Chapitre 3. L’architecture des ateliers et l’organisation de l’espace
p. 63‑92
Résumés
Pendant plus de deux siècles, l’atelier connaît des transformations et parfois des mutations profondes. Elles touchent à l’aménagement de l’espace, à l’architecture de l’ensemble, comme à celle des fours et à leur capacité de production. Sont menées en détail l’étude des bâtiments et celle des fours dont la variété et l’état de conservation sont exceptionnels. Résumant les conclusions, des tableaux synthétiques montrent une évolution globale, orientée vers des constructions de plus en plus vastes : bâtiments, seuils, bassins de décantation, fours, en association avec la nature des productions et la quantité requise.
During a period of more than two centuries, the production centre underwent various changes, some of them radical. These concerned spatial organization and the architecture of the entire unit, as well as that of the kilns, and their production capacity. A detailed study is made both of the buildings and of the kilns, which are exceptionally varied and well‑preserved. Conclusions are summed up in tabular form, and show an overall evolution tending towards larger and larger constructions : buildings, sills, puddling pits and kilns, in association with types and volumes of production.
Texte intégral
3.1 Introduction
1Pendant plus de deux siècles, l’atelier connaît sans cesse des transformations et parfois des mutations profondes qui se traduisent dans l’architecture, comme dans l’organisation de l’espace. Nous étudierons l’une et l’autre dans la dynamique de leur évolution au travers des divers états de l’officine.
3.2 Etat I : le début, à la période augustéenne
2A la période augustéenne, l’image architecturale de l’atelier est restreinte ; elle se résume à deux éléments : un four « fantôme », le four no 1 dans le bâtiment I, dont on ne connaît pas l’architecture, et la base d’un mur (00, fig. 16) dans la cour V. Il s’agit de l’assise inférieure d’une construction de 8,50 m de long et de 0,50 m de large, orientée est‑ouest, constituée de petits galets, fragments de tuiles et tessons liés à l’argile, ne pouvant supporter qu’une élévation légère : muret de terre ou palissade.
3.3 Etat II : les deux premières décennies du ier siècle
3Durant l’état II, une architecture caractéristique se met en place, qui comprend les bâtiments II et III et la cour IV (fig. 33).
4Le bâtiment II, petit édifice rectangulaire de 8,40 m x 5,50 m, orienté au N.‑E., est composé d’une pièce unique équipée de deux fours : no 4 et no 5 (fig. 37). Le sol, en terre battue, est aménagé directement sur le poudingue naturel. La circulation se fait vers la cour V au N.‑E. par une large porte de 1,40 m (no 58) qui assure un accès facile au laboratoire du four pour les chargements et déchargements. La desserte de la fosse du four 4 est bien organisée à la fois par une ouverture directe sur la cour V et par un seuil de galet (longueur = 0,89 m) ménagé à l’est dans le mur 02.

