1.1 Les inventaires de châteaux : réflexions sur une source

1Mettre côte à côte les inventaires recueillis par les chercheurs de l’équipe « château de pierre »1 fait apparaître l’étonnante diversité de ce corpus. Ces textes sont divers par leur longueur, qui va de trois folios à plus de cinquante. Ils s’échelonnent de 1313 à 1637, un peu plus de trois siècles dont un seul appartient au Moyen Age. Les châteaux inventoriés s’éparpillent de la vallée de la Saône au Genevois ; si l’on retient l’inventaire des biens de Charlotte de Savoie, veuve de Louis XI, l’espace étudié se prolonge jusqu’à Tours. Les textes diffèrent aussi par les circonstances de leur rédaction : les uns sont dus à l’ouverture d’une succession, les autres à la passation d’un pouvoir.

2Le nombre et la nature des biens inventoriés introduisent un élément de variété supplémentaire. Dans ce domaine, certains poussent très loin l’originalité puisqu’ils mentionnent, à côté des traditionnels biens mobiliers, des forêts, des moulins, des censives. L’inventaire du domaine de Vuache, baillé à ferme en 1612, décrit par le menu chacune des portes contenues dans les édifices, comme si l’on soupçonnait le fermier de vouloir déguerpir, tel un nouveau Samson, en les emportant sur son dos. Bref, on ne saurait couler ces inventaires dans un moule commun sans leur faire subir au préalable le traitement que Procuste réservait, dit‑on, à ses hôtes, amputation qui serait un crime historique de plus. D’autre part, chacun de ces textes contient une grande richesse d’informations. C’est ce que prouvent d’autres intervenants de ce colloque qui utilisent un ou plusieurs de ces textes pour réanimer devant nous des édifices castraux encore debout ou disparus. Que faire pour ne pas répéter ce qui a déjà été dit et bien dit ?…

3La quantité des biens inventoriés n’a pas en soi une grande signification, comme chacun sait. Additionner tentures et arbalètes, vaches laitières et écuelles, chandeliers et escabeaux, ne fournit qu’une grossière estimation des avoirs décrits. Il en est de copieux, comme à Pont‑d’Ain et Gerbais, d’autres fort modestes comme à Pierre‑Seize et Buffavent, et d’autres moyens...

4La nature des biens est une donnée plus révélatrice. Elle ne contredit pas l’ordre de grandeur esquissé grâce aux seules quantités. Les collections les plus nombreuses sont aussi celles qui comportent le plus de signes extérieurs de richesse, de pouvoir ou de savoir (titres de propriété, parures, bibliothèques, etc.). Même lorsque le mobilier décrit est sommaire, les textes ne signalent jamais la présence de vaisselle de terre, ni de bois, se conformant à l’usage constaté partout. Pas plus que ceux d’autres régions, ces inventaires ne disent tout. Ainsi l’inventaire du château de Pont‑d’Ain est le seul qui mentionne des tuiles. On ne sait si les autres demeures sont dépourvues de cette provision pourtant si utile, ou si les notaires négligent d’en signaler la présence.

5En se fiant aux seules apparences, c’est‑à‑dire à la liste des biens inventoriés, on peut distinguer trois sortes d’avoirs mobiliers. Il est un style « rustique », caractérisé par la présence de bétail. On le voit à Thaney, Vuache, Buffavent, Cusy, Arenthon. Il s’agit dans chaque cas d’une succession, succession modeste, qui comporte toujours moins de 650 éléments. On entrevoit là une seigneurie rurale sans doute de faible étendue (mais seul l’inventaire de Buffavent mentionne les titres de propriété) comportant un domaine autour du château, comme l’indique la présence du cheptel et d’outils agricoles. Le troupeau compte une trentaine de bêtes à Buffavent, sensiblement moins ailleurs. Simonin de Thaney laisse 4 bœufs, un roncin et un poulain. Dans ces gentilhommières rustiques, peu de parures, pas de livre de piété (sauf un missel dans la chapelle de Thaney), et pas un seul livre profane. On trouve aussi un style plus dépouillé, d’une rudesse toute militaire. L’ameublement est réduit au minimum, les armes offensives et défensives, les harnais, les fers pour immobiliser les prisonniers, sont aussi nombreux que les ustensiles de cuisine. C’est ce que trouve dans les forteresses du Lyonnais l’officier laïc ou ecclésiastique qui en prend possession. A lui de compléter le meuble pour rendre son séjour supportable. Il est enfin d’autres inventaires où tout est prévu ; la demeure seigneuriale est pourvue du superflu, chose si nécessaire comme disait Voltaire. Force tapis et tentures, des services de table complets, des coffres pleins, une bibliothèque bien garnie, et même des objets sans destination précise comme de petites boîtes vides ou des morceaux de tissu... C’est ce qui nous vaut la vision plaisante de forteresses habitées où l’on peut connaître dès la fin du xiv^e s. le confort, la douceur de vivre, tels Gerbais, Annecy, Pont‑d’Ain...

6Quelles que soient la quantité et la nature des biens à inventorier, l’inventaire conserve un appareil juridique très simple. De tous les actes notariés, c’est peut‑être celui où les formules tiennent la plus faible place. Le préambule désigne l’autorité qui ordonne la confection de l’inventaire et le ou les personnages qui le lui ont demandé ; il donne le nom des témoins (en général deux suffisent ; parfois il y en a davantage). Préambule et formule finale sont courts, contrairement à ce que l’on voit dans les terriers, testaments, contrats de mariage, etc. Voir l’exemple de l’inventaire du château de Pont‑d’Ain :

7« Sensuit l’inventaire des biens meubles estans au chastel du pont d’ains appartenans à mon très redoubté seigneur, Monseigneur le Duc de Sauoye, remis par honnourable homme pierre bellet du pont d’ains à honnourable homme Jehan du plex, par vertu des lectres patentes de mondit seigneur audit pierre bellet, dirigées le xv jour du moy de septembre l’an mil iiijc lxxxxviij, présens egregie Pierre du cruys chastellain, bertholomy garserat, oddet mulet, glaude lucaz, phillippe du pré et Pierre beccat, bourgoys du pont d’ains. Premièrement en la grant tour dudit chastel […], lequel inuentoire a esté fait ainsy comme dessus est escript, contenant toutes les choses dessus mencionées, en la présence des dessus nommés, au commencement d’icelluy inuentoire, l’an et jour que dessus. Et moy notaire publique. P. Colin. »

8La diversité des biens à inventorier suppose que les notaires et ceux qui les assistent soient connaisseurs en tous genres. S’il y a du numéraire, il leur faut compter et nommer les pièces et calculer leur valeur en monnaie courante. S’il y a des titres, ils indiquent non seulement la date et la nature des actes mais quelques données qui permettent d’identifier chacun d’eux. Ils signalent l’existence de censives et de forêts si tel est le désir du client, voire décrivent les portes et fenêtres si le propriétaire y tient. Le document n’ayant pas de normes strictes, il s’adapte à toutes les situations, le contenant épouse ici le contenu. On peut dès lors se demander comment procèdent ceux qui font l’inventaire, dans quel ordre ils répertorient les objets distribués dans les différents corps de logis d’une forteresse parfois très vaste, quelle sorte de renseignements ils jugent bon de fournir sur chacun.

9L’usage est de déplacer les personnes, et non les biens. Le notaire et sa suite visitent les pièces l’une après l’autre et répertorient tout ce qui se trouve dans l’une avant de passer à la suivante, vérifiant au besoin si les coffres ont leur clé, si les tonneaux sont vides ou pleins, si les garnitures de lit sont au complet ou s’il manque l’un des quatres pendants, etc. La visite commence soit par l’édifice le plus proche de l’entrée, comme à Vuache en 1627 (le porche, le colombier, les granges et étables côté nord, la second porte, etc.) soit par la pièce la plus importante, comme à Anse en 1511.

10L’inventaire débute en effet par la « magna aula superiori », siège du pouvoir, où le notaire a été reçu par le nouveau maître du château. De toutes manières, les inspecteurs évitent les pas inutiles et gestes superflus. Ils visitent une des pièces principales (chambre, salle, cuisine, chapelle, etc.) et tout de suite après les annexes de cette pièce (petite chambre, garde‑robe, cave, cabinet, etc.), que ces annexes soient situées sur le même plan, à l’étage au‑dessus ou au‑dessous, après quoi ils passent à un autre ensemble. L’ordre de visite est donc à la fois logique et hiérarchique ; du moins en est‑il ainsi dans la majorité des cas ; ce qui permet de constater qu’il peut y avoir un lit garni dans une cuisine et des arbalètes dans les chambres.

11Il est cependant quelques cas où l’on a procédé autrement. Les biens propres de la défunte Charlotte de Savoie, mis dans des coffres, furent transportés en l’hôtel de Jehan Briçonnet. Le texte est donc une liste non pas de pièces d’habitation avec leur mobilier, mais une liste de coffres, plus d’une trentaine, et de leur contenu détaillé. L’inventaire des biens de S. de Thaney ne distingue pas les pièces de la maison ni de ses dépendances ; il livre en vrac tables, arbalètes, bœufs de labour, literies, batterie de cuisine, ornements religieux, lances, sans que l’on sache la raison de ce complet désordre. On peut simplement constater que les enquêteurs terminèrent par la cave à vin, au reste abondamment garnie.

12Il serait utile de connaître la fréquence relative des renseignements fournis par ces inventaires sur chaque catégorie d’objets : nombre, appellations diverses, dimensions, capacité et poids ; état de conservation, âge et valeur ; matériau, couleur, ornementation et accessoires ; origine, usage, particularités, etc., cela en tenant compte des lieux et des dates. Mais l’entreprise est irréalisable sans ordinateur, tant les données à prendre en compte sont nombreuses ; de plus, les avoirs décrits ne comportent pas tous les mêmes catégories d’objets, ce qui rend les comparaisons difficiles2.

13J’ai ébauché cette enquête en me limitant aux meubles de bois, qui ont l’avantage de figurer partout et d’être en même temps peu variés. Ne sont pas comptés ici les armes, ni les outils, ni les objets de dévotion. D’autre part, l’inventaire des biens de la reine de France, trop différents des autres, n’est pas pris en compte. Il s’agit donc de meubles que l’on rencontre dans toutes les demeures (tabl. I).

14Les renseignements fournis par les inventaires sont de fréquence très inégale. Les textes indiquent, par ordre de préférence, le matériau (45 % des cas), les dimensions, non pas en unités de mesure, mais par les mots : grand, petit, moyen (12,8 % des cas), la forme (12,4 %) et l’état de conservation grâce aux termes : bon ou mauvais, vieux ou neuf (9,2 % des cas). La mention d’accessoires (10,2 %) n’est importante que pour les tables, dont il est assez souvent dit « avec ses trétaux » et les coffres, pourvus de « ferraillies » et de clés.

15Les renseignements le plus volontiers consignés dans les inventaires sont inégalement distribués entre catégories d’objets. On sait de quel bois sont faits 73 % des coffres, 48 % des lits, 46,9 % des tables, 25 % des sièges, etc. Ces constatations banales permettent de faire cependant deux remarques. Ceux qui inventorient le mobilier d’un château, modeste ou opulent, ne songent point à mentionner la capacité des coffres, sinon de façon exceptionnelle. Dans un cas sur six, on nous apprend que le meuble est grand ou petit. Les dimensions ne sont pas données non plus. C’est là une notable différence avec les testaments des paysans du Lyonnais, où l’on précise la capacité de 35 % des coffres légués, précision qui souligne la générosité du don et évite les contestations entre légataires... Mais cela montre aussi que, pour les paysans, le coffre est avant tout un meuble utilitaire, un récipient. Sa vertu première est de contenir les grains et toutes autres choses précieuses. La valeur du coffre dépend aussi, bien entendu, du matériau dont il est fait : le bois est indiqué dans 76 % des cas, donc la seconde remarque est encore le corollaire de la précédente. Ce que les notaires remarquent et notent dans l’inventaire est, plus encore que ce qui fait du coffre un meuble utile et robuste, ce qui en fait la beauté et l’originalité. On ne nous dit rien de précis des dimensions, mais on signale des ornements, des détails de fabrication : « Item deux coffres à lantique de boys painctz, chascun à deux ferraillies à plusieurs barres de fer faicts à lantique. » (Gerbais, f° 4)

16Les 33 coffres appartenant à la reine de France composent un musée imaginaire du coffre, que les notaires décrivent avec un soin particulier. Il leur arrive même de donner la longueur des plus grands : « Un petit à fest, d’un pyé et demy de long, ferré de fer blanc […] » (Tuetey 1865 : 17). « Un petit coffre de boys, fermant à clef de deux espans de longueur » (p. 18). « Un grand coffre de Chipres fermant à clef garny de plusieurs lyètes tant ou meilleur que aux coustez » (p. 19). « Un autre petit coffre de boys plat, ouvré à la coustume de Flandres de la grandeur d’un pyé et demy de long, fort ouvré et menuisé et marché d’os ou d’yvère, ouquel coffre a plusieurs liètes tout entour tenant oud. coffre […] » (p. 19). « Un coffre plat de chippre, ouvré à personnage le devant » (p. 19). « Ung grant coffre couvert de cuir noir et ferré de fer blanc » (p. 20).

17Comme on le voit, le luxe des demeures seigneuriales se manifeste par autre chose que par le choix des tissus d’ameublement et des costumes. Il y a des coffres chez les paysans et chez les seigneurs, mais tous ne sont pas interchangeables... Il faut noter aussi que dans l’ensemble, la différence entre le mobilier du château et celui des demeures paysannes consiste moins dans la qualité du bois que dans les accessoires métalliques, les revêtements, les ornements peints ou sculptés (tabl. II).

18J’aurais voulu égayer ces propos austères de passages empruntés aux œuvres littéraires. Hélas, la quête s’avère décevante. Comme les décors de théâtre, la salle et la chambre sont transposées d’une œuvre à l’autre sans vergogne et, qui plus est, sans précision. Le cadre dans lequel évoluent leurs héros n’est pas un thème digne d’intérêt pour les poètes et les romanciers, qui ne deviennent un peu plus bavards que si ce cadre est champêtre : jardin, verger ou forêt.

19Les chroniqueurs du Moyen Age jugent aussi superflu de décrire les appartements des grands et les objets dont ils se servent. Le seul qui fasse une place, et combien modeste, à des thèmes aussi terre‑à‑terre, est Olivier de la Marche (1429‑1502) qui occupa à la cour des ducs de Bourgogne des charges variées. Il fut chargé entre autres d’organiser les fêtes fastueuses célébrées à l’occasion du banquet du Faisan (1454) de la Toison d’Or. Il composa divers traités qui complètent son œuvre de mémorialiste. De tous les chroniqueurs, il est le plus qualifié pour décrire le cadre de vie des princes mais ce technicien parle surtout des charges de la cour et des personnes qui les occupent ; il s’intéresse beaucoup moins au décor lui‑même. Continuant ma quête aux objets en bois dans l’Estat de la maison du duc Charles, les autres traités et les mémoires d’Olivier de la Marche, j’ai recueilli en tout 35 occurrences (tabl. III).

20Comme on le voit, le plus fastueux des princes d’Occident est montré plus souvent assis sur un banc que sur une chaise. C’est que le banc est signe de convivialité même entre les plus grands : « Et furent assis les deux ducs de Bourgoingne et de Bourbon, comme frères et bons amys, sur un banc et l’ung emprès l’aultre. » (Mémoires, t. I, p. 253). Quand Charles le Téméraire rencontre pour la première fois sa future épouse Marguerite d’York, sœur du roi d’Angleterre, le 25 juin 1468, le chroniqueur raconte ainsi leur entrevue : « Et à l’arrivée, qu’ilz veirent l’ung l’aultre, ils se feirent moult grant honneur, et puis s’assirent sur ung banc, où ils devisèrent longuement ensemble. » (Mémoires, t. III, p. 104).

21Ces bancs sont évidemment agrémentés de tapis et de coussins, tout comme celui où s’assoit le duc pour manger et que l’on prépare cérémonieusement avant chaque repas : « L’huissier doit prendre en la paneterie le tapis pour seoir le prince et le coussin sur lequel il doit seoir, et doit porter iceulx sous le bras senestre, et la verge en la main dextre. Et le garde linge doit livrer les nappes au sommelier en faisant créance, et doit le sommelier suyvre l’huissier, et doivent trouver drecié le banc et le buffet par les fourriers ; et doit l’huissier estendre son tapis sur le banc et mettre son coussin droit au milieu où doit seoir le prince ; et quant le prince en a faict, il le doit reporter en la paneterie et en rendre compte. » (Estat de la maison du duc Charles, p. 29). Le duc mangeant est surveillé de près quant à sa diététique. « Et quand le duc est à table, iceulx medicins (il y en a six) sont derrière le bancq, et voient de quoy et de quels mets et viandes l’ont sert le prince, lui conseillent, à leur adviz lesquelles viandes luy sont plus profitables. » (Estât de la maison du duc Charles, p. 16‑17)

22La « chaière » est en revanche le signe du pouvoir. Olivier de la Marche nous montre deux personnages s’y asseyant en solennité : le duc en sa grande salle, et son maître‑cuisinier en la cuisine. Le lundi et le vendredi le duc donne audience publique « […] au départir de son disner [il] va en la sale où l’audience est préparée, et est accompagné de la noblesse de son hostel, assavoir princes, chevaliers escuyers et autres, et n’y oseroit homme nul faillir. Le duc se siet en sa chayere, richement parée de paile et de drap d’or, et le marchepié, qui est large et de trois pas de montée, est tout couvert de tapicerie richement. » (Estât de la maison du duc Charles, p. 5‑6). Le chef des cuisines n’est pas si luxueusement installé, mais il est, comme son maître juché au‑dessus de la mêlée et comme lui il tient à la main le symbole de son pouvoir « […] et doit le queux en sa cuisine commander, ordonner et estre obey, et doit avoir une chaiere entre le buffet et la cheminée pour seoir et reposer se besoing fait ; et doit être assise icelle chaiere en lieu qu’il puisse veoir et congnoistre tout ce que l’on fait en ladite cuisine, et doit avoir en sa main une grandez louche de bois, qui luy sert à deux fins : l’une pour essayer potaige et broiez, et l’autre pour chasser avant les enfans [les apprentis] hors de la cuisine pour faire leur devoir, et ferir dessus se besoing est » (Estat de la maison du duc Charles, p. 50).

23Les passages où l’on voit les contemporains faire usage des meubles mentionnés, sont rares, même dans les souvenirs d’Olivier de la Marche, si bien placé pour évoquer le cadre de vie, rareté qui accroît d’autant l’intérêt des inventaires pour ceux qui veulent ressusciter la vie de château (tabl. IV et V).

1.2 Fonctions des pièces dans les châteaux bressans au xiv^e s. : l’apport des textes pour l’archéologue

24L’archéologie du château médiéval s’adresse tout naturellement aux vestiges parvenus jusqu’à nous, qu’il s’agisse par exemple d’éléments architecturaux encore en élévation, ou de structures enfouies mises au jour par la fouille. Elle doit en plus, et nécessairement, prendre en compte une abondante documentation, en ce qui concerne la fin du Moyen Âge. Ces textes guident son action et l’accompagnent, rendant possible une compréhension réciproque des faits. Parfois, devant l’abondance de l’information documentaire, l’archéologue se demande si l’investigation archéologique, et en particulier la fouille, est vraiment nécessaire, quel que puisse être son apport supplémentaire et spécifique.

25Dans le cas de la Bresse, région comprise entre la Saône (à l’ouest), le Rhône (au sud), le Revermont et le Bugey (à l’est), et la Bourgogne (au nord), il semble qu’un corpus abondant de textes médiévaux soit en mesure d’orienter de façon assez suggestive l’analyse des vestiges archéologiques. Nous limiterons volontairement ici, pour respecter le thème du colloque, l’étude à un aspect particulier des fonctions castrales : celles de l’habitat, et nous laisserons donc de côté les informations, au reste également nombreuses, concernant d’autres aspects primordiaux, comme la construction ou les fonctions défensives (Lescuyer 1980).

26Bien que généralement riches, détaillées, et souvent précises, les sources médiévales donnent du château une image très suggestive, mais qui ne saurait suffire à une reconstitution rigoureuse. Cette image est en effet trop contaminée par les reconstitutions du xix^e s., effectuées avec l’apport de données matérielles souvent fantaisistes. Par ailleurs, les informations procurées par l’archéologie, qui pourvoit désormais ce domaine en données fiables, grâce à des méthodes et une problématique scientifiques, ne pourraient non plus, à elles seules, prétendre à l’autosuffisance, à cause d’une part de leur caractère ponctuel et fragmentaire, et d’autre part des problèmes de datation ou d’identification qui s’y attachent.

