Chapitre 1. L’archéologue et les amphores : 1867 à 1907
p. 13‑28
Résumés
Tout au long de ses fouilles, Bulliot trouve beaucoup d’amphores fragmentaires, un matériel auquel il ne s’attend pas et qu’il ne connaît pas. Il les croit « incontestablement gauloises ». Mais il faut mesurer à quel point, dans les années 1867, il mène une œuvre de pionnier, quand l’histoire des amphores romaines est encore dans les limbes et que les ouvrages de référence font totalement défaut. Au travers des descriptions souvent imagées de Bulliot et celles de Déchelette, il apparaît qu’une grande série d’amphores prédomine très largement, celle que nous appellerons plus tard les Dressel 1 italiques. Apprécier la quantité des amphores importées à Bibracte est un point essentiel au plan de l’économie et du mode de vie des Eduens. L’entreprise est délicate et ne peut se fonder que sur l’analyse des rapports de fouilles et du vocabulaire utilisé par les archéologues. Les expressions telles que « monceau d’amphores » ou « amas considérable »... abondent. Il y a des amphores partout, mais il reste difficile de les chiffrer. Leur grand nombre, sans doute, a provoqué toutes sortes de recyclages de ces emballages perdus : matériaux de construction, urnes cinéraires, contenants divers... La prédominance d’un seul type –DI– et la grande rareté des autres suggère un approvisionnement en vin d’une source unique, par des marchands en situation de monopole.
Throughout the duration of his excavation work Bulliot constantly found a number of amphorae fragments, artefacts which he was not expecting to find and of which he had little knowledge. He believed them the originate "without doubt from Gaul". But one must remember to what extent, in 1867, he was a pioneer: the history of Roman amphorae was still an unknown quantity and reference works were totally lacking. Through the frequently picturesque descriptions of Bulliot and those of Déchelette, it seems that one large series of amphorae was distinctly predominant, those which would later be called Dressel 1 Italian. The evaluation of numbers of imported amphorae at Bibracte is an essential point in the study of the Aedui economy and lifestyle. The task is a delicate one and can only be carried out by analysing the excavation reports and the terms used by the archaeologists. Expressions such as "pile of amphorae" or "great heap" abound. There are amphorae everywhere, but it is extremely difficult to know how many. No doubt their great number made it common practice for these single‑use recipients to be salvaged for other purposes: building materials, cinerary urns, containers for various purposes... The predominance of a single type –DI– and the extreme rarity of others suggest a single source of wine supplies, from merchants enjoying a monopoly.
Während seiner Ausgrabungen fand Bulliot viele fragmentarisch erhaltene Amphoren – ein Material, das er weder erwartet noch gekannt hat. Er glaubte, sie seien "einwandfrei gallisch". Man muß freilich abwägen, welche Pionierarbeit er doch geleistet hat – in der Zeit ab 1867, als die Geschichte der römischen Amphoren noch gänzlich unbekannt war und Nachschlagewerke fehlten. Dank der häufig von Abbildungen begleiteten Beschreibungen von Bulliot und Déchelette wurde das Übergewicht einer Serie von Amphoren deutlich, die man später als die italischen Dressel 1– Amphoren benannte. Die Menge der nach Bibracte importierten Amphoren ist ein wesentliches Element in der Erforschung der Wirtschaft und der Lebensweise der Häduer. Das Vorhaben ist heikel und kann sich nur auf die Analyse der Grabungsberichte der demaligen Archäologen und der von ihnen gebrauchten Terminologie stützen. Ausdrücke wie "Haufen von Amphoren" und "beträchtliche Menge" gibt es in Hülle und Fülle. Amphoren gibt es also in jeder Menge, aber es ist schwierig, ihre Zahl zu berechnen. Es war wohl ihre große Anzahl, die dazu führte, daß man diesen zugrunde gegangenen Verpackungsmaterialien alle möglichen Verwendungen zuwies : Sie galten als Baumaterial, als Aschenurnen, als verschiedene Behälter... Die Vorherrschaft eines enzigen Typus, des D 1, und die außerordentliche Seltenheit der übrigen Typen legt nahe, an Weineinfuhr aus einem bestimmten Exportgebiet zu denken, die der Monopolstellung der Kaufleute zu verdanken war.
