époque. Il garantit la cohésion du patrimoine foncier et permit aux cadets de se marier. La plupart des lignages fondés par ces cadets eurent une existence éphémère, ce qui s’explique par l’absence d’héritiers mâles, mais aussi par la modestie du domaine qui leur fut attribué. Disposant de ressources modestes, ils n’épousèrent que des filles mal dotées. Ils furent les premières victimes de la crise des xiv^e et xv^e s.

Des chevaliers devenus seigneurs

44Plusieurs voies permirent à des roturiers de s’élever jusqu’à la classe seigneuriale aux différentes époques du Moyen Age.

Les chevaliers de châteaux installés dans le plat pays

45Un lignage de chevaliers de Mousson fonda la maison forte de Nonsard dans la Woëvre. Il y eut certainement d’autres exemples, mais les preuves manquent pour en dresser une liste.

Les ministériaux

46Les agents qui aidaient les princes à administrer leurs possessions furent parfois à l’origine de certaines maisons fortes ou reconstruisirent celles‑ci (tabl. XLVII).

Les chevaliers et écuyers issus de la paysannerie aisée

47Ce groupe se distingue mal de celui des chevaliers du château, car l’alliance entre les deux fut précoce. Au xiii^e et au début du xiv^e s., on remarque que ces personnages entrèrent dans la vassalité des princes ou des grands seigneurs à qui ils cédèrent leurs alleux pour les reprendre en fief avec des augments en terre ou en argent et l’autorisation de construire une maison forte. Ils durent, en échange, venir assurer un service de garde au château. Les exemples les mieux connus sont ceux de Fléville, Bratte, Letricourt, Mailly, Serrières et Villers‑les‑Prudhommes.

Les clercs

48Les religieux de Saint‑Symphorien sont à l’origine des maisons fortes de Clémery et de Raucourt. D’une façon générale, les communautés ecclésiastiques fortifièrent rarement leurs possessions. Elles les placèrent sous la protection d’avoués.

3.2.3.2 Les détenteurs

49Les maisons fortes qui restèrent, jusqu’à la fin du Moyen Age, aux mains des héritiers en ligne directe du fondateur sont rares. Citons : Bauzemont, Croismare, Haraucourt, Haussonville, Lenoncourt, Parroy, Serrières et Villers‑les‑Prudhommes. Les autres furent détenues par plusieurs lignages, comme le montre le tableau XLVIII.

Extinction du lignage

50Certains lignages s’éteignirent faute d’enfants. Le prince reprit la maison et le fief et les confia à un autre vassal. Athienville, Bauzemont, Blainville, Custines, Damelevières, Fléville, Hénaménil connurent ce cas.

Vente (tabl. xlix)

51Certains chevaliers vendirent leur maison forte et les dépendances.

Confiscation

52Le prince confisqua certaines maisons fortes à des vassaux félons et en investit un fidèle. Ainsi, le duc René II s’empara de Morey, Thézey, Abaucourt et de la Cour de Nomeny appartenant à Jean de Toulon, condamné pour trahison. Il les confia à Jean de Bauldre jusqu’à la mort de celui‑ci en 1511, puis les restitua en 1524 aux sires de Lucy, héritiers légitimes des Toulon.

Succession par les femmes

53La plupart des lignages connurent une interruption de la lignée mâle à une ou plusieurs occasions. Quand il y avait une héritière unique, mariée, mère de famille, la dévolution se passait sans difficulté. Le nouveau lignage prenait un patronyme forgé par l’association des noms des deux époux. Cette formule assura la prolifération des lignages de Lenoncourt, Haussonville, Haraucourt dont les cadets relevèrent de multiples lignages tombés en quenouille. Quand il y avait deux héritières ou plus, le patrimoine se trouvait divisé. C’est ainsi que certaines maisons fortes se trouvèrent partagées en quatre, huit ou seize parts, le tout restant en indivision. Nous disposons de quelques documents qui décrivent par le menu le partage de certaines maisons fortes. Citons les cas d’Essey‑lès‑Nancy en 1367, de Richardménil en 1500 et de Gerbéviller en 1592.

Regroupements de maisons fortes

54Les successions aboutirent aussi à des concentrations de maisons fortes entre les mains d’un même lignage, surtout après 1350, quand la noblesse cessa de s’accroître. Un lignage détenait des parts dans plusieurs forteresses souvent fort éloignées l’une de l’autre. Le dénombrement de Matthieu de Lucy, sire de Dombasle, en 1420‑1456 en offre un témoignage éloquent. D’autres fois, un même lignage possédait la totalité de différentes forteresses. Les sires de Toulon, au milieu du xv^e s., disposaient de leur maison de Nomeny, de celle d’Abaucourt, du château de Toulon, de la maison forte de Thézey et de possessions dans les Vosges : la maison forte de La Cour (commune de Bertrimoutier) et la moitié du château de Faucompierre. Ces possessions débordaient largement du cadre de la région étudiée.

3.2.4 Maison forte et principautés féodales

55L’étude chronologique des fondations a permis de discerner deux périodes favorables au développement des habitations fortifiées : le xii^e s. et la période 1250‑1350.

3.2.4.1 Avant 1250

56Les fondations de maisons fortes dont plusieurs devinrent des châteaux restèrent en nombre limité. Elles furent l’œuvre d’hommes nouveaux, soucieux d’accaparer à leur profit les revenus du sol et du commerce, alors en pleine expansion. Les princes réussirent à reprendre le contrôle de ces fondations « adultérines » durant la première moitié du xiii^e s. La garde de ces forteresses princières et seigneuriales fut confiée à de simples chevaliers, les milites, qui acquirent peu à peu des terres dans le plat pays.