27L’étude des fonctions d’habitation est un thème de recherche bien adapté aux châteaux bressans pour plusieurs raisons. C’est d’abord un domaine d’investigations assez neuf : les manières d’habiter n’ont pas jusqu’à présent eu la même faveur auprès des historiens (surtout régionaux) que les événements politiques et militaires qui sont liés à ces édifices ou les généalogies de leurs propriétaires (Vingtrinier 1882). Par ailleurs, cet angle d’observation se prête bien à ces établissements qui ne sont pas d’imposantes forteresses mais plutôt des résidences et des centres d’exploitation domaniale. La méthode employée a consisté en premier lieu à dresser un inventaire des châteaux médiévaux bressans relevant du comte de Savoie. Ce choix était dicté d’une part par la présence sur le terrain de nombreux vestiges, et d’autre part par l’abondance des séries documentaires savoyardes pour la fin du Moyen Age.

28On sait en effet que les domaines bressans qui ont fait partie des possessions de la Savoie, c’est‑à‑dire la sirerie de Bagé à partir de 1276, augmentée des conquêtes de la première moitié du xiv^e s., bénéficient d’une série exceptionnelle de comptes de châtellenie, conservée à Dijon aux archives départementales de la Côte‑d’Or, appelée couramment « les rouleaux de Bresse » (Bautier‑Sornay 1984 ; Rossignol‑Garnier 1864). Il est inutile de rappeler ici l’intérêt de cette documentation en ce qui concerne l’aspect matériel du château : constructions, réparations, modifications tiennent une place importante dans les dépenses des châtellenies et nous informent mieux que toute autre source documentaire sur l’organisation des établissements castraux (Gresser). L’information est cependant en général indirecte et en conséquence, d’interprétation délicate, mais ces inconvénients sont souvent réduits par l’existence de longues séries comptables qui permettent recoupements, compléments et vérifications. A titre d’exemple, le château de Treffort bénéficie d’une série de comptes complète depuis la fin du xiii^e s. jusqu’au début du xvi^e s., si l’on excepte une lacune de dix‑huit années consécutives (1330‑1348)3. L’enquête sur le terrain et dans cette catégorie de textes ont permis de déterminer un corpus de sites qui présentaient au moins une des deux caractéristiques suivantes : être bien documenté et/ou offrir des vestiges lisibles pour l’archéologue.

29Châteaux les mieux documentés :
– Bagé (Ain, Bagé‑le‑Châtel) ;
– Beauregard (Ain, Beauregard) ;
– Châtillon (Ain, Châtillon‑sur‑Chalaronne) ;
– Pont‑d’Ain (Ain, Pont‑d’Ain) ;
– Pont‑de‑Vaux (Ain, Pont‑de‑Vaux) ;
– Pont‑de‑Veyle (Ain, Pont‑de‑Veyle) ;
– Saint‑Trivier (Ain, Saint‑Trivier‑de‑Courtes) ;
– Treffort (Ain, Treffort‑Cuisiat).

30Châteaux présentant le plus de vestiges médiévaux :
– Jasseron (Ain, Jasseron) ;
– Les Allymes (Ain, Ambérieu‑en‑Bugey) ;
– Saint‑André‑en‑Revermont (Ain, Saint‑André‑sur‑Suran) ;
– Saint‑Germain (Ain, Ambérieu‑en‑Bugey) ;
– Saint‑Rambert (Ain, Saint‑Rambert‑en‑Bugey).

31On doit cependant déplorer qu’un nombre infime de sites puisse être rangé dans les deux catégories à la fois ; cela pourrait être le cas de Châtillon, Jasseron, Saint‑André, Saint‑Germain.

32Quelle physionomie offre le château bressan à partir des documents comptables ? Ce n’est sans doute pas la structure et l’aspect des bâtiments qui sont les mieux renseignés, mais plutôt la disposition des lieux, la localisation des pièces les unes par rapport aux autres, la fonction des pièces, leurs aménagements, leur décor ou leur ameublement. La fonction d’habitation est représentée par un ensemble de pièces dont le nombre et le rôle varient d’un château à l’autre. Dans la plupart des édifices qui nous intéressent ici seuls les éléments principaux de cette organisation spatiale sont présents. On a affaire en quelque sorte à des châteaux réduits à l’essentiel, où camera, coquina, aula, selon l’ordre de fréquence de mentions dans les textes, constituent toute la demeure seigneuriale. La chambre est l’objet du plus grand soin : c’est là que le maître des lieux réside lorsqu’il est présent. C’est la pièce du château qui présente le plus fréquemment des éléments de confort. La cuisine est l’endroit qui fait le plus souvent l’objet de réparations ; c’est une partie du château qui se détériore facilement par l’activité que l’on y exerce et à cause d’aménagements fragiles comme cheminées ou canalisations. La salle enfin est une structure bien entretenue, qui atteste l’importance de son rôle de représentation au sein du complexe résidentiel.

33L’aspect extérieur du château peut être restitué le plus souvent dans les grandes lignes, à partir des documents comptables. Une première image apparaît ainsi de la silhouette du monument avec ses éléments défensifs, enceintes et fossés, ses accès, pont‑levis et portes, ses bâtiments, tours et logis, sa disposition intérieure, cours et galerie. Cette image externe est parfois complétée par des éléments de détail qui en accentuent le caractère suggestif, comme la présence d’un étendard flottant au sommet des tours, ou d’armoiries sculptées au‑dessus d’une porte4.

1.2.1 La salle

34Pénétrons à présent dans les édifices et examinons pièce par pièce comment se présentent les parties de ces forteresses destinées à l’habitation. L’aida ou sala est l’élément principal du château. Elle occupe en général une position centrale ; c’est véritablement le cœur du complexe castrai. Il s’agit d’une pièce de grandes dimensions, non seulement en longueur et en largeur (60 m sur 43 à Treffort), mais aussi fréquemment en hauteur. Cette dernière précision est fournie indirectement : on peut la déduire de l’absence d’étage au‑dessus de la salle. Le volume de la pièce ainsi augmenté de celui de la charpente qui la recouvrait directement devait certainement contribuer à en augmenter la majesté5. Pour renforcer sans doute l’aspect solennel de cette salle dont les fonctions sont liées aux pouvoirs seigneuriaux de son détenteur, on y pénétrait parfois à travers une antichambre ou entrée. L’aula est, pour les mêmes raisons, la pièce du château la plus décorée. Le sol peut être revêtu d’un plancher de bois, comme à Pont‑d’Ain ou à Pont‑de‑Veyle6, ou d’un carrelage de terre cuite. A Treffort, on fait acheter en 1305 à la tuilerie de Meillonnas des carreaux de céramique décorés à l’oxyde de plomb (« plombés ») pour paver la grande salle (fig. 2). De nombreux exemples de ces carreaux sont parvenus jusqu’à nous ; ils présentent des décors en jaune, de motifs héraldiques ou figurés. La qualité et la variété de cette décoration donnent une idée assez bonne du soin apporté à l’aspect de la pièce de représentation7 ; les murs eux aussi présentent des solutions variées de revêtements. Le lambrissage semble assez répandu dans les pays bressans : à Treffort on sait que les murs de l’aula étaient recouverts de boiseries, peut‑être seulement jusqu’à une certaine hauteur8. L’usage de la peinture est attesté également, pour les lambris eux‑mêmes ou pour les murs, avec parfois des décors : à Saint‑Trivier le compte précise deux opérations distinctes : blanchiment et peinture, qui peuvent sans doute être interprétés de cette façon9.

35Dans la catégorie du décor mural peut figurer la présence d’armes et de boucliers suspendus aux parois, évidente référence aux fonctions militaires du château mais aussi sans doute exaltation des qualités du châtelain10. La grande salle est en effet le théâtre de tous les événements majeurs qui peuvent se dérouler au château. Salle d’audience de manière habituelle, elle devient à l’occasion salle de réception pour des hôtes illustres. Ainsi à Pont‑de‑Veyle en 1326, pour le retour du comte de Savoie de l’armée des Flandres, on dispose onze étendards déployés sur les murs de la salle, avec un soin digne de l’effet décoratif recherché11.

36En ce qui concerne les ouvertures, on constate que l’aulaest une pièce largement éclairée. Celle de Treffort. comptait dix fenêtres (1401), mais le texte ne précise pas leur disposition. Si la reconstruction que nous proposons à partir des données matérielles (fig. 3) et des informations textuelles est exacte, la salle était disposée le long de la courtine ouest, au contact de la tour carrée, et contiguë au nord et au sud, avec deux autres pièces, la chambre et la cuisine. Il faut donc en déduire que cette pièce ne présentait qu’un seul mur non aveugle : le mur est, donnant sur la cour, dans lequel devaient être pratiquées ces dix fenêtres. Il est possible qu’elles aient été disposées sur deux rangées superposées ; on a vu en effet que cette salle présentait une hauteur importante. Quoi qu’il en soit, et quelles qu’aient été les dimensions de ces baies non précisées, le souci de l’éclairage est incontestable. Ailleurs, d’autres précisions sont apportées sur les fenêtres de l’aula ; ce sont, d’une part, la mention de coussièges dans les embrasures, comme à Pont‑de‑Veyle (1326), d’autre part et surtout, le mode d’obturation. Si à Jasseron (1305) le plomb mentionné dans le compte doit se rapporter davantage aux scellements des gonds des volets qu’à celui de vitrages, dont l’attestation est rarissime, en revanche l’utilisation de papier huilé est assurée. A Treffort (1401) on sait que les fenêtres de l’aula de la chambre et de la chapelle étaient obturées par des panneaux de papier huilé peints aux armoiries du comte et de la comtesse de Savoie12. Indirectement nous avons là par ailleurs un élément d’appréciation de la grandeur de ces baies.

37La cheminée est un aménagement très fréquemment présent dans la salle ; on peut supposer qu’elle était en pierre dans la plupart des cas où le matériau n’est pas précisé, puisque l’on a pris la peine d’indiquer l’emploi du bois quand cela était le cas, comme pour le manteau de la cheminée de Pont‑d’Ain (1382). Dans certains cas, il semble que l’on ait affaire à un système de chauffage plus complexe et élaboré, qui permet de diffuser la chaleur dans la salle depuis la cheminée ou un chauffoir contigu. C’est semble‑t‑il le cas à Billiat (1324) et à Saint‑Trivier (1347) sans que l’on soit en mesure d’expliquer en détail le fonctionnement du système13. On notera au passage l’importance accordée au chauffage dans cette région qui connaît souvent des hivers rigoureux. L’ameublement comprend d’une part des aménagements fixes, comme des bancs en maçonnerie disposés le long des murs de la salle, dispositions que l’on rencontre à Saint‑Trivier (1284). Le mobilier « meublant », qui n’apparaît qu’assez peu dans les comptes de manière générale, comporte des buffets et des bancs (Treffort, 1401)14.

38Le soin apporté à l’aménagement de la salle n’est pas réservé à l’intérieur ; l’aspect externe de cette pièce comporte également des éléments qui la distinguent des autres parties du château. On remarque en effet que dans nombre de châteaux bressans une galerie (estra, logia seu estra) est disposée le long du mur de façade couverte par un auvent (avoleria) prolongeant le toit. Cet élément architectural a certes une fonction dans le système de communication interne du château, comme nous le verrons plus loin. De plus, il constitue une structure décorative externe et de signalisation qui vient renforcer la désignation de la grande salle comme élément primordial du château15.

1.2.2 Les chambres

39La caméra est en second lieu un autre élément principal de la fonction résidentielle du château. A la différence de l’aula, elle est rarement unique. Les textes distinguent nettement de façon générale, la camera domini des autres chambres. Ces dernières ne comportent que rarement, quant à elles, une précision sur leur occupant habituel, si l’on excepte la camera comitisse à Treffort (1316). Plus fréquents sont les adjectifs utilisés pour les distinguer par leur taille (magna, parva) ou leur emplacement (alta, bassa). Beaucoup plus rares en revanche, sont les qualificatifs se rapportant à la couleur comme la camera viridis de Bcauregard en 1392 qui fait sans doute allusion, plus qu’à la couleur des murs, à celle des tentures du lit16. La nécessité, pour les scribes chargés de la comptabilité comtale, de distinguer les unes des autres les différentes chambres qui faisaient périodiquement l’objet de réparations, nous fournit parfois des éléments de localisation qui font généralement défaut à ce type de documentation ; c’est pourquoi des précisions comme camera superioris turri, ou subtus capella sont particulièrement précieuses17.

40La chambre présente elle aussi des caractères qui témoignent du soin apporté à son aménagement. Les sols peuvent être recouverts de carreaux de céramique, comme à Saint‑Trivier ou Treffort (1311). Les murs peuvent être lambrissés (Saint‑André), recouverts de torchis et de boiseries peintes (Montluel, 1355), ou simplement blanchis (Saint‑André)18. Les éléments de confort sont assurés par la cheminée (Saint‑Trivier, Treffort, 1359) ou le chauffoir (Beauregard). L’éclairage est fourni par des fenêtres, systématiquement présentes, et pour lesquelles on dispose parfois de précisions descriptives, telles les fenestrarum ad sendenum de Bagé (1297) ou Pont‑de‑Veyle (1326), ou les fenêtres doubles à coussièges de Saint‑Trivier (1299) qui étaient sans doute des baies géminées19, Le mobilier est constitué essentiellement d’un lit qui comprend, lorsque cela est précisé, un châlit et un pavillon. Comme pour l’aula, bien que moins fréquemment, et seulement pour la chambre seigneuriale, on constate la présence à l’extérieur d’une galerie de bois qui constitue, à notre avis, là aussi un élément de décor extérieur20.

41La chambre seigneuriale comporte des annexes, garde‑robe et latrines privatives (corteysia). Elles sont souvent mentionnées ensemble, ce qui peut faire penser qu’elles sont situées au même endroit, ou même que ces deux fonctions sont réunies dans la même pièce, ou réduit21. La garde‑robe constitue dans certains châteaux une véritable pièce, à Pont‑de‑Veyle par exemple. Elle comporte à Beauregard quatre fenêtres honorlfices ; à Saint‑Trivier la garde‑robe est lambrissée et comporte une cheminée. On y dispose des armoires destinées à contenir vêtements et fourrures. La documentation offre parfois des détails insolites sur la disposition des pièces : à Bagé (1324) il est précisé que la bouteillerie et la garde‑robe sont contiguës à la chambre du seigneur, mais il ne faut sans doute pas en déduire un penchant fâcheux du maître des lieux. On le voit, la caméra et ses annexes composent en fait un véritable appartement. C’est là la partie du château strictement réservée à l’usage privé et intime du seigneur.

42Concernant la capella, les informations textuelles sont beaucoup plus succinctes, elles se limitent la plupart du temps à mentionner l’existence d’une chapelle à l’intérieur de l’enceinte castrale. C’est le cas à Treffort (Saint‑Georges, 1311), Varey, Montluel, Bagé, (Saint‑Maurice, 1397) Beauregard, Châtillon, Pont‑d’Ain, Pont‑de‑Veyle, Ambérieu. Les rares précisions que l’on peut glaner se rapportent à sa localisation, quelquefois au premier étage, son mode de couverture ou de revêtement interne des murs par exemple22.

1.2.3 La cuisine (coquina)

43C’est un élément important et généralement bien documenté. Son emplacement, lorsqu’il est connu, semble conditionné par certaines contraintes : elle est généralement située de plain‑pied, quelquefois au contact du fossé, afin de permettre une évacuation commode des déchets. Sa position par rapport à l’aula est variable, mais il apparaît que l’on a généralement évité, sans doute pour des raisons de sécurité, une position trop centrale parmi les bâtiments résidentiels. Le risque d’incendie est en effet important dans une pièce où l’on entretient du feu en permanence. Il n’est pas rare d’ailleurs que la cuisine soit placée dans un bâtiment construit en pans de bois, comme à Remens ou à Bagé (1311)23. Si certaines informations font ici défaut, comme les dimensions, ou l’aspect des murs ou du sol, en revanche certains aménagements sont décrits plus précisément et plus fréquemment qu’ailleurs. C’est le cas d’abord de la cheminée, élément essentiel de la cuisine, édifiée généralement en pierre, plus rarement en briques, comme à Pont‑de‑Vaux (1358). A Saint‑André on mentionne une cheminée « suspendue », qui peut faire penser à un dispositif de coiffe placé au‑dessus d’un foyer central, comme dans le cas de la cheminée traditionnelle bressanne, appelée « sarrasine »24. Un four est fréquemment présent dans la cuisine, parfois associé à la cheminée comme à Saint‑Trivier (1279) ou à Pont‑de‑Vaux (1354). En second lieu, on note la présence d’un évier, eguerio ou laverio. L’écoulement de l’eau est assuré hors de la cuisine par un conduit (aquaductu), comme à Bourg (1284) ou un caniveau en carreaux de terre cuite comme à Treffort (1319)25. La cuisine comporte d’autres dispositifs qui lui sont propres : crochets de fer pour suspendre les saucisses ou râtelier de bois pour disposer la viande (Treffort). Armoires et dressoirs sont par ailleurs souvent présents, ainsi que des ustensiles de cheminée ou de cuisine.

44On peut regrouper dans une seule catégorie les pièces destinées au stockage des vivres. C’est en premier lieu le cellier (soturnum), situé souvent en sous‑sol comme l’indique son nom latin. C’est une sorte de cave où l’on pénètre par une trappe dans la tradition du silo (Montluel 1355, Billiat 1324). Il comporte quelquefois un système d’aération nommé tornaven. Le cellier peut avoir une utilisation spécifique : c’est le cas du cellier viticole, ainsi à Bourg (1277) et à Jasseron (1318)26. Du reste certains châteaux comportent plusieurs aménagements qui attestent leur fonction de centre d’une exploitation domaniale. Ainsi à Treffort, l’activité vinicole est attestée par la présence du cellier et celle d’un pressoir, situé sous la cuisine (1302). Bouteillerie et paneterie sont souvent citées ensemble, indice de leur association dans un même local (Saint‑Trivier 1299, Bagé 1337). Citons pour terminer d’autres aménagements mentionnés plus rarement comme la larderie, la glacière et autres clapiers à lapins.

45Ces différents bâtiments, même lorsqu’ils sont organisés selon des plans à peu près réguliers, composent cependant, avec les éléments défensifs que nous n’avons pas évoqués, un ensemble souvent très imbriqué et traversé en tous sens par une population diverse sinon nombreuse. Les comptes nous renseignent aussi d’une certaine façon sur la manière dont sont organisées les communications entre les parties du château et dont s’effectue la circulation au sein de cet ensemble complexe.

1.2.4 Les circulations

46Les communications horizontales s’effectuent au moyen de passages nommés aliours ou alerias qui devaient être des sortes de couloirs couverts, souvent difficiles à distinguer des chemins de ronde. Leur rôle est en bonne part d’assurer une communication entre les différents bâtiments disposés le long des courtines, combinant ainsi les nécessités de la défense de la muraille et de la circulation domestique. Les rares mentions qui concernent leurs dimensions indiquent des parcours parfois longs : ainsi à Saint‑Trivier (1299) le couloir qui joint l’aula à la chambre du seigneur fait 60 pieds soit presque 20 m de long. Il est difficile aussi de distinguer ces passages des galeries extérieures mentionnées plus haut, situées le long des façades des bâtiments, et qui permettent également de passer de l’un à l’autre à sec27.

47Les communications verticales sont constituées par des escaliers à volées droites en bois, ce qui n’exclut pas un caractère monumental en certains cas, tel le scalario magno aule de Saint‑Trivier (1308). La vis (en pierre ou en bois ?) n’est mentionnée que beaucoup plus rarement28. Des communications verticales peuvent être aussi ménagées dans les galeries extérieures superposées, confirmant ainsi le rôle prépondérant qu’elles jouent dans la circulation interne du château.

48La qualité de l’habitat est également d’une manière générale fonction des solutions qui sont apportées à certains problèmes d’ordre pratique. En ce qui concerne les châteaux bressans, le problème de l’eau semble avoir fait l’objet d’une attention particulière. Il s’agit d’une part de l’évacuation des eaux usées, généralement rejetées dans les fossés, depuis la cuisine ou les latrines, et d’autre part de la conduite des eaux pluviales des toitures, soit vers les fossés, soit vers la citerne. Les aménagements consistent dans tous les cas en canaux de bois (conducta, canales), presque exceptionnellement de pierre (bochets)29.

1.2.5 Le mobilier

49Il tient évidemment une place importante dans le mode d’habiter seigneurial. Il s’agit d’une part d’aménagements fixes, comme les armoires murales, ménagées dans la maçonnerie ou fixées en permanence à la paroi30. Il est cependant assez mal représenté dans les comptes. Il faudrait pour avoir une idée plus juste de l’ameublement des châteaux prendre en compte une autre catégorie de sources : les inventaires, Citons, à titre d’exemple, les éléments mentionnés en fonction des pièces. Les meubles les plus répandus sont l’arche (area) sorte de coffre plutôt haut sans atteindre la taille d’une armoire, et la maie (matra) ou coffre bas. On les trouve aussi bien dans les chambres que dans les réserves. Les buffets ou dressoirs se tiennent dans la salle ou la cuisine. Le lit est bien sûr le meuble destiné à la chambre, c’est celui qui est généralement le plus précisément décrit. Les tables (tréteaux et plateaux) et les sièges (bancs et escabeaux) se rencontrent dans la salle31. Si les meubles n’apparaissent que peu dans les comptes, c’est sans doute dû au fait que ces châteaux sont souvent vides et ne sont meublés qu’à l’occasion de la venue du comte. Plusieurs mentions attestent ce fait qui pourrait apparaître comme un cliché : en 1350 à Treffort on commande la fabrication de bancs et de tréteaux au château pour la venue du comte ; en 1385 sont apportés au château de Châtillon un buffet et plusieurs dressoirs en vue de l’arrivée du comte32.

