Bourbon-Lancy (Saône-et-Loire)
| , ,Première partie. Les Figurines en Terre Cuite
7. Conclusion
Texte intégral
1Il a été retrouvé sur ce site de Bourbon‑Lancy 20 archétypes (modèles pour fabriquer des moules) de types nouveaux, dont 10 personnages ou membres de personnages, 4 coqs, 2 poules, 1 paon, 1 aigle en composition avec une Vénus (?) ; c’est la plus importante quantité retrouvée sur un seul site jusqu’à présent (fig. 14). A titre de comparaison, nous signalons que le MAN n’en possède que cinq, et de provenances différentes : 1 Vénus sans provenance (cat. MAN no 1) ; 1 Hercule de Toulon‑sur‑Allier, au Champ‑Lary dit Tudot (cat. MAN nos 525‑526) ; 1 Abondance de Toulon‑sur‑Allier (cat. MAN no 433) ; 1 tireur d’épine (cat. MAN no 625) et 1 buste (cat. MAN no 814) fabriqués à Saint‑Pourçain‑sur‑Besbre ; des fragments d’un très grand buste Flavien trouvé à Clermont‑Ferrand (cat. MAN no 828). Mais, surtout, c’est la première fois qu’une fouille révèle un archétype et un des moules qui en fut issu (un coq et l’aigle de la composition).

● Fig. 14 – Les ateliers de coroplathes en Gaule centrale, ■ : figurines ; ▲ : moules ; ♦ : ateliers, fours ; ◊ : présence présumée de fours.
2Le nombre de moules retrouvés est également impressionnant : 260 valves de moule (quelquefois très fragmentaires) dont 190 pour lesquelles une typologie a pu être établie ; toutes sont de type nouveau, même si parfois elles peuvent être rapprochées de certaines productions de Saint‑Pourçain‑sur‑Besbre ou de Saint‑Bonnet‑Yzeure (Allier). Bien plus surprenant encore, certains moules ont été retrouvés en plusieurs exemplaires identiques (jusqu’à 12 valves postérieures et 8 valves antérieures pour la Vénus type no 1), alors qu’au MAN, par exemple, le cas ne se présente que deux fois et en petit nombre. Certes, on peut penser que seules les valves de moule les plus intactes ont été sélectionnées pour le MAN, mais au musée de Moulins ou dans la collection du docteur Bailleau, inventeur de la fouille de Saint‑Pourçain‑sur‑Besbre, rares sont les valves identiques. Rares aussi sont les trouvailles, sur un même site, de valves de moule avec les figurines qui en furent issues ; c’est pourtant, à Bourbon‑Lancy, un cas qui se présente souvent : parfois en très grande quantité comme pour la Vénus type no 1 avec 68 grands fragments qui ne se complètent pas et une figurine entièrement reconstituée (ce type, décidément, semble avoir connu un bien grand succès), ou en quantité moindre comme pour le coq type no 7, ou quelquefois très peu. Toujours dans le but d’établir une comparaison quantitative, nous rappelons que la très belle collection du MAN ne comprend que 150 valves de moules, en provenance de plusieurs sites et non pas d’un seul, et que, de surcroît, ce sont les ateliers eux‑mêmes qui ont été fouillés dans la plupart des cas, alors qu’ici, nous le rappelons, il ne s’agit que d’objets trouvés dans des remblais (excepté les quelques pièces trouvées en stratigraphie). On peut donc beaucoup espérer d’une future fouille des ateliers, en souhaitant que leur localisation puisse être déterminée dans un proche avenir. Car, de toute évidence, une telle quantité d’archétypes, de moules et de figurines, ne peut être que l’indice d’une fabrication sur place.
3Le choix des sujets et leur répartition quantitative est instructif et surprend ; mais gardons‑nous d’en tirer, trop hâtivement, des conclusions définitives et attendons la confirmation ou l’infirmation de ces remarques par la découverte du ou des ateliers à l’origine de cette production.
4La plus grande surprise vient de l’absence totale de déesses‑mères (ou nourrices) –pas le moindre fragment– qui rend encore plus triomphante la victoire de Vénus pour laquelle nous avons dénombré 14 types nouveaux du type I, 5 du type II, 53 valves de moules, soit 30 % du total des valves ou 20 % du total des types. Parmi les autres divinités, Minerve est la moins défavorisée avec 4 types, puis Epona avec 1 type, et enfin Mercure dont 1 seul des 2 types est certain. En rapport direct avec certaines divinités qu’ils abritaient (Vénus, Minerve, Mercure), les édicules en forme de temple comportent un fronton à trois pointes typique du ier s., ou encore de forme triangulaire. Apollon, Hercule, Jupiter, Vulcain manquent à l’appel ; les moules d’une Abondance, d’une Minerve, d’un Apollon et d’un Jupiter accompagné d’un aigle ont bien été retrouvés dans des fouilles pratiquées dans un autre secteur de Bourbon‑Lancy à la fin du xixe s. (Bourbon 1892 : 254‑262) mais, à notre avis, bien que d’exécution malhabile et rustique, ils sont d’une fabrication moins précoce. Nous pensons plutôt y voir de pauvres imitations du répertoire des années glorieuses de Toulon‑sur‑Allier ou de Saint‑Pourçain‑sur‑Besbre.