3.2.4.2 De 1250 à 1350

57Les princes encouragèrent les chevaliers à fortifier leurs demeures. Certains reçurent pour cela une aide financière qui prit tantôt la forme d’un accroissement de fief, tantôt la forme d’un versement en espèces, comme à Serrières en 1331. Les princes exigèrent que les maisons fortes fussent tenues d’eux en fief. Elles durent rester « ouvrables et rendables » aux princes, à leurs héritiers et à leurs troupes « à grande et à petite force ». Les chevaliers devenus vassaux furent astreints à un service de garde aux châteaux. Cette politique « d’emmaisonnement » correspond à une phase de consolidation et d’expansion des principautés féodales. Les princes laïcs y trouvèrent le moyen d’étoffer la défense en profondeur de leurs principautés, de protéger des domaines enclavés en territoire adverse et de consolider les mouvances féodales. On remarque très nettement que les maisons fortes furent plus nombreuses là où deux ou plusieurs principautés étaient en contact.

58La petite région comprise entre les vallées de l’Amezule, de la Seille et de la Moselle illustre parfaitement ce scénario. Le comte de Bar favorisa la multiplication des maisons fortes. Celles de Mailly, Phlin, Thézey, Port, Letricourt, Chenicourt et Serrières, appuyées sur Mousson et sur Toulon après 1243, eurent pour mission de neutraliser l’évêque de Metz et y réussirent. Celles de Ville‑au‑Val et de Bratte neutralisèrent la seigneurie du Val Sainte‑Marie, possession des évêques de Verdun. Ces dernières réagirent en laissant leurs vassaux fortifier Bezaumont (Marivaux) et Morey. La région située au sud de Lunéville, relevant en totalité du duché de Lorraine, ne touchait à aucune autre principauté rivale. On y constate un nombre restreint de maisons fortes.

3.2.4.3 Après 1350

59Les nouvelles fondations relevèrent d’initiatives privées acceptées par le prince, comme à Abaucourt‑Vintremont, Villers‑les‑Prud’homme ou Raucourt. Elles ne modifièrent plus les rapports de force. Les querelles entre princes lorrains s’estompèrent ou furent relayées par des conflits de dimensions européennes. Quelques seigneurs aisés réussirent à adapter leurs maisons fortes aux progrès de l’artillerie au cours du xv^e s. Les plus belles réussites furent celles de Damelevières, Port‑sur‑Seille et Thézey. Serres et Bauzemont adoptèrent des boulevards défensifs qui rappellent ceux des châteaux de Moyen et de Custines.

60La longue période de trouble, qui commença par les incursions des routiers en 1360 pour se terminer à la fin du xv^e s. avec les querelles entre la Lorraine et la ville de Metz, fut marquée par de nombreuses attaques contre les maisons fortes. Celles‑ci ne résistèrent jamais à des armées bien équipées. Les chroniques nous permettent de dresser une liste de quelques‑uns de ces combats (tabl. L). Aucune maison forte ne put tenir tête aux armées bourguignonnes. Celle de Saint‑Germain fut prise et brûlée pour avoir voulu résister.

3.3 Les grandes étapes d’une évolution

61La diffusion de l’habitat fortifié entre le x^e et le xv^e s. s’inscrivit dans une évolution générale de l’économie et de la société médiévale. Le « château » fut le reflet d’un ensemble de faits de civilisation, d’interactions réciproques et de rapports de pouvoir. Les observations faites précédemment permettent de distinguer trois grandes étapes qui ont rythmé une évolution de l’habitat fortifié durant cinq siècles.

3.3.1 La naissance du phénomène castral : milieu x^e‑début xiii^e s.

3.3.1.1 Au x^e‑xi^e s.

62Les invasions hongroises touchèrent la région durant la première moitié du x^e s. et ébranlèrent profondément les structures du monde carolingien. Le palais impérial de Gondreville et la cité fortifiée de Scarpone disparurent dans la tourmente. Les populations réoccupèrent peut‑être certains sites d’éperons ou de buttes témoins de la côte de Moselle abandonnés depuis la période gallo‑romaine. Seules des fouilles permettraient d’en apporter la preuve.

63Les Grands cherchèrent à s’émanciper, mais, dès 950, les Ottoniens rétablirent l’autorité impériale sans s’appuyer sur des forteresses. La villa rurale pourvue de défenses sommaires resta le type de résidence noble, comme Lay‑Saint‑Christophe en fournit l’exemple. Les chefs‑lieux de pagi comme Chaumont et Sion furent abandonnés parallèlement à l’effacement de leurs circonscriptions administratives. L’empereur neutralisa la puissance des princes laïcs, descendants des anciens comtes, en confiant aux évêques de grands pouvoirs temporels. Ces ecclésiastiques firent respecter par la force le monopole royal de fortification. Vers 990, l’évêque de Metz ruina les constructions illégales de Lanfroicourt et de Vandœuvre.

64Rapidement, les rivalités entre princes laïcs ou ecclésiastiques incitèrent les uns et les autres à édifier les premiers châteaux. Le duc de haute Lorraine édifia Fains, puis Bar vers 960 pour s’opposer aux Champenois, et Amance avant 1034 contre l’évêque de Metz. Ce dernier fonda le château d’Epinal vers 970 pour arrêter les Bourguignons. Il acquit Sarrebourg et Sarrebrück. L’évêque de Verdun fortifia Dieulouard et les comtes Folmar firent de même à Lunéville. La vallée de la Meuse entre Vaucouleurs et Dun se constella de fortifications.

65L’éclatement des pagi s’accéléra. Le Chaumontois fut partagé entre le duc de Lorraine pour l’essentiel, les comtes Folmar et l’évêque de Metz pour le reste. Le Scarponois se vit dépecé au profit des évêques de Verdun et de Metz. Le morcellement s’aggrava après 1047 à cause de l’opposition entre la Maison de Bar et la Maison de Lorraine.

66La princesse Sophie et son mari Louis de Montbéliard consolidèrent leur patrimoine en accaparant les biens de l’abbaye de Saint‑Mihiel. Le nouveau château de Mousson leur permit de neutraliser celui de Dieulouard, de s’emparer d’une partie du Scarpenois et de protéger le pont sur la Moselle. Le duc de Lorraine réagit en édifiant le château de Nancy vers 1080.