1.2.6 Conclusion

50Cette brève revue donne une idée sans doute assez bonne de l’organisation de la fonction résidentielle des châteaux bressans. Quant aux données archéologiques, elles sont loin, dans l’état actuel de la recherche, d’être aussi abondantes. Il s’agit en majeure partie de plans, levés sur le terrain ou fournis par les planches cadastrales. On a tenté, pour certains d’entre eux, de proposer une reconstitution de la distribution des pièces par report d’indications fournies par les comptes sur ces fonds de plans (exemples présentés ici : Treffort, Jasseron, fig. 3 et 4). En règle générale, les châteaux bressans se présentent sous la forme d’une enceinte quadrangulaire flanquée de tours ; les logis sont disposés à l’intérieur, accolés à la courtine. Fréquemment, on peut restituer une galerie en avant de ces corps de logis. Un trait particulier à ce groupe d’édifices semble se dégager à ce premier niveau de l’enquête, c’est l’importance quantitative du bois sur l’ensemble de la construction ; en effet, si la structure générale et les éléments principaux de la forteresse sont édifiés en maçonnerie de pierre, il apparaît que de nombreux éléments, et notamment les parties du château destinées à l’habitation, sont construites en bois : logis en pans de bois, galeries, escaliers. De nombreux aménagements internes ou externes en font aussi un large usage : planchers, lambrissages, chenaux par exemple.

51En résumé, ces édifices devaient se présenter souvent comme une sorte de coque de pierre –l’enceinte flanquée de tours– abritant un ensemble de constructions de bois. L’apport de l’observation ethnographique à cette restitution est ici capital : l’examen de la maison bressane traditionnelle y compris dans ses formes les plus élaborées confirme ces hypothèses (fig. 5, 6, 7). Il semble en conclusion qu’une certaine image commence à apparaître de ces châteaux bressans. Il s’agit certes d’une image encore largement hypothétique, et qui aura besoin d’être confortée et précisée. Elle fournit néanmoins déjà un cadre précieux à l’investigation archéologique.

1.3 La vie dans les châteaux auvergnats à la fin du Moyen Age

52Si l’étude de la vie dans les châteaux d’Auvergne à la fin du Moyen Age est possible c’est parce qu’une documentation abondante existe et si elle existe, c’est parce que les châteaux étaient vivants ainsi que la seigneurie, cellule sociale qui leur est attachée. Les difficultés de la fin du Moyen Age ont pu dans certains cas accélérer la crise de la seigneurie mais elle a pu aussi, comme en Auvergne, élément de « Autre France », revitaliser la seigneurie en lui rendant sa fonction première, c’est‑à‑dire sa fonction défensive avec le château. Ainsi, loin de décliner, cette structure retrouve‑t‑elle un second souffle. Il convient d’avoir cette évolution générale à l’esprit.

1.3.1 Les sources

53L’essentiel de la documentation est représenté par les comptes seigneuriaux qui peuvent se diviser en trois grands groupes.

54● Le compte du receveur seigneurial part des recettes dont il donne le montant, en faisant généralement la distinction entre muables et immuables et en séparant soigneusement chaque « nature » de recettes, c’est‑à‑dire argent, froment, seigle, avoine, gélines, etc. Le receveur effectuait aussi des paiements sur les recettes. Il s’agissait parfois du règlement d’une dépense globale33, ce qui ne nous apprend rien, ou bien de menus versements (cas où nous avons pu trouver des éléments pour notre recherche). L’intérêt de ces comptes pour notre sujet est donc variable selon que les dépenses payées sont du premier ou du second modèle. Ce type de texte est assez bien représenté pour l’Auvergne, soit dans les archives publiques, soit dans les archives privées. Certes il ne présentait pas pour le seigneur le même intérêt que des titres de propriété. Cependant il pouvait servir en justice contre des redevables récalcitrants. Tout en étant le plus répandu parmi les textes qui peuvent nous servir, il n’est toutefois pas le plus utile. Cela dépend en particulier du degré d’occupation seigneuriale et du rang du seigneur : celui‑ci sera plus fort quand celui‑là sera au plus bas.

55● Les comptes de dépenses mettent l’accent sur les paiements effectués au débit du seigneur. Généralement, ils comportent au début une indication des recettes faites par celui qui tient ce compte et qui est souvent qualifié de » clerc ». Ces recettes sont évidemment des transferts à l’intérieur des ressources seigneuriales, c’est‑à‑dire que ce sont des receveurs qui les lui remettent en argent ou en nature. Puis vient l’énumération des dépenses dans l’ordre chronologique toutes natures confondues. Enfin dans certains comptes on trouve, à la fin, des dépenses classées analytiquement : achat d’épices, salaires. Ces dépenses ne doublent pas les dépenses journalières. Pour les épices par exemple le clerc s’était borné à noter chaque jour « épices de provision ». Derrière cette présentation générale il y a beaucoup de variétés possibles. Souvent les comptes de dépenses ne sont que fragmentaires, ne portant que sur une courte période. En tout cas, ils sont très utiles pour mesurer la vie dans le château. Ils sont toutefois moins nombreux que les précédents car ils n’avaient pas d’intérêt utilitaire. D’autre part le seigneur pouvait gérer lui‑même ses dépenses dans son propre château. Pour Murol, où la conservation des documents a été excellente, il n’y a pas de comptes de dépenses pour le xv^e s.

56● Dans ce cas, on peut espérer trouver le troisième type de texte à savoir des comptes tenus par le seigneur lui‑même : il y a effectivement deux cas de ce genre. L’un, bien connu, est celui de Guillaume de Murol dont on a conservé deux registres que j’ai publiés dans ma thèse secondaire. D’autre part il existe pour le début du xvi^e s. un document comparable, tenu par un seigneur de moindre importance, le seigneur de Beaulieu (petite seigneurie située au sud d’Issoire, en bordure de l’Allier34). Ces registres seigneuriaux sont de présentation assez complexe. On peut les ranger dans la catégorie des » livres de raison ». En effet, si les comptes y prédominent, on y trouve aussi des inventaires de tel ou tel type de biens qui pouvaient servir à l’auteur pour établir un bilan et suivre une évolution ; des notations d’ordre familial et même les états d’âme n’en sont pas exclus. Ce type de document émanant du chef de la seigneurie est évidemment le plus profitable au chercheur.

57En‑dehors de la comptabilité, deux autres types de sources peuvent apporter quelque éclairage sur le sujet. J’ai déjà évoqué les inventaires compris dans les registres seigneuriaux. D’autres peuvent avoir été réalisés de façon autonome. Je n’insisterai pas toutefois sur de tels textes ; en revanche, je me sens personnellement plus engagé dans le dernier type de textes, à savoir les lettres de rémission sur lesquelles j’ai beaucoup travaillé. Une dizaine concernent un château d’Auvergne ou ses abords immédiats et elles apportent ainsi un éclairage sur la vie ordinaire dans ce dernier, même si leur concession est liée à un événement exceptionnel.

58Au total, la documentation est assez abondante. Elle correspond, quant aux comptes, à huit châteaux :
– les châteaux de Vic et Mercurol appartenant aux comtes d’Auvergne situés assez près l’un de l’autre sur la rive orientale de l’Allier (comptes autour des années 1380). Mercurol, plus engagé dans la montagne, servait en quelque sorte de pavillon de chasse alors que Vic était la capitale des comtes35 ;
– le château de Murol au pied des monts Dore pour le xv^e s.36 ;
– le château de Vernines sur la bordure nord des monts Dore appartenant aux d’Estaing, famille seigneuriale originaire du Rouergue qui va s’allier aux Murol pour des comptes de la seconde moitié du xv^e s.⁴ ;
– le château de Lugarde en haute‑Auvergne près de Riom‑ès‑Montagne associé à Vernines⁴ ;
– le château d’Olliergues situé, lui, à l’est de l’Auvergne dans la vallée de la Dore, appartenait à une branche de la puissante famille de Latour ; comptes du début du xv s.37;
– le château du Broc dans le val d’Allier au sud d’Issoire appartint quelque temps à Guillaume de Murol et à son frère⁴ ;
– le château de Beaulieu dans le même secteur géographique, propriété d’un petit seigneur qui, on l’a dit, a laissé des comptes personnels pour le début du xvi^e s.38,

1.3.2 Les lieux

59Il n’est pas question ici de traiter à fond de l’aspect des châteaux auvergnats de cette époque, ce qui supposerait d’ailleurs des recherches archéologiques. En effet parmi les châteaux énoncés, concernés par une documentation écrite, plusieurs subsistent mais ils ont été très remaniés au cours des siècles, si bien qu’il faudrait parvenir à reconstituer leur aspect du xv^e s. Toutefois des images d’époque permettent de s’en faire une idée pour quatre d’entre eux. Le Broc et Saint‑Amant figurent dans l’Armorial de Revel et leur dessin peut être rapproché d’inventaires de mobiliers énonçant indirectement la disposition des pièces. Au début du xvi^e s. un livre de comptes rendus à Catherine de Médicis39 comporte la représentation des châteaux de son comté dont Vic‑le‑Comte et Mercurol. Ce dernier apparaît comme une puissante forteresse mais de dimensions exiguës car il est perché sur un roc abrupt.

60On commencera en mettant l’accent sur deux thèmes intimement liés au problème de la vie dans le château : celui de l’occupation ou de l’abandon du château et, pour les châteaux « vivants », celui de l’évolution vers un habitat plus résidentiel et moins défensif. Sur le premier point, il convient de noter que de nombreuses dépenses ont trait à des travaux de bâtiment, ce qui s’inscrit dans l’idée du maintien de la vie dans de nombreux châteaux, même dans les possessions annexes. Ainsi en 1491, alors que Vernines est passé sous la dépendance de Murol, depuis quelques années déjà est ouvert un compte des réparations faites au château, dont la nature exacte nous échappe : il correspond à une dépense d’une quarantaine de livres en salaires, matériaux et nourriture des travailleurs, somme non négligeable qui permet de rejeter l’idée de l’abandon de Vernines.

61Quant à une évolution du château, il convient tout d’abord de souligner que certains châteaux construits au xv^e s. et subsistant actuellement, tels ceux de Cordés ou Bonnabaud, ont un caractère défensif marqué avec quatre tours aux coins d’un quadrilatère, jointes par des murs épais. C’était aussi, parmi les châteaux retenus dans cette étude, le plan du château de Vernines selon l’ancien cadastre. Au titre de l’évolution, on peut noter toutefois les travaux accomplis en 1471 à Vernines, alors résidence principale, « pour couvrir les quatre tours ». Celles‑ci se rapprocheraient donc par leur couverture d’une construction ordinaire en abandonnant partiellement leur rôle de défense. Ce travail fut important car le receveur dut assurer l’entretien de 431 personnes, beaucoup travaillant au titre des corvées. Notre documentation met aussi l’accent sur le rôle joué par la place devant le château où l’on peut voir une évolution vers un château plus ouvert sur le monde et donc moins défensif. C’est là que se passent plusieurs crimes ou accidents qui ont entraîné l’octroi d’une lettre de rémission à l’occasion de jeux ou d’exercices sportifs40. Parallèlement, autre cadre de lettres de rémission, le jardin semble également retenir l’intérêt des habitants du château41.

62Rentrons maintenant à l’intérieur du château auvergnat du xv^e s. Les inventaires le découpent en salles et chambres, celles‑ci pourvues souvent de dépendances. A Saint‑Amant on compte trois salles et quatre chambres et au Broc une salle et quatre chambres. Il y a également des pièces à caractère technique comme le « pestrin », la cuisine, le four. Plus originales sont les galeries et les « crottes » (caves). Les premières correspondent à la volonté de profiter du jour et du soleil tout en restant à l’abri. On peut y voir une forme laïque de cloître. Cet aménagement reculera au xvi^e s. (suppression notée à Beaulieu et vraisemblable à Murol au premier étage). Peut‑être est‑ce une conséquence du refroidissement du climat ? Les secondes correspondent à la bonne conservation des aliments. On continue d’en créer au début du xv^e s. puisque Guillaume de Murol envisage d’en installer une sous la chapelle qu’il fait aménager. Le mobiliersouligne aussi l’importance de la mise en réserve d’aliments, car il se compose pour une bonne partie d’arches et de cuves. Il y a aussi quelques meubles de rangement plus élaborés. Tables et châlits garnis de diverses pièces de literie satisfaisaient au manger et au coucher. Pour donner aux chambres quelque confort, elles étaient couvertes de tapisseries qui servaient souvent à les nommer. Les inventaires mentionnent aussi de nombreux ustensiles de cuisine qui, par ailleurs, reviennent fréquemment dans les achats effectués par les clercs. Ils sont en matériaux divers : bois, poterie, métal. Un inventaire des meubles du château du Broc en 1425 comporte aussi la mention de quelques armes : six lances ferrées, » un espioc de fer en son baston », trois « arbalestes » qui voisinent curieusement avec les « bacons » et un « bréviaire à un usage de moine ». Ce modeste arsenal n’évoque pas une nombreuse garnison. En fait, les effectifs de celle‑ci pouvaient varier fortement d’un château à l’autre, problème qui va faire l’objet des troisième et quatrième parties.

1.3.3 Les habitants du château

1.3.3.1 Les maîtres

63Un habitant est évidemment particulièrement important à considérer, c’est le propriétaire. En effet, la vie dans le château va se présenter très différemment selon la personnalité de son propriétaire et selon les liens que celui‑ci entretient avec son château.

64On peut distinguer trois niveaux dans l’importance des propriétaires de châteaux :
– le comte d’Auvergne est au rang d’un petit prince ; ce rang supérieur se traduit par exemple par quelques détails : emploi partiel de cire pour s’éclairer, les autres propriétaires ne consommant que du suif ; consommation de cire à cacheter car il a sa propre chancellerie ;
– à l’opposé, le seigneur ne possédant qu’un seul château comme le seigneur de Beaulieu ;
– les autres seigneurs possèdent plusieurs châteaux et représentent donc le type intermédiaire qui est alors le plus nettement répandu.

65En effet le phénomène de concentration des châteaux dans les mains d’un même seigneur, s’il ne datait pas de la fin du Moyen Age, a été sans aucun doute accéléré par la crise qui fit disparaître de nombreux lignages. Guillaume de Murol et son frère, homme d’Eglise, qui ne reçurent de leur père que Murol et un hôtel fort à Vialle en Limagne, y adjoignent Saint‑Amant que leur apporte leur mère, dernière descendante du lignage de Panhac. Puis le décès d’un parent éloigné en 1404 leur permet de rajouter trois châteaux, Chambon, Le Broc et La Roche‑briant, après avoir indemnisé les autres héritiers. Il convient d’insister sur cette concentration qui permet aux seigneurs moins nombreux de maintenir leur train de vie, en dépit de la contraction des revenus de chaque seigneurie. Mais la concentration soulevait un problème, celui de la présence du maître. En fait, il apparaît que les seigneurs auvergnats ont opté pour une politique de maintien de la présence seigneuriale dans tous les châteaux ou presque, grâce à d’incessantes migrations d’une possession à l’autre. Cette politique permettait au seigneur de garder des liens personnels avec ses sujets, ou du moins certains d’entre eux, et donc de conserver à la seigneurie un caractère vivant, de ne pas la ravaler au rang d’un simple prélèvement. Derrière ce principe général, il y a eu cependant selon les cas, des politiques quelque peu différentes.

66Cette politique de présence était conçue d’ailleurs sur un plan familial. Ainsi l’épouse se séparait‑t‑elle fréquemment de son mari. Ou bien la seigneurie était détachée temporairement du gros de l’héritage au profit d’un cadet, homme d’Eglise. Ainsi avant l’héritage de 1404, le frère de Guillaume de Murol, Amblard, avait sa résidence à Saint‑Amant en‑dehors de sa résidence de fonction, puisqu’il était doyen du chapitre de Brioude ; il l’a ensuite transférée au Broc, proche de Brioude.

67L’attitude des comtes d’Auvergne était évidemment différente. Ils ne pouvaient occuper personnellement toutes leurs possessions d’autant qu’ils participaient à la vie de cour. Cependant, ils ne concentraient pas leur résidence en Auvergne sur un seul château mais, d’après les comptes conservés, on constate qu’ils résidaient au moins dans quatre : Vic leur capitale, Mercurol, Château‑neuf devenu Mirefleur et Usson. Quant aux seigneurs moyens une situation d’abandon, contraire au principe d’animation énoncé mais logique, se produit pour deux seigneuries assez proches pour pouvoir être dirigées du même château. Sans doute se réalise‑t‑elle peu à peu à Chambon qui n’est qu’à 5 km de Murol. La recette de cette seigneurie reste toutefois séparée au xv^e s. et le terrier de Chambon de 1472 mentionne les guets dus « in fortalicio de Cbambonis » ; mais il est douteux que les maîtres de Murol y aient résidé.

68On peut examiner d’un peu plus près le cas d’une autre possession des Murol : Saint‑Amant à 20 km de Murol. Au début du xv^e s., il est occupé au moins temporairement par son frère puis, quand celui‑ci, lors d’un partage de biens, choisit Le Broc, on constate d’après les journaux que Guillaume ou son épouse y résident assez fréquemment. Pour la suite du xv^e s. on dispose de quelques comptes du receveur qui permettent d’en percevoir l’évolution. Il y a des caractéristiques d’un certain abandon en ce sens qu’une partie des « chambres » et la cuisine elle‑même sont louées à des habitants, ainsi que les « arches », c’est‑à‑dire les coffres. Mais une servante est embauchée pour tenir la maison. La vigne et le jardin restent en exploitation directe. Aussi en 1449, l’épouse du seigneur de Murol vient y séjourner un mois au moment des vendanges. Par ailleurs, le receveur mentionne de nombreuses petites dépenses lors des passages de Monseigneur ou de ses serviteurs. Saint‑Amant constituait en effet une étape sur la route de Clermont. Cependant dans les comptes conservés des années 1460, le soin de superviser les vendanges incombe à un homme de confiance, Girardi de Glangeon, ce qui marque une certaine désaffection. Dans le dernier compte conservé, celui de 1490, la progression vers l’abandon se poursuit car il n’y a presque plus d’hébergement, non seulement du seigneur, mais même de serviteurs et il n’y a plus de servante embauchée à l’année. Il n’empêche qu’on peut considérer qu’au xv^e s. et même encore au xvi^e s. beaucoup de châteaux et de possessions secondaires, sont occupés temporairement par leur maître.

69Pour juger de la vie dans le château, on devra donc tenir compte des trois niveaux possibles d’occupation :
– château habité en permanence par le seigneur ;
– château habité temporairement par le seigneur ;
– château où le seigneur ne réside jamais.

70Le degré d’occupation est en effet un facteur important de classification des différents styles de vie dans les châteaux, le seigneur n’étant pas seul en cause car s’ajoute son entourage, ce qui se traduit par de gros écarts de population, laquelle à Mercurol varie de 10 à 150 personnes.

1.3.3.2 L’entourage du seigneur

71La famille du seigneur aurait pu être rangée dans la partie précédente car son genre de vie est évidemment identique. On n’a pas rencontré de famille très nombreuse, ce qui peut s’expliquer par les vicissitudes de l’époque qui n’épargnaient pas l’aristocratie. En revanche on constate la présence de nombreux bâtards ; on en trouve au moins un dans tous les comptes utilisés. Leur statut était intermédiaire entre celui d’un membre de la famille et celui d’un serviteur. Parmi le personnel on étudiera d’abord ceux qui restaient en permanence dans le château, qui lui étaient en quelque sorte attachés. Cette catégorie était peu nombreuse. On a quelques chiffres concernant l’époque des opérations militaires. Ce qui est frappant, c’est le petit nombre des occupants par rapport à la majestueuse grandeur de la fortification. Ainsi dans sa déposition à son procès, le fameux routier Aymerigot Marchés évoque un plan qu’il avait conçu pour s’emparer de Nonette, le principal château auvergnat du duc de Berry : se glisser la nuit dans la basse‑cour qui n’est pas gardée et s’y cacher dans des tonneaux et au matin, quand le portier fait sortir les guetteurs et ouvre la porte du château, en profiter pour se jeter dans celui‑ci alors ouvert. Il serait facile de le prendre « pour ce que dedans icelui chastel ne demeure que peu ou nulles gens pour garder icelui chastel ». Selon Froissart (Froissait : 141), corroboré par un procès du début du xv^e s. entre les habitants de Saint‑Flour et l’évêque de Clermont, seigneur du château (Boudet 1900), la prise d’Alleuze aurait été due à l’habileté d’un arbalétrier, membre d’une bande de routiers, qui, d’une distance exceptionnelle, réussit à blesser le portier du château, lequel, ne se croyant pas en danger, les regardait passer de l’autre côté de la vallée. Or lui ainsi éliminé, il ne restait plus personne capable de mettre le château en état de défense42.

