Version classiqueVersion mobile

Les mines d’argent du duché de Lorraine au XVIe siècle

 | 
Jacques Grandemange

Conclusion. De la fouille à l’histoire : essai de corrélation entre textes et terrain

Texte intégral

1Au terme de cette approche de l’histoire des mines ducales du Val de Lièpvre à travers les comptes des receveurs et les données du terrain, des corrélations limitées peuvent être avancées et des hypothèses émises.

2La mine, qu’il faut encore appeler la « Fontaine des Chouettes », apparaît, au moins dans les Vosges, comme une exploitation typique du milieu du xvie s. au regard de sa conception et des techniques utilisées., Celles‑ci s’imbriquent étroitement : la maîtrise de l’acheminement vertical et horizontal des matériaux s’allie à une méthode rapide de percement en deux phases permettant une exploitation accélérée de l’erbstollen et le développement des ouvrages d’aérage dans la mine supérieure.

3Ce faisceau de techniques complémentaires s’inscrit dans un système fonctionnel dont l’essence réside dans la distribution et l’organisation des ouvrages verticaux et horizontaux dans l’espace. Pièce maîtresse de ce système, le « porche perpétuel » modifie profondément les conditions traditionnelles d’exploitation en relayant les principales opérations de manutention et d’entretien : la remontée des cuveaux par les trois puits est abandonnée, la maintenance du système d’aérage est délaissée, l’exhaure par gravité est assurée. Libérée de ses principaux freins techniques et financiers, la mine peut relancer ses activités de production.

  • 1 Munster 1552 : 478. L’auteur ajoute que ces mineurs « furent contreinctz de laisser l’œuvre à cause (...)

4Succédant à une extraction archaïque fondée sur « plusieurs puytz & fosses faictes de longtemps, nommées Bingen »1, cette maîtrise de l’espace souterrain et de ses indissociables techniques caractérise la conception rationnelle des travaux miniers de la Renaissance. Déjà appliqué dès le milieu du xve s. à Pampailly (Benoit, Grandemange 1983 : 212), ce système minier devient un modèle à La Croix‑aux‑Mines grâce aux 25 planches que le peintre Heinrich Gross lui consacre à travers la représentation de la « Rouge myne de Sainct Nicolas » (fig. 54) à une date qu’Albert Ronsin situe autour de 1530. Deux décennies plus tard, dotée de son propre erbstollen, la mine de la Fontaine des Chouettes concrétise cette « première image moderne d’une mine moderne » (Benoit 1982 : 81).

FIG. 54 – « La rouge myne de Sainct‑Nicolas » (Heinrich Gross, folio 26‑27).

Cliché Ecole des Beaux‑arts de Paris.

  • 2 On peut regretter néanmoins que les comptes des receveurs du Val de Lièpvre ne révèlent pas la vie (...)

5Par ailleurs, l’étude des comptes des receveurs apparaît très riche. Les documents confirment souvent et rectifient parfois les idées habituellement retenues quant à l’histoire des mines ducales du Val de Lièpvre. A l’information apportée par de rares rapports dont l’objectivité peut être sujette à caution, ils substituent des données sèches, sans doute, mais exactes2. Malgré de graves lacunes dues à l’inégale conservation des documents, les comptes fournissent d’abord une chronologie. L’activité minière du versant ducal du Val de Lièpvre est tardive. Elle ne se développe que bien après d’autres districts du monde germanique, que ce soit la Saxe, la Bohême ou le Tyrol, mais aussi après certains autres secteurs vosgiens. Au moment où la production du Val de St‑Dié culmine (1523), le Val de Lièpvre ducal ne possède toujours qu’une seule mine productive : St‑Jacques. Ce départ tardif a été celui des mines de moyenne importance. Les chiffres de production leur donnent une durée de vie qui, sauf exception, excède rarement vingt ans. L’ampleur des filons reste modeste même si certains ouvrages se révèlent riches en raison d’un minerai cuprifère pouvant atteindre une teneur de 5 % d’argent. Les productions de métal blanc des mines St‑Guillaume, Notre‑Dame‑de‑Pfennigthorne, St‑Henry‑l’Empereur-au‑Don‑de‑Dieu et Samson ont atteint des niveaux importants et très probablement, quoique les documents étudiés ne permettent pas de les estimer, des profits notables. Ainsi se comprend mieux le dynamisme de la recherche minière particulièrement sensible en 1529, mais aussi ses échecs : sur 276 mines dénombrées, seules 24 ont produit de l’argent, du cuivre et parfois du plomb. Certaines exploitations ont eu des livraisons si faibles qu’elles ne suffisaient pas à assurer l’équilibre financier de l’entreprise. Les concessionnaires eurent ainsi très tôt recours au duc de Lorraine et à l’archiduc d’Autriche qui, au‑delà de l’aide consentie par le biais du 9e denier, durent accorder dès 1568 des subventions aux exploitations en difficulté.

