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Le château médiéval, forteresse habitée

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Jean-Michel Poisson

Conclusion

Jean‑Marie Pesez

Full text

1Il en va des châteaux médiévaux comme des églises romanes : on ne les voit pas tels que les contemporains les ont connus et pour une bonne part leur attrait tient à ce que le temps a fait d’eux. Le dépouillement, la nudité des églises romanes séduisent, mais elles étaient tout autres au temps de leur jeunesse où elles se présentaient comme fardées, peintes sur toutes leurs surfaces. Les châteaux enchantent par leur silhouette tragique qu’ils doivent pourtant aux destructions : ils ont perdu à l’extérieur les talus, les palissades et les hourds qui habillaient le sommet des courtines et des tours ; et à l’intérieur ont disparu les logis, les écuries, les ateliers : la vie s’en est retirée. Les grands donjons rectangulaires, ceux de Loches, de Conflans, de Falaise n’ont plus de toit et ne montrent plus que leurs quatre murs : ce sont des coquilles vides. Pourtant vers 1200, Lambert d’Ardres, décrivant un donjon de son temps (en bois il est vrai, mais cela ne change rien), le décrit comme un labyrinthe (tant de nombreuses cloisons en fractionnent l’espace intérieur) ; des châteaux ne demeurent donc le plus souvent que des murs et encore ! Les murs les plus puissants, ceux des tours, des courtines, les murs de défense en somme. C’est pourquoi sans doute l’archéologie castrale s’est longtemps limitée à l’architecture militaire, ne prenant en compte que les dispositifs de défense, leur agencement, leur articulation et leur évolution. Les châteaux n’étaient plus dès lors que des forteresses, la fonction militaire occultant toute autre.

2On assiste aujourd’hui à un renversement de tendance dont ce colloque est un excellent témoin. Les problématiques qui sont désormais mises en avant portent l’accent sur deux thèmes. Le premier est l’évolution de l’établissement castrai, car on en a pris conscience : l’état dans lequel une approche purement externe saisit le château, c’est le dernier avant l’abandon et la ruine et il succède à d’autres versions plus anciennes et différentes du même établissement. C’est l’archéologie de fouille qui, en mettant au jour des structures enfouies sous les vestiges actuels, a affirmé cette nouvelle direction de recherches : l’étude des origines et des états successifs de la construction. C’est elle aussi qui a fait apparaître le second volet des problématiques actuelles, sous le nom de « culture matérielle ». Ce qui est visé c’est une restitution des conditions de vie dans le château dont témoignent les vestiges des édifices plus fragiles, moins durables, des bâtiments destinés à assurer le logement comme aussi tous les besoins des habitants, dont témoignent également les objets mobiliers procurés par les sols, les couches d’abandon, les dépotoirs. C’est ce développement nouveau des recherches que ce colloque a voulu consacrer en faisant le point sur les acquis actuels, ce qui revient aussi, comme toujours, à recenser l’inconnu autant qu’à enregistrer les avancées.

3Les sources pour une telle étude existent : des communications n’ont pas manqué de les évoquer, voire d’en explorer les richesses comme les limites. Elles sont d’abord archéologiques : au château de Vuache, à Trévoux, la fouille a restitué les bâtiments à caractère résidentiel ; à Vuache encore, à Essertines, le mobilier archéologique permet d’évoquer des fonctions administratives et économiques, en même temps qu’il autorise une approche des niveaux de vie. Les sources, ce sont bien sûr aussi les documents écrits, ceux qu’a analysés notamment P. Charbonnier, les comptes de seigneurie (surtout aux chapitres des dépenses) ou les comptes de châtellenie exploités par D. de Raemy et E. Sirot, les (trop rares) livres de raison, les lettres de rémission, les inventaires comme ceux des archives notariales de Valence en Espagne. Les documents iconographiques ont également été présents avec l’Armorial de Revel, analysés par F. Piponnier et les enluminures de manuscrits dont D. Alexandre‑Bidon nous a montré les multiples données. Ces sources sans doute ne deviennent parlantes et concrètes que pour la fin du Moyen Age ; il n’en va peut‑être pas tout à fait de même avec les sources littéraires qui, elles aussi, nous font pénétrer dans les demeures de l’aristocratie dont elles parlent bien mieux et beaucoup plus abondamment que des habitations paysannes. La chance de notre thème, c’est de s’adresser à des couches sociales qui ont laissé des archives et pour lesquelles ont travaillé aussi bien les peintres que les poètes et les chroniqueurs.