FIG. 37 – Plan du bâtiment II, états II et III avec fours 4 et 5.
Dessin S. Eusèbe
5Les murs, posés sur le sol naturel, sont construits d’un mélange où de petits galets prédominent, associés à des fragments de tuiles et à quelques pierres calcaires, liés à la terre. Il y a généralement une assise inférieure débordante. Les murs 03 et 04 sont solidaires, le mur 02 leur est accolé. Leur largeur, irrégulière, ne dépasse pas 0,50 m (tableau IX). Trois à cinq assises sont conservées. L’arase sans doute trop basse n’a pas gardé la trace ni de sablière ni de trou de poteau. L’élévation en terre (adobe ou pisé) est cependant marquée par les épaisses couches de limon argileux orangé résultant de la destruction des murs. Le bâtiment est couvert d’une toiture de tuiles, retrouvée écrasée sur le sol. Un poteau de bois encastré à l’extrémité du mur 05 aidait à la supporter au niveau de l’ouverture de la fosse sur la cour V.
6Le four 4, calé dans l’extrémité est du bâtiment qu’il occupe sur toute sa largeur, s’ouvre au nord‑est. La fosse rectangulaire (3 x 2 m) est profondément creusée sur 1,20 m, dans le poudingue (fig. 38, no 1). Ses parois verticales imposent un accès par une échelle en bois. Le four appartient, comme les autres fours de Sallèles, à un modèle bien connu à chambre de combustion, ici avec plan carré de la sole et corridor central de la chambre de chauffe, le type IIb de la classification de N. Cuomo di Caprio (Cuomo di Caprio 1985 : 142), et IIE" de F. Le Ny (Le Ny 1988 : 41). D’une longueur totale de 3 m, il comprend un alandier simple, long de 0,80 m et large de 0,70 m, voûté en plein cintre et construit de briques biseautées (fig. 38, no 3). H est dallé de briques et tuiles de récupération (fig. 38, no 2). La salle de chauffe (2 x 1,20 m à la base) est taillée en V pour assurer la distribution de la chaleur sur la surface la plus large possible au niveau de la sole (fig. 38, no 4). Elle est couverte par 4 arcs de briques biseautées également qui supportent la sole. Les arcs prennent appui sur un lit de briques, elles‑mêmes posées sur le sol naturel (fig. 39, no 2). Toute la maçonnerie interne du four est recouverte de torchis (fig. 39 no 3). Des fragments de tegulae servent d’entretoise entre les arcs (fig. 39, no 1). La sole est constituée par une coulée de boue, percée d’une double rangée de trous grossièrement alignés entre les arcs (fig. 39, nos 1 et 4). Les carneaux, faits depuis le dessus de la sole avec un pieu de 5 cm de diamètre environ, dans la terre encore humide, sont orientés différemment suivant leur position par rapport au foyer de l’alandier. Certains des trous sont provisoirement bouchés pour moduler la répartition de la chaleur suivant le type de chargement. Le laboratoire, dans lequel on range les vases à cuire sur la sole, a un plan grossièrement carré de 2 x 2 m. Il est fermé par des murs de briques crues, encore bien visibles, implantées au niveau du sol de circulation de la pièce sur un lit de fragments de tuiles posées à plat. Pour éviter au mieux les déperditions de chaleur, le four est encastré dans l’angle sud du bâtiment en sorte que les murs est et sud du laboratoire, épais de 0,5 à 0,6 m, sont doublés par les murs de l’édifice. Le mur nord, au‑dessus de l’alandier, a une largeur imposante de 0,80 m ; c’est dans le mur ouest, le plus faible, 0,50 m, que se trouvait sans doute la porte d’accès au laboratoire, ouvrant commodément sur la salle. Les parois intérieures du laboratoire sont entièrement revêtues de torchis (fig. 39, no 4). Pour fermer le laboratoire de plan carré, a été utilisé un système très astucieux de voûte construite avec des vases emboîtés et liés au torchis. Par une chance extraordinaire, des pans entiers de voûte, effondrés, gisaient encore au centre de la sole (Laubenheimer et al. : 1979, fig. 1.3) : vases emboîtés et morceaux de torchis chargés d’empreintes autorisent une restitution précise (fig. 40). Avant l’emboîtement, le fond de chaque vase est généreusement enduit d’un torchis humide qui, jouant le rôle de mortier, va assurer une forte cohésion à l’empilement. Les arcs de vases sont disposés sur le haut des murs d’adobe ; le sens des vases est inversé à chaque rangée, ce qui permet aux arcs de s’encastrer les uns dans les autres latéralement (fig. 41) ; le tout est recouvert d’une épaisse couche de torchis à l’extérieur comme à l’intérieur1.

FIG. 38 – Four 4 : 1 coupe longitudinale ; 2 plan de la salle de chauffe, de l’alandier et de la fosse ; 3 coupe de l’alandier ; 4 coupe de la salle de chauffe.
Dessin S. Eusèbe

FIG. 39 – Vues dans la chambre de chauffe du four 4 :1 le dessous de la sole ; 2 implantation latérale des arcs ; 3 l’ensemble des arcs vers l’alandier. Vue d’un angle de la sole et du départ du mur d’adobe enduit de torchis 4.
Photos F. Laubenheimer

FIG. 40 – Four 4. 1 et 2 voûte de la chambre de chauffe construite de vases emboîtés effondrés sur la sole ; 3 vase enduit de torchis ; 4 reconstitution d’un empilement de vases, à droite un fragment de torchis qui est appliqué humide contre les vases dont il épouse la forme.
Photos F. Laubenheimer