6Les données fournies par les archives et les enseignements du terrain ont chacune leur richesse propre mais leur confrontation permet une vision plus exacte de l’histoire de la Fontaine des Chouettes. Au regard de son important développement, plus de 1 220 m d’ouvrages, et donc de sa durée d’exploitation, cette mine est très vraisemblablement citée dans les comptes des receveurs qui, paradoxalement, ne révèlent pas le percement d’un quelconque erbstollen dans le massif de St‑Pierremont. Malgré un minerai exclusivement cuprifère, la mine a peu produit. Caractérisé par les petits dépilages effectués sur le troisième filon, le seul secteur productif a été peu important tant dans la quantité d’argent, voire de cuivre livré, que dans le temps consacré à son exploitation. En outre, tous les travaux semblent correspondre à une seule phase d’exploitation : l’architecture minière révèle partout le même style, toutes les galeries témoignent d’une même méthode de percement, les pointerolles inventoriées portent toutes le même poinçon, signe probable du travail issu d’une même forge, et surtout, la voie de roulage, assemblée avec des éléments standardisés, n’a jamais été ni très usée ni réparée. Phase unique d’exploitation donc, mais relativement brève aussi, ce qui donne toute son importance à la date de 1569 fournie par la dendrochronologie. A ce moment, le massif de St‑Pierremont est encore très productif, même s’il amorce son déclin. Or, l’exploitation de la mine a commencé avant que ne soit atteint le point où la pièce de bois analysée ait été mise en place. Tout laisse penser que la Fontaine des Chouettes ait donc été en activité au temps de l’apogée de la production des mines de St‑Pierremont.

  • 3 ADMM B 9671, copie A Deg. 3512‑3, p. 8 du compte. Confirmé en 1591 : « Les anciens ouvrages du viei (...)
  • 4 ADMM B 9670 (1582), copie A Deg. 3512‑ 6, p. 5 du compte.
  • 5 A la suite de la traduction du « Rapport sur les mines et chantiers actuellement en cours et en exp (...)
  • 6 ADMM B 9666, f° 8.

7Au‑delà de ces constatations déjà importantes, peut‑on établir une corrélation plus précise entre les textes et le terrain et retrouver l’identité de la mine ? Avant d’essayer de répondre à cette question, il faut rappeler les difficultés inhérentes aux sources écrites. Autour de 1569, les comptes des dépenses font cruellement défaut et la mine ayant peu produit, il est difficile d’utiliser les comptes des recettes. Une détermination est cependant possible à partir de la liste des mines connues du massif de St‑Pierremont. La mine St‑Bartholomy, dont le minerai est exclusivement plombifère, est à exclure tout comme les grosses exploitations ayant produit plusieurs centaines de kilogrammes d’argent : St‑Guillaume, Notre‑Dame‑de‑Pfennigthorne, St‑Henry‑l’Empereur-au‑Don‑de‑Dieu, Samson et St‑Jean. La mine St‑Daniel est à éliminer aussi car très vraisemblablement située dans le vallon du Hénon à proximité de St‑Guillaume. En 1583, ces mines sont d’ailleurs « présentement joinctes par ensemble »3. A ces certitudes s’ajoutent de solides probabilités : la mine Ste‑Barbe, abandonnée en 1581 « par defallance d’aer »4 ne semble pas correspondre5 au système minier de la Fontaine des Chouettes où la circulation de l’air a fait l’objet d’aménagements exceptionnels. La mine St‑Pierre « questoit ung vieille montagne renuncée par les parsonniers et retenue pour nouvelle myne par nouveaulx parsonniers »6 en 1571 n’apparaît pas dans les comptes de dépenses de 1566. Enfin, la mine St‑Abraham, exploitée jusqu’en 1610, connaît une longévité incompatible avec la Fontaine des Chouettes. Ces trois mines s’identifient très mal à l’exemple étudié.