67Les princes jouèrent un rôle essentiel dans la naissance du mouvement castrai. Le château fut un élément déterminant dans une période où se constituaient les grandes principautés territoriales. Aucun plan d’ensemble ne présida l’installation des châteaux. On construisit là où le besoin s’en faisait sentir, tantôt pour obliger l’adversaire à renoncer à des ambitions locales, tantôt pour manifester une présence et une autorité nouvelle, tantôt pour contrôler un axe de communication important comme les vallées ou les routes du sel. Le château à motte édifié sur une hauteur naturelle fut apprécié par les comtes de Bar et les princes de la vallée de la Meuse. On le rencontre à Murault, Brixey, Amance et Mousson. Les sites des terrasses alluviales ne furent pas pour autant négligés, comme l’attestent les cas de Dieulouard, Lunéville et Nancy. Il est impossible de savoir si les constructions étaient en pierre ou en bois, en l’absence de toute observation archéologique.

68Les princes confièrent la garde de ces châteaux et l’administration du plat pays environnant à des avoués souvent héréditaires qui commandaient à des groupes de « chevaliers de châteaux ». A Amance et à Mousson, la documentation permet d’identifier certains de ces hommes qui se distinguaient déjà des masses paysannes et servaient de témoins aux princes à l’occasion de leurs donations charitables.

3.3.1.2 Au xii^e s.

69Les princes occupaient le devant de la scène, mais ils durent compter avec de nouveaux venus souvent entreprenants. A partir de 1076, la Lorraine subit les conséquences de la querelle des Investitures. Le système ottonien fut la principale victime du conflit qui opposa l’Eglise et l’Empire. Les évêques lorrains, affaiblis par les rivalités, virent leur autorité s’effriter rapidement. Celui de Metz fut le plus touché à cause de son appartenance au clan pontifical. Le Saulnois suscita les convoitises des princes laïcs. Ainsi, le duc de Lorraine érigea‑t‑il un château illégal à Vic‑sur‑Seille. Le comte de Metz‑Hombourg fit de même devant Marsal. On ne sait qui fut à l’origine du château de Terli, menaçant la route Delme‑Sarrebourg, et de celui du Châtry, contrôlant la Seille. L’évêque Etienne de Bar détruisit ces constructions illégales et rétablit l’autorité épiscopale dès 1122.

70La croissance économique commencée au xi^e s. engendra des transformations sociales qui se manifestèrent au cours du xii^e s. par l’émergence d’une nouvelle catégorie : les seigneurs. Ces hommes étaient essentiellement des cadets des lignages princiers qui cherchaient à s’émanciper. Les princes, parents ou amis, leur cédèrent des terres. Les cadets de Thicourt s’installèrent à Montreuil ; ceux de Bliesbrück à Rosières ; ceux de Gerbévil 1^er à Athienville ; ceux de Neuviller‑Hombourg à Hénaménil. Quelques‑uns étaient issus de riches propriétaires fonciers souvent liés à des « chevaliers de châteaux » ou à des avoués. Les descendants des Froville‑Saint‑Hilaire et des avoués de Saint‑Dié fondèrent la Maison de Parroy. Les Tincry, Rechicourt et Dombasle appartenaient au même groupe.

71Les plus modestes se contentèrent d’élever une enceinte en terre, précédée d’un fossé, protégeant une résidence seigneuriale et des dépendances agricoles, comme à Athienville et Tincry. Les autres firent élever une motte entourée ou précédée d’une basse cour, comme à Montreuil, Rosières‑aux‑Salines et Dombasle. Ils s’efforcèrent d’imiter la forme des châteaux princiers de la période précédente, mais durent se contenter de répliques à échelle réduite. Cet habitat seigneurial fut généralement associé à un peuplement villageois. Les nouveaux châteaux s’établirent sur les terres cultivables, sur les lieux d’extraction des richesses du sous‑sol ou le long des axes de circulation terrestre et fluviale. Les sites de plaine et de vallée l’emportèrent au profit des sites de hauteur. L’étude des vallées de la Seille, du Sanon et de la Meurthe illustre parfaitement ce mouvement.

72Le phénomène garda une ampleur limitée quand le prince conserva un pouvoir important, comme dans le Barrais. Par contre, dans les évêchés et dans le duché, les constructions se mirent à pulluler. Les princes ne cherchèrent pas à les détruire tous, soit qu’ils n’en eurent pas les moyens, soit qu’ils n’y eurent pas intérêt. On a pu faire les mêmes observations dans les autres régions, de la Normandie à la Franche‑Comté en passant par la Champagne. Au début du xiii^e s., le mouvement de fondation se ralentit. Les nouvelles créations furent l’œuvre de cadets de la Maison ducale. Les trois frères du duc Ferri II reçurent des seigneuries ne dépassant pas cinq à six paroisses. Henri s’installa à Bayon, Philippe à Gerbéviller et Thierry à Autigny. Chacun fit construire ou reconstruire un château avant 1230‑1240.

73Dans la seconde moitié du xii^e s., la pierre s’imposa comme principal matériau de construction. Les plans de châteaux traduisent une grande souplesse et s’adaptent à la spécificité de chaque site. Les mottes comme Amance, Mousson et Dombasle furent couronnées d’une enceinte polygonale sans tours de flanquement. Un puissant donjon quadrangulaire dominait l’enceinte contre laquelle s’appuyaient les bâtiments résidentiels du seigneur, la chapelle, les logements des officiers, des chevaliers, des domestiques, sans oublier les dépendances et les étables pour chevaux. Le donjon, haut de plusieurs étages, avait un rez‑de‑chaussée aveugle servant de cellier. Le premier et le second étage servaient d’habitation à la famille seigneuriale en cas de danger. Les gardes occupaient le sommet. Selon les cas, l’emplacement du donjon variait. A Preny, il protégeait le côté le plus menacé, mais à Vaudémont ou à Mousson, il surveillait la vallée. Cette forme polygonale irrégulière de l’enceinte se retrouve dans une construction tardive, comme Bayon. Les châteaux alsaciens de cette époque offrent la même conception générale.