Texte intégral
1.1 Introduction
1A partir de 1867 et pendant près de trente ans, Bulliot s’installe en été au Beuvray dans la masure qu’il a construite (fig. 1 et 2) pour mener des campagnes de fouilles dans les parties non boisées du site. Il est aidé par des ouvriers et un contremaître.

FIG. 1 – La maison de fouilles de Bulliot d’après une photographie du Musée de Saint‑Léger ; Bulliot est assis à droite.

FIG. 2 – Deux détails de la figure précédente ; à gauche, la belle stature de Bulliot ; à droite, on distingue des panses d’amphores contre les cabanes.
2Les fouilleurs suivent les murs en creusant des tranchées à la pioche. A part de petits ensembles, ils laissent intact le centre de chaque pièce et s’arrêtent au premier niveau du sol antique, sauf exception. Ainsi ils découvrent peu à peu une série de quartiers organisés (Bertin, Guillaumet 1982). Le mobilier exhumé est trié en fonction de l’état de conservation, de la valeur esthétique des pièces : monnaies, objets métalliques, céramiques décorées ou inscrites, poteries grossières... Les fouilles sont ensuite remblayées avec notamment les objets qui n’ont pas été jugés dignes d’intérêt... une grande partie du matériel amphorique sans doute, que Bulliot décrit par les termes de « débris » (60 fois), « fond » (25 fois), « goulot » (23 fois), « anse » (10 fois), « fragment » (9 fois), « amphore brisée » (7 fois), « tesson » (5 fois), « morceau » (4 fois),« dessus d’amphore » (2 fois), « panse » (2 fois), « col » (2 fois), « tas » (2 fois), « partie inférieure » (2 fois), « restes d’amphores » (1 fois), alors que l’expression « amphore » entière ou presque entière est employée 41 fois.
3C’est avec curiosité et étonnement même que Bulliot décrit les amphores qu’il découvre, élément marquant du paysage archéologique du Beuvray dont la première représentation avait été donnée dès 1840 (fig. 3) dans Le Nivernais, Album historique et pittoresque (Morellet et alii 1838‑1840 ; pl. 109).

FIG. 3 – Amphore du Beuvray d’après Morellet, Barat et Bussière (1838‑1840, pl. 109).
4Frappé pourtant par la quantité de ces objets qui sans doute ont rendu le travail plus pénible, Bulliot ne s’interroge guère sur les raisons de leur présence sur le site et les classe tout simplement au rang des poteries indigènes, ce qu’il exprime clairement en guise de conclusion, à la fin de son premier volume (p. 387) : « Toutes les poteries trouvées dans cette exploration du Poré, autour de la muraille à grands blocs, sont incontestablement gauloises. Elles consistent d’abord, comme partout, en débris d’amphores ».
5On ne s’en étonnera pas, si l’on perçoit mieux le caractère pionnier de cette entreprise. Il n’y avait guère de possibilité de comparer les trouvailles à celles de sites voisins ; les travaux d’Alésia, par exemple, ne concernaient pas alors la ville même, mais ses abords (Le Gall 1983). Au reste, dans les années 1867, l’histoire des amphores romaines est encore dans les limbes : les premières grandes publications n’interviennent que plus tard avec les travaux menés en Italie, par Schoëne (Schoëne 1871), puis par Dressel à Rome (Dressel 1878), et Bulliot ne semble pas en avoir eu connaissance. Le Dictionnaire général de l’Archéologie de E. Bosc, paru en 1881, ne connaît pour illustrer le terme « amphora » que les productions de Cnide, Chio et Samos. On ne laisse pas d’être surpris de la place très faible, quasi nulle, qui est encore faite aux amphores et au trafic de vin dans C. Jullian en 1908 (Jullian II 1908 : 330 sq).