72De son côté Guillaume de Murol évoque ces temps difficiles en disant qu’alors son père n’avait que 40 F de revenus sur lesquels il donnait au capitaine 20 F et payait avec le reste le portier, la servante et l’ânier. Ce dernier mis à part, le texte énumère les trois personnages essentiels, et généralement les seuls, en résidence permanente. Le capitaine était le responsable de la défense et pouvait aussi assumer la responsabilité générale du fonctionnement de l’hôtel. Ainsi à Olliergues le compte de 1428 est tenu par Antoine de la Pauze qui s’intitule « maître d’hôtel » et précise en même temps qu’il est « capitaine du chastel ». Le portier était chargé de la garde de jour. Quant à la servante il lui incombait les besognes ménagères. Ce personnel de base à trois personnes était susceptible de quelques variations. A Saint‑Amant il était réduit à deux personnes dans la seconde moitié du xv^e s. : le receveur jouait aussi le rôle de gestionnaire avec un salaire de 6 livres et 6 setiers de froment, et la servante qui était payée avec 2 setiers de froment. Inversement, il est vraisemblable que dans les châteaux occupés par le seigneur, le personnel permanent a été gonflé numériquement au cours du xv^e s. quand la situation générale est redevenue meilleure. A Murol par exemple, on comptait 2 portiers dès 1412 et il y avait aussi un homme à tout faire qui effectuait les besognes de ménage demandant quelque vigueur. Dans les comptes de Mercurol, ce personnel permanent n’est pas pris en compte par le clerc Michel Maissent. En revanche, celui‑ci détaille minutieusement tous les éléments supplémentaires liés à l’arrivée du comte, catégorie de personnel dont il fait lui‑même partie. Certes il recevait des gages annuels qui s’élevaient à 10 livres et 6 setiers de froment, mais il n’habitait pas semble‑t‑il, le château en permanence et de fait il n’aurait rien eu à y faire en période de vide. Son activité commençait toutefois quelque temps avant l’arrivée des occupants car il convenait de faire quelques préparatifs. Il procédait alors à la « garnison » particulièrement en vin et en viande.

73La couche inférieure de ceux qui travaillent à Mercurol, quand le comte y réside, est représentée par les manœuvres qui effectuent des charrois et qui travaillent à la journée. Ils ne sont pas comptés dans les commensaux à part entière car ils ne reçoivent que du pain et encore celui de qualité inférieure, c’est‑à‑dire le « pain bis » qu’ils partagent avec les chiens, le pain de froment étant réservé aux autres occupants. Sont comptés parmi ceux‑ci des salariés recrutés pour la durée du séjour seigneurial afin d’accomplir certaines tâches nécessaires à la marche de l’hôtel : garder du bétail, couper du bois, faire la lessive. Une autre partie du personnel destiné à assurer les besoins de la vie courante et notamment la nourriture des hommes et des animaux suivait le seigneur dans ses déplacements ; c’était le « train » seigneurial. Ce personnel ambulant contribuait à résoudre le problème posé par les fortes variations du nombre des habitants du château. Ainsi, dans les comptes de Maissent apparaissent incidemment le maître d’hôtel et le cuisinier.

74Le gros des effectifs nomades à Mercurol, et ailleurs aussi, est représenté par ceux que Maissent appelle « les gens de Monseigneur ». Ce sont pour la plupart des hommes qualifiés du terme vague de « valet ». Leur fonction était peut‑être en partie domestique, c’est‑à‑dire celle d’un valet de chambre mais ils apparaissent plutôt comme assurant l’escorte du seigneur et ils avaient donc un caractère paramilitaire ; ils se voyaient aussi confier des missions et commissions. Dans les énumérations des commensaux de Maissent ainsi que dans les autres comptabilités, ils se repèrent notamment par le fait qu’ils sont désignés par leur sobriquet et non par leur nom complet. C’est un témoignage à la fois de leur rang social relativement modeste et de la cohésion du groupe seigneurial dont ils étaient un élément important. Les « demoiselles » étaient auprès de « Madame » l’équivalent de ces valets.

75La combinaison du personnel permanent et des éléments du train seigneurial permettait d’arriver à des effectifs certainement importants dans les châteaux du xv^e s. Des lettres de rémission nous donnent en effet l’impression d’un nombreux personnel à en juger par le caractère très spécifique des activités des participants à l’affaire. Ainsi en 1451 une dispute sans motif bien net oppose trois serviteurs du château de Ravel : le fauconnier, le boulanger et le cuisinier. On peut avancer quelques chiffres. A Mercurol les « gens » du comte d’Auvergne ajoutés au personnel sédentaire étaient plus d’une cinquantaine. L’entourage domestique de son fils Jean est à peine moins nombreux. Celui de Guillaume de Murol, seigneur moins important, est de l’ordre de la dizaine. Il est certain que ces nombreux employés représentaient le premier poste des dépenses seigneuriales en ajoutant leur entretien à leur salaire. Sans doute y avait‑il d’ailleurs exagération de la part du maître quant au nombre de ses employés, c’est‑à‑dire qu’ils étaient plus nombreux qu’il aurait été nécessaire, mais ceci s’explique par le fait qu’ils constituaient un élément de prestige et de puissance.

76Enfin le personnel administratif formait un dernier groupe appartenant au personnel seigneurial mais ne résidant qu’épisodiquement dans le château. Ainsi à Mercurol apparaissent de temps en temps le » bailli », juge supérieur et les gens des comptes soit le chancelier et deux autres « sages ». A Murol, en engageant un receveur, Guillaume spécifie qu’il fera « sa déspence quand levaroit sa terre ». Enfin à Olliergues, des clous sont achetés pour faire le châlit de la chambre du « juge » qui devait donc être hébergé au château quand il tenait les assises.

77Du personnel administratif on passe naturellement aux ecclésiastiques car certains agents seigneuriaux étaient d’Eglise. En‑dehors de ceux‑ci on rencontre dans les comptes deux types d’ecclésiastiques. Il s’agit rarement de quelque clerc ou religieux en déplacement qui reçoit l’hospitalité du château ; plus couramment ce sont des visiteurs appartenant au même monde aristocratique que le maître de céans et ayant avec lui des liens de parenté ou de voisinage. Ainsi l’abbé du Bouchet venait fréquemment à Mercurol car cette abbaye cistercienne située à une faible distance était en quelque sorte le Saint‑Denis des comtes d’Auvergne. On arrive enfin parmi les commensaux à des gens qui étaient eux‑mêmes de rang seigneurial. Il s’agissait d’éléments extérieurs qui venaient au château à des titres divers, parenté, voisinage, lien d’homme à homme à la mode de la fin du Moyen Age. De plus, parmi les visiteurs, il ne manquait pas de pique‑assiettes comme ces profiteurs qui entouraient Jean de Boulogne, surnommé précisément le « Mauvais Ménager » et qui le conduisirent à de graves difficultés financières après la mort de son père.

78Comme tous les seigneurs venaient accompagnés de leurs « gens », on arrivait dans le cas de Mercurol à des effectifs très nombreux, de l’ordre de 150 personnes dont on peut se demander d’ailleurs comment ils pouvaient tenir dans cette forteresse en considérant l’exiguïté du site. C’était là sans doute un des mauvais côtés de la vie dans le château.

1.3.4 La vie dans le château

79Un premier sujet d’étonnement est la faible place tenue dans la documentation utilisée par^‑ ce qui a trait au rôle militaire du château. Au total on n’a rencontré que l’armement médiocre du Broc. Pourtant à l’époque des comptes de Mercurol, la guerre de Cent Ans faisait toujours rage en Auvergne sous la forme de coups de main des routiers anglais. Il est vrai qu’après 1392 les opérations cessèrent et que notre région ne fut pas concernée par le conflit des Armagnacs et des Bourguignons. On ne peut conclure cependant à l’abandon de la fonction défensive. Les guets étaient toujours effectués normalement par les sujets même si, selon une lettre de rémission, cette tâche était parfois confiée à de jeunes enfants qui s’en acquittaient peu sérieusement43. Mais une autre lettre tardive de 1479 montre des paysans venus se réfugier avec leurs moutons dans la basse‑cour du château de Lastic en raison du passage de gens d’armes « de peur qu’ils ne les prissent »44. Donc la fonction défensive du château n’a pas disparu et justifie, comme on l’a dit plus haut, une certaine « reviviscence » de la seigneurie. Toutefois, puisque le but de ce colloque est d’envisager plutôt le château comme lieu habité, on n’insistera pas sur les aspects militaires de la vie du château. Celui‑ci a donc comme fonction première d’abriter, au moins une partie du temps, le seigneur et ses gens et sans doute est‑il assez spacieux pour cela, sauf celui de Mercurol où les occupants devaient être entassés. Le confort en revanche laissait quelque peu à désirer quoique les dépenses engagées démontrent partout la volonté d’assurer un ravitaillement convenable en bois et chandelles pour permettre chauffage et éclairage. C’était cependant la satisfaction des besoins alimentaires qui représentait les plus grosses dépenses à la charge du clerc d’autant qu’à celle des hommes s’ajoutait la nourriture des nombreux chevaux puisqu’il n’y en avait guère moins d’un par commensal. On a vu comment il s’organisait pour faire face aux gros effectifs. En cas d’imprévu il était possible de recourir aux « gélines » des redevances comme on le fait par exemple à Murol en 1477 pour la venue du comte d’Auvergne (Charbonnier 1973 : 207)45.

80Quand l’organisation fonctionnait bien, il était tentant pour le seigneur de l’utiliser en‑dehors de sa propre présence. Ici on peut évoquer une forme d’occupation qui est celle de serviteurs placés en quelque sorte en vacances par leur maître dans un château où il ne réside pas pour le moment et qui ne semblent pas y avoir d’activité ; on en a des exemples à Mercurol et aussi à Vernines. Il existait dans le château une activité économique importante dérivant de la consommation, car beaucoup de biens utilisés par les hôtes du château demandaient des travaux. Des charrois dus en corvée apportaient le blé, l’avoine, les bûches et le foin, conjointement avec les ânes du seigneur. A Mercurol, un petit troupeau comprenant des animaux divers depuis les bovins jusqu’à la « polalie » était annexé au château qui y prélevait sa viande au fur et à mesure. Il avait été constitué en prévision de l’arrivée de Jean de Boulogne et le clerc Michel Maissant avait embauché pour lui plusieurs gardiens. Dans le domaine du textile, des artisans venaient parfois exécuter des habits sur place. Cinq couturiers restèrent à Vic plus d’une semaine au service de la comtesse46. Si l’on combine ces dépenses avec les achats effectués auprès des producteurs locaux, on constate que le seigneur redistribuait ainsi une notable part du prélèvement opéré à son profit. En revanche les activités économiques de production étaient réduites autour des châteaux considérés. Il ne s’agit jamais d’une exploitation complète mais seulement d’une activité spécialisée, vigne à Saint‑Amant et Beaulieu, jardin à Saint‑Amant et Olliergues où l’on pratique des cultures originales comme le safran, le pastel, et élevage de « montagne », c’est‑à‑dire avec transhumance sur les estives à Murol et à Vernines.

81Si l’on met à part Le Broc où résidait Amblard de Murol, doyen du chapitre de Brioude, la vie religieuse semble s’être retirée des châteaux à l’exception de Mercurol où des achats d’osties témoignent d’une célébration faite sur place. Il est vrai qu’à Murol et Saint‑Amant l’église paroissiale était attenante à la fortification et donc point n’était besoin d’une célébration castrale. Dans les autres châteaux des seigneurs moyens, il n’est pas trace de culte effectif, même s’il y existait parfois une chapelle. La charité continue à être pratiquée, inégalement d’ailleurs. Elle se faisait sans doute à la porte du château comme le précise une fois le registre d’Olliergues : « Vint un alaman à la porte auquel Monseigneur fit donner 10 deniers. » Chaque dimanche le maître d’hôtel qui tenait le compte remettait au seigneur ou à son épouse quelques deniers « pour offrir ».

82La vie administrative du château tient une place qui varie en fonction de la taille de la seigneurie. Toutefois, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les assises de justice ne sont pas tenues dans le château, mais aux quatre coins de la terre pour y manifester la puissance seigneuriale. A Mercurol les gens des comptes viennent tenir session pendant plusieurs jours. On a relevé aussi à Mercurol la forte consommation de cire à sceller. Le comte avait en effet une chancellerie alors que les autres seigneurs à cette époque se contentaient de passer par les notaires pour la rédaction de leurs actes. Cependant ils avaient eux aussi une comptabilité bien tenue, comme le prouvent les documents qui ont permis l’élaboration de cette étude, et vraisemblablement ces comptes étaient rendus dans le château.

83Une dernière forme de travail peut être envisagée : il s’agit de l’instruction des enfants du seigneur. En fait celle‑ci se déroulait plus souvent dans une ville voisine où étaient placés les garçons ; il en était ainsi dans les familles des Murol et des d’Estaing, seigneurs de Vernines. La solution de l’éducation sur place dans le château, assurée par un précepteur, n’est toutefois pas inconnue. Une lettre de rémission du début du xvi^e s. fut accordée au seigneur de Cussé près d’Ambert qui avait tué accidentellement son palefrenier en voulant faire un mauvais parti au précepteur de son fils. Cet homme s’était révélé un luthérien et avait cherché à endoctriner son élève47.

84Il restait aux châtelains à occuper leurs loisirs ; les comptes nous fournissent quelques éléments à ce sujet. Une première forme de distraction était les visites qu’ils se rendaient entre eux ; il ne s’agissait peut‑être pas toujours seulement de festoyer en commun et il y avait peut‑être des motifs plus intéressés derrière ces déplacements, mais le clerc n’a tenu le compte que des quartes de vin et des pièces de bœuf et non des propos échangés. Parmi les bons repas il faut compter ceux des noces. Un certain nombre sont en effet mentionnées dans nos comptes. Aucun ne concerne d’ailleurs la famille du propriétaire mais seulement un, ou une, de ses serviteurs, ce qui montre les liens affectifs existant au sein de la « mesnie », puisque le seigneur leur offrait le cadre de son château et assumait même les frais des épousailles que le clerc a incorporés dans ses comptes. La chasse apparaît indirectement à Mercurol à travers la nourriture des nombreux chiens du seigneur et celle du personnel (« aveneurs ») qui en avait la charge. Un jour, le 12 décembre 1384, pour faire sans doute une battue générale, Jean de Boulogne fait venir pour chasser « plusieurs hommes et chiens de la terre ». De fait dans les jours suivants, de la venaison de sanglier apparaît dans l’alimentation. Une menue dépense d’Olliergues concerne « l’autour de Monseigneur ». Une seule mention relative aux jeux de société a été rencontrée à Mercurol où Maissent remet « manuellement » 10 sous à son maître pour jouer aux dés (mais il pouvait jouer plus souvent car ce n’était pas normal que Maissent lui remette ainsi de l’argent, c’était en principe l’affaire des receveurs).

85La châtelaine se distrayait sans doute en brodant comme en témoignent quelques achats de fil de soie à Mercurol. Alors qu’elle habite Vic, l’épouse de Jean de Boulogne reçoit un jour au dîner « plusieurs des famés de la ville » (le 12 février), mais les visites féminines étaient beaucoup plus rares. C’était une forme de l’inégalité très marquée alors entre les deux sexes.

86Enfin des distractions plus intellectuelles n’étaient pas exclues puisqu’on trouvait quelques livres dans ces châteaux. Certes, au Broc en 1425, il n’y avait que quatre ouvrages : le Roman de Merli vieux, La dispute de pauvreté et richesse, un roman de bonnes mœurs et un petit livre de sermons, mais il ne faut pas oublier que Guillaume de Murol a troussé quelques poèmes. Ainsi s’écoulait la vie dans le château avec ses joies et ses peines auxquelles participait l’ensemble de ses habitants car tous formaient une communauté fortement soudée autour du seigneur. La majorité des châteaux d’Auvergne restaient au xv^e s. des lieux animés même si financièrement cela paraît dispendieux. Cette prodigalité ne peut se comprendre que par la volonté du maître de maintenir la seigneurie comme une cellule vivante et de ne pas l’abaisser à un pur prélèvement.

1.4 Le triste destin des châteaux médiévaux des comtes de Forez

87Avant de décrire le triste état clans lequel se trouvent au xviii^e s. les châteaux des comtes de Forez, il convient de faire un bref rappel des circonstances qui ont conduit à l’établissement des documents ayant servi de base à cette étude, documents rédigés de manière assez négligée et d’une très méchante écriture justifiant les longues citations de textes qui ne sont pas aisément accessibles, paléographiquement parlant.

1.4.1 Circonstances historiques

88Le comté de Forez, passé aux Bourbons en 1372, figure parmi les possessions du connétable confisquées par arrêt du Parlement du 27 juillet 1527 et remises en apanage à la reine‑mère Louise de Savoie qui les lègue à son fils François I^er en 1530. Dès lors commence pour les seigneuries comtales une succession d’aliénations faites à « reachap » perpétuel48 :
– en 1537 : La Tour‑en‑Jarez, Lavieu, Le Fay, Saint‑Galmier, Saint‑Héand, Virigneux ;
– en 1543 : Cervière, Chambéon et Marclopt, Châtelneuf, Cleppé et Néronde, Crozet, Feurs et Donzy, La Fouillouse, Saint‑Bonnet‑le‑Château, Saint‑Haon, Saint‑Maurice‑en‑Roannais, Saint‑Victor, Sury‑le‑Bois ;
– en 1549 : Saint‑Germain‑Laval.

89Au siècle suivant, la clause de rachat va être utilisée. Trois arrêts du Conseil (4 et 10 juin et surtout 15 juillet 1666) portent réunion du domaine à Sa Majesté avec prescription « qu’il sera faict une exacte visitte […] des chasteaux, maisons, fermes, moulins, fours, halles, palais, auditoires, conciergerie, estangs et austres bastimens pour cognoistre sy les dictz engagistes et fermiers d’iceulx les ont bien et deuement entretenus […] dont il sera faict et dressé des procedz verbaux »49. Si des réparations s’imposent, elles seront faites et leur coût sera déduit du remboursement. C’est en application de ce texte que, le 1^er mars 1667, le procureur de maître François Euldes, fermier général de tous les domaines du roi, requiert Jacques Pouderoux, juge de Forez et lieutenant général au bailliage et sénéchaussée dudit Forez, de procéder à la visite prescrite qui a lieu entre le 3 mars et le 22 juin 1667. Trois ans plus tard, le 1^er octobre 1670, maître Claude Vialet, nouveau fermier général, entre en possession du domaine du pays et comté de Forez. Trouvant ce domaine en mauvais état et ne voulant pas être tenu responsable de cet état de fait, il requiert le même Jacques Pouderoux d’effectuer une nouvelle visite avec estimation des réparations indispensables. Cela débouche sur un second procès‑verbal, dressé du 9 au 14 janvier 1671, les seigneuries visitées étant en nombre moindre qu’en 1667 (8 contre 23) et le texte n’étant parfois qu’une reprise mot à mot du précédent, pour Châtelneuf et Marcilly par exemple. C’est à partir de ces deux documents50, en choisissant celui qui paraît le plus riche et d’un troisième51 bien inférieur en qualité, qui apparaît même comme un brouillon informe mais qui résume parfois la situation de manière commode, qu’est bâti le présent article qui a pour objet de faire découvrir, au‑delà de l’état du xvii^e s., la structure médiévale des châteaux et villes fortes des comtes de Forez (fig. 8 et 9), les archives venant ici comme dans bien d’autres cas, orienter ou appuyer les recherches archéologiques.