3.3.2 L’apogée : deuxième quart du xiii^e‑milieu du xiv^e s.

74L’essor économique, l’évolution des techniques militaires et les rivalités entre princes accentuèrent les mutations sociales en cours. Ces différents facteurs se conjuguèrent pour aboutir à un essor sans précédent de l’habitat seigneurial fortifié.

3.3.2.1 Le rôle des princes

75A partir du milieu du xiii^e s., un nouveau type de château pénétra en Lorraine, venant d’Ile‑de‑France. Il était de plan quadrangulaire cantonné de trois tours circulaires et d’un donjon rectangulaire. Les bâtiments résidentiels et les dépendances se trouvaient regroupés autour d’une cour centrale. Un fossé extérieur précédé d’une première ligne de défense développait le tout.

76L’évêque de Metz adopta ce plan pour son château de Custines. Le duc fit de même à Einville‑au‑Jard. Il remplaça peu à peu l’ancien plan polygonal. Quand il fallut reconstruire Lunéville, Rosières‑aux‑Salines, puis Nomeny et Moyen, il s’imposa sans problèmes. Sa régularité et sa massivité lui permettaient de résister aux nouveaux engins de siège. Le bois était encore utilisé pour les palissades extérieures, les hourdages et les étages. Certains sites obligèrent les architectes à des adaptations. Ainsi, l’éperon de Frouard nécessita un plan allongé. La butte témoin de Toulon exigea une enceinte circulaire comme au xii^e s.

77Autour de ces châteaux, les princes regroupèrent systématiquement leurs domaines sous forme de châtellenies aux tailles très variables. Les anciennes châtellenies du xi^e s., comme Amance, Lunéville et Mousson, comptèrent près de quarante paroisses. Celle de Rosières, constituée tardivement au début du xiv^e s., approchait la trentaine. L’évêque de Metz ne rassembla, autour de ses nouveaux châteaux de Nomeny, Custines et Moyen, que quatre à six villages. De telles différences s’expliquent facilement. Les princes ecclésiastiques utilisèrent les châteaux pour neutraliser leurs avoués et les princes laïcs. Ils purent s’opposer au grignotage incessant de leurs domaines en confiant ces châteaux à des officiers révocables. Les laïcs multiplièrent les efforts pour s’emparer de ces forteresses par la force ou par le système de l’engagement. L’exemple de Custines acquis par le comte de Bar après soixante ans d’efforts est tout à fait révélateur.

78Les princes s’efforcèrent d’autre part de mettre la main sur les châteaux construits au xii^e s. par les seigneurs. Le duc de Lorraine récupéra facilement Gerbéviller à cause de l’extinction du lignage. A Rosières, une patiente politique financière échelonnée de 1230 à 1247 lui permit de reprendre le château et la saline. Le château de Parroy fut repris en fief par son seigneur. Enfin, Lunéville rentra dans le duché par achat et échange vers 1240.

79Les évêques de Metz mirent à profit les difficultés financières des comtes de Salm pour rétablir leur contrôle sur Viviers, Morhange et Blâmont.

3.3.2.2 L’ascension des chevaliers

80La petite et moyenne noblesse vit sa fonction et ses effectifs croître régulièrement. Elle se constitua par l’addition de différentes sources.

81Les cadets de familles princières ne reçurent plus que des fiefs modestes et dispersés. Ferri de Lorraine, fils du duc Ferri III, obtint Plombières, Lenoncourt et Bremoncourt et y édifia des maisons fortes entre 1280 et 1300 et non plus des châteaux. Conrad et Folmar de Lunéville fondèrent la Maison de Riste au début du xiv^e s. qui s’installa ensuite dans les Vosges, puis à Magnières.

82Les cadets de lignages seigneuriaux du xii^e s. furent à leur tour chassés. Ceux de Parroy s’établirent à Croismare et Maxéville et même à côté du premier château de Parroy. Ceux de Gerbéviller firent de même à Damelevières. Ceux de Rosières élevèrent le « Chatel brun » à la sortie de la ville. A Essey‑lès‑Nancy, le « Château bas » a la même origine.

83Les descendants de ministériaux du xii^e s. s’installèrent à leur tour dans les villages. Geoffroi, petit‑fils d’un voué d’Amance, fonda la maison forte de Bioncourt en 1240. Simon, fils du châtelain de Mousson, se fixa à Port‑sur‑Seille. Pierre, fils d’un avoué de Jussy, fonda la Maison de Haraucourt. Gérard, fils d’un bailli de Nancy, reçut Lenoncourt. Jean, descendant des voués de Châtel Saint‑Biaise lui‑même voué de Nomeny, s’installa conjointement avec le comte de Bar à Toulon. Gauthier, descendant des châtelains de Preny, fonda Haussonville. Tous voulaient posséder une résidence fortifiée sitôt chasés sur un fief.

84Les « chevaliers de châteaux » (milites castri) furent astreints à des périodes de garde moins longues, mais durent assurer leur propre entretien et participer à des expéditions. Les princes leur accordèrent des fiefs autour des châteaux. Ces nouveaux seigneurs voulurent eux aussi vivre noblement.

85Un mode de vie commun au service du prince favorisa la cohésion de ce groupe composite sans pour autant faire disparaître les hiérarchies sociales. Celles‑ci se reflètent dans les alliances matrimoniales. Le mariage de l’aîné est toujours scellé dans un lignage de même niveau. Le châtelain de Toulon épouse la fille du châtelain de Faucompierre. Burnique de Riste‑Lunéville s’allie à la fille du comte de Blâmont. Le châtelain d’Amance s’unit à l’héritière du château de Bayon. Par contre, les cadets épousent des filles de rang inférieur. Ainsi, Henri de Blâmont et Jeanne de Dombasle, avant 1225.