6Une vision beaucoup plus organisée transparaît chez Déchelette, homme plus rigoureux et plus cultivé aussi. Il travaille à partir de 1897 et dans les premières années du siècle, bénéficiant certainement d’une documentation meilleure. Il considère que les amphores du Beuvray sont des importations : « Elles étaient importées à l’emporium (Bibracte) par les marchands de vin de la Narbonnaise ou de l’Italie » (Déchelette 1904 : 58) et plus nettement encore p. 79 : « Amphores importées d’Italie ou de la Narbonnaise ». C’est sans doute à la lumière des récents travaux de Dressel (qu’il ne cite pas) que Déchelette associe les D.1 à l’Italie. On explique plus difficilement l’idée d’une origine narbonnaise. Nous suggérons deux hypothèses : soit la référence aux deux amphores vinaires D.2/4 retrouvées au Castro Pretorio à Rome et dont l’origine biterroise est indiquée par les marques peintes (CIL XV, 4 542 et 4 543), soit l’influence des travaux de Hirschfeld et de Bohn qui, en établissant les CIL XII et XIII, ont cru mettre en évidence (faussement d’ailleurs) une production d’amphores en Narbonnaise (Laubenheimer 1985 : 35).
7Chez les deux archéologues du Beuvray, la description des amphores est accompagnée, parfois, de qualificatifs qui relèvent de quatre grandes catégories concernant :
– les objets eux‑mêmes, leur forme et éventuellement leur type, leur taille, leur couleur, leurs timbres ;
– leur quantité ;
– leur fonction de remploi ;
– leur localisation sur le site.
8Ces quatre volets que nous examinerons successivement offrent une image globale du matériel qu’ils ont découvert.
1.2 La forme des amphores
9La vision des amphores chez Bulliot s’oriente dans deux directions : l’une que l’on peut qualifier d’esthétique, aux confins d’une archéologie romantique, l’autre de typologique, marquée par un souci scientifique.
10Une étude rapide des associations du mot montre que, quatre fois et quatre fois seulement (sur les 204 mentions), Bulliot associe l’amphore à une émotion esthétique :
– t. I, p. 73 : « [...] un grand fragment (de 0,60 m de long) d’une belle amphore recouverte d’un vernis sablonneux et verdâtre [...] » ;
– t. I, p. 154 : « Sur un très beau goulot en terre rouge, parfaitement cuit et imitant les terres de Marseille, étaient imprimées les deux lettres P.A […] » ;
– t. I, p. 269 : « deux goulots d’amphore d’une très grande élégance, en terre très friable, évasés, de 0,20 m, avec deux moulures fines au col [...] » ;
– t. I, p. 321 : « une amphore cinéraire du plus beau type [...] ».
11La quatrième mention prête peu à l’analyse : elle montre seulement que pour Bulliot une amphore peut être belle par appartenance à un type et non pour ses qualités individuelles. Ce sont au contraire ces qualités qui fondent la beauté des premiers documents dont l’un est un grand fragment et les autres des « goulots ». La « beauté » du premier n’est point expliquée : elle ne peut pas provenir du « vernis sablonneux et verdâtre » (ce dernier adjectif étant normalement péjoratif). Pour le premier goulot, il est « parfaitement cuit » et censé imiter des vases de Marseille (connotation certainement valorisante pour cette céramique qu’il croit barbare). Les deux derniers goulots (traités ensemble) sont « d’une grande élégance » (seul emploi de ce mot : dans les trois autres occurrences, c’est le mot beau qui est utilisé, dont deux fois au superlatif). Cette « élégance » est peut‑être due au fait qu’ils sont « évasés » et aussi à leurs « deux moulures fines au col » (à noter l’épithète fines qui est en relation avec l’élégance de ces pièces).
12Cette brève incursion dans l’imaginaire amphorique de Bulliot amène à constater que ce mobilier utilitaire peut éveiller en lui une certaine émotion esthétique –que l’analyse du champ sémantique d’amphores permet quelque peu d’expliciter– et qu’il a une certaine dilection pour les « goulots », sans doute pour leur caractère décoratif. Furtives notations dans cet austère ouvrage...
13Pour l’étude des amphores, la bibliographie de Bulliot se limite à une seule publication, l’étude des Inscriptions céramiques de Grèce par A. Dumont, parue dans les Archives des Missions scientifiques et littéraires, en 1871. Ce volumineux travail, consacré essentiellement aux amphores grecques, donne les formes et les dimensions d’amphores de Rhodes, de Cnide et de Thasos et une vaste liste de timbres. Cependant Bulliot n’identifie aucune amphore grecque au Beuvray, mais note simplement (I, p. 244) que le timbre A (ici sur D.1) figure aussi sur des amphores de Cnide (Dumont : pl. XIV, 18 et 19).