Fig. 41 – Vue axonométrique du four 4 restitué
Restitution S. Eusèbe
7En emboîtant une série de vases restaurés complets, nous avons pu restituer très aisément un arc de 2 m de large, haut de 1 m et comportant 21 vases. Le diamètre maximum des pots indique qu’il en faut 15 rangées pour couvrir un laboratoire de 2 m de long, soit un total de 315. Nous en avons retrouvé circa 120, environ le tiers de la voûte.
8Pareille technique de construction est rare. Elle rappelle celle, plus commune, des tubuli Très répandues dans l’Afrique romaine depuis le début du iie s. de notre ère (Leveau, Paillet 1976 : 23 et fig. 7), les voûtes faites de tubuli ou de bouteilles appartiennent, en réalité, à une tradition ancienne qui se manifeste déjà au iiie s. av. J.‑C. en Sicile, à Morgantina et à Syracuse (Wilson 1979 : 32 et pl. 2, IX, X), pour couvrir avec légèreté des salles circulaires imposantes, notamment dans les thermes (6 m de diamètre). Les voûtes de tubuli sont également utilisées dans les fours de potiers (Cuomo di Caprio 1985 : 145). Plus tardif que celui de Sallèles, un très bel exemple de four carré, à peine plus petit que notre four 4, est apparu à Pompéi ; les murs du laboratoire sont conservés jusqu’à la naissance de la voûte, dont les premiers pots sont encore en place (Cerulli‑Irelli 1977 : 70, 71). L’élévation du laboratoire est très généralement supérieure à la plus grande dimension de la sole. En comparant les proportions du four de Pompéi et celles du four 4, on peut raisonnablement proposer pour les murs de notre laboratoire une élévation de 1,60 m. Les dimensions de la voûte étant connues, on obtient alors un volume total du laboratoire égal à 9,5 m3 (fig. 41). La technique de couverture des laboratoires avec voûte de vases s’est conservée intacte jusqu’à nos jours, dans le sud de l’Italie notamment. Ainsi, les fours de Pontecorno (Latium) et de San Pietro (Apulie), encore en activité dans les années I960, respectent dans leur construction des proportions qui confortent celles que nous restituons à Sallèles (Hampe, Winter 1965 : 47, 70 et pl. 16, 27).
9Trois charbons de bois prélevés dans le foyer indiquent que le chêne à feuilles caduques, excellent combustible, servait à cuire des chargements importants, le phylaria étant utilisé pour allumer le feu ou obtenir des flammes plus longues dans certaines phases de la cuisson2.
10Dans la même pièce, face à la porte, un petit four, no 5, suit l’orientation du four 4. Long de 0,90 m, large de 0,60 m, il ne possède pas de chambre de combustion, mais une simple couche de torchis est posée à même le sol, recouverte d’une voûte de la même matière, prenant appui à l’ouest sur le mur 04. L’ouverture du four est consolidée par des imbrices placées verticalement (fig. 42). Ce four s’inscrit dans la tradition des fours protohistoriques du Midi et de la péninsule Ibérique (Rocas Romens 1975). Avait‑il un rôle culinaire ? Dans ce cas les potiers auraient‑ils habité dans le bâtiment II, si près du four ? La vocation artisanale de l’édifice organisé autour du four 4, qui occupe près de la moitié de l’espace, ne fait aucun doute. Le sol ne comporte aucune des petites fosses caractéristiques qui constellent les pièces d’habitation ; le matériel est bel et bien lié à l’artisanat plus qu’à l’habitat.

Fig. 42 – Vue du four 5 à gauche. L’entrée du four est délimitée par des imbrices verticales.
Photo F. Laubenheimer
11L’hypothèse d’une utilisation du four 5 pour cuire certaines petites céramiques n’est peut‑être pas à écarter totalement. Certes, le modèle pompéien (Cerulli‑Irelli 1977), qui regroupe dans la même pièce un four de plan carré voûté de vases, identique à notre no 4, et un petit four proche par la taille de notre four no 5 et voué à la cuisson des lampes, est intéressant. Toutefois, le petit four comporte, comme le grand, une chambre de chauffe. L’utilisation du four 5 reste encore énigmatique.
12A la même période est édifié, toujours dans la même orientation, le bâtiment III, dont les murs prennent également appui sur le poudingue géologique. Dans ce vaste édifice rectangulaire de 362 m2 dont la partie nord‑est est bien connue (fig. 16) rappelons qu’une petite pièce (IIIa) a été aménagée au nord‑est et qu’il n’est pas exclu qu’une subdivision limite au sud le grand espace IIIb. L’édifice s’ouvre au nord‑est par les seuils 97 et 34, construits en galets, à l’ouest par le seuil 53bis, en terre battue, à l’est par le seuil 30, en terre battue aussi ; la circulation entre les pièces IIIa et IIIb est assurée par le seuil 17, large de 1,20 m à cette époque et en terre battue comme le sol (no 23) dans l’ensemble du bâtiment. Les murs, tous solidaires les uns des autres, ont été édifiés en une fois. D’une largeur moyenne de 0,65 m, supérieure à celle des murs du bâtiment II, ils sont construits en galets et pierres calcaires plus gros ; les fragments de tuiles réemployés sont rares. Des trous de poteaux repérables sur l’arase des murs de la pièce IIIa et la partie nord de la pièce IIIb attestent la présence de murs en terre élevés sur l’assise de pierres et confortés par des piliers de bois. On peut au reste reconnaître une trame d’un rythme de 2,10 m (7 pieds) qui ponctue l’implantation des poteaux le long des murs 019‑010 au nord et 013 au sud et au‑delà même jusqu’au mur 09. On peut restituer que tout ce corps de bâtiment était couvert, avec un auvent sur la cour V ; la pièce IIIa était fermée, et juxtaposée à l’ouest à une sorte de préau clos sur trois côtés (fig. 43). L’absence de trace d’une toiture en tuiles conduit à envisager l’hypothèse d’une couverture végétale. Il est difficile d’imaginer que la totalité du très vaste bâtiment III ait été couverte. Une toiture, sans doute végétale aussi, s’impose pour abriter la fosse du four 6 ; en revanche, il est fort probable que le reste de l’édifice a été circonscrit par un simple muret, délimitant un espace ouvert et protégé dont on imagine bien qu’il fut utilisé pour le séchage des céramiques, comme au reste le préau couvert au nord de cet espace.