86Au niveau inférieur, les petits chevaliers d’origine modeste contractent des unions dans les lignages voisins, dans un rayon qui dépasse rarement 30 km. Le phénomène est visible entre les petits lignages de la vallée de la Seille, les Bratte, Serrières, Craincourt et Bioncourt.

3.3.2.3 Le développement des maisons fortes

87On a longtemps considéré le développement des maisons fortes comme un symptôme de l’effacement des pouvoirs princiers. La réalité fut bien différente. Les princes contrôlèrent le mouvement et le favorisèrent. Nul chevalier n’éleva de maison forte sans l’accord du prince. Cet accord fut conditionné par la clause de la maison « rendable et jurable » et le respect d’un certain nombre de critères architecturaux qui l’empêchaient de résister à une armée. La multiplication des maisons fortes permit au prince d’améliorer la défense en profondeur de sa principauté. Dans les zones frontières, elles constituèrent des points d’appui qui neutralisèrent la poussée de l’adversaire.

88Il ne faut pas s’étonner de les rencontrer en très grand nombre le long de la vallée de la Seille et dans l’interfluve qui sépare cette rivière et la Moselle puisque les possessions des comtes de Bar et de Salm, des évêques de Metz et de Verdun et celles du duc de Lorraine s’y enchevêtraient de façon inextricable. Une guerre de position s’y déroula pendant des siècles. Le prince aida parfois ses vassaux à construire des maisons fortes. Ainsi le comte de Bar versa‑t‑il à Huard de Serrières 300 livres pour que celui‑ci en bâtisse une dans un délai de six ans à partir de 1334. Le comte de Blâmont n’hésita pas à construire lui‑même une maison forte à Magnières en 1317 pour s’assurer le contrôle d’une petite seigneurie. Il la céda aussitôt à son fils.

89La maison forte constitua une étape nouvelle de consolidation des principautés après 1250.

3.3.2.4 Caractéristiques de la maison forte

9080 % des maisons fortes recensées dans cette région apparurent entre 1240 et 1340. On les trouve essentiellement dans les vallées et les petites dépressions à proximité d’une rivière ou d’un ruisseau, en bordure de village ou dans des écarts. Les cartes anciennes permettent de découvrir à une faible distance l’emplacement d’anciens étangs, de moulins et de ponts.

91Le cas de Bremoncourt peut être retenu pour souligner l’originalité de la maison forte. Cette construction se dissimule à 400 m du village dans une dépression marécageuse. L’habitation seigneuriale se compose d’un bâtiment en fer à cheval flanqué de deux tours circulaires percées d’archères simples. Les murs présentent un appareil très ordinaire recouvert de crépi. La plate‑forme (30 x 33 m) sans hauteur qui supporte cette construction est entourée sur trois côtés par un fossé peu profond, large de 10 m et alimenté par un ruisseau. En contre‑bas, le vallon présente les vestiges d’un ancien étang. A l’ouest, l’ancienne grange » se signale encore par d’importants bâtiments agricoles.

92Cette dualité se vérifie dans tous les sites appartenant à cette catégorie. On la retrouve de façon très visible aujourd’hui encore à Bezaumont‑Marivaux, à Jeandelaincourt, à Morey, à Tonnoy et à Ville‑au‑Val. L’association d’un logis fortifié et d’une exploitation agricole a résisté aux bouleversements politiques de l’époque moderne et de la Révolution. Elle répondait à une réalité profonde du monde rural jusqu’à ces dernières années.

93Il convient de s’interroger sur les origines de ce type nouveau d’habitat. Aux xii^e et xiii^e s., on rencontrait de nombreux exemples de « granges seigneuriales » habitées par de petits chevaliers, comme celle du Monteux à Laître‑sous‑Amance, celle de la Borde à Buissoncourt, celle des Francs à Nomeny, celle de Blehors à Damelevières ou celle de Morville‑sur‑Seille. A partir de 1250, certaines se dotèrent d’un logis fortifié, comme celle de Marivaux à Bauzemont.

94Le clergé régulier disposait aussi de nombreuses « granges » et « cours », comme celles de Riouville à Arracourt, celle d’Art‑sur‑Meurthe, de Barbonville ou de Romemont à Buissoncourt. Dans la première moitié du xiv^e s., certaines s’entourèrent de palissades et de haies et reçurent un logis fortifié, comme à Abaucourt‑Vintremont et à Clémery.

95Cette évolution ne concerna qu’un petit nombre de sites. Beaucoup n’adoptèrent que tardivement ou pas du tout le logis fortifié. Ainsi, il ne faut pas chercher la genèse de la maison forte dans une lente évolution de la maison seigneuriale. Il apparaît au contraire que la maison forte fut l’adaptation à petite échelle du château quadrangulaire. Ce modèle alors à la mode fut adopté par les petits seigneurs soucieux d’imiter les demeures princières. Ce logis fortifié, symbole de promotion sociale, se juxtaposa aux bâtiments agricoles, symbole de richesse foncière.

96La vie privée des habitants de la maison forte nous reste mal connue en raison de la rareté des inventaires et en l’absence de fouilles archéologiques. La fouille de la maison forte de Richardménil permet d’apporter une documentation nouvelle.

3.3.3 L’adaptation à un monde en crise : 1340‑1500

97Vers 1340, le peuplement de la région atteignit son point culminant. La crise de 1315‑1317, sans être oubliée, avait été surmontée. Les princes contrôlaient parfaitement leurs sujets et leurs vassaux grâce à un quadrillage serré de bailliages et de prévôtés confiés à des ministériaux assistés d’hommes de plume. Le papier remplaçait peu à peu le parchemin et facilitait l’utilisation croissante de documents écrits. Mais la conjoncture se retourna brutalement. Le comté de Bar se trouva plongé dans une régence troublée entre 1344 et 1371. La comtesse Yolande de Bar dressa contre elle une partie de la noblesse dont les sires de Pierrefort. La mort du duc Raoul I^er en 1346 entraîna une situation voisine dans le duché jusqu’en 1360. La régente, Marie de Blois, s’opposa durement à l’évêque de Metz dans le Saulnois, puis aux Messins.