1.4.2 Description au xvii^e s. : Montbrison52

90A tout seigneur, tout honneur : pour la capitale du comté, une édition de 1891 (Huguet 1891‑ 92) nous dispense d’une très longue transcription : « Le domaine de ladicte ville conciste en la place d’un chasteau qu’il y avoit anciennement enfermé dans ladicte ville et qui y commandoit, duquel il ne reste autre chose que des bastimens pour l’auditoire desdictes cours, conciergerie, prisons et chambre des archives du domaine, les fortiffications ayans esté demolies. »

91Ce qui reste, pompeusement appelé « palais » et « conciergerie » est assez minutieusement décrit et l’on découvre aisément diverses salles et même la disposition générale :

92● au rez‑de‑chaussée, entrée de la conciergerie avec un degré de pierre de taille de quatre marches ;
– chambre à main gauche où loge l’un des geôliers ;
– cour de la conciergerie et son préau avec vingt‑deux chevrons et leurs traversiers, de neuf pieds de haut et quatre pouces au carré ;
– chambre civile joignant audit préau, où se trouve une cheminée de dix‑huit pieds de haut ;
– chambre criminelle sans jour, une porte qui conduisait au fond vers les lieux communs ayant été murée ;
– lieux communs au fond de la cour du côté de matin ;
– tour du cachot ;
– murailles de la cour, des chambres, tours, archives et cachots dont un grand et six autres plus petits sans doute, le tout mesurant deux cents pieds de longueur et vingt‑deux de hauteur ;
– chambre au‑dessous de la chambre des Elus ;
– deux cachots de femmes ;

93● galerie de la conciergerie, de cent‑quarante pieds de long, dix de large et quinze de haut avec du lambris et un parapet de bois, chaux et briques, « ainsi qu’il paroist en un endroict d’icelle gallerie qui est resté » ;

94● au premier étage, chambre des Elus ;
– salle du palais et auditoire, joignant à la galerie, avec lambris et cinq fenêtres dont deux grandes ;
– chambre du conseil attenante, deux portes donnant sur l’auditoire et sur la galerie ;
– petite chambre sur le derrière de la galerie, appelée chambre de la question ;
– chambre des Consuls, planchée de briques, lambrissée et ayant son entrée dans la tour de la conciergerie.

95Mais dans quel état se trouve cet ensemble ? Lamentable, c’est le moins que l’on puisse dire comme le montreront quelques exemples :
– portes : « Il est nécessaire de faire a noeuf la porte de la chambre civile et un degré de pierre a ladicte entrée a deffault de quoy on pourroit passer au dessoubz et, de même pour celle du grand cachot, de bois chesne […] pour empescher l’evasion des prisonniers » ;
– planchers : « Celui de la galerie ensemble les poultres soubtenant icelluy se sont trouvés pourris et uzés par le temps en telle sorte qu’il fault entièrement refaire a noeuf, quant à la chambre des Consuls, il est necessaire de la plancher de brique comme elle estoit aultrefois » ;
– murs : « Le parapet de la galerie est abattu et sa séparation d’avec la chambre de la question est ruinée despuis longtemps et elle doit être rebâtie de briquettages ».

96La liste pourrait être allongée pour les lambris, les fenêtres, les portes de fenestres, les escaliers, etc. Pour l’ensemble des pièces, telle la chambre des Elus, » on n’y peult plus habiter qu’aveq grand danger. »

97Et que dire du gros œuvre ?
– murailles : des interventions d’urgence s’imposent à l’intérieur, par exemple pour boucher un grand trou de la tour du cachot tant « Pour la suretté des prisonniers […] que pour soustenir la muraille de ladicte tout quy pourroit s’esbouler, à l’extérieur également où, entre autres travaux d’importance, figure un esperon en massonnerie […] de vingt piedz d’haulteur et quinze de larjeur a deffault de quoy ladicte muraille seroit irreparable dans peu de temps estant ouverte en quelques endroictz » ;
– toit : les cheminées sont en mauvais état « […] ainsi que le couvert en plusieurs endroictz et pour ce est necessaire d’y employer trente charretees d’aix et deux ou trois milliers tuilles, sans compter les canaux de fer blanc à placer tout autour du bâtiment pour conduire l’eau dans les latrines. »

98En effet, sur toute cette décrépitude, règne une grande infection due au manque d’air comme dans la chambre criminelle où il faudrait percer une fenêtre mais surtout à la rupture du conduit des latrines. Au total, des réparations auxquelles « lesdictz experz ont dic estre necessaire de travailler incessamment pour evicter la ruine entière de ladicte conciergerie et palais de Montbrison. »

99Et qu’en est‑il des autres châteaux comtaux cités par nos documents, 21 au total dont 19 sièges de châtellenie ? Ils sont ci‑dessous répartis en quatre catégories, commodes mais un peu artificielles parce que ce qui subsiste fait partie tantôt du château lui‑même, tantôt d’un bâtiment annexe, tantôt enfin de l’enceinte du château ou du bourg :
– ceux pour qui ne subsistent que ruines, masures, fondements et murs éboulés : Châtelneuf, La Tour‑en‑Jarez, Lavieu, Le Fay, Marclopt, Montcellier, Virigneux ;
– ceux qui sont presque dans le même état mais avec des éléments identifiables : Donzy, Marcilly, Sury‑le‑Bois ;
– ceux qui ont encore servi de mémoire d’homme : Chambéon, Crozet, Saint‑Bonnet‑le‑Château ;
– ceux qui conservent des locaux utilisables : Cervière, Cleppé, Néronde, Saint‑Galmier, Saint‑Germain‑Laval, Saint‑Haon, Saint‑Héand, Saint‑Maurice‑en‑Roannais.

1.4.3 Châteaux en ruine

100Châtelneuf53
« Nous sommes monté sur une motte fort eslevé en laquelle estoit autrefois le chasteau de ladicte seigneurie de Chastelneuf appartenant a sadicte Majesté ou nous n’avons veu que des ruynes et des masures. »

101La Tour‑en‑Jarez54
Nous nous sommes transportés « […] sur un grand rocher au plus haut dudict bourg sur lequel nous avons veu une vieille tour quarrée sans plancher ny couvert, fendue et menaceant ruyne. »

102Lavieu55
« Sur le sommet de lacicte montaigne de Ladvieu, nous n’y avons veu que des amas de pierres et des murs esboulés et renversés au milieu d’une grande et spacieuse enceinte de murailles tourtes rasées, n’y restant que la moitié de deux tours de lactide enceinte. »

103Le Fay sur Saint‑Jean‑Bonnefonds56
« Sommes entrés dans une place environnée de fossez et a demy ceinte de murailles en roine de quinze thoises en quarté que lesdictz expertz nous ont raporté avoir esté l’ancien chasteau des comtes de Forestz dans lequel n’y a presentement nulle reste des bastimens sinon une partie de la closture esboulée en divers endroicts. »

104Marclopt57
« Il n’y reste seulement que quelques masures et la closture qui estoit de pizey et une tourt ruynée ainsi qu’il nous est mesme apparu, ledict chasteau autrefois fossoyé et a présent les fossés remplis en plusieurs endroictz. » (fig. 10).

105Montcellier58
« Lequel chasteau nous avons trouvé desmoly et miné. »

106Virigneux59
« Ont veu, visité et faict le circuit des murailles faisant la closture dudict chasteau et rapporté que lesdictes murailles sont entierement desmolies et ruynées, n’estant resté que les fondementz d’une grosse tourt a laquelle y a une porte eslevée de quatre toyses, »

1.4.3.1 Châteaux en ruine avec éléments identifiables

107Donzy60
« Nous avons remarqué qu’il estoit composé d’un grand corps de logis et d’une grande tour qu’on appelloit le donjon, lequel chasteau est entierement desmoly et miné, n’y estant presque resté que des masures et fondement. »

108Marcilly61
« Il ne reste autre chose que quelques masures esboulées de la closture d’iceluy et plusieurs pierres du bastiment dudict chasteau et closture et une petite chapelle bastie sur quelques fondemens desdictes murailles sous le vocable de Saint Anne. »

109Sury‑le‑Bois62
« Ayant veu et visitté les murailles servant de closture audict chasteau et faict le tour d’icelles, nous avons trouvé lesdictes murailles presque touttes desmoulies et ruinées jusque au fondement d’icelles […] a l’entrée duquel chasteau a la main gauche nous avons trouvé une cave dessoubz ladicte muraille et une petitte maison au devant ladicte cave et un peu plus advant, du mesme costé, s’est trouvé des masures ou fondement des murailles d’un grand corps de logis et d’une chapelle ensemble d’un pont levis pour entrer dans ledict corps de logis. »

1.4.3.2 Châteaux ayant servi de mémoire d’homme

110Chambéon63
« En 1667, il reste une tour de pileys de terre appelée pizeys, quelques ruynes de murailles aussi de mesme et, proche de l’esglise dans l’enceinte dudict lieu un bastiment dont le dessus sert a fermer les gerbes du dixme dudict Chambeon et le dessous les bestiaux qui sont pris en dommage. Quatre ans plus tard la dégradation est plus avancée : nous sommes transportés en une place dans laquelle place n’y a qu’un bastiment a un estaghe en deux chambres servant a retirer les gerbes du dixme de ladicte segneurie et le dessoubz qui servoit a retirer et mettre les bestiaux prins en domage n’a poinct de portes, laquelle place ledict Jobier et autres habitans ducict bourg de Chambeon ont attesté avoir ouy dire estre le chasteau dudict Chambeon et ayant lesdictz experts veu et visité ladicte place, ilz nous ont dict et rapporté qu’il ne reste aucun bastiment dudict chasteau que quelques fondemenz de la closture d’iceluy et une partye d’une tourt de pizey a l’entrée dudict chasteau et ayant lesdictz expertz veu et visité le bastiment sus esnoncé, ilz ont dict et rapporté qu’il est composé d’un estage divisé en deux chambres, que l’une d’icelles n’a aucun planchier, l’autre qui a une cheminée n’a poinct de degré, ne s’y pouvant monter que par une eschelle et le dessoubz sans portes, a deffault de quoy ledict bastiment ne peult estre habité. »

111Crozet64
« Nous y sommes entrés par la porte la plus basse appellée la Petite porte ou nous n’avons trouvé que le portail, sans aucune porte, les gons mesmes ayant estté arrachés de la muraille. Et estant monsté au chasteau, nous y avons trouvé une enceinte de muraille espesse de dix piedz et une tour ronde de l’espesseur de quatorze piedz, le tot de la longueur dans œuvre de quarente cinq pas sur trente cinq de large […] lesdictes murailles de la haulteur de six thoises dont une partie de la massonnerie est esboulée par le hault […] dans laquelle enceinte il ne paroit aucuen apparence d’esdiffice, et estans entré dans ladicte tour, nous n’y avons trouvé que les murailles sans couvert ny plancher […]. Dudict chasteau, nous sommes descendu a la Grande porte de ladicte ville, flanquée de deux tours rondes, celle de droite n’estant qu’une voulte basse obscure et humide sans aucun couvert […]. Et sortant par ladicte (Grande) porte, nous avons remarqué qu’une grande partie de la voulte du portail et du mache‑colis est tombé et recognu par ce quy en reste que la structure en estoit considérable […]. Le pont quy s’elevoit aultrefois […] ne se compose que de meschantes planches la pluspart pourries et sur lequel il est difficile que les chevaux puissent passer. »

112Saint‑Bonnet‑le‑Château65
« Nous sommes transportez […] au chasteau dudict Sainct Bonnet […] proche l’esglise parroissiale dudict lieu. La visite commence a l’entrée dudict chasteau […] et au devant la grande porte d’iceluy, voutée, au frontispice de laquelle sont les armes du comte de Forestz, de trois fleurs de lys barrées au milieu, en relief, entourées d’un cordon, laquelle face et muraille est de la hauteur d’environ douze thoises et de six de largeur, le tout de pierre de taille avec des creneaux au dessus, icelle porte murée de laquelle porte nous estans avancé du long d’une muraille d’environ neuf ou dix thoises servant de closture au jardin du monastère Saincte Ursule […] dans lequel estans entrez avons trouvé que partie d’iceluy est dans l’enceinte dudict chasteau qui peut estre d’environ de la contenue de neuf coupes et demy Ensuite de ce, ayant faict le tour des murailles de ladicte ville, nous y avons trouvé plusieurs breches et les couvertz des sept tours qui sont en l’enceinte des dictes murailles pourris, sans thuiles, dans lesquelles murailles il y a plusieurs réparations a faire. Avons aussi visitté une grande tour au devant laquelle est un pont levis vintain entrant du fauxfourg de la Verchere en ladicte ville et une porte sur laquelle sont les mesmes armes cy dessus désignées, dans laquelle estans montez avons trouvé les plancher et couvert rompus, y manquant une partie des poultres, haiz et thuiles. »

1.4.3.3 Châteaux qui conservent des locaux utilisables

113Cervière66
La création comtale de la fin du xii^e s. est décrite comme « une ville close de murailles, lesquelles sont en ruyne, concistant anciennement en un chasteau ruyné et demoly […] et en bastiment de maison qui sert de conciergerie. Ladicte conciergerie est composée de quatre estahes, chacun de quarante piedz de long dans oeuvres sur vingt de large ; le premier est a rez de chaulcée separée esgallemenl par un mur basty a chault et pierre, l’un des costés servant de geole pour le bestail pris en dommage et l’autre de cachot pour les criminelz ; dans le second estage il y a pareille separation, y ayant d’un costé la chambre du concierge et de l’autre la chambre servant de prison civille ; le troisiesme estage sert d’auditoire pour l’exercice de la justice de lacicte chastellenie et le quatriesme seivoit de grenier pour serrer les bledz et autres grains des dixmes et rentes de ladicte seigneurie. Et tout ledict bastiment ayant esté visitté par lesdietz experz en nostre presence tant par le dedant que par le dehors, nous ont reporté qu’il fault ref faire a noeuf tout le couvert lequel est entierement pourry et ou la plupart des thuilles manque, qu’il fault replancher a noeuf la moitié de l’auditoire et la chambre du concierge […] que dans le plus hault estage la muraille et esboulée de la longueur de six piedz et haulteur de quatre, qu’il fault faire […] des reprises par pied dans les murailles et rebattre le tout de chault, ce quy est d’aultant plus necessaire que ladicte conciergerie est dans un endroict fort eslevé et beaucoup exposée a la violence et impétuosité des venz et que de plus il y manque quatre ou cinq marche de pierre de taille pour monter du premier estage au second. »

114Cleppé67
Anne Dauphine, duchesse de Bourbon, comtesse de Forez, aimait, dit‑on, cette résidence et il existe, de fait, des registres de comptes pour les aménagements qu’elle y apporta et pour les dépenses entraînées par les séjours qu’elle y fit fin xiv^e‑début xv^e s.68. Qu’en est‑il moins de trois cents ans plus tard ? « Il ne reste aucun bastiment dudict chasteau si n’est un bastiment du costé de vent que l’on nous a dict servir de conciergerie et auditoire, composé de deux estages, le premier servant d’auditoire et le second de grenier au concierge, a l’entrée duquel a la droicte en entrant sont deux cachotz en terre de la profondeur de douze piedz […] dans lesquelz neantmoins on n’oze mettre aucuns prisonniers a cause de la grande humidité d’iceux, lequel bastiment est entrouvert du costé de bize, ce qui est très necessaire de reparer pour en éviter la ruine. D’autre part, il reste de la closture dudict bourg du costré de soir environ trente thoises, dans laquelle closture il y a trois tours et au bout d’icelle une haute tour ronde toute decouverte et en mine. »

115Néronde69
« Y avoit anciennement chasteau dont il reste une grande tour appcllé donjon et quelques bastimens servans d’auditoire et de prisons […] laquelle tour, bastiment et prison lesdietz experz ayant veu et visitté en nostre presence ont dict et reporté qu’ils sont en bon estat. »

116Saint‑Galmier70 (fig. 11)
« Les textes sont ici discordants, l’un mentionnant l’existence d’une conciergerie, l’autre pas : la seigneurie et chastelenie royalle de Saint‑Galmier ville cloze ou y avoit anciennement chasteau fort entierement ruyné, ne restant qu’un bastiment dans la closture dudict chasteau qui sert de conciergerie et prisons et au contraire : il n’y a non plus aucun auditoire ny concierge et […] les prisons sont en mauvais estat. »

117Saint‑Germain‑Laval71
« Nous estant portés a l’endroit le plus eslevé de ladicte ville de Sainct Germain, nous y avons trouvé une enceinte quarrée de haultes murailles de soixante piedz de largeur a chaque face, dont le costé du portail est presque tout desmoly et en ruine, ne restant mesme que cinq ou six pierres dudict portail, dans laquelle enceinte l’on nos a dict avoir esté aultrefois le chasteau de ladicte ville appartenant a Sa Majesté et, y estant entré, nous avons veu a la main gauche une petitte chambre basse et voultée, a rez de chaulcée sinon du costé d’un petit jardin ou elle est enterrée de la haulteur de quatre à cinq piedz, ladicte chambre longue de douze piedz et large de huict, n’ayant aultre jour que par une petitte ouverture quy est dans la porte, estant beaucoup humide et tourte la muraille mouillée du costé du jardin, servant ladicte voulte de chambre criminelle et estant ainsy appellée, au derrier de laquelle est une aultre voulte de pareille longueur et larjeur quy n’a aultre ouverture, entrée ny jour que par un troul grillé de fer au halt de ladicte voulte. En face du portail dudict chasteau est une petitte chambre basse a rez de chaulcée du costé de la court et enterrée des aultres costés de la profondeur de cinq ou six piedz, n’ayant aucun jour que par un petit troul a la porte, que l’on nous a dict estre la prison civille, extremement humide et sentant l’air relent, dont le plancher est pourry et les murs esboulés en quelques endroietz et menaceant ruine, au dessus de laquelle prison est la chambre du concierge dont le couvert et les planchers sont en mauvais estat. A costé de ladicte chambre du concierge, est une salle servant d’auditoire pour l’exercice de la justice, longue de quarente cinq piedz sur dix huict de large, quy menace ruine de toutte part, entrouverte en plusieurs endroict et mesme toutte la face du costé du portail du chasteau entierement desmolie du hault en bas, tout le couvert perdu et le plancher branlant et mal assuré […] au dessoubz de laquelle salle il y a un appartement bas a rez de chaulcée entrouvert de tout costé et menaceant ruine. »

118Saint‑Haon72
« Sommes […] monté au chasteau dudict Sainct Haon ou nous sommes entrés par la grande porte du costé de matin, laquelle nous avons trouvé en bon estat aussy bien qu’une tour eslevée sur le portail et les deux pons aussy en bon estat, l’un levis et l’aultre dormeur, que le ravelin estant a l’entrée du costé gauche est presque tout ruiné […]. Apprés avoir passé la porte, nous avons veu sur la main droicte tout joignat une petite place quarrée de trente pas de diametre ou environ dans laquelle l’on a dict qu’estoit aultrefois le chasteau du roy et des anteiens comtes de Forestz dont il ne paroit plus d’aultre marque que la muraille du dehors du costé du fossé, esboulée par le hault et une tour quarrée de trois estages quy a des bresches en divers endroitz, le premie et le second estage sans couvers ny plancher et le bas estant une voulte estant aultrefois a rez de chaulcée et presentement enterrée de la proffondeur de cinq piedz a cause des terres et matteriaux quy ont esté jettés par divers particuliers dans ladicte place, n’estant resté de libre que l’entrée de ladicte voulte ou l’ong dessend avec peyne et laquelle l’on est contrainct de faire servir de cachot et de prison pour les criminelz, n’y en ayant aucune aultre non pas mesme pour les prisonniers civilz, lesquelz sont gardés dans la maison particuliere du concierge […] dans laquelle voulte lesdietz experz estant entrés nous ont raporté que, ladicte voulte n’estant pas couverte, ilz ont recognu par des fentes et gouttiere qu’il y tombe de l’eau par divers endroiz quand il pleut abondamment […] et de plus que la porte aveq ses ferrures a esté faicte et que pour plus de suretté il serait necessaire de faire une aultre porte comme les marques sont qu’il y en avoit aultrefois […]. Et estant apprés sortis dudict chasteau et faict le tour de la place en dehors sur le fossé, nous avons trouvé l’enceinte des murailles en assés bon estat aussy bien que deux poternes, a la reserve d’un petit ravellin a demy ruiné. »

119Saint‑Héand73
La situation est peut‑être un peu moins mauvaise ici : il faut ouvrir une porte pour entrer dans le château (!) et les travaux qui sont à faire sont moins coûteux que dans bien d’autres cas ; elle n’est pas brillante pour autant : « Il est necessaire de racommoder les degrés de pierre de taille quy est en la cour dudict chasteau pour monter en la chambre ou l’on tient l’audiance et au grenier ; et de faire a noeuf le plancher de la galerie par laquelle il fault passer pour entrer en ladicte chambre ou se tient l’audance et audict grenier, ensemble faire a noeuf le couvert de ladicte galerie, pour estre lesdietz plancher et couvert entierment pourris et ruinés […]. Plus est necessaire de faire a noeuf le plancher de ladicte chambre ou l’on tient l’audiance, n’y ayant que les poultres dudict plancher, de sorte qu’il est necessaire de le garnir d’haix […]. Plus est necessaire de poser une poultre au plancher du dessus du grenier et faire a noeuf ledict plancher pour estre les haix d’icelluy touttes pourries et rompues, plus de mettre et garnir de barreau de fer la grande fenestre dudict grenier du costé de soir […]. Et ayant faict faire ouverture des prisons de la tour dudict chasteau, lesdietz experz estant entré dans icelle prisons, ont dict et reporté qu’elles sont en bon estat. Plus lesdietz esperz ont dict et rapporté qu’il est necessaire de resuivre le couvert dudict chasteau, mesme de passer quelques chevrons et mettre quelques haix en icelluy et que la muraille du costé de midi est rompue d’en hault. »

120Saint‑Maurice‑en‑Roannais74
« Avons faict la visitte des murailles dudict chasteau, lesquelles nous avons trouvé rompues et desmolies et n’y ayant presque que les fondement […]. Et estant entré dans ledict chasteau, nous avons trouvé a la main gauche les murailles d’un bastiment dans lequel soloit estre l’auditoire et le grenier despendant de ladicte seigneurie […] n’y ayant présentement […] porte fenestre, plancher ny couvert audict bastiment, n’y estant resté que les murailles qui menacent ruine. Et estant monté vers la grande tour dudict chasteau, nous avons faict faire ouverture d’icelle […] dans laquelle tour estant entré nous avons trouvé les prisons estant dans icelle en assés bon estat, n’y ayant qu’a boucher un troulx qui est dans ladicte prison et […] lesdietz experz […] ont dict et rapporté que le premier plancher d’icelle est pourry et rompu et que le couvert est aussy tombé despuis deux ou trois années en ça. »

1.4.3.4 Les châteaux sièges des châtelleries ?

121Le bilan que l’on peut dresser à la suite des descriptions qui viennent d’être faites est à l’évidence catastrophique. Comment, dans ces conditions, les châteaux pouvaient‑ils exercer leur rôle de siège de châtellenie ? Sur les vingt qui auraient dû le faire, dix disposent de locaux qui ont une affectation précise mais dont on ne sait, vu leur état, s’ils sont réellement utilisés, à Montbrison en particulier :
– auditoire ou salles de justice : Montbrison, Cervière, Cleppé, Marcilly (dans un bâtiment détaché du château), Néronde, Saint‑Germain‑Laval, Saint‑Héand ;
– conciergerie : Montbrison, Cervière, Cleppé, Saint‑Germain‑Laval et peut‑être Saint‑Galmier ;
– prisons : Montbrison, Cervière, Marcilly, Néronde, Saint‑Galmier, Saint‑Germain‑Laval, Saint‑Haon, Saint‑Héand, Saint‑Maurice ;
– salle d’archives : Montbrison ;
– geôle pour le bétail pris en dommage : Cervière ;
– grenier : Cleppé, Saint‑Héand.