Fig. 43 – Reconstitution des bâtiments II et III et de la cour IV pendant l’état II.
Restitution S. Eusèbe
13Le four 6 occupe une position symétrique à celle du four 4 : ouvert au nord‑est, il est calé contre le mur est du bâtiment et peut‑être aussi contre un mur perpendiculaire au sud, dans une zone non fouillée. La fosse oblongue (2,60 m x 1,40 m) contrairement à celle du four 4, en pente douce, peu profonde, est d’accès facile (fig. 44). Installé dans une excavation de 3,60 m de long, le four, de type Id (Cuomo di Caprio 1985 : 140, 142), comprend un alandier simple, long de 1 m et large de 0,80 m, voûté en plein cintre de briques biseautées et contreforté de briques crues. La salle de chauffe, taillée sur le même modèle que celle du four 4, est couverte par quatre arcs de briques biseautées, séparés par des entretoises qui supportent une sole, de plan circulaire (diamètre : 2,60 m), faite d’une coulée de boue (fig. 45). Le laboratoire est fermé par un mur circulaire de briques crues, large de 0,50 m à 0,80 m, qui prend appui à l’est sur le mur 07. Dans la paroi ouest, la moins épaisse, était peut‑être ménagé un accès.

Fig. 44 – Plan et coupes du four 6 (sur les arcs : placage de torchis.
Dessin S. Eusèbe

Fig. 45 – Vues du four 6 à l’intérieur et à l’extérieur.
Photos F. Laubenheimer
14Un pan entier de la façade du laboratoire, de 2 m de haut, a basculé dans la fosse (fig. 27). Les briques de limon orangé mélangé de cailloux et d’herbes, ont régulièrement 8 cm de haut, mais des longueurs variables (voir chapitre 4). Elles sont liées par une argile verte très fine. La couverture de ce laboratoire de plan circulaire n’a pas laissé de trace ; on peut l’imaginer provisoire et amovible, composée de lits de tessons déposés sur le chargement. La hauteur minimale du laboratoire, que l’on estime égale au minimum au diamètre de la sole, 2,60 m, donne au four une capacité de 14 m3 au moins. Plus important que le four 4, il en reste néanmoins très proche par la technique de construction. Lorsque le four 6 est en fonction, on voit bien comment s’anime l’activité du bâtiment III autour du moulage et du tournage des céramiques, peut‑être dans la pièce IIIa, du séchage dans la cour ouverte et couverte et de la cuisson dans le four (fig. 43).
15L’argile était disponible à proximité, d’abord dans un bassin (no 46) jouxtant le bâtiment III à l’est, bientôt remplacé par un autre (1001), dans la cour V. De plan rectangulaire (1,85 m x 3,10 m), le bassin 46 est en partie creusé dans le poudingue et bordé de tegulae juxtaposées dont les rebords sont tournés vers l’extérieur. Elles sont liées à l’argile. Légèrement en oblique, les tuiles des deux longs côtés du bassin prennent appui à l’ouest contre le mur 07 et à l’est contre une rangée d’imbrices dressées (fig. 46). La profondeur du bassin est de l’ordre de 0,60 m. Prolongeant une canalisation qui traverse le mur 07, un caniveau fermé par des imbrices longe le bassin au nord. Il ne semble pas en assurer l’alimentation en eau, car il n’y a pas de connexion entre eux.

Fig. 46 – Vue du bassin de décantation 46, dans la cour IV, au premier plan, et du four 6 au second plan.
Photo F. Laubenheimer
16Au cours des premières décennies du ier s. le quartier a été entièrement conçu et construit pour la production des céramiques, comme le prouve la vocation des bâtiments I, U, III et IV. Quatre fours fonctionnent : no 4, no 5, no 6 et sans doute no 1, assurant une production artisanale intense.