14Bien qu’il ne décrive pas systématiquement la forme des amphores de chacune de ses découvertes, il oppose, au fil des trouvailles, quelques formes exceptionnelles et rares à une série courante.
15Ce sont d’abord des amphores qu’il qualifie d’étrusques : t. I, p. 201 « Deux se faisaient remarquer par leur forme étrusque, longue et effilée, et par leur profil droit, terminé en pointe à la partie inférieure ». Ce terme d’étrusque, dont Bulliot n’explique pas l’origine, nous paraît assez mystérieux et nous ne voyons pas, à travers les amphores qu’il a représentées, à quelle forme il fait allusion.
16Il remarque aussi, t. I, p. 269 « [...] deux goulots d’amphores d’une grande élégance en terre friable, évasés, de 0,20 m, avec deux moulures fines au col et recouverts d’un enduit gris, rugueux comme le grès, deux anses rondes de 0,025 m de diamètre [...] ». La pâte, la couverte et le col évoquent les D.7/13. Nous avons retrouvé des fragments de ce type dans les collections et Bulliot a représenté une amphore intacte dans la pl. XXIX de son Album (fig. 4).

FIG. 4 – Les amphores représentées par Bulliot, Album, pl. XIX, deux D.1 ; pl. XXIX, nos 2, 7, 9, 11, 12 et 13, anses, cols et panses D.1, no 10, D.7/11 entière.
Photo A. Maillier, base du Beuvray.
17Il signale enfin, t. I, p. 283 « une amphore en terre jaunâtre de forme et de provenance particulière, dont la panse ovoïde était surmontée d’un col court et évasé, contrairement aux formes habituelles des autres amphores du Beuvray... ». La couleur de la pâte, la forme de la panse et du col évoquent les amphores à huile de Bétique, D.20 ; nous en avons retrouvé quelques fragments dans les collections.
18Toutes les autres amphores, en revanche, semblent appartenir à la même série que l’auteur qualifie (t. I, p. 283) de « formes habituelles des amphores du Beuvray, effilées à leurs extrémités, avec de très longs goulots ». Bulliot parle souvent de ces « grandes amphores » (t. I, p. 66), de leur « panse », de leur « goulot » (t. I, p. 45, 115, 154, 207, 261...) et de leur « pointe » (t. I, p. 56, 156) caractéristique : nous les identifions sans difficulté à la forme 1 de la typologie de Dressel, amphores vinaires italiques de l’époque républicaine. C’est bien à ce type qu’appartiennent les deux exemplaires complets (ou restitués) que Bulliot fait figurer sur sa planche XIX (fig. 4). La description des timbres et leur position correspondent également au mode d’estampillage des D.1 (t. I, p. 154) : « Plusieurs débris d’amphores portaient aussi des marques composées seulement d’initiales, jamais des noms entiers comme ceux de l’époque impériale ; contrairement aussi à ces derniers, l’estampille ne figure pas sur l’anse, mais sur le col, à la partie supérieure de la panse et quelquefois au pivot de l’amphore ». Le matériel conservé aujourd’hui confirme la présence majoritaire des D.1 à Bibracte, auxquelles se mêlent en infime quantité, des Pascual 1 que Bulliot n’a pas distinguées.
19Pour Déchelette, la situation est très claire. Toutes les amphores qu’il a découvertes appartiennent au même type (Déchelette 1904 : 27 et 79) : « Quant aux amphores, elles appartenaient toutes au modèle ordinaire du Beuvray, à panse allongée, col cylindrique et grandes anses parallèles. Elles sont en terre rouge, quelquefois recouvertes d’un engobe blanc ». L’illustration qu’il donne à sa figure 3 confirme qu’il s’agit bien de la forme D.1.