98La terrible épidémie de peste noire qui frappa la région entre 1348 et 1350 ne mit pas de frein aux rivalités politiques de l’aristocratie. Bien au contraire, celles‑ci furent attisées par l’arrivée de routiers licenciés de France par le traité de Bretigny en 1360. Les seigneurs lorrains comme le comte de Vaudémont, le sire de Blâmont ou le sire de Pierrefort firent appel à ces redoutables mercenaires qui ravagèrent la région entre 1362 et 1367. Ces « Anglais » ou « Bretons » laissèrent un profond souvenir dans la mémoire collective. Les princes se révélèrent incapables de s’en débarrasser. Les évêques ne furent pas épargnés par le déclin général. De nombreuses villes, frappées par la crise économique, se révoltèrent contre la tutelle des princes‑évêques qui se trouvaient confrontés aux conséquences du grand schisme.

99A partir de 1375, le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, commença à s’intéresser à la Lorraine. Il développa son influence parmi les évêques, les bourgeois et la famille ducale. Son adversaire Louis d’Orléans s’assura l’appui de la Maison de Bar. Ainsi, les querelles locales traditionnelles furent‑elles ravivées par une guerre civile venue du Royaume. Toute la région se trouva plongée dans la guerre au début du xv^e s. Les forces opposées s’affrontèrent à l’Avant‑Garde en 1406, puis à Champigneulles en 1407. La situation s’aggrava brutalement avec la disparition du duc de Bar et de son fils à Azincourt. L’union des duchés en 1420 amena une brève accalmie. La querelle rebondit avec les prétentions du comte de Vaudémont soutenu par la Bourgogne. La défaite de Bulgnéville en 1431, la captivité de René I^er jusqu’en 1437, puis son départ pour Naples, ouvrirent une longue période de régence qui ne se termina qu’en 1473. Les Bourguignons en profitèrent pour accentuer leur pénétration qui atteignit son point culminant en 1475‑1476. L’effondrement de la puissance bourguignonne en 1477, puis l’effacement des convoitises françaises en 1485 marquèrent le début d’une ère nouvelle pour la Lorraine. Le rétablissement de l’autorité ducale se produisit en même temps que la reprise économique. On peut se demander comment cette profonde dépression, suivie d’une reprise, se traduisit au niveau de l’aristocratie et de son mode d’habitat.

3.3.3.1 La politique castrale des princes

100On construisit peu de châteaux nouveaux dans la région. Le duc de Lorraine n’incita guère ses grands vassaux à perfectionner Amance, Bayon ou Gerbéviller. Les évêques de Metz, Adhemar de Monteil et Thierry Bayer de Boppart, continuèrent à améliorer les fortifications de leur temporel de 1330 à 1387. Ils incitèrent leurs avoués à élever des enceintes urbaines à Nomeny, à Blâmont, à Deneuvre. Le Saulnois resta une région disputée. Le duc y édifia Château‑Salins, l’évêque répliqua par Beaurepaire dont la destruction entraîna celle d’Athienville entre 1340 et 1348. L’artillerie se répandit rapidement. Tous les châteaux possédaient des armes à feu à la fin du xiv^e s. Ce développement modifia peu à peu les systèmes de défense.

101L’évêque de Metz, Conrad Bayer de Boppart (1415‑1459 ), donna une impulsion remarquable à l’architecture militaire de son temps. Il profita de son poste au Conseil de Régence des duchés entre 1431 et 1440 pour entreprendre une œuvre colossale. Il fit reconstruire d’importants châteaux pour leur permettre de résister à l’artillerie sur affût. Signalons le château de Vic‑sur‑Seille de forme polygonale, situé en dehors de notre zone. Le château de Nomeny, édifié vers 1440‑1442, conserve le souvenir de perfectionnements récents pour l’époque : épaisseur des murs, tours d’angle aménagées en chambres d’artillerie, pont à bascule, plan massif. Mais le chef‑d’œuvre de Conrad reste le château de Moyen. Au centre, les bâtiments résidentiels, composés d’un grand donjon, d’un corps de logis et d’une chapelle, reçurent une superbe décoration de style gothique flamboyant. Ils s’appuyaient contre des courtines hautes et massives renforcées par sept puissantes tours demi‑circulaires talutées. Une fausse braie précédée d’un vaste fossé en angle enveloppait le château. Enfin, un gigantesque mur d’enceinte couronné par un chemin de ronde, percé des fenêtres de tir et renforcé par un amas de terre à la base entourait le fossé, la basse cour et le château. Le château ne pouvait succomber qu’à un siège mené par une armée bien pourvue en artillerie et en patience. Aucun des princes qui se disputaient la région ne disposait de tels moyens. On peut penser que cette construction incita Thiebaut IX, maréchal de Bourgogne, à moderniser sa forteresse de Chatel‑sur‑Moselle en introduisant des galeries d’artillerie à la base des courtines, ce qui constituait une nouveauté. Paradoxalement, Moyen ne servit pas contre les Bourguignons puisque l’évêque Georges de Bade devint leur allié à partir de 1460.

102La chute de la puissance bourguignonne et l’indépendance de fait de la Lorraine après 1485 incitèrent le duc à s’intéresser à l’architecture militaire. A Nancy, à Bar, à Pont‑à‑Mousson, on prit l’habitude de construire des boulevards devant les remparts traditionnels. Ces ouvrages en terre contenus par des murs constituaient une bonne défense contre l’artillerie. Le duc en fit élever autour du château de Custines vers 1490 au cours du conflit qui l’opposa à la cité de Metz. On peut encore voir une gigantesque levée de terre haute de 9 m et large de 10, dont les angles sont protégés par de grosses tours. La terrasse et les tours étaient pourvues d’environ soixante bouches à feu. Avec cet exemple, on atteint les derniers perfectionnements de l’époque médiévale. Les fortifications de l’époque moderne sont en germe. Il y manque les demi‑lunes, les bastions et les grands fossés extérieurs.