Fig. 47 – Vue du seuil 17 élargi entre les pièces IIIa et IIIb.
Photo F. Laubenheimer
3.4 Etat III : des années 20 à l’époque de Néron. (Fig. 34)
17Du bâtiment I, nous ne pouvons que soupçonner la présence au travers de vestiges de murs arasés et réemployés dans le mur sud <01 ) de l’édifice rénové dans les années 60. En revanche, nous savons que le four 2 a un alandier unique dallé de tuiles et que la sole est supportée par des arcs de briques biseautées. Par sa longueur imposante (6,50 m pour la salle de chauffe et l’alandier), deux fois supérieure à celle des fours 4 et 6, il marque l’avènement d’une gamme de très grands fours qui feront désormais partie de l’atelier. De tels moyens de cuisson signalent un virage considérable dans l’économie de l’officine qui multiplie par dix sa capacité de production. Durant l’état III, le bâtiment II ne connaît pas de modification et continue à fonctionner tel qu’auparavant. Le bâtiment III, en revanche, est sujet à des modifications très sensibles, dans son architecture et dans sa vocation. Un remblaiement général fait disparaître le four 6 arasé ; un sol de terre battue couvre l’ensemble de l’espace. Pour améliorer le passage de la pièce IIIa à la pièce IIIb, le seuil 17 est doublé, rehaussé et construit de plusieurs assises de gros morceaux de tegulae, les bords tournés vers le bas : deux passages parallèles, d’une longueur totale de 2,70 m, sont séparés par un poteau central en bois. La partie ouest du seuil, prise sur le mur 013 démoli, prend appui sur les dernières assises de galets du mur (fig. 47). La pièce IIIa ainsi rénovée est transformée en nécropole de nouveau‑nés et nourrissons. Le bâtiment a partiellement au moins perdu ses fonctions artisanales antérieures.
18Dans la cour IV, la cloison construite sur le bassin remblayé, entre les murs 04 et 07, est légère : large de 0,50 m à peine, elle est peu fondée et faite de petits galets (fig. 48). Un seuil étroit (no 58 = 0,83 m) assure une communication avec la cour V et les bâtiments voisins. Une couverture de tuiles transforme le nouvel espace en une sorte de préau comparable à celui qui était déjà édifié dans la partie nord du bâtiment III.

Fig. 48 – Vue du mur 06 qui ferme la cour IV au nord en s’appuyant sur le mur 04, à gauche.
Photo F. Laubenheimer
19Dans la cour V, sous l’auvent adossé à la pièce IIIa, on construit une murette (?) de gros blocs calcaires (murs 012 et 020) contre les murs 011 et 019. La première assise est seule en partie conservée.
20Face au bâtiment II un nouveau bassin de décantation (no 1001) est aménagé, en remplacement du précédent (no 46), abandonné depuis peu. Plus grand (4,50 x 3 m), il est construit de la même manière : entaillé dans le poudingue qui en fait le fond, et bordé de tegulae, rebords vers l’extérieur, liées à l’argile. Le nouveau bassin est moins profond (0,40 m maximum), car les tegulae sont placées de chant. L’alimentation en eau est en partie assurée par un caniveau ouest‑est qui draine les eaux de pluie de la cour. L’état III est une période d’aménagements (bâtiment III, cour IV) et de constructions. La transformation du bâtiment III, la présence d’une nécropole n’empêchent pas le quartier de continuer à s’affirmer avec force dans sa vocation artisanale : avec un nouveau bassin de décantation plus grand et le premier four de très grande taille, la capacité de production s’accroît considérablement.
3.5 Etat IV : des années 60 au iie siècle. (Fig. 35)
21Dans le courant de la deuxième moitié du i s., le quartier se transforme radicalement : les constructions antérieures disparaissent, sauf la pièce de la nécropole, Ilia, préservée jusqu’à la fin du siècle.
22Le bâtiment I (fig. 49) est reconstruit dans une orientation N.‑E./S.‑O. imposée par les précédentes constructions. C’est un hangar rectangulaire dont nous connaissons la partie occidentale, d’une largeur de 8 m, la longueur étant supérieure à 10,80 m. La paroi sud‑ouest de l’édifice est fermée par un mur ou muret dans lequel s’ouvre un seuil dallé de fragments de tegulae (tableau X) donnant accès à l’arrière du four 3 qui occupe la quasi‑totalité de l’espace. Les côtés nord‑ouest et nord‑est du hangar sont ouverts. Le sol est en terre battue. Le mur sud‑ouest, les piliers, comme le mur du laboratoire, font appel à un nouveau type de construction qui ne met en jeu que des matériaux en terre cuite : tuiles de récupérations, voire tessons de céramique commune ou d’amphores liés à l’argile. Les rebords des tegulae sont placés en parement (fig. 52, no 2). La toiture de tuiles a été retrouvée écrasée sur le sol.