20Il apparaît donc, d’après les archéologues du Beuvray, que la forme D.1 prédomine très largement à Bibracte. Bulliot a rencontré en outre trois autres types, qui ne représentent en tout que cinq objets. Au reste, l’examen du matériel conservé dans les musées confirme la prépondérance des importations de D.1 à Bibracte, comme l’examen des collections privées où elles sont seules représentées.
1.3 Combien d’amphores ?
21Apprécier la quantité des amphores importées à Bibracte est un point essentiel au plan de l’économie et du mode de vie des Eduens. Elles représentent un témoignage particulièrement significatif de l’histoire des échanges entre l’Italie et la Gaule et plus particulièrement entre Rome et un peuple gaulois allié.
22Mais évaluer la somme des amphores découvertes au Beuvray n’est pas réalisable, puisqu’elles n’ont pas été dénombrées systématiquement lors de la fouille. On sait que la part conservée dans les collections (221 fragments seulement pour les fouilles de Bulliot et Déchelette, 307 avec les collections privées, voir tabl. I, § 2.1) privilégie un certain matériel qui n’est pas représentatif de l’ensemble. Sans pouvoir approcher une donnée quantitative précise (combien ?), l’analyse des publications des deux archéologues et les images des fouilles anciennes nous donnent cependant une vue d’ensemble. Il faudrait pour, l’étalonner, la comparer à celle d’autres sites fouillés à la même époque dans des conditions analogues.
23A la lecture de Bulliot, la fréquence des amphores qu’il a rencontrées se traduit par l’emploi du mot dont nous avons relevé 179 occurrences dans les 507 pages du volume I (annexe 1). Au fil du texte qui décrit la progression des travaux, deux remarques s’imposent. La première est la régularité de la présence d’amphores sur la quasi‑totalité des secteurs fouillés. Ainsi l’auteur peut écrire (t. I, p. 387) à propos de la découverte des poteries dans un secteur du Champ de Foire : « Elles consistent d’abord, comme partout, en débris d’amphores [...] ». La seconde porte sur le vocabulaire concernant les amphores. Au fur et à mesure que les fouilles avancent et que s’accroît le matériel découvert, les termes utilisés pour décrire et évaluer les amphores se font de plus en plus forts. Bulliot parle ainsi, dans son premier volume (p. 73), d’un « amas considérable de tessons d’amphores », d’un « gisement d’amphores » (p. 132), « d’une grande quantité de débris d’amphores» (p. 154, 291, 357, 398), « d’enclos funéraires encombrés d’amphores » (p. 162, 397, 406, 409, 434), « d’un monceau énorme de tessons d’amphores » (p. 205), d’un sol « encombré de débris d’amphores » (p. 261 et 399), « d’une masse de débris d’amphores » (p. 287, 396, 411, 431, 437, 450, 459), et enfin pour couronner le tout, d’un « encombrement exceptionnel d’amphores » (p. 464).
24A plusieurs reprises les amphores des fosses cinéraires (fig. 5) sont comptées et constituent des ensembles considérables : de 13 (p. 45), 27 (p. 75), 35 (p. 161), 7 (p. 162), 10 (p. 201), 12 et 28 (p. 201), 27 (p. 284), 40 (p. 287), 23 (p. 288), 33 (p. 288), 15 (p. 289) et encore 15 (p. 398) amphores, soit un total de 285 objets. Bulliot précise même (p. 396) que « dans les fosses cinéraires communes à certains corps de métiers, les amphores sont quelquefois au nombre de cinquante ».
FIG. 5 – « Amphores cinéraires dans un four à minerai » ;
dessin de Bulliot, 1868. Photo A. Maillier, base du Beuvray.
25Il reste toutefois impossible de chiffrer l’ensemble des découvertes : quelques centaines ou plutôt quelques milliers d’amphores ?
26Les fouilles de Déchelette, moins développées, portent cependant comme celles de Bulliot, sur des quartiers comparables, à vocations diverses (boutiques artisanales ou habitat). Dans les 81 pages, bien structurées, consacrées aux travaux de 1897 à 1901, on trouve 46 occurrences du mot amphore, plus utilisé encore que chez Bulliot. La présence de ce matériel est signalée dans la description de la fouille, avec la mention des timbres et la description des ensembles particuliers que sont les dépôts, les fosses ou les canalisations, mais l’étude particulière de ce mobilier semble d’un faible intérêt à l’auteur qui le classe dans la rubrique « objets divers » (p 22) et ne lui consacre que 9 lignes de synthèse (p. 79).