4Ce que nous apprennent ces multiples sources est parfois déroutant et bien peu conforme à l’idée qu’on pourrait s’en faire à travers une certaine littérature. Ainsi quand il s’agit de répondre à la question : le château, forteresse habitée, mais par qui ? L’habitant c’est rarement le sire, le maître des lieux ; c’est le plus souvent le châtelain ou le capitaine ou, en Espagne, l’alcaïde ; avec ce personnage qui représente le détenteur absent, des portiers, des geôliers, ce qui suppose aussi des prisonniers (E. Sirot nous les a montrés « logés » dans la salle basse du prêtre) ; et puis des domestiques, servantes et valets dont les documents parlent peu ou pas du tout. On s’attendrait dans une forteresse à trouver des soldats, erreur ! Il n’y a d’hommes d’armes qu’en temps de guerre et même alors, ils sont peu nombreux. P. Guichard, avec humour, a évoqué ces châteaux de la Couronne d’Aragon tenus au xiiie s. par une garnison ridiculement réduite à quatre ou cinq hommes alors que la situation restait critique. Et P. Charbonnier nous a invités à prendre en compte le cas de châteaux qui n’étaient pas habités du tout et qui étaient dès le Moyen Age abandonnés. Finalement, les habitants permanents du château apparaissent bien peu nombreux. Malgré tout, la forteresse est conçue pour être habitée et habitée par une population nombreuse, même si les séjours doivent y être brefs et espacés et même si le nombre croissant des places fortifiées aboutit à une quasi désertion de quelques‑unes. Cependant les aspects résidentiels ne tiennent pas la même place dans tous les châteaux. Ils l’emportent sans doute dans les maisons fortes, ces demeures seigneuriales qui n’ont que les apparences de la forteresse, ainsi que dans les places dont les princes font leur résidence habituelle ; encore celles‑ci sont‑elles concurrencées par les hôtels urbains, du moins à la fin du Moyen Age : il ne faut pas négliger, en effet, la dimension chronologique et l’évolution qui s’est introduite dans les habitudes de vie de la classe aristocratique.

5Ainsi, les besoins auxquels doit satisfaire une habitation seigneuriale sont au départ servis par un petit nombre de locaux peu diversifiés. A la fin du Moyen Age, en revanche on assiste à une multiplication des pièces qui traduit certainement leur spécialisation. Le vocabulaire reste malheureusement celui des temps antérieurs et, on l’a vu pour la Bresse, n’évoque encore au xive s. que l’aula ou la sala et les camerae aux destinations imprécises. Les locaux de service s’individualisent pourtant, cuisine, boulangerie, panneterie, bouteillerie, ainsi que les bâtiments économiques, granges, étables, colombier, pressoir qui rappellent que le château est aussi à la tête d’une exploitation. Les miniatures nous ont invités à ne pas oublier les jardins et les vergers auxquels il faut ajouter le vivier et qui apparaissent indissociables de la demeure aristocratique.

  • 1 BARTHÉLÉMY (D,). — Les Aménagements de l’espace privé. In : ARIES (P.), DUBY (G.), dir. — Histoire (...)

6Les châteaux du Lyonnais paraissent avoir été sommairement meublés (M.‑T. Lorcin). Le mobilier était particulièrement limité quand le seigneur était absent (D. de Raemy). Sa rusticité, en outre, ne fait guère de doute ; elle était cependant compensée par l’abondance de textiles, coussins, tentures, tapisseries. Le confort est à l’image du mobilier, sommaire et relatif ; au moins s’accroît‑il à la fin du Moyen Age quand l’éclairage naturel est assuré par des baies plus nombreuses et plus ouvertes, et le chauffage par des cheminées et par des poêles : l’archéologie, rappelons‑le, est en train de nous montrer l’expansion dans la France du Centre‑Est de ce mode de chauffage venu des pays germaniques. Le confort réside aussi dans l’approvisionnement en eau, assuré en Alsace par des citernes à filtration (y aurait‑il une civilisation de la citerne à filtration recouvrant celle du poêle et de la « couette dessous » ?). Le confort c’est encore un escalier commode, la « vis » qui remplace l’escalier étroit et raide pris dans la maçonnerie des donjons, et puis les sols carrelés, les parois lambrissées, la galerie. Sans parler du décor dont il a peut‑être été trop peu question, on doit souligner que l’esthétique, voire les connotations symboliques ne sont pas absentes des constructions châtelaines : J.‑F. Reynaud a montré le sens qu’il fallait attribuer à l’octogone, évocateur des défenses de l’Antiquité et de Byzance. Et D. Alexandre‑Bidon nous a assurés que la beauté du château n’a pas attendu l’âge romantique pour être perçue. Dès les siècles où le château fort était une réalité vivante, il passait pour une expression de la beauté tout autant que pour un symbole de puissance. Au fond, sans doute était‑il déjà conçu comme un « monument ». A cet égard, D. Barthélémy nous offre la conclusion qui s’impose : « Résidence ou fortification, était‑ce donc le vrai dilemme ? Si les dispositifs militaires du château majeur et de la maison sont aussi ou surtout faits pour impressionner, et si les aménagements du logis visent principalement à embellir et amplifier la façade, alors la défense, comme la vie privée, s’aliènent toutes deux dans quelque chose d’autre qu’il faut appeler le prestige, le paraître, et qui contribue puissamment à l’institution imaginaire de la société. »1

  • 2 BARTHÉLÉMY (D.). — Ibid. p. 415.