Fig. 49 – Plan du bâtiment I avec le four 3.
Dessin S. Eusèbe
23Comme le four 2, le four 3 s’inscrit au rang des très grands fours. La fosse, large de 8 m, est profondément creusée dans le poudingue (fig. 50) ; on y accède par une série de marches taillées dans le sol naturel sur son flanc N.‑E. Le four, avec sa double chambre de chauffe à plan rectangulaire et ses deux alandiers, ouverts en entonnoir sur la fosse, se classe dans le type IId de la typologie de N. Cuomo di Caprio (fig. 51 et 52) et IF’ de F. Le Ny (Le Ny 1988 : 39). Chambre de chauffe et alandier ont une longueur de 6,20 m. Huit arcs de briques biseautées, séparés par des entretoises, supportent une sole grossièrement circulaire de 4,50 m de diamètre, mal conservée. Ils sont recouverts de plusieurs couches de torchis en partie vitrifié. Le mur du laboratoire est plus large au sud (1 m) qu’au nord (0,60 m) où un accès était probablement aménagé. Il est contrebuté dans l’axe N.‑E./S.‑O. par deux contreforts servant sans doute aussi de base aux piliers du toit (fig. 53). La couverture de la salle de cuisson n’est pas connue : lits de tessons amovibles ou structure permanente ? Si l’on restitue au laboratoire une hauteur minimale de 4,50 m, la capacité du four est de 71,5 m3. S’il était rempli uniquement d’amphores G.4, il contenait un chargement de l’ordre de 600 amphores, suivant la méthode d’empilement adoptée, voire davantage si le laboratoire est plus haut. Le combustible employé est du chêne à feuilles caduques et du chêne à feuilles persistantes.

Fig. 50 – Coupe longitudinale du four 3, plan de la chambre de chauffe, coupe latérale du fond de la chambre avec arc du four 2 (sur les parois : placage de torchis)
Dessin S. Eusèbe

Fig. 51 – Coupes latérales du four 3.
Dessin S. Eusèbe

Fig. 52 – Vue du four 3 : 1 façade ; 2 mur du laboratoire ; 3 chambre de chauffe sud ; 4 chambre de chauffe nord.
Photos F. Laubenheimer

Fig. 53 – Restitution du bâtiment I
Restitution S. Eusèbe
24Pourtant, avec son énorme capacité, le four 3 n’était sans doute pas le seul à fonctionner au cours de l’état III. Sa construction marque des nouveautés dans la façon de bâtir et témoigne d’une recherche dans l’amélioration de la chauffe d’énormes cubages. C’est à cette période que la production des amphores G.4 devient très importante.
3.6 Etat V : au iiie siècle. (Fig. 36)
25Avec le début du iiie s., l’atelier connaît de nouvelles transformations importantes, parmi lesquelles s’inscrivent les bâtiments VI et vraisemblablement VII. Dans un quartier où l’édifice I n’existe plus, on construit désormais dans une nouvelle orientation.
26Le vaste bâtiment VI (fig. 54), de 18 m de long dans son axe N.‑E./S.‑O., s’ouvre au N.‑E. par un large seuil de tuiles (2,90 m). Ses murs N.‑E. et S.‑E., élevés simultanément, larges de 0,55 à 0,60 m, sont composés de pierres calcaires et de galets ; les fragments de tuiles sont rares. Des contreforts aménagés à l’angle et sur les façades, tous les 4,5 m en moyenne, massifs rectangulaires de pierres et tuiles, affleurant au niveau du sol de circulation, servent de bases à des poteaux. La masse des tuiles présentes dans la couche arable suggère une toiture de tuiles supportée par ces poteaux, à l’extérieur des murs, et par des piliers, à l’intérieur de l’édifice. L’un d’eux (1,07 x 1,20 m), présent dans la fosse d’accès au four, s’aligne sur un autre que l’on croit reconnaître dans un contrefort sud du four. Dans l’angle est du bâtiment, des cloisons de 0,45 m de large en tuiles et galets surtout, délimitent une petite pièce de 3 x 3,80 m, avec un accès vraisemblablement au sud ; quelques fragments d’enduits peints, trouvés au pied des murs, laissent croire qu’ils en étaient couverts. Aménagés sur des bâtiments plus anciens, remblayés, le four 7 et sa fosse sont peu profondément creusés dans le poudingue. La fosse descend en pente douce du seuil à l’alandier sur 6 m de long. Le four est composé d’un alandier et d’une chambre de chauffe unique développés sur 7 m de long, et conservés sur 0,90 m à 1,20 m de haut. La largeur à l’entrée du four est de 1,20 m et au maximum au centre de 1,70 m. La sole a disparu. La séparation entre alandier et chambre de chauffe n’est pas nette. Les seules traces de support de la sole sont un pilier de 0,90 m x 0,40 m accolé à la paroi est. La façade du four, fondée sur de grosses pierres calcaires, est construite d’un mélange de tegulae et pierres liées à l’argile (fig. 55, 56). Le four est noyé dans un blocage de galets, qui prend appui à l’est sur le vieux mur 09, donnant à la construction une largeur de 7 à 8 m. Le périmètre, irrégulier, semble rythmé par des contreforts. Il s’agit d’un type de four totalement nouveau, par rapport aux constructions antérieures, et encore plus vaste. Il ne se laisse pas classer facilement dans les typologies existantes. Nous proposons de le rapprocher avec prudence du type III de F. Le Ny (Le Ny 1988 : 15) qui correspond à un four‑canal, encore mal connu.