27Contrairement à Bulliot pour qui la découverte des amphores provoquait quelque effet de surprise, Déchelette en était prévenu et n’aimait pas particulièrement la céramique ; il paraît blasé, notons par exemple (1904 : p. 41) une fosse funéraire qui contenait « comme à l’ordinaire » des débris d’amphores. C’est sans doute pourquoi l’expression des quantités est chez lui modérée ; on ne retrouve plus les termes grandioses de Bulliot, sauf une seule fois : « une masse énorme de débris d’amphores » (1908 : p. 59). Pourtant, lorsqu’elles sont comptées, les amphores ne semblent pas plus rares ici qu’ailleurs, notamment dans les dépôts ou dans les fosses funéraires (1904 : p. 31) : « plus de vingt panses », « 16 fonds » (1904 : p. 42), « 4 panses » (1904 : p. 33), ou dans les constructions d’une canalisation « 13 amphores » (1904 : p. 57). Les témoignages photographiques vont dans le même sens (fig. 6, 7 et 8). Les amphores de Bibracte apparaissent même comme une curiosité régionale que l’on fait figurer sur une carte postale du début du siècle (fig. 9).

FIG. 6 – Fosse avec panses d’amphores, dans la maison de Baina, d’après Déchelette, 1904, pl. IV.
Photo A. Maillier, base du Beuvray.

FIG. 7 – Photo des fouilles de Déchelette représentant de nombreux fragments d’amphores
non datée, Musée de Roanne

FIG. 8 – Photo des fouilles de Déchelette représentant des panses et des fragments d’amphores D1
Musée de Roanne
28La comparaison des textes de Bulliot et de Déchelette met en lumière un certain décalage dans les évaluations, alors qu’il s’agit très probablement d’un matériel équivalent. L’exemple d’évaluations en partie subjectives (suivant la nouveauté du matériel, l’intérêt qu’on lui porte...) montre avec quelle prudence on doit, dans de telles conditions, manipuler les termes « peu » ou « beaucoup ». Deux démarches sont impérativement nécessaires : d’une part dans les prochaines fouilles du Beuvray, procéder à des comptages systématiques par unité stratigraphique, d’autre part, comparer le site de Bibracte à d’autres grands oppida gaulois contemporains.

FIG. 9 – Carte postale illustrant les fouilles du Beuvray au début du siècle : une jeune femme se coiffe d’un fond d’amphore. Très nombreux fragments sur le sol.
1.4 Du remploi des amphores vides
29La fonction initiale des amphores était de transporter en grande quantité des denrées telles que le vin, l’huile ou les sauces de poisson. Une fois vides, ces emballages perdus se prêtent à toutes sortes de remplois comme contenants solides et offrant une bonne capacité, ou comme du matériau céramique. A Bibracte, les amphores ont été très largement et très diversement réutilisées. C’est leur fonction qui justifie alors leur présence en certains points du site. L’image de leur répartition n’a naturellement plus rien à voir avec celle de leur utilisation première.