  • 7 ADMM B 8853, f°3.

8Restent deux hypothèses plausibles. La Fontaine des Chouettes pourrait être assimilée à la mine Armenrott, dont l’admodiateur Laurent Driebenbacher « remonstre (en 1557) que depuis dix ans déjà, il a consumé a peu prez tout son bien au labourage d’icelle sans en avoir faict aucun proffi, et avoir exposé plus de trois milz florins »7. Les comptes des recettes ne lui accordent qu’une faible production en 1560 et 1561, soit longtemps après l’ouverture de la mine, or le seul filon exploité à la Fontaine des Chouettes est situé à 75 m de l’entrée. Malgré les difficultés de percement des galeries au xvie s., il est impensable que les mineurs aient mis douze ans à franchir une distance aussi courte. Il est possible aussi que l’exploitation de ce filon ait eu lieu en 1552, année pour laquelle les comptes de production font défaut. En attendant un complément d’informations, l’hypothèse de la mine Armenrott est donc à retenir, mais ce n’est pas une certitude. Compte tenu de la faiblesse de la production, la seconde hypothèse peut être recherchée parmi les mines cuprifères qui n’apparaissent jamais dans les comptes des recettes mais sont portées dans l’inventaire de 1557, telles la mine du Nouvel An pour laquelle les dépenses furent effectuées en 1566 et 1571.

9Ce sont là les seules hypothèses qui, dans l’état actuel de nos connaissances, résistent à la critique. L’approfondissement de l’étude des documents comptables permettra peut‑être de trancher ce cas, mais surtout d’affiner la corrélation avec la mine du Samson, site minier et métallurgique d’importance majeure qui, après six campagnes de fouilles, a déjà révélé d’exceptionnels bassins de lavage boisés, une forge dotée de trois vastes foyers, une halle à charbon de bois, deux ferriers ainsi que l’emplacement exact de son porche de mine.

Notes

1 Munster 1552 : 478. L’auteur ajoute que ces mineurs « furent contreinctz de laisser l’œuvre à cause de l’abondance d’eaue du y regorgeoit, veu qu’ilz faisoyent seulement des fosses & puitx, & non point des allées de cà & là comme on a accoustumé de faire aujourdhuy ».

2 On peut regretter néanmoins que les comptes des receveurs du Val de Lièpvre ne révèlent pas la vie quotidienne des mines et des mineurs comme ceux du Val de St‑Dié pour l’année 1513 (ADMM B 8835 et B 8836) ou ceux de Pampailly en 1455 et 1456.

3 ADMM B 9671, copie A Deg. 3512‑3, p. 8 du compte. Confirmé en 1591 : « Les anciens ouvrages du vieil porche Sainct Guillaume avec les montagnes de Nostre Dame de Pfennigthurn, Kaiser Henrich et Sainct Daniel sont des longues années réduicte à une. » ADMM B 9675 (1591), copie A Deg. 3512‑3, p. 5 du compte,

4 ADMM B 9670 (1582), copie A Deg. 3512‑ 6, p. 5 du compte.

5 A la suite de la traduction du « Rapport sur les mines et chantiers actuellement en cours et en exploitation, maintenant sur le côté lorrain », P. Fluck propose l’identification de la mine supérieure de la Fontaine des Chouettes avec Ste‑Barbe. Malgré une analyse poussée qui le conduit jusqu’à imaginer l’épaisseur moyenne de la partie métallique du filon principal (3,1 mm), sa corrélation avec le rapport de 1578 et plus particulièrement avec les comptes des receveurs est quelque peu Inexacte, l’auteur confondant simplement la mine Ste‑Barbe de St‑Pierremont avec celle de Stimbach... plombifère qui plus est ! (Anonyme 1578 : 88‑90).

6 ADMM B 9666, f° 8.

7 ADMM B 8853, f°3.

Table des illustrations

Légende FIG. 54 – « La rouge myne de Sainct‑Nicolas » (Heinrich Gross, folio 26‑27).
Crédits Cliché Ecole des Beaux‑arts de Paris.
URL http://books.openedition.org/editionsmsh/docannexe/image/36498/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 176k

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique par reconnaissance optique de caractères.

Lire

Open access

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search