Fig. 54 – Plan du bâtiment VI et du four 7.
Dessin S. Eusèbe

Fig. 55 – Coupes du four 7. (coupe C : sur les parois, torchis).
Dessin S. Eusèbe

Fig. 56 – 1 vue du bâtiment VI et du four 7 ; 2 mur de façade du four.
Photos F. Laubenheimer
27Des autres formes que prend le four lors de transformations postérieures, il est difficile de parler, faute d’éléments. Mentionnons cependant la dernière, une sorte de bricolage dans lequel le four est réduit à une longueur totale de 3,60 m environ, la sole étant supportée par deux piliers au centre de la chambre de chauffe.
28A l’état V nous croyons pouvoir rattacher le bâtiment VII, dont on ne sait rien, sinon que son orientation est la même que celle du bâtiment VI et que le four 8 lui est associé. Ouvert vers le S.‑E., c’est un four à alandier unique, chambre de chauffe et corridor central, avec sole de plan carré (2,80 m de côté), supportée par cinq arcs dont le départ seul est conservé (fig. 57, 58). Il appartient au type IIb de N. Cuomo di Caprio (1985 : 140) et IIE" de F. Le Ny (Le Ny 1988 : 41). La fosse n’est pas fouillée. Les murs qui ferment le laboratoire sont construits suivant la même technique que pour le four 3, avec des matériaux cuits récupérés. Le fond du four, à l’ouest, s’adosse à un mur, mais nous ne savons rien de sa position par rapport à l’ensemble de l’édifice. Connaissant la forme et les dimensions de la sole, on peut restituer un laboratoire d’une hauteur totale minimale de 2,80 m, avec, par exemple, sur des murs de 1,60 m de haut une couverture voûtée, large de 2,80 m et haute de 1 m. La capacité du laboratoire serait alors de 20 m3.

Fig. 57 – Plan et coupe du bâtiment VII et du four 8.

Fig. 58 – Vue du four 8.
Photo F. Laubenheimer
29La couche de cendre du foyer a fourni neuf échantillons de charbons : tous sont du chêne à feuillage persistant, qui semble être ici le combustible unique des dernières cuissons.
30Le très original bâtiment VI et son four 7 confirment l’idée d’une évolution permanente de l’atelier dans sa technique de construction et de cuisson.
3.7 Conclusion
31Architecture et organisation de l’espace se résument en quelques tableaux (tableaux IX à XII) qui montrent une évolution globale orientée vers des constructions de plus en plus vastes : bâtiments, seuils, bassins de décantation, fours. Elle est associée sans doute à la nature des productions et à la quantité requise.

Tableau IX – Caractéristiques des murs du quartier artisanal.

Tableau X – Caractéristiques des seuils dans les bâtiments du quartier artisanal.

Tableau XI – Caractéristiques des bassins de décantation.