30Dans la multitude des indications que donne Bulliot, on peut trier cinq catégories de remplois :
les remplois non définis, gisements autour d’une maison, ou dans des sondages, t. I, p. 132, 160, 244, 264, 265, 268, 271, 290, 291, 331, 358, 387, 396, 424, 428 et 481 ;
les dépotoirs : t. I, p. 39, 244, 249, 459 ;
les amphores à usage domestique ou artisanal : couvercle, p. 218 ; contenant, p. 169 : « une amphore pleine de rognures de métal » ; « pied d’amphore scié et poli », p. 460 ; et plus généralement, en liaison avec l’habitat : p. 204, 215, 259, 261, 265, 269, 283, 287, 332, 347, 410, 429, 431, 441, 449, 464 ;
les amphores réutilisées comme matériau de construction :
–foyer, p. 428 ;
–murs : fragments d’amphores dans du pisé, p. 4 ; pointes d’amphores dans la maçonnerie, p. 56, 207, 370 ;
– sols : mélange de cailloux et débris concassés d’amphores recouvert d’un mince enduit de béton, p. 111, idem p. 167 et 205 ; sorte de mosaïque faite avec des cubes de terre cuite de 2 cm de côté, taillés dans des amphores, p. 317 ; mosaïque avec bordure en gros cubes taillés dans des tessons d’amphores, p. 340 ;
–canalisation : « un goulot d’amphore long de 58 cm placé dans la maçonnerie, l’orifice de face, comme pour déverser un filet d’eau » p. 207 ; « un col d’amphore entier traversait, de toute sa longueur, l’épaisseur du mur mitoyen, comme pour établir une communication... » p. 399 ;les amphores dites cinéraires, généralement tronquées au niveau du col et remplies de cendres et d’ossements, constituent la réutilisation la plus fréquente : p. 35, 45, 54, 66, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 105, 115, 120, 160, 161, 162, 178, 197, 201, 203, 205, 221 (?), 224, 267, 270, 272, 274, 275, 276, 277, 280, 282 (?), 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 292 (?), 321, 396, 397, 398, 399, 400, 401, 406 (?), 409, 411, 413, 414, 431,495.
31Je tiens également à signaler qu’à deux reprises, dans le quartier de la Pierre Salvée, on peut se demander si les nombreux fragments d’amphores exhumés dans des sortes de hangars (p. 434 et 436‑7) n’appartenaient pas à un entrepôt.
32Déchelette, toujours méthodique, dresse une liste des remplois d’amphores qu’il classe par ordre d’importance.
33En premier lieu viennent les amphores cinéraires (cf., pour les fouilles qu’il a menées, sa publication de 1904 : 27, 33 et 41), dont il connaît un usage équivalent à Vieille‑Toulouse, chez les Volques Arécomiques, et à Turin. Cependant, bien que cette réutilisation soit très fréquente au Beuvray, Déchelette estime que pour certains cas signalés par Bulliot (t. I, p. 59 et 63), il s’agit plutôt de canalisations et de rejets de cuisine.
34En second lieu, les amphores ‑ matériaux de constructions :
– pour les sols d’abord, Déchelette fait référence à la méthode indiquée par Pline (HN, XXXV, 46), mais oublie qu’au Beuvray les amphores interviennent aussi dans la construction des murs ;
– pour les canalisations ensuite, Déchelette (p. 57) décrit très soigneusement une canalisation qu’il a découverte. Elle est composée de treize panses d’amphores emboîtées les unes dans les autres et jointoyées avec du mortier de chaux (fig. 10). L’emploi des amphores est réservé à la portion de la canalisation qui passe sous une maison. C’est bien à ce type de remploi qu’il faut, à ses yeux, et sans doute avec raison, rattacher deux autres canalisations décrites par Bulliot (t. I, p. 45). Celui‑ci ne pouvait se résoudre, bien qu’il y eût pensé, à les interpréter autrement que comme des amphores cinéraires à cause du matériel d’accompagnement ;
– usage domestique enfin : Déchelette signale des amphores réutilisées dans l’habitat (p. 9, 26, 54, 55, 68) et qu’il considère (p. 63) comme « rejets de cuisine ».

FIG. 10 – Canalisation composée de treize panses d’amphores, d’après Déchelette, 1904, pl. VIII.
35La diversité des nouvelles fonctions inventées par les Eduens pour les amphores vides témoigne de la perspicacité de la part des inventeurs, et de l’abondance du matériel disponible. Les amphores funéraires sont très largement majoritaires dans l’ensemble des fouilles. Elles atteignent même un chiffre étrangement élevé chez Bulliot : 111 des 162 références concernant les découvertes d’amphores. Leur répartition révèle une présence en forte densité dans tout l’espace qu’il a fouillé aussi bien dans les quartiers artisanaux de la Corne‑Chaudron et du Champlain que dans le quartier résidentiel du Parc aux Chevaux ou dans le quartier monumental du Forum et du Temple. Une telle distribution ne manque pas de surprendre.