3.3.3.2 L’évolution de la noblesse

103Après 1340, la noblesse ne s’élargit plus comme avant à une foule de nouveaux venus d’origine modeste. Les roturiers pour qui la guerre était une profession restèrent des mercenaires. Très rares furent ceux qui devinrent chevaliers.

104La noblesse accueillit des bâtards princiers (Aubert, sire d’Essey en 1340 ; les sires de Darnieulles et ceux de Bildstein), des chevaliers messins (Corbe‑Baudoche‑Le Sauvage‑Le Truand), des chevaliers venus des possessions angevines (J. de Bauldre) et des gens de robe et de finance anoblis (Jean Varin). Les nouveaux venus furent pourvus de seigneuries vacantes.

105Les hiérarchies se maintinrent entre les lignages. La catégorie supérieure était constituée par les familles comtales ou de niveau équivalent : les Linange, les Salm, les Fenetrange, les Blâmont. Elles possédaient de nombreuses seigneuries dans la région : Gerbéviller, Amance, Thézey, mais résidaient à l’extérieur.

106Une catégorie moins prestigieuse, moins ancienne, mais plus régionale se forma peu à peu au cours de la seconde moitié du xiv^e et au début du xv^e s. A travers une série d’exemples, il est possible de souligner la variété des cheminements qui se déroulèrent à l’intérieur du groupe.

107Certains lignages ayant atteint, au début du xiv^e s., leur point culminant connurent ensuite une relative stabilité, puis une lente régression, parfois la disparition. Les sires d’Amance‑Bayon s’effacèrent dès le début du xv^e s.

108Les sires de Toulon connurent une belle promotion en héritant de seigneuries vosgiennes (Faucompierre‑La Cour) à la fin du xiii^e s. Ils s’efforcèrent de conserver l’unité de ce patrimoine et se contentèrent d’alliances modestes avec leurs voisins autour de Nomeny. Ils acquirent ainsi la seigneurie de Morey au début du xv^e s. Jean V (1426‑1503) profita des troubles politiques pour amasser au service des ducs une solide fortune dans le Saulnois, mais ses erreurs politiques en 1475 et l’absence d’héritier mâle brisèrent cette ascension prometteuse.

109Les Norroy‑Port‑sur‑Seille évitèrent cet écueil. La fortune acquise par Philippe II, mort en 1454t permit à ce lignage de se maintenir à un niveau honorable et de s’allier avec des familles messines.

110A ces lignages qui réussirent au mieux à préserver un acquis, il faut opposer des familles qui s’élevaient au‑dessus de toutes les autres.

111Les Lenoncourt : Thierry I^er, bailli de Nancy, reçut en fief la seigneurie de Lenoncourt au début du xiv^e s. Ses enfants s’allièrent avec les lignages voisins de Morey, Fléville, Bioncourt. A la troisième génération, les alliances se nouèrent avec des familles plus illustres comme celles du Châtelet et de Parroy. Un cadet fonda une première branche secondaire (Lenoncourt‑Loches). La quatrième génération, particulièrement bien représentée, s’allia avec des familles réputées : les Armoises, les La Tour en Woëvre, les Florange. La cinquième génération franchit l’étape décisive. La branche aînée entra au service du roi de France comme bailli de Vitry, puis de Chaumont, et se fixa dans cette région. La branche cadette resta au service du duc comme bailli des Vosges, puis de Saint‑Mihiel. Cette prolifération provoqua un morcellement extrême de la seigneurie ancestrale, mais assura le succès du lignage.

112Les Haraucourt ne connurent une certaine notoriété qu’à partir du milieu du xiv^e s. En épousant une héritière de la Maison d’Amance‑Bayon, Gérard II (1381‑1431) acquit la moitié des grands biens de cette illustre famille apparentée aux ducs de Lorraine. Son fils accèda au Conseil de Régence des duchés après 1431 et assura à ses enfants des places de premier ordre : évêché de Verdun, puis de Toul, bailliage d’Allemagne, sénéchalat de Lorraine. Gérard II réussit de la même façon avec ses six fils. L’aîné s’allia avec la famille de Fenetrange, le second fut évêque de Verdun, le troisième épousa une Lenoncourt et récupéra la charge de bailli de Nancy. Les trois derniers épousèrent des héritières uniques et fondèrent les branches cadettes de Chauvirey, Germiny et Parroy‑Ormes qui essaimèrent à leur tour au xvi^e s.

113Les Wiss, modestes chevaliers du Saulnois, entrés au service du duc après 1348, connurent une promotion rapide comme baillis, ce qui leur permit d’acheter la seigneurie de Gervéviller aux Linanges. Leur ascension fut brutalement interrompue au milieu du xvi^e s. par défaut d’héritier mâle.

114Les Haussonville : le lignage vécut jusqu’en 1400 sur les biens apportés par les fondateurs et concentrés autour d’Haussonville et Tonnoy. Le succès débuta avec Jean III (1409‑1445), personnage actif, qui sut profiter des troubles pour obtenir la charge de sénéchal, puis accèder au Conseil de Régence des duchés après 1431. L’évêque de Metz lui confia la charge de bailli de l’évêché et la riche seigneurie de Turkestein. Il se maria deux fois. Son second mariage avec Irmenson d’Autel, fille du nouveau seigneur d’Apremont, confirma sa renommée. Il plaça ses filles dans une famille de baillis : les Savigny. Son fils aîné acquit une partie d’Essey‑lès‑Nancy en épousant Anne d’Anglure. Leurs descendants vécurent sur cet acquis jusqu’à la fin de l’Ancien Régime.