122Trois d’entre eux étaient encore en mesure de rendre quelque service un peu antérieurement, le souvenir étant toujours dans les mémoires : Chambéon, Crozet et Saint‑Bonnet‑le‑Château. Enfin sept en sont totalement incapables, étant en ruine : Châtelneuf, Donzy, La Tour‑en‑Jarez, Lavieu, Le Fay, Sury‑le‑Bois et Virigneux. Mais alors, où rendait‑on la justice ? Le problème est résolu à Saint‑Bonnet‑le‑Château où l’auditoire de la justice « dudict lieu et les prisons […] despuis la demolition dudict chasteau ont été transportées en la maison commune de ladicte ville. »

123Dans des cas moins favorables, on vit avec les moyens du bord, ainsi à Lavieu où l’exercice de la justice se fait en la place publique ou quelque maison particulière. Lavieu est certes une petite châtellenie mais l’on peut prendre l’exemple de Feurs, châtellenie beaucoup plus importante même si elle n’a pas, faute de château, été comprise dans cette étude : il n’y a aucun auditoire, « concierge ny prisons, ce quy est un prejudice notable au publiq. »75

1.4.4 Dates et causes des dommages

124Les documents fournissent ici des renseignements peu satisfaisants, lacunaires et souvent imprécis.

1.4.4.1 Dates

125Souvent les dates, mêmes approximatives, de destruction ne sont plus dans les mémoires, ainsi pour Le Fay, où les experts âgés de cinquante‑cinq et de soixante‑trois ans « ont ouy dire dés leur jeune âge aux plus anciens habitans de ladicte chastellenie qu’ils n’avoient jamais veu ladicte place de chasteau d’une aultre maniéré » ; et de même à Saint‑Germain‑Laval, « les ruines dudict chasteau sont sy antiennes que, jamais veu ledict chasteau en guere meilleur estat, sinon que despuis vingt ans, l’une des murailles de l’auditoire et le portail dudict chasteau sont tombées ». A La Tour‑en‑Jarez, il est question de plus de deux cents ans, ce qui veut sans doute dire le temps immémorial, comme dans les cas précédents.

126Parfois, on obtient tout de même plus de précisions : lors des guerres civiles générales dans tout ce royaume et sous Henry le Grand pour Marcilly, après les guerres civiles de la Ligue pour les fortifications de Montbrison et pour Cervière, ainsi que pour Châtelneuf et Lavieu comme on le verra dans le paragraphe suivant.

1.4.4.2 Causes

127La dégradation se fait sans doute souvent par l’usage du temps, pour reprendre l’expression employée pour la galerie de la conciergerie de Montbrison, mais il y a aussi diverses mentions de destruction volontaire par ordre de Sa Majesté comme à Donzy, et de même à Châtelneuf et Lavieu :

128Châtelneuf
« Ledict chasteau apprés avoir longtemps servy de retraicte aux rebelles et ligueurs durant les troubles de la fin du dernier siecle et avoir […] incommodé le voisinage fut, apprés la paix faicte, entierement razé et desmoly par le commandement du roy Henry le Grand, ce quy nous a esté pareillement certiffié par messire André Montaigne, presbtre curé dudict Chastelneuf. »

129Lavieu
Là aussi, c’est le curé du lieu (âgé de soixante‑quinze ans, exerçant son ministère dans la paroisse depuis trente‑sept ans) qui rapporte, d’après le témoignage des anciens, » que le chasteau fut sappé, miné et desmoly après l’advenue du roy Henry le Grand a la Coronne et les troubles et mouvemens de la fin du dernier sicle cessés, ce quy fut faict par les ordres de Sa Majesté et du gouverneur de la province aussy bien que plusieurs autres endroictz a cause que […] les rebelles et ligueurs s’estoient saisis de plusieurs chasteaux et entre autre de celluy dudict Lavieu, d’ou il faisoient des courses a la grande foulle et oppression du pays. »

130Ces châteaux royaux, les châtellenies étant il est vrai engagées à l’époque des faits, auraient donc été détruits de par la volonté même du roi, mais il existe une autre cause, moins radicale certes, plus pernicieuse sans doute, de l’amenuisement du domaine, c’est l’appropriation par des particuliers des bâtiments qui peuvent encore servir.

131Sur ce sujet précis, on peut distinguer l’emplacement du château disparu, l’enceinte (tours et murailles) et les fossés :
– emplacement du château, autrement dit la place : « Il est occupé par l’esglize et clocher de la parroisse et quelques maisons appartenant a des particuliers à Marclopt, par cinq ou six maisons appartenant a des particulier […] le long du vingtin de la muraille à Sury‑le‑Bois, par une partie du jardin des Ursulines à Saint‑Bonnet et il sert de décharge à Saint‑Haon. »
– tours et murailles de l’enceinte : « A Crozet, une tour est occupée par le nommé Claude Delafey Tasneur et l’entrée d’icelle est fermée dans sa maison quy joinct a ladicte tour, laquelle il faict servir de cellier et cuvage ; à Donzy, dans la muraille servant de closture audict chasteau et costé de matin, a esté nouvellement construict un moulin a bled ». En plusieurs lieux, des portes et fenêtres ont été ouvertes dans les murailles : à Crozet, Saint‑Maurice, Sury‑le‑Bois et Saint‑Bonnet, le procès‑verbal indiquant, dans ce dernier exemple, que « […] cela pourroit causer un notable préjudice, les particuliers ayans destruit et rendu inutile la closture desdictes murailles par les dictes entreprises. »
– fossés : à Crozet, Saint‑Bonnet et Virigneux, est signalée l’existence de jardins privés.

132Comment se sont effectuées ces appropriations ? Il n’y a pas de réponse générale à cette question et l’on pourrait penser à de subreptices initiatives. Pourtant un texte vient à l’encontre de cette hypothèse : « A Crozet, des ouvertures ont été pratiquées dans la muraille de consentement des officiers et habitans, moyennant une assés forte contribution faicte […] pour des reparations publiques et entre autre de l’esglize dudict lieu. »

1.4.5 Conclusion

133En conclusion de cette étude, quel bilan peut‑on dresser ? Des châteaux disparus ou en état de dégradation avancée, des châtellenies sans locaux décents pour l’exercice de la justice et même parfois sans locaux du tout, des particuliers qui empiètent sur le peu qui reste, des réparations lorsqu’elles sont encore possibles, extrêmement coûteuses (3 765 livres pour Montbrison)... L’avenir^‑ ne peut être que sombre et l’inévitable ne va pas tarder à se produire : les réparations ne se feront pas, et dès le 11 avril 1672, une déclaration du roi préparera la cession des seigneuries royales. A la suite d’un édit de mars 1695, elles seront pour la plupart mises en vente à Lyon le 9 janvier 169676 : « Il sera procédé à la vente, revente et alineation à titre d’infeodation, propriété incommutable et deleissement à perpétuité des domaines de chacune des parroisses dépendantes des terres titrées appartenans à Sa Majesté […] spécialement ceux qui suivent, sçavoir […] les chatellenies, terres et seigneuries, revenues et drois dépendans d’icelles dont joüit actuellement le fermier du domaine du roy ». Plus question de clause perpétuelle de rachat et les acquéreurs ne se soucieront évidemment guère de rebâtir des châteaux en ruine et inutiles. Les visites de 1667 et 1671 n’auront servi à rien sauf […] à nous donner une connaissance un peu moins imprécise de ces malheureux châteaux médiévaux des comtes de Forez.

1.5 Vrais ou faux ? L’apport de l’iconographie à l’étude des châteaux médiévaux

134Rechercher les châteaux à travers les images paraît, au premier abord, une démarche nécessaire, séduisante, voire aisée : de même qu’elle apporte des informations indéniables sur l’artisanat, l’outillage paysan, les intérieurs et le mobilier urbain, la vie domestique et familiale, l’iconographie pourrait par conséquent être susceptible de fournir aussi nombre de renseignements utiles pour l’archéologie des châteaux. N’est‑elle pas en effet l’unique source à les représenter et donc les conserver sur toute leur élévation ? En réalité les choses ne sont pas si évidentes et, malgré le nombre incalculable des représentations de châteaux ‑ la plupart des romans médiévaux illustrés de miniatures se déroulant dans leur cadre ‑ rien ou presque ne ressort d’identifiable avant le xv^e s. (fig. 12). Même à cette période, rares sont les images qui présentent une apparence de réalisme et de véracité (Felgenhauer 1973 : 77, 79), contrairement aux époques postérieures (fin xvi^e au xvii^e s.) et au‑delà (Hoek 1962‑63 : 467, 471, 472 ; Renaud 1957).

1.5.1 Les manuscrits

135Parmi les sources manuscrites qui suscitent la peinture de châteaux, les plus utiles se classent en cinq catégories : d’une part, les manuscrits sacrés, vies de Saints, Miroir de l’Humaine Salvation, et surtout livres d’heures pour leurs arrière‑plans, dont certains peuvent être le prétexte à représenter des châteaux véritables : ainsi Les Très Riches Heures du duc de Berry qui combinent les fonctions d’Armorial et de livre de prière ou, à un niveau plus modeste et lointain, Les Heures de Savoie77qui esquissent les silhouettes d’Annecy et de Thonon. D’autre part, les romans d’aventures, cycle arthurien et chansons de geste, Renaut de Montauban, Girart de Rossillon, Garin de Monglenne. Ensuite, les livres d’histoire antique ou contemporaine, Histoire d’Alexandre ou Chroniques de Froissart, Annales de Gênes, parce qu’ils sont des chroniques militaires avant tout. Puis les ouvrages techniques, véritables manuels d’éducation traitant de la vie chevaleresque ou seigneuriale : ainsi Les Echecs moralisés, le Livre des Vices et des Vertus de Valère Maxime, le Livre des Faiz d’arme et de chevalerie de Christine de Pisan, les livres des tournois, les Livres d’Art militaire de Végèce et les livres de la chasse ou ceux pour apprendre à sonner de la trompe78. Sur le plan économique, celui du domaine, le Livre des Profits Champestres de Pierre de Crescens –texte et illustrations liés– n’est pas d’un moindre intérêt, même s’il n’offre que la représentation modèle d’un domaine idéal et non la réalité archéologique des châteaux médiévaux79. Enfin, catégorie à part, les Armoriaux dont l’objet même –et unique– est la représentation de châteaux existants, dépeints dans un but politico‑militaire.

136Mais quelle qu’en soit la source, les images sont d’interprétation difficile, soit qu’elles soient ambiguës, soit qu’elles soient fausses. En effet, le miniaturiste n’a pas le regard d’un architecte : tel n’est d’ailleurs pas son propos. Les châteaux sont donc le plus souvent vus de l’extérieur, réduits à un simple pictogramme80 pouvant même servir à un rébus81.En amorce sur le côté de l’image, porte ouverte par laquelle entre ou sort un chevalier, ou perchés sur le sommet d’une éminence généralement démesurée, les châteaux sont des espaces refermés sur eux‑mêmes, présentés comme inaccessibles... Le perchement des châteaux qui couronnent, dans les images, chaque éminence, est d’interprétation impossible. Que représentent en effet les collines rondes qu’ils surmontent, des mottes, des élévations naturelles82 ? Leur absence même pose un problème : les collines vierges de tout vestige –mais fossoyées83– sont‑elles d’anciennes mottes ? En outre, l’on n’atteint que les châteaux du nord de la Loire : aucune image d’incastella‑mento n’est donc représentée dans l’iconographie…

137Lorsque l’on entre à l’intérieur du château, dans l’image, toutes les miniatures ne sont pas non plus à croire sur parole. La plupart d’entre elles sont l’occasion de représenter des châteaux trop somptueux pour être réalistes ou plutôt pour renseigner sur les châteaux autres que royaux. Par ailleurs, certaines sont volontairement fausses car figurées à titre d’exempla : ainsi le curieux et improbable système de défense interne d’un Livre des Vices et des Vertus, trappe et piège à eau disposés entre la porte et le lit84, s’explique‑t‑il par le sujet traité : « Comment de garde ont usé ceux auxquels les domestiques étaient suspects » ! Si la trappe est plausible –il en existe une au château de Rochebaron– l’emplacement ni la finalité ne le sont. Les manuscrits qu’on croirait les plus fiables, les Armoriaux, ne sont pas non plus totalement crédibles. Nous le savons pour Essertines (Loire), il n’existe pas de coïncidence parfaite des données entre l’image et la réalité obtenue par la fouille. Pis encore, d’un Armorial à l’autre, les mêmes châteaux changent d’allure. Ainsi, lorsque l’on compare l’Armorial d’Auvergne de Guillaume Revel à son équivalent du xvi^e s. aux armes des Médicis, on reste perplexe : Saint‑Babel dans l’Armorial de Revel et Saint‑Babel (fig. 13) dans les Revenus du comté d’Auvergne n’ont plus rien en commun, de même Ybois, ramassé en hauteur dans le manuscrit de l’Arsenal pour répondre aux exigences d’une mise en page et d’un cadrage vertical de l’image85. Mais malgré ces réserves, sur lesquelles il nous faut insister, et qui font de l’iconographie une source mal appropriée à l’étude des châteaux médiévaux, il subsiste quand même –hors les Armoriaux– plus d’une centaine d’images ayant quelque intérêt –un intérêt alors parfois majeur. Globalement, ces images renseignent sur quatre points : l’aménagement intérieur mobilier ; les bâtiments et dépendances annexes internes à la courtine ou immédiatement extérieurs ; la forme et l’apparence des bâtiments castraux autres que les grands châteaux de pierre, maisons fortes (fig. 14), moulins fortifiés, par exemple ; l’économie et la vie féodale et, à travers ce point, la perception du château et de son rôle dans les mentalités.

1.5.2 L’intérieur

138Peu de manuscrits sont à même de présenter des intérieurs comparables à ceux de la majorité des châteaux fouillés. Il faut donc, évitant les manuscrits trop luxueux, rechercher ceux qui, dessinés et coloriés simplement sur papier par des artistes anonymes, inconnus ou expressionnistes, pouvaient être destinés à de moins grands seigneurs et représenter des châteaux moins somptueux. Parmi tous, le Ms Français 1460 de la Bibliothèque nationale de Paris, une chanson de Garin de Monglenne, présentent un intérêt particulier. Toutes les salles sont figurées, toutes les activités seigneuriales visualisées. Peu de meubles y sont représentés, moins que dans bien des intérieurs urbains. La cuisine, éclairée et aérée par une fenêtre localisée auprès de la cheminée, pour l’évacuation de la fumée, un large manteau abritant les ustensiles accrochés et une broche –indice d’un luxe minimal certain. Les pièces à vivre, avec buffet –dressoir‑modeste et, comme dans tous les intérieurs de châteaux représentés, des bancs placés devant des fenêtres avec ou sans coussiège– le coussiège étant déjà indice de l’importance du château et de son rôle résidentiel : celui de Garin de Monglenne ne dispose que de petites fenêtres placées haut86. Enfin, la longue table et son banc, tous les meubles étant groupés exclusivement autour des fenêtres, laissant de grands espaces vides dans les pièces. Les chambres, avec ou sans mobilier textile suivant la qualité et l’aisance du seigneur87, avec ou sans cheminée suivant leur occupant, la cheminée semblant réservée aux femmes ayant des enfants en bas âge. Enfin les oratoires, différents eux aussi suivant la « classe » du château (fig. 15) : simple autel de bois dressé au chevet du lit, avec présence d’une image pieuse clouée au mur dans un château modeste, ou dans le cas du grand château, oratoire en forme de chapelle miniature interne à une pièce avec estrade maçonnée, colonnade et toiture, quand ce n’est pas une pièce spécialement vouée aux fonctions religieuses88.

139Dans ces pièces relativement peu meublées, un important mobilier textile ou végétal et la décoration peinte sont présents comme en compensation. Sols de planches et plafonds sont peints de couleurs à la mode, le rouge, dans l’intervalle réservé entre les poutres ou, au contraire sur les poutres, le bois du plancher de l’étage supérieur restant brut. Les murs des pièces à vivre sont peints de motifs simples sur l’enduit : étoiles à cinq branches mais aussi fleurs de lys, roses à cinq pétales, roseaux voire touffes d’herbe, curieuses incursions de l’extérieur dans un intérieur, de la nature dans le meublé ; ces motifs sont plausibles. Parmi ceux des murs peints des demeures du Roi René en Anjou, on observe des arbres et des couples de tourterelles au domaine d’Epluchard ou de Haute Folie, près d’Angers, et des branches de groseilliers au manoir de Chanzé. Plus sobrement, mais de façon plus colorée aussi, l’enduit est peint en rouge ou en bleu, la salle d’entrée et la cuisine conservant des murs nus et dépourvus de toute note colorée. Enfin les fresques complexes sont rarement représentées –et sous la pression d’un texte qu’elles illustrent– ainsi celle devant laquelle Lancelot se recueille89. Il est intéressant de noter que, d’après les romanciers, elles ont pour fonction de faciliter la méditation du chevalier et de lui faire reprendre courage...

140En l’absence courante de tapis et même de nattes, les meubles sont montés sur des estrades de bois fixes90. Certains éléments spécifiques de la vie seigneuriale sont également représentés dans les images : de larges crochets de fer sont plantés dans les murs pour suspendre les baudriers91 à moins que les pièces de l’armure ne soient étalées sur des bancs‑tables92. Le mobilier textile, outre les courtines du lit, se compose de cloisons mobiles en tissu tendu, créant des espaces de circulation ou masquant des activités : le cloisonnement n’est pas en dur mais en tissu. Un mobilier végétal (fig. 16), accessoire du confort, n’est pas absent des images : contre les murs ou sur les sols sont jetées des jonchées d’herbes, de fleurs ou de roseaux, à l’image des décors peints sur les murs. On recherchait par là fraîcheur et fragrance93. On allait jusqu’à couper de jeunes arbres pour les disposer le long des murs : une miniature des Chroniques de Froissait, évoquant Gaston Phébus, illustre le texte suivant : « Il entra en une pièce qu’il trouva toute jonchée de verdure fraîche et nouvelle, les parois couvertes de verts rinceaux pour faire plus frais et plus odorant, car le temps était dehors terriblement chaud, comme il est au mois d’août »94. Mais au total, pour ce qui concerne les intérieurs, l’iconographie ne fournit que peu de données et peu de renseignements... De manière révélatrice, les extérieurs des châteaux sont mieux connus des miniaturistes.