36L’interprétation « amphore cinéraire » est sans doute quelquefois abusive chez Bulliot. Déchelette, le premier, appelle à la prudence : « On a pu parfois donner à tort cette désignation à des vases abandonnés dans des fossés ou utilisés pour des conduites d’eau » (1904 : 60). Il estime que les « enclos funéraires » de Bulliot pourraient parfois correspondre à d’autres réalités : « nous sommes portés à croire que quelques‑unes de ces fosses dites funéraires pourraient bien n’être que des fonds de cabane ou d’ateliers encombrés de débris de cuisine » (id. p. 63). L’idée est reprise et développée par J.‑P. Guillaumet (1981) : « Ces amphores cinéraires sont plutôt des silos, des excavations et des trous de poteaux de grande dimension réutilisés comme dépotoirs ».
37Dans l’attente de nouvelles fouilles, on considérera comme très imparfaitement évaluée la proportion des amphores réutilisées pour un usage domestique et celle du matériel qui a réellement servi d’urne funéraire.
1.5 La distribution des amphores sur le site
38Pour visualiser la distribution des amphores sur le site, nous avons cartographié les données des deux archéologues du Beuvray sur le plan établi par d’Aboville. Quelques points n’ont pu être reportés lorsque les structures identifiées par Bulliot manquent. Trois cartes, particulièrement significatives, concernent les amphores dites funéraires, les amphores liées à l’habitat et celles qui sont réutilisées dans l’architecture (fig. 11 à 14). Les amphores dont la fonction de remploi n’est pas définie sont écartées.

FIG. 11 – Localisation des sites du Beuvray.
Dessin CAO C. Boujot.

FIG. 12 – Répartition des amphores dites funéraires.

FIG. 13 – Répartition des amphores liées à l’habitat.

FIG. 14 – Répartition des amphores réutilisées dans l’architecture ou les canalisations.
39La grande masse des amphores dites funéraires se répartit dans l’ensemble des structures fouillées, sans exception.
40Les amphores liées à l’habitat se trouvent partout, à l’intérieur comme à l’extérieur des structures, qu’il s’agisse des habitats, des ateliers, des loges commerçantes ou des environs du Temple.
41Les amphores réutilisées dans l’architecture ou les canalisations se concentrent dans le quartier artisanal de la Corne‑Chaudron, mais apparaissent aussi dans le quartier résidentiel du Parc aux Chevaux.
42Au total, il ne semble pas y avoir de zone où des amphores n’aient pas été découvertes. Il apparaît qu’il y en a partout, dans et autour des bâtiments, et dans tous les quartiers, quelle que soit la fonction qui leur a été reconnue. Il est certain qu’une fouille plus attentive permettra de mieux quantifier et de nuancer les répartitions en les interprétant de façon plus satisfaisante.
1.6 Conclusion
43L’analyse des publications de Bulliot et de Déchelette offre une vision déjà largement élaborée des amphores de Bibracte. Elles participent en permanence à la définition du paysage archéologique et se rencontrent dans tous les quartiers explorés. Elles sont souvent réutilisées : soit, généralement privées de leur col, elles servent de récipient domestique ou d’urne funéraire ; soit ‑ plus rarement, mais aussi bien dans les deux quartiers principaux – elles ont un rôle dans la construction en tant que matériau ou que conduit.
44La prédominance d’un type –les D.1– et la grande rareté des autres suggère un approvisionnement en vin venant d’une source quasi unique et des marchands en situation de monopole.
45Quant au volume des importations, sans aucun doute considérable, il demeure très difficile à évaluer d’après les données non chiffrées dont nous disposons. Le Beuvray s’inscrit dans une zone où les importations de D.1 ne sont pas rares. C’est le cas de l’ oppidum d’Essalois (Loire) où l’on ramassait une telle quantité de ces débris que G. Bulliot disait qu’on n’en trouvait nulle part autant, même au Beuvray (Renaud 1962 : 60), ou celui des dragages de Chalon‑sur‑Saône : en 1842 et 1843, les restes de plus de 24 000 amphores y ont été observés, tandis qu’on évalue entre 200 000 et 500 000 les D.1 immergées dans ce secteur (Tchernia 1986 : 8). Retenons enfin les données de la carte de répartition des D.1 en Saône‑et‑Loire récemment établie (Vaussanvin 1979 : pl. I)…
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