115On constate que l’ascension de ces lignages repose d’une part, sur l’exercice de charges de bailli, et d’autre part, sur une progéniture nombreuse, capable de relever les familles qui s’éteignent. Faveur du prince et fécondité sont les deux moteurs de leur réussite.

116Au niveau inférieur, les lignages qui se distinguèrent étaient aussi au service des princes et exerçaient souvent les fonctions de châtelains. Les sires de Serrières constituent un exemple intéressant. Les comtes de Bar leur confièrent le château de l’Avant‑Garde, Belleville, puis Custines. Ils s’implantèrent à Nomeny et finirent par s’intégrer dans la noblesse messine. D’autres lignages vécurent dans un effacement relatif, ainsi les Lucy, sires de Dombasle. Beaucoup de lignages s’éteignirent au bout de deux ou trois générations à cause de l’absence de fils.

117La majorité des seigneuries se trouvèrent partagées à la suite des successions. La pratique de l’indivision en limita les conséquences. Dans certains cas, ces partages entraînèrent la construction d’une seconde maison forte comme à Dombasle. Aux xiv^e et xv^e s., la noblesse se renouvela très lentement. Elle renforça sa cohésion par les alliances matrimoniales, une participation croissante à la vie politique des duchés. Les extinctions de nombreux lignages provoquèrent une lente concentration des fortunes entre les mains de quelques‑uns dont la réussite reposait sur l’exercice de hautes charges administratives et une descendance nombreuse.

3.3.3.3 La politique castrale de la noblesse

118La crise économique et la lente évolution des techniques militaires incitèrent la noblesse à entretenir son patrimoine mobilier encore neuf, sans apporter d’innovations importantes. Certaines constructions démodées ne furent pas relevées en cas de destruction, comme à Athienville en 1348.

119La situation changea après 1400. L’insécurité grandissante, l’affaiblissement du pouvoir ducal, les progrès de l’artillerie poussèrent certains seigneurs à vouloir imiter les innovations intervenues dans les châteaux. Quelques exemples permettent de discerner quels sont les hommes qui jouèrent un rôle à cette occasion.

Port‑sur‑Seille

120Philippe II de Norroy s’enrichit au cours des guerres qui ravagèrent la région durant les vingt premières années du xv^e s. Sa seigneurie se trouvait dans la bande frontière qui séparait le duché de Bar et le pays messin. Ces deux facteurs l’incitèrent à bâtir, contre la vieille maison forte du xiii^e s., une autre au goût du jour. Elle surpassa le château de Nomeny. L’architecte conserva le donjon carré aménagé en réduit défensif et tour de guet, mais aussi en lieu de résidence, comme en témoigne la qualité des vestiges. La cour centrale fut enveloppée par une enceinte polygonale flanquée de puissantes tours circulaires et précédée par une fausse braie et un fossé. Les ouvertures sont rares. Des archères canonnières protègent les accès. L’ensemble est de même facture que le château de Meinsberg (Manderen) construit par les sires de Sierck entre 1420 et 1439.

Damelevières

121Vers le milieu du xv^e s., la maison forte du xiii^e s. fut reconstruite. Les logis et les tours d’angle qui subsistent montrent une architecture identique à celle de Port. Les murs ont une massivité impressionnante. Les tours sont aménagées en salle d’artillerie et percées d’archères canonnières. Les auteurs de cette construction sont soit les sires de Marches, descendants des avoués de Saint‑Dié, soit les sires de Darnieulles, bâtards de la Maison ducale.

Thézey‑Saint‑Martin

122Cet exemple marque l’ultime étape du développement de la maison forte. Elle s’apparente alors au château. Jean de Toulon, voué de Nomeny, seigneur de Morey, sut tirer parti des difficultés financières du duc de Lorraine à partir de 1430. Il put acheter la seigneurie de Thézey en 1453 et construire l’édifice que l’on voit encore. De la maison forte précédente, on conserva le donjon rectangulaire renforcé par un second mur. Une enceinte quadrangulaire enveloppa le donjon et une cour centrale autour de laquelle se disposaient les dépendances et la chapelle. Chaque angle reçut une puissante tour ronde avec des chambres d’artillerie pour pièces sur affût. L’ensemble rappelle le château de Moyen.

123Les seigneurs plus modestes n’étaient pas capables de faire construire de tels systèmes défensifs. Deux sites montrent l’apparition d’une forme originale d’habitat.

124A Damelevières, on se contenta d’élever au milieu du village une simple tour d’habitation avec quelques archères canonnières. A Bratte, on édifia une tour trapue, massive, sans aucune ouverture de tir. Seule la façade donnant sur la cour reçut des fenêtres. Ce type « maison tour » est fréquent en Allemagne sous le nom de Wohnturm, mais aussi en Franche‑Comté.

125Dans les dernières années du xv^e s., certains seigneurs fortunés tentèrent d’adapter à leurs maisons fortes les derniers perfectionnements architecturaux réalisés au château de Condé‑sur‑Moselle. A Bauzemont et à Serres, on enveloppa la maison forte de puissantes levées de terres contenues par des murs et appelées « boulevards ». Ces efforts permettaient de protéger la maison contre un coup de main, mais non contre une armée régulière. Le sire de Saint‑Germain, qui tenta de s’opposer à l’armée bourguignonne en 1475‑1476, s’en rendit compte à ses dépens.

126Beaucoup de seigneurs préférèrent renoncer à la conception militaire de la maison forte. A Haussonville, on conserva une allure extérieure austère, mais les influences de la Renaissance triomphèrent dans l’aménagement intérieur et dans la décoration des baies. Fléville représente l’étape ultime de cette évolution. En 1530, on rasa les bâtiments médiévaux, à l’exception du donjon, pour édifier trois corps de logis dans le plus pur style angevin. Une période nouvelle s’ouvrait : la maison forte faisait place au « château résidentiel ».