Tableau XII – Caractéristiques des fours. * : typologie de N. Cuomo di Caprio.
32Un point d’orgue à cette croissance se place au cours du iiie s., lorsque le plus grand des fours (no 7) se voit remplacé par une succession de fours bricolés, de plus en plus petits.
33La technique de construction fait intervenir très largement la terre. Dans une région où la pierre est relativement rare, et l’argile abondante, on a choisi de construire des murs de terre avec un embasement en dur, dont les matériaux sont à la fois pauvres et rustiques : on est obligé de mélanger des galets, des pierres de mauvais calcaire, et des tuiles cassées de récupération ; le parement des murs est arrangé au mieux, on y met les plus gros éléments, qui sont rarement équarris et jamais taillés. La fondation s’accompagne très souvent d’une assise débordante dont le rôle semble surtout décoratif : trop peu proéminente (une dizaine de centimètres) pour assurer une bonne stabilité, elle est souvent visible au niveau du sol étant superposée à des assises sous‑jacentes. Le liant est toujours l’argile. L’élévation en terre, pisé ou adobe avec poteaux de bois, semble la règle générale de ce genre de mur, largement utilisé pendant toute la durée de l’atelier. La présence d’enduits peints est plusieurs fois attestée : les enduits rouges monochromes dominent, mais il y a aussi de rares exemples d’enduits bleus ou jaunes décorés de lignes.
34Un autre type de construction de murs, très original et bien adapté à l’officine, apparaît au cours de la deuxième moitié du ier s. et dure jusqu’à la fin de l’activité. Il s’agit des murs entièrement construits avec les déchets des productions de l’atelier, en premier lieu les tuiles, liés à l’argile. Ce type de construction est utilisé pour faire des piliers, des laboratoires, des cloisons, exceptionnellement des murs ou murets.
35Les seuils, rudimentaires, ne sont jamais en pierre. Lorsqu’ils sont construits, ils diffèrent suivant les périodes. Pendant les premières décennies, ce sont des seuils étroits (inférieurs à 1,60 m) faits de galets plats. A partir du milieu du siècle, apparaissent les seuils construits de une ou plusieurs assises de tegulae, nettement plus longs en moyenne.
36Les deux seuls exemples de bassins de décantation (tableau XI) sont construits de la même façon avec une bordure de tegulae ; le plus récent est plus de deux fois plus grand que le plus ancien.
37Le module du pied romain n’est pas utilisé systématiquement : les édifices II et III s’inscrivent respectivement dans un rectangle de 29 x 19 pieds et de 77,5 x 50 ; le VI a 62 pieds de long. On n’en sera pas surpris dans ces constructions qui, ne visant pas à une rigueur extrême au départ, ont subi de surcroît par la suite bien des remaniements.
38Mais les murs maîtres des bâtiments I, III et IV ont une épaisseur moyenne de 2 pieds ; la longueur des seuils répond souvent à un multiple du pied. D’autre part, les poteaux de bois armant les murs des pièces IIIa et IIIb sont rythmés tous les 7 pieds, soit la moitié ou le quart d’un module de 14 ou 28 pieds reconnu dans les auvents des maisons de l’habitat. Ainsi ces deux exemples montrent l’utilisation d’un module simple, exprimable en pieds.
39Les fours (tableau XII) ne manquent pas d’apporter de la nouveauté dans leur diversité. Deux grandes orientations ont été choisies, vers le N.‑E. et vers le S.‑E. : elles sont indépendantes des vents dominants, puisque le vent principal souffle du N.‑O. et un vent secondaire du S.‑E.
40Quelle que soit la variété des plans choisis et jamais répétés, le laboratoire est construit en dur de façon permanente. Deux techniques sont employées : l’adobe, à la période augustéenne – son utilisation était inconnue dans les fours de la région – et, plus tard, le mur de remploi de matériaux cuits, d’une conception nouvelle créée sans doute sur place. Les couvertures sont diverses et le plus souvent difficiles à restituer. L’utilisation d’une voûte de poteries sur un plan carré frappe par son ingéniosité ; c’est une nouveauté à une époque aussi ancienne en Narbonnaise.
41Les cinq fours connus sont suffisamment conservés pour fournir une idée assez précise de leur capacité. Elle surprend par son ampleur. Avec ses 9,5 m3, le plus petit cuit aisément un millier des céramiques communes locales les plus courantes ! Le plus grand four (four 7) est environ dix fois plus vaste ! Pourtant, la taille des fours de Sallèles n’est pas exceptionnelle et se classe parfaitement parmi les modèles courants de l’époque romaine (Le Ny 1987). Les grands fours à double alandier ne sont pas rares en Narbonnaise ; par exemple, celui de Comeilhan (Hérault) a une sole rectangulaire de 4,80 m de long ; celui de Laurens (Hérault), une sole circulaire de 5,20 m de diamètre et celui de Velaux (Bouches‑du‑Rhône) de 4,50 m (Laubenheimer 1985 : 215). D’autres, avec un seul alandier, atteignent des volumes équivalents : c’est le cas à La Graufesenque (Vernhet 1981) ou à Saint‑Romain‑en‑Gal (Canal, Tourrenc 1979). La cinquantaine de fours pour la cuisson des tuiles et d’autres céramiques recensés en Grande‑Bretagne (Mc Whirr 1979 et Swan 1984) offrent des dimensions comparables à celles des fours de Sallèles et parfois même supérieures : la sole du plus grand exemplaire mesure 5,4 x 5,4 m. On trouve sans difficulté d’autres exemples dans la région du limes germanique (Berger 1969) comme en Italie du Sud ou en Sicile (Cuomo di Caprio 1979).
42Bien qu’une partie seulement du quartier artisanal nous soit connue à Sallèles, elle marque avec force la puissance de la capacité potentielle et le caractère forcément collectif du débouché de la production. La réussite de l’entreprise est remarquable : elle dure sur plus de deux siècles en ne cessant d’accroître la capacité de ses fours.
Notes de bas de page
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