1.5.3 Les extérieurs

141Au confort de l’intérieur, les miniaturistes préfèrent représenter, peut‑être parce qu’ils le connaissent mieux, le confort des extérieurs. Mais peut‑être aussi parce que, lorsque le temps le permet, les activités se déroulent surtout à l’extérieur, à la chaleur et surtout à la lumière du soleil. Dans les châteaux de plaine et de bord de l’eau au moins, le confort de l’extérieur est omniprésent. Les images le signalent au xv^e s. seulement, mais les textes le prônent dès le xiii^e s. –du moins pour l’Italie. Il s’agit d’une part de la végétation –la beauté– d’autre part de l’eau. Pour Pierre de Crescens, les deux sont liés. Le domaine seigneurial doit comporter un verger dûment entretenu : on doit y ôter les toiles d’araignées aux branches pour le confort des promeneurs, d’une part, et d’autre part construire une fontaine « pour la plaisance » (Crescens : XC, v°). Il faut de surcroît laisser des arbres clans la cour du château pour son embellissement, ce qu’atteste une vision du « chastel de Montventadoux »95 et en planter un sur chacun des côtés du château, deux devant les portes, » pour que les gens [du seigneur] s’y reposent quant il fera grant chault » (Crescens : V, 1^re partie). La vie, en effet, et ceci surtout pour les femmes, semble se dérouler souvent dans l’herbe, devant la porte ; en outre, des cygnes doivent être acclimatés pour « désengencer de grenouilles les fossés de la maison » (Serres 1598 : 37). Des jardins enclos, soit vastes et souvent défendus de murs non crénelés, soit petits et intérieurs au château, sont meublés de banquettes de gazon. Tonnelles et roseraies sont les lieux féminins par excellence : dans le château, c’est à la femme que correspond la nature domestiquée.

142Au contraire, à l’exception des aires d’entraînement au tir à l’arc96, la nature conservée à l’état sauvage est réservée aux hommes. Environnant le château, parfois dessiné abstraitement, pour les besoins de l’illustration, trop proches de lui97, les réserves de chasse et de pêche sont évoquées de manière privilégiée, aussi bien par Pierre de Crescens, ses illustrateurs et ses continuateurs ou clans les livres de la Chasse que dans les arrière‑plans de nombreuses miniatures. La réserve de chasse doit être enclose d’un mur de pierre98 attenante au château et abriter diverses espèces animales, ainsi que l’explique P. de Crescens : « Il y aura aussi lièvres, connins, cerfz, chevreulz et telles bestes sauvages qui ne sont pas de proye […] » (Crescens : XCI). Les miniatures, souvent à vocation didactique, coïncident alors simplement avec la lettre du texte. Ainsi, si la garenne doit être environnée d’un mur de pierres, c’est pour qu’aucun autre animal prédateur n’y puisse entrer –conseillent P. de Crescens et G. Phébus– (« […] et qui veut avoir bonne garenne de la pins doit les faire enclore » [Crescens : XCI]), de même que pour empêcher les lapins de s’enfuir, selon O. de Serres. Le « parc aux grosses bestes sauvaiges » doit comporter « taillis, forêt, pâturages, halliers, eau courante » (Serres 1598 : t. 2, 74). Tous ces éléments sont symbolisés dans l’image. Enfin, dit P. de Crescens, « y aura vivier ».

143Le vivier peut adopter plusieurs formes : on devine que le fossé peut en tenir lieu (fig. 17). On y voit parfois pêcher l’un des gens du seigneur, depuis le pont‑levis abaissé... Il peut aussi s’agir d’une retenue d’eau comme au pied du château de Dourdan, dans Les Très Riches Heures du duc de Berry99 ou d’une dérivation de l’eau des fossés voire d’une déformation du fossé100 : la pièce d’eau est alors de forme carrée. Dernier exemple, le vivier est assez écarté du château pour imposer une clôture de clayonnage et un poste de garde à l’entrée101.

144Lié à la chasse, parmi les bâtiments annexes du château, le logement animal n’est pas absent des images (fig. 18). Il s’agit principalement des chenils et des colombiers. Selon G. Phébus, « le chenil doit être grand et large […] s’il y a grande quantité de chiens. Il doit avoir une porte devant et une autre derrière, et par derrière un beau pré où le soleil donne tout le jour, […] entouré d’une palissade, d’une levée de terre ou d’un mur […]. Il doit y avoir aussi dans le chenil de petits bâtons fichés jusqu’au nombre de 6, entourés de paille […] pour que les chiens viennent pisser là. Et il doit y avoir une ou deux gouttières par où le pissat et les eaux s’en aillent […]. Le chenil doit être bas et non en étage, mais il doit être surmonté d’un étage, afin qu’il soit plus chaud l’hiver et plus frais l’été […]. Et il doit y avoir une grande cheminée pour réchauffer les chiens quand il fait froid ou qu’ils sont mouillés par la pluie ou pour avoir passé les rivières » (Phébus 1986 : 90, 91). Les images de chenils illustrant cette description modèle soit traduisent soit trahissent le texte. Dans le Ms Français 616102, la palissade a reçu la forme d’un polygone et non d’un rectangle. Le pavillon central n’a aucune des caractéristiques nécessaires du chenil rappelées par Charles Estienne, au xvi^e s., « propre et commode » (Estienne : 1, 235), avec ses lucarnes gothiques et son rez‑de‑chaussée ouvert à tous vents : où dorment les chiens ? Nous assistons ici à l’exemple classique d’une miniature trop somptueuse, où est privilégié le sens esthétique aux dépens de l’information technique. Plus plausible est le chenil d’un autre Livre de la Chasse, le Ms Français 1291, avec sa clôture mixte de pierres et de planches de bois et sa porte rongée par les chiens. Celui d’un Lancelot ne propose qu’un enclos maçonné de pierres, attenant au logis103.

145Autre logement animal, le colombier. Pour P. de Crescens, ce doit être une tour large de pierres et de murs « non pas trop haulte, pleine de pertuis de toutes parts ». Sous ces permis, le mur doit être dépourvu de trous pour que rats et souris n’y montent pas. Au sommet, une fenêtre doit être aménagée pour que les pigeons puissent prendre le soleil (Crescens : CXIII). Le colombier du château de Soulanc, dans l’Armorial de Revel, répond globalement à cette définition104. Les auteurs de la fin du xvi^e s. prônent une tour ronde de grande dimension. O. de Serres l’estime meilleur grand que petit « et rond mieux qu’angulaire car les rats y montent moins bien […]. D’ailleurs à meilleur marché le bastirés vous rond, que quarré, ni à pans, pour la pierre de taille que de nécessité convient employer aux angles » (Serres : t. 2, 38, 39). Le colombier d’un manuscrit des Histoires romaines de J. Mansel, correspond déjà, dans la Flandre des années 1460‑1464, à cette définition : en colombages, à toiture de tuiles, épi de faîtage, boulins percés dans la toiture et fenêtre sommitale, et surtout de plan circulaire et à l’abri d’un mur d’enclos105.

146Outre la pêche et la chasse par laquelle on obtient tout à la fois, selon P. de Crescens, viande et « peaux pour fourrer robes » (Crescens : CXI, v°), les jardins potagers et fruitiers pour l’auto‑production vivrière sont particulièrement bien représentés par les miniaturistes. Encore absents des images du xiv^e s. –temps de guerre– ils sont présents dans l’iconographie des romans de la seconde moitié du xv^e s.106 et leur rôle est affirmé sans honte dans les Armoriaux du xvi^e s. : ainsi le château de Mirefleur dans l’Armorial d’Auvergne de l’Arsenal107. Les jardins des miniatures du P. de Crescens sont organisés en » carreau » (Charles Estienne et Olivier de Serres)108. Quant aux vignes, arbitrairement représentées pour les besoins du synthétisme de l’image, dans l’enceinte même du château109, elles doivent, selon P. de Crescens, « être entourées par bonnes clostures affin que les villains gloutons paysans ne les dégastent […] » (Crescens : V v°) ; mais on ne les voit que rarement.

1.5.4 Le rôle du château

147De manière allusive mais claire, le château est associé à un certain nombre de fonctions de type militaire ou féodal. Ces fonctions sont symbolisées soit par des hommes soit par des structures. Le rôle militaire, outre les scènes de guerre, trop stéréotypées, est signalé à la fois par les cloches à sonner l’alarme110 les hangars à armement111 et les guetteurs communiquant de bâtiment à bâtiment en agitant des fanions. On remarque d’ailleurs à quel point cette fonction, le guet, avait dégénéré, au moins dans les grands châteaux dépeints par les miniaturistes de l’école bourguignonne de la seconde moitié du xv^e s. : les guetteurs dorment et les gardes sommeillent à la poterne112.

148Il est manifeste que dès 1450, on se rapproche des châteaux de plaisance du xvi^e s. où, comme à Chambly et Bailleul‑sur‑Cirhe en 1519, les larges fossés et le parc sont transformés en jardins et promenades jusque dans les illustrations des livres relatant les tournois qui s’y sont déroulés113. Dès 1450 également, les miniaturistes se révèlent sensibles à la dégradation puis à l’abandon des châteaux, aussi bien dans les manuscrits romanesques que, pour des raisons plus techniques, dans les Armoriaux, suscitant même des dessins dont l’inspiration se rapproche de celle d’un Victor Hugo dessinant les raines du château de Vianden…114. Nous n’en déduirons pas pour autant que se développe alors le goût esthétisant des ruines ! Moins militaire qu’économique ou judiciaire se révèle dès lors le rôle du château. Les miniaturistes ont coutume de représenter en arrière‑plan des alignements révélateurs de structures relevant du château, esquissées elles aussi en pictogrammes115 : le château, ou la ville fortifiée, le moulin à vent, les potences et gibets, les fourches patibulaires. La haute justice, mal connue, est peu représentée, sinon dans sa phase finale, l’exécution ou les pendus. La basse justice ne l’est jamais, à une exception près : aux yeux des lecteurs et des miniaturistes, sans doute, elle était de peu d’intérêt. Seule la chanson de Garin de Monglenne en dessine les scènes et le déroulement, révélant du même coup les aménagements internes de la salle du château où se déroulent les comparutions : le seigneur, dans une simple chaire de bois, fait face aux plaignants et témoins, assis ou à genoux, en posture de supplication. L’espace intérieur est cloisonné pour la circonstance par une structure de bois à gradins montée sur estrade et enclose116, dont il n’est pas exclu qu’elle était démontable (fig. 19).

1.5.5 Les formes du château et des fortifications

149A l’exception des quelques miniatures réalistes des livres d’Heures ou des Armoriaux, peu d’images enfin rendent compte fidèlement de la forme des châteaux, notamment des structures castrales anciennes ou à faible potentiel défensif, maisons fortes, églises ou moulins. Ce n’est pas une moindre surprise, en effet, que de découvrir, dans les fonds des miniatures des livres d’heures de la première moitié du xv^e s. des moulins fortifiés. Bâtiment de bois perché sur une tour ronde de pierres munie d’archère, protégée d’une courtine circulaire non crénelée avec entrée en chicane, englobant le sommet d’une colline117, le moulin fortifié de la guerre de Cent Ans combine fonction économique et fonction militaire. De même au sommet d’une butte, à l’intérieur d’un mur d’enceinte dont l’accès est protégé par une barbacane en tourelle de plan carré, le moulin s’établit sur une tour ronde à archère au toit conique118. L’éventualité que, pendant les périodes troublées de la guerre de Cent Ans, les moulins aient pu être gardés par une garnison réduite à quelques hommes, n’est pas à rejeter : elle ferait dès lors de certains moulins banaux des structures de type castrai, au moins architectoniquement. La présence de l’un d’entre eux dans un exemplaire du Livre des propriétés des choses, encyclopédie où les images ont traditionnellement un rôle pédagogique ou démonstratif, laisse penser qu’il ne s’agit pas d’une invention issue de l’imagination d’un miniaturiste mais de la représentation véridique de la protection des moyens de production par la fortification, ou de la récupération et de la transformation par des paysans d’anciennes fortifications détruites et abandonnées, phénomène dont nous savons qu’il s’est réellement produit, pour les moulins à vent, en Forez, notamment au xvii^e s.119.

150Moins rares –mais tout de même exceptionnelles– sont les représentations de maisons fortes ou de manoirs. Leur évocation n’intéressait sans doute guère les acquéreurs de manuscrits, possesseurs eux‑mêmes de plus forts bâtiments. Des problèmes structuraux nuisent également à la bonne reconnaissance des mottes, certaines étant à l’état d’abandon au moment où les miniaturistes œuvraient avec le plus de réalisme. Certaines apparaissent peut‑être incidemment, dans des miniatures d’un genre inattendu : L’Annonce faite aux bergers ; espace circulaire fossoyé avec motte et basse –cour entourée d’une palissade120. Si ce type d’image s’avérait un témoignage fiable, il témoignerait de la réutilisation des sites de mottes pour le passage des ovins, les vestiges de l’enclos étant utiles pour éviter que les bêtes ne divaguent et servant de protection contre les loups, la présence d’eau ayant le même rôle en sus de celui consistant à abreuver le bétail. Mais les images sont rares et leur interprétation délicate. Les maisons fortes de plaine apparaissent plus fréquemment. Elles ne sont ni perchées sur motte ni même fossoyées dans la majorité des cas. Le caractère mineur de leur rôle militaire, responsable du faible nombre des représentations, est clairement attesté par un manuscrit franco‑anglais du tout début du xv^e s., Le Roman d’Alexandre, conservé à la Bodleian Library121 : les maisons fortes sont dessinées en marge –et en marge basse– alors que les miniatures principales sont illustrées de grands châteaux de pierre, le rôle inférieur de la maison forte étant ainsi souligné.

151La coïncidence des représentations iconographiques avec les réalités observées par la fouille est particulièrement remarquable dans le cas de ce manuscrit, à partir duquel on pourrait élaborer une véritable typologie (simplifiée) de la maison forte. Au plus bas niveau, la maison noble, au caractère défensif symbolique seulement (fig. 20a). Puis la tour crénelée dont le haut des angles est enveloppé de tourelles, la fonction résidentielle –étant localisée au dernier étage–ultime protection (fig. 20b). Cette tour rappelle celle de West Melland, évoquée par Mrs Le Patourel lors du colloque de Pont‑à‑Mousson (Le Patourel 1986 : 16). Ensuite le cas d’une tour‑porche avec enceinte crénelée circulaire à poivrière englobant le logis résidentiel reconnaissable à sa cheminée (fig. 20c). Enfin une enceinte hexagonale crénelée avec poste de guet et cloche d’alarme, logis résidentiel à plan carré et tour‑escalier (fig. 20d). La comparaison avec la maison forte de Viannen, publiée dans le colloque de Pont‑à‑Mousson (Hoek 1986 : 125), permet d’observer une identité absolue entre les plans au sol d’une maison forte vue par un miniaturiste, et d’une autre révélée par la fouille, et de souligner et d’attester la grande fiabilité que peut manifester la source iconographique en la matière. Le même sens typologique se manifeste dans une miniature des Passages Faitz Outre Mer, ouvrage du xv^e s. rédigé à Troyes122 (fig. 21). Dans le sens de la lecture, de gauche à droite, et du premier plan vers l’arrière‑plan, on observe le grand château, en amorce sur le côté droit de l’image, un site fossoyé, puis successivement, un logis avec tour, annexe et enceinte circulaire non crénelée, un logis avec tour, une tour sans enceinte ni fossé mais défendue partiellement par le méandre d’une rivière. La couleur différente des pierres, gris brun pour les tours, blanche pour les logis, souligne à la fois le caractère plus purement résidentiel du logis et son édification postérieure à la tour, structure préexistante.

152Une autre sorte de typologie hiérarchique est implicitement établie dans une miniature de La Fleur des Histoires de Jean Mansel123, qui symbolise parfaitement le rôle des bâtiments castraux dans l’encadrement des hommes au sein d’une seigneurie : tout en haut, le grand château, auquel s’associent le gibet, puis l’église paroissiale, enfin la maison forte (fig. 22). De manière curieuse et inattendue, cette miniature vient confirmer l’hypothèse de Jean Mesqui sur la relation église‑maison forte, hypothèse rappelée par J.‑M. Pesez dans les conclusions du colloque sur les maisons fortes, tenu à Pont‑à‑Mousson. Le deuxième intérêt de la miniature est la description plausible du bâtiment : colombage surmontant un grand et haut mur de pierre, logis et tour avec hourd en pisé défendant le porche et l’entrée.

153Des maisons fortes isolées, en plaine, sont observables dans l’iconographie flamande et du nord de la France. Ici, tour ronde, mur non crénelé et porche donnent sur une cour avec logis gothique dont la fonction résidentielle est soulignée par la pierre blanche de son bâti, tranchant sur la pierre grise des parties défensives124. Autre exemple, sans enceinte ni fossé, la maison et tour avec annexe125, identique à la maison de Haamstede, en Zélande, publiée par Hoek dans le colloque de Pont‑à‑Mousson (Hoek 1986 : 131, fig. 26). Sa position subordonnée à celle du grand château de pierre est, une nouvelle fois, soulignée par l’image. Un étendard, une barrière pour attacher les chevaux, confirment la fonction noble de la maison, même non fossoyée. On le voit, les Armoriaux ne sont pas les seules sources à pouvoir présenter des images de maisons fortes qui nous permettent d’imaginer leur apparence. Mais contrairement à ces derniers, ils ne localisent pas avec précision le site de la maison. Cependant, ils constituent aussi un élément datant et sont généralement attribuables au moins à une région vaste mais connue : celle de l’origine du manuscrit.

154Si l’on remonte le temps, en décapant les couches stratigraphiques de l’iconographie, les renseignements se font moins nombreux encore, plus difficiles d’interprétation mais aussi plus précieux. L’iconographie des xiv^e et xiii^e s. ne livre, à notre connaissance, aucune image intéressante : l’art y est gracieux ou figé mais sur le plan architectural, non réaliste. Au xii^e s. par contre, dans les marges d’un manuscrit génois daté d’après 1166126, les Annales de Gênes de Caffaro127, certaines représentations ne laissent pas d’évoquer des structures de châteaux sur motte (fig. 23) : tour inscrite dans une double enceinte crénelée, l’une en pierre, l’autre non : s’agit‑il d’une levée de terre ? Au pied de l’enceinte extérieure, au sommet de la « motte », est un fossé en eau. Est‑ce plausible ? Plus vraisemblable est la structure complexe suivante : une enceinte rectangulaire non crénelée, car semble‑t‑il en clayonnage (un poteau sur deux étant apparent) ; un porche d’accès fait face à la motte proprement dite dont le sommet est représenté vu de dessus alors que la motte ne l’est que de profil. Le sommet est couronné d’une enceinte ronde avec entrée protégée par deux tourelles, le bâtiment lui‑même étant flanqué de deux tours crénelées. A droite, la basse‑cour, d’interprétation plus ardue. Deux tours également crénelées flanquent ce qui doit être une seconde entrée. Un fossé en eau figuré en bleu pâle longe l’enceinte extérieure, coulant aussi devant le porche d’accès.

155Plus loin encore dans le temps, une enluminure du début du xi^e s., provenant de Commentaires d’Haimon sur Ezéchiel128. La vue plongeante élimine toute perspective et écrase le relief de ce qui doit être une motte : en effet, la posture inclinée des attaquants évoque leur ascension le long d’une forte pente. De même, l’orientation en ligne de fuite vers le centre de la structure des planches de la palissade extérieure évoque également un relief. Cette palissade peut être située au bas de la pente ou au sommet : on observe la couleur de terre de l’intérieur, contrairement au vert de l’herbe sous les pas des assaillants : il suggère le matériau constitutif de la motte, gazonnée pour éviter que le remblai meuble ne s’écroule lors de la mise en eau des fossés ou de trop fortes précipitations. Au centre une enceinte de pierre crénelée, protège un bâtiment lui‑aussi crénelé, flanqué de deux tours, du même type que celui du manuscrit précédent. Quant à la palissade, la comparaison avec la restitution du château de bois sur motte de South Mimms (fig. 24), dans le Middlesex, daté du xii^e s. (Clarke 1984 : 126), est particulièrement éclairante. Leur ressemblance mutuelle rend compte à la fois du réalisme de l’image et de la justesse de la reconstitution.

156Si ces toutes premières images de châteaux –y compris celles de la broderie de Bayeux– sont exclusivement militaires, les fonctions de résidence et de plaisance, nous l’avons vu, tendent à prendre le pas sur la fonction guerrière jusque dans les Armoriaux dès le xv^e s. Mais l’exigence de confort, la possibilité de cumuler habitation domestique et vie militaire, est beaucoup plus précoce. Si au xvi^e s., il n’est pas anormal de voir un auteur –l’italien Platine– déclarer : « Au printemps, en hiver et automne, principalement ou l’air sera attrempé, nous habiterons plaisamment sur quelques petites mottes de terre qui ayent la vue toute pleine à l’entour » (Platine : f°1 v°), il est plus étonnant de voir exposer dès le xiii^e s., une double explication aux origines de l’installation du « chastel » sur les mottes. Il s’agit de Pierre de Crescens (Crescens : 1^er livre, P4 v°) : « Se doit par toute la terre de la cour mettre autre terre par dessus que l’en y apportera pour la haulcer afin que lin n’y entre pas si aise [fonction défensive] et que les pluies ou autres eaux n’y décourent et pourrissent le lieu » (l’évacuation des eaux, fonction tout à la fois technique et de confort de vie). Cette explication, faussement imputée par Rinaldo Comba, dans le colloque de Pont‑à‑Mousson, à l’installation d’établissements ruraux (Comba 1986 : 322), étonne par son manque absolu de sens symbolique et sa façon de privilégier la contrainte technique...