7A l’évidence, cependant, le château se présente comme un complexe où tous les édifices n’ont pas la même fonction : ils peuvent être purement défensifs, comme les tours‑porches, purement résidentiels comme les maisonnements, à la fois défensifs et résidentiels comme les donjons. Mais il faut introduire aussi d’autres nuances, celle qu’impose l’évolution de l’édifice castral à travers les siècles médiévaux. Il y a loin du château à motte évoqué par M. Bois au château princier d’Annecy, étudié par E. Sirot. Dans le détail même des plans et des dispositifs, des modifications se font jour : la cuisine s’intègre dans le bâtiment d’habitation après en avoir d’abord été séparée lorsque le château était encore largement construit en bois. B. Mandy, en nous rappelant un autre aspect du château résidence, la fonction religieuse remplie par la chapelle castrale, nous a restitué les avatars de celle‑ci qui conduisent à l’édifice doté de tous les attributs de l’église paroissiale au simple oratoire privé. On a opposé l’ordre horizontal des anciens palais (du type aula) à l’agencement vertical des donjons2. A‑t‑on affaire ensuite à un retour à l’ordre horizontal ? Sans doute pas exactement, mais de nouvelles constructions s’ajoutent à de plus anciennes : le château se déploie alors en plusieurs logis qui sont comme autant de maisons dans et autour d’une ou plusieurs cours ; la superficie du bâti s’étend. Le vieux donjon subsiste, comme à Bressieux, comme à Annecy (pendant un certain temps) mais il abandonne la fonction résidentielle aux nouveaux logis. A la fin du Moyen Age, on peut estimer que les châteaux forts ne satisfont plus les exigences de l’aristocratie qui fait le choix d’autres types de résidences et le confort de l’hôtel urbain tend à le faire préférer (B. Metz). Que devient alors le château ? Grignan est un bon exemple d’une forteresse dont le caractère militaire s’efface progressivement et avec lui les aspects économiques. Dans d’autres cas, c’est l’abandon pur et simple. La fin du château a fait l’objet d’un récent colloque » Château‑Gaillard » ; elle est aussi apparue dans celui‑ci au détour de plus d’un exposé et elle a constitué le sujet d’une communication (E. Viallard). L’entretien des bâtiments castraux constituait une lourde charge : on a vu qu’elle était mal acceptée des mansionnaires de l’Eglise de Lyon ; nombreux sont les documents qui évoquent le mauvais état des constructions. On a noté aussi que la concentration des seigneuries dans un petit nombre de mains avait fatalement pour effet le délaissement, l’absence d’entretien (P. Charbonnier). La guerre de Cent Ans a ajouté son lot de destructions. Mais finalement, le temps des ruines et des résidences luxueuses dépourvues de tout appareil militaire n’était pas encore venu ; les guerres de la fin du Moyen Age ont même réactivé la fonction militaire des forteresses.

8Notre colloque permet donc de conclure à un bilan très positif, à un état des connaissances relativement avancé et satisfaisant. Mais il faut le reconnaître, le meilleur est dû aux historiens des textes ; et de ce constat il faut tirer deux leçons. D’un côté, les archéologues doivent être mieux avertis des vastes ressources qu’offrent les sources écrites. Qu’ils ne traitent donc pas le dossier historique qu’on attend d’eux, comme une sorte de simple introduction, comme une concession à la pluridisciplinarité. Qu’ils cessent de s’arrêter à une liste des seigneurs, à des arbres généalogiques d’un intérêt assez mince et qu’ils ne se bornent pas à reproduire sans examen des ouvrages d’érudition mais recherchent systématiquement les documents originaux et tout spécialement ceux qui intéressent directement le château qui fait l’objet de leur étude. D’un autre côté qu’ils ne baissent pas les bras à la pensée que tout est dans les textes : ceux‑ci ne deviennent nombreux et précis (relativement) qu’à la fin du Moyen Age et c’est le château de ce temps qui a été le plus souvent évoqué dans ce colloque. Qu’on se souvienne de ce qu’on doit à l’archéologie touchant le château primitif ! Or, entre la motte, ses constructions de terre et de bois, et la résidence seigneuriale des xive et xve s., il y a encore toute une zone obscure dont, seule sans doute, l’archéologie peut dissiper les ombres. Des types de fortifications commencent aussi à émerger dont on sait peu de choses ; la maison forte elle‑même doit son émergence dans les études historiques à l’attention que lui ont porté les archéologues, mais que sait‑on des enceintes ? Que sait‑on même des résidences princières, des résidences royales elles‑mêmes ? Pensons à celles des rois capétiens des xiie, xiiie et xive s. encore, établies dans les forêts d’Ile‑de‑France ou auprès des abbayes royales. Enfin concernant la culture matérielle dans les châteaux, même tardifs, tout n’est pas dit par des inventaires qui limitent leurs recensions aux objets précieux. Ce colloque ne ferme donc pas les voies de la recherche ; il les ouvre, en particulier en restituant au château une de ses fonctions essentielles.

Notes

1 BARTHÉLÉMY (D,). — Les Aménagements de l’espace privé. In : ARIES (P.), DUBY (G.), dir. — Histoire de la vie privée, tome 2 : de l’Europe féodale à la Renaissance. Paris 1985, p. 413‑414.

2 BARTHÉLÉMY (D.). — Ibid. p. 415.

Author

Directeur d’études à l’EHESS.

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