157Mais outre son côté fort et son confort, dès le xiii^e s. également en France, dans les textes et les images, on se rend compte que le château n’était pas seulement fait pour être fort ; il doit également être beau (fig. 25). Que le château soit beau n’est cependant pas seulement une exigence privée, celle du simple confort. Le château doit être beau pour en imposer au monde extérieur. Parfaitement comprise par les contemporains, cette volonté explique que soit ainsi illustrée, dans La Bible Moralisée dite de Philippe le Bon, la sentence suivante : « Nostre seigneur [Dieu] a regne et cest vestu de biauté et cest vestu de force […] »129. La phrase est illustrée... par un château. De même que le vêtement, le château doit être pour le seigneur à la fois protection et apparence. De même, pour Pierre de Crescens, les haies sont nécessaires « pour la force de la closture et de la délectation des seigneurs qui requierent force et beaulté […] aux maisons ou ils habitent » (p. CXXVI v°). Le mouvement vers le château de plaisance, qu’il soit beau ou confortable, nous semble d’après les images et les textes, s’amorcer bien avant l’époque où les châteaux « forts » vont chuter de n’être plus adaptés à la vie militaire et aux progrès de l’armement.

158Toujours sur le plan des mentalités, on ne peut finalement que s’étonner de l’absence de scènes relatives à la féodalité : peu ou pas d’adoubements (ni veillée, ni bain rituel du nouveau chevalier) qui pourtant, pourraient faire l’objet de plus d’images ; le déroulement de ces pratiques était‑il ignoré des dessinateurs ou leur était‑il « interdit » –les initiations n’ayant pas à être révélées ? On ne voit pas non plus, ou peu, le rôle de refuge, d’accueil des malades ou de l’aumône aux pauvres130. Il faut, pour cela, que soient cumulés le rôle du seigneur et celui de saintainsi, au xiii^e s., La Vie de saint Alexis permet au miniaturiste d’évoquer tel de ces « gens de moult haulte lignee » qui « avoit fait mettre en son palais trois tables pour asseoir orphelins, malades, pauvres » et les coucher, comme l’imagine le peintre, sous l’escalier. Plus allusif est le devoir d’hospitalité qui, au xiv^e s. dans un exemplaire du Roman de Perceval le Gallois, permet d’apercevoir la » sonnette » du château : à l’extérieur, devant la grande porte, suspendue par une chaîne soit à une potence soit à une branche d’arbre –et donc inamovible– est une trompe d’appel métallique servant à corner pour demander l’asile131. Enfin, aucune scène d’engrangement, de perception des impositions, de rédaction des terriers... Aucun paysan n’entre jamais au château, même pour payer ses redevances ! Les châteaux et leur vie quotidienne semblent comme inaccessibles à ceux qui, comme les miniaturistes, n’appartiennent pas à la classe seigneuriale. Le château était‑il, dans les mentalités, un espace clos refermé sur lui‑même ?

159Aussi est‑ce surtout sur la forme et l’apparence extérieure des châteaux, ou par la découverte de nouveaux types de structures fortifiées, tels les moulins (fig. 26), que l’iconographie, réduite à trop peu d’images exploitables à notre gré, joue un rôle essentiel. Mais si peu nombreuses que soient ces images, elles animent les structures trop dénudées que nous livrent les fouilles et les sources écrites et, pour les plus anciennes, elles élargissent le corpus iconographique si réduit que n’offre guère, à l’heure actuelle, que la seule « tapisserie » de Bayeux. C’est là aussi, malgré la faible rentabilité de l’enquête, l’une de ses plus précieuses promesses.

1.6 La mansion, un système original de dévolution temporaire des châteaux de l’Église de Lyon

160Tout au long du Moyen Age et jusqu’à la Révolution, l’Eglise de Lyon a géré ses biens temporels selon un mode très original dont la genèse semble remonter à l’aube du xii^e s. : l’obéance (« obedientia »).

1.6.1 L’Église de Lyon au Moyen Age

161Il convient tout d’abord de rappeler brièvement l’importance de l’Eglise de Lyon au Moyen Age. Sa principauté ecclésiastique équivaut à peu près à la moitié méridionale de l’actuel département du Rhône, soit environ 60 km du nord au sud et moins de 35 km d’est en ouest. Deux villes en défendent l’accès sur l’axe séquano‑rhodanien : Anse et Condrieu. La grande diversité des terroirs, des monts du Lyonnais à la plaine de la Saône, offre une production agricole riche et variée.

162L’Église de Lyon, primatiale des Gaules, possède un patrimoine foncier très important, dès l’époque carolingienne. Elle a eu le souci constant de conseiver ces biens convoités par les laïcs et de les accroître. Ce patrimoine lui conférait une puissance financière et politique considérable. La forte personnalité des évêques qui se succédèrent au cours du xii^e s. permit l’affirmation de son pouvoir territorial. Localement, l’Église se heurta à deux puissances voisines et concurrentes apparues vers l’an Mil. L’interminable querelle entre les comtes de Forez et l’Église s’acheva en 1173 par un traité consacrant par voie d’échange un regroupement géographique des possessions de chacun et attribuant le titre contesté de « comte de Lyon » au chapitre de la cathédrale. La résistance de l’Église à l’expansionnisme territorial des sires de Beaujeu stabilisa les frontières des deux seigneuries dès la fin du xii^e s.

163Le Lyonnais était placé sous la suzeraineté toute théorique de l’Empereur. L’éloignement favorisa le développement d’une politique autonome. En 1157, Frédéric Barberousse abandonna ses pouvoirs régaliens à l’archevêque. C’est Renaud de Forez, élu archevêque en 1193, qui, parachevant l’œuvre de ses prédécesseurs, donna à l’Eglise de Lyon les moyens structurels et politiques de son hégémonie. Cette charnière des xii^e et xiii^e s. marque l’apogée du Lyonnais médiéval. Le refus d’aliéner toute parcelle d’autorité caractérise le pouvoir ecclésiastique lyonnais. Seules les deux villes frontières obtinrent quelques franchises à la fin du xii^e s. : Anse en 1182, Condrieu en 1199. Cette intransigeance poussa les bourgeois de Lyon à faire appel au roi de France. L’Église de Lyon, divisée par les querelles entre chapitre et archevêque, dût accepter en 1312 l’annexion du Lyonnais par la France. Les préoccupations militaires des chanoines disparurent avec l’autonomie politique. Pourtant, la guerre de Cent Ans toucha durement le Lyonnais. La région connut une insécurité permanente, de 1360 jusqu’au milieu du xv^e s., qui entraîna des dépenses mineuses de fortification sans pourtant qu’aucune nouvelle forteresse ne soit édifiée.

1.6.2 Le réseau castral du Lyonnais

164La principale source d’information sur la constitution du réseau castral du Lyonnais demeure L’ohituaire de l’Église de Lyon. Les datations absolues obtenues par dendrochronologie ont chaque fois corroboré ce document. C’est au cours du xii^e s. que semble se constituer un véritable réseau castrai, sous l’impulsion des évêques successifs et avec l’appui des dignitaires du chapitre. Il comprend des édifices construits par l’Eglise et des châteaux préexistant acquis de seigneurs laïcs au gré des opportunités politiques ou financières. Entre 1193 et 1226, Renaud de Forez achève d’établir l’implantation castrale en Lyonnais : les rares seigneuries laïques qui ont subsisté sont placées sous la suzeraineté de l’Eglise –une vingtaine–.

165On peut distinguer cinq grands types de fortifications en Lyonnais : les châteaux‑forteresses, les « châteaux‑enceintes », les enceintes urbaines et villageoises, les églises fortifiées et les maisons fortes (pour mémoire).

166Les châteaux‑forteresses correspondent aux châteaux forts traditionnels ; il s’agit soit d’acquisitions (château de Rochefort), soit de constructions pour le contrôle de positions stratégiques (château des Tours à Anse).

167Les « châteaux‑enceintes » sont constitués d’une vaste enceinte abritant l’église paroissiale, l’administration de la châtellenie et un habitat ; ils peuvent être dépourvus de donjon (« castrum » d’Anse, château de Saint‑Andéol‑le‑Château) ou dotés d’un donjon, sur l’enceinte (Saint‑Cyr‑au‑Mont‑d’Or) ou interne (Saint‑Germain‑au‑Mont‑d’Or). Le réduit défensif quand il existe, n’est pas destiné à abriter une famille seigneuriale dont il serait l’ultime refuge, mais doit permettre au châtelain d’attendre l’arrivée des secours. L’église paroissiale peut se trouver au milieu de l’enceinte ou être comprise dans le système de défense (Saint‑Germain‑au‑Mont‑d’Or). Il ne semble pas qu’il y ait de rapports entre ce type de « château‑enceinte » et l’immunité cimetériale. La vocation de ce type de fortification paraît être la protection du potentiel économique de la seigneurie. Elle abrite les instruments administratifs : siège de la châtellenie, prisons, les outils de production : hommes, bêtes, instruments agricoles, et le stockage des denrées perçues : greniers, ferrières, cuviers ; le châtelain y a sa résidence.

168Les enceintes urbaines et villageoises ne doivent pas être confondues avec les » châteaux‑enceintes », ce sont deux types totalement distincts ; ces enceintes ou « vingtains » sont en général de construction tardive (xiv^e et xv^e s.). Elles abritent un bourg castral ou, plus rarement, un village dépourvu de défenses. L’initiative et le coût de leur construction revient aux habitants eux‑mêmes, le chapitre pouvant accorder une aide exceptionnelle à l’occasion d’une célérité remarquée des travaux.

169Les églises fortifiées sont très rares en Lyonnais ; les quelques exemples connus remontent à la guerre de Cent Ans seulement. Dans le cas de la Tour‑de‑Salvagny, la fortification correspond à un enclos paroissial, mais il s’agit d’un exemple unique. Le seul cimetière fortifié est tardif : la demande des habitants de Lucenay date de 1578.

1.6.3 Son fonctionnement

170Le fonctionnement des fortifications de l’Église de Lyon ne peut guère être étudié avant le xiv^e s. faute de documentation suffisante ; il faut dire que jusqu’en 1360, la région n’a connu qu’une longue paix entrecoupée de brefs épisodes militaires très localisés. La masse considérable de documents dont on dispose à partir du xiv^e s., avec en particulier la série complète des registres des délibérations capitulaires, permet d’aborder les deux aspects du fonctionnement du réseau castral : le temps de paix et le temps de guerre.

171Il est nécessaire de résumer le système de l’« obéance » pour comprendre le mode de gestion des châteaux. En Lyonnais, l’Eglise maîtrise la quasi‑totalité des châteaux, des dîmes et des terres. La permutation de 1173 a contribué à renforcer la cohésion géographique de son domaine. L’obéance constitue la base du système de gestion, elle apparaît dans les textes en 1123. Ses origines sont obscures, mais elle va perdurer jusqu’en 1792 sans modifications majeures. Ce système allie une gestion collégiale et une certaine part de responsabilité individuelle ; il évite toute confusion entre les biens propres d’un chanoine et sa prébende. Il permet également de suivre l’augmentation ou la diminution du domaine foncier. En revanche, il nécessite une comptabilité rigoureuse et complexe qui n’a malheureusement pas toujours été conservée.

172L’obéance est une seigneurie d’importance variable. Elle se compose de biens fonciers, de droits et de revenus, le tout gravitant autour d’un chef‑lieu administratif qui est légalement, dans la plupart des cas, le siège d’une châtellenie. Contrairement au mandement avec lequel elle ne se confond pas, l’obéance n’a pas de limites géographiques fixes. Selon son importance, l’obéance est divisée en portions fictives, les « livres capitulaires », qui servent d’unité de compte. La prébende d’un chanoine (appelée sa « terre ») se compose de diverses « livres capitulaires » obligatoirement prises dans des obéances différentes. L’obéance‑seigneurie possède donc plusieurs coseigneurs, les « co‑obéanciers », qui exercent un pouvoir collégial. A l’origine, lors d’un décès ou du départ d’un chanoine, l’ensemble des prébendes était remis en commun et redistribué ; à partir de 1255, on ne redistribue que les parts vacantes. Mais que faire lorsque trois co‑seigneurs se partagent le château ? Qui va en assurer la défense ? Le Lyonnais est une principauté assez vaste et les chanoines sont astreints à un certain nombre de jours de présence au cloître Saint‑Jean à Lyon. Avec la guerre de Cent Ans apparaît un nouveau terme : la « mansion » ; il figure dans les Actes Capitulaires dès 1368. Il s’agit d’une subdivision de l’obéance correspondant à la seigneurie châtelaine, la seigneurie foncière restant du domaine des obéanciers. Le mansionnaire est en général le co‑obéancier ayant le plus grand nombre de « livres capitulaires » clans la seigneurie concernée (cette procédure sera institutionnalisée à l’époque moderne). La mansion se compose d’abord de la fortification et de la résidence seigneuriale. Elle comporte le droit de juridiction, le droit de commandement, les droits de péage et de pontonnage, les droits de chasse, de pêche, d’abrévis des eaux, ainsi qu’un certain nombre d’autres droits pouvant varier suivant les mansions (droit de langues…). La mansion comprend en outre toujours un bois et souvent des terres ou des vignes particulières.

173Comme le rappelle un statut de 1318, le mansionnaire est astreint à l’entretien des bâtiments qui lui sont confiés. Cette obligation est généralement négligée et fait l’objet de rappels incessants de la part du chapitre, jusqu’à la fin du système. C’est une cause d’innombrables procédures contre les chanoines ou leurs héritiers. Chaque mansionnaire argue du mauvais état de l’édifice lors de sa mise en possession pour dégager sa propre responsabilité dans l’aggravation des dégâts. Les travaux effectués sont réduits au strict minimum, voire totalement absents, ou alors destinés seulement à l’amélioration du confort du mansionnaire. Ce sont naturellement les éléments strictement militaires du château qui souffrent le plus de cette irresponsabilité. A l’origine, le mansionnaire était tenu à une résidence effective dans son château lorsqu’il n’était pas au cloître canonial. Nous verrons plus loin ce qu’il en fut de cette obligation.

1.6.4 La mansion en temps de paix

174En réalité, la mansion n’est qu’un habitat temporaire pour son possesseur. Il la fréquente épisodiquement mais y conserve toujours un logement prêt à le recevoir, même lorsque le bâtiment est affermé. Certains chanoines effectuèrent des séjours assez longs et d’aucuns y moururent, comme Guy Bourgeois en 1511 à Anse. C’est le développement de la fonction résidentielle de ces châteaux, au détriment de leur capacité militaire, qui va accroître leur fréquentation et susciter des travaux d’embellissement. Au xv^e s., on note un abandon quasi général des donjons. Par exemple le donjon de Vaugneray qui s’effondra en 1608 était déjà dépourvu de toiture en 1477 tandis que celui d’Anse n’était pas meublé en 1511. Les tâches normalement assurées par le mansionnaire incombent en réalité au châtelain. C’est un fonctionnaire de l’Eglise de Lyon, présenté par le mansionnaire et assermenté ; il est théoriquement nommé pour l’année. A l’issue de son mandat, il doit se présenter devant le chapitre et démissionner pour être immédiatement réinvesti. Au xiv^e s., le chapitre hésita sur la durée de la charge : fallait‑il la conserver précaire ou bien l’attribuer à vie ? Quelques châtelains furent alors nommés à vie. Au xv^e s. l’annualité de la charge prévalut.

175Le châtelain est astreint à résidence au château. Dans certains cas, il est autorisé à se faire remplacer par un noble assermenté. Il est en général issu de la noblesse locale (la première mention de châtelains remonte à 1272 : ce sont deux nobles, dont un chevalier) ; il assure les tâches théoriquement dévolues au mansionnaire, il préside le tribunal, exécute les sentences, assure le maintien de l’ordre public et la police de la voirie et des foires et marchés. Son salaire est payé en nature pour une part, en espèces pour l’autre. La part en espèces est prélevée sur les revenus de la justice ou fournie par les habitants du mandement. Il ne se dégage pas de règle générale sur la rémunération du châtelain. On voit même parfois certains châtelains astreints à entretenir à leurs dépens une sentinelle et un portier (Anse, xiv^e s.). Pour donner un ordre d’idée, le châtelain d’Anse, la plus importante forteresse du Lyonnais, touche en 1365‑1366, 1 800 litres de vin et 465 litres de froment. Les châtelains révoqués sont des exceptions ; Louis de Bois accusé de vols et de trahison en 1390 n’est révoqué qu’en 1399 à la suite de faux constats d’adultère.

1.6.5 La mansion en temps de crise

176Si le système fonctionne tant bien que mal en temps de paix, il en va autrement en période de crise. Le mansionnaire est tenu d’assurer personnellement la défense du mandement. En réalité, sa participation physique est rare et il se refuse obstinément à rejoindre son château, même lorsque le chapitre le lui ordonne. C’est le châtelain qui convoque vassaux et habitants et qui organise la défense, sur instructions du chapitre et du mansionnaire. Les châteaux du Lyonnais n’ont pas de garnison permanente. En 1330 à Pierre‑Scize, le propre château de l’évêque à Lyon, on ne compte que 12 hommes d’armes. Ces hommes sont enrôlés par le chapitre et placés sous l’autorité du châtelain. A Anse en 1365, la garnison oscille entre 2 officiers nobles plus 4 soldats et 4 officiers nobles et 12 soldats, lesquels ne sont recrutés que pour quelques semaines. En 1366, en situation de danger imminent, on fait venir 24 vassaux du chapitre pour défendre le château. Et en 1417 en pleine guerre bourguignonne, seuls deux châteaux sont nantis de châtelains appartenant à la noblesse. C’est donc sur les habitants eux‑mêmes que repose la défense effective.

177Au xv^e s., les populations commencent à contester le découpage territorial des châtellenies et à refuser de contribuer aux fortifications trop éloignées. A Saint‑Didier‑au‑Mont‑d’Or, les habitants disposaient d’une église fortifiée où ils pouvaient se réfugier. Le chapitre se montra intransigeant mais l’autorité royale donna raison aux habitants de Saint‑Didier pour des raisons d’efficacité immédiate. En 1403, à Saint‑Romain‑au‑Mont‑d’Or, les habitants se réfugient dans une maison des dîmes fortifiée, appartenant à l’évêque, alors qu’ils sont dépendants du château de Couzon appartenant au chapitre. Lors de ces conflits, le pouvoir royal entérine des solutions pragmatiques, au détriment du droit strict.

178Au xiv^e s., on voit un certain nombre d’espaces libres, à l’intérieur des châteaux‑enceintes, cédés à des particuliers à condition qu’ils y bâtissent des maisons. Dans ces derniers cas, il semble que l’on soit passé d’une enceinte à vocation de refuge comportant un habitat permanent très réduit à un véritable bourg fortifié, peu différent par son aspect d’un bourg castrai. Il est intéressant de noter que les habitants du château‑enceinte semblent jouir à la fin du Moyen Age d’une certaine aisance. Lors de la présentation annuelle des armes, en 1567 à Saint‑Germain‑au‑Mont‑d’Or, les mieux armés résident dans le château‑enceinte. Ils représentent 30,3 % de la population en armes. Sur les 26 possesseurs d’une arquebuse, 21 « ont maison au château ».

179L’annexion du Lyonnais par Philippe le Bel en 1312 a provoqué l’abandon de toute politique militaire par l’Eglise de Lyon : aucun château n’est postérieur à cette date. Les fortifications des xiv^e et xv^e s. sont des enceintes urbaines ou villageoises, construites avec l’autorisation de l’Eglise, mais aux frais et à l’initiative des habitants (Grenay : 1364‑1375, Saint‑Genis Laval : 1447…). De fait, la population qui doit déjà assurer la garde et l’entretien du château doit, de surcroît, s’imposer de lourdes contributions pour assurer sa sécurité réelle. Tandis que le chapitre démontre son inefficacité face au danger, la population prend en main sa défense. Le pouvoir royal encourage ce mouvement. Pour les mansionnaires des xiv^e et xv^e s., la mansion n’est pas une charge au service de la communauté, mais plutôt une source supplémentaire de revenu (pour être juste, il faut rappeler que quelques‑uns surent remplir leurs obligations avec diligence). Il faut tenir compte également des attaches familiales des chanoines : en 1438, le nouveau mansionnaire de Rochetaillée hésite à prendre ses fonctions, de peur de déplaire à sa famille qui est alliée au duc de Savoie. Dans sa conception initiale, la mansion était un système remarquable palliant les inconvénients de la co‑seigneurie. Mais l’incurie des mansionnaires a provoqué une véritable crise durant la guerre de Cent Ans. Alors qu’aux xii^e et xiii^e s., l’Eglise de Lyon avait su se doter d’un réseau castral cohérent qui n’eut jamais à prouver son efficacité militaire, aux xiv^e et xv^e s., en revanche, l’état des fortifications et l’organisation de la défense se révélèrent désastreux.