5La grande révélation, c’est la présence de Vénus à gaine dans un atelier du Centre, surtout sous forme de moule ; voilà qui relance le débat entre les partisans d’un lieu de fabrication en Bretagne et ceux d’un lieu de fabrication dans le Centre. La récente découverte de l’atelier de Rennes et celle‑ci pourraient bien mettre tout le monde d’accord ! (cf. 2.1.3.4.).
6Une importante spécialité de cet atelier de Bourbon‑Lancy (15 %) est celle des bustes féminins. Certains sont très grands, avec de hautes coiffures flaviennes à la romaine, tandis que le plastron, très plat, conserve dans l’expression des plis une facture géométrisée tout à fait dans la tradition gauloise dont la présence d’un torque autour du cou assure la pérennité. On retrouve ce même genre de bustes à Saint‑Bonnet‑Yzeure, bien que traités différemment dans les détails. Parmi les personnages en pied (17 %), le tireur d’épine assis sur son rocher est bien présent (4 %) ; les autres, qui étaient également fabriqués en pièces détachées pour permettre toute une variation d’attitudes, sont plus difficiles à identifier à partir des moules. Ils sont tantôt assis, tantôt debout, et pouvaient être lutteurs, gladiateurs, soldats, serviteurs, pèlerins, porteurs d’offrande, etc. Hormis un fragment, les couples sont absents.
7Les animaux sont abondamment représentés, qu’il s’agisse des quadrupèdes (9 %) ou des volatiles (25 %). Parmi les quadrupèdes, les chiens de garde au front plissé, les chevaux porteurs de lunule assemblés en couples et les taureaux (hélas pas de taureaux tricornes ici I) se partagent la vedette. Ils sont tous typiques de la production du ier s.
8Les animaux sauvages ou exotiques ne sont guère représentés : seuls le cerf, la biche et le lion sont là, mais uniquement sous forme de vases et sans que l’on puisse avoir la preuve qu’ils ont été fabriqués sur place. Pas de singes aux amusantes mimiques, pas de panthères, pas de sangliers ; pas de dauphins non plus, ni de vipères, mais un beau lézard.
9Avec 10 % des types, le coq est le roi des volatiles, fièrement campé sur son socle, la queue artistiquement déployée en panache, ou encore, le cou tendu en avant, prêt à combattre ou... à picorer ! Quelques types se rapprochent de certains autres des ateliers de l’Allier, mais restent toujours différents ; c’est moins vrai pour les poules dont le plumage réduit et simplifié ne permet pas d’aussi grandes fantaisies, et qui finissent par se ressembler toutes. Les paons sont différents de ceux de l’Allier, les pigeons aussi, mais les divers autres oiseaux, qu’ils soient fabriqués à l’aide de valves pour chaque côté ou de valves pour les parties supérieures et inférieures (lorsque leurs ailes se croisent ou se rejoignent sur le dos), en sont beaucoup plus proches. Une grande absente : la colombe, pourtant attribut privilégié de Vénus. Tous ces volatiles ont été posés soit sur des socles rectangulaires plats, soit sur des socles ronds dont l’épaisseur varie de l’extrême plat au semi‑sphérique décoré de tore(s) ou pas ; la variation d’épaisseur étant en relation étroite avec la chronologie, du plus plat dès les débuts de la fabrication vers les plus hauts, nous avons ici de précieux repères qui indiquent une fabrication précoce. Du domaine des volatiles, retenons encore un œuf intact. Quant aux fruits, si les noix manquent, la grenade a bien été fabriquée à Bourbon‑Lancy comme l’atteste un fragment de moule.
10Parmi tous ces sujets, les absences ou les présences inattendues sont‑elles à interpréter comme des indices chronologiques, ou comme l’indication d’une spécialisation des ateliers, ou plus simplement comme le fruit du hasard ? En ce qui concerne les déesses‑mères, qui ont toujours été retrouvées en si grande quantité auprès des Vénus, il serait bien étonnant que quelques fragments, au moins, ne se soient pas glissés parmi cet énorme matériel jeté au rebut et on peut supposer, sans être trop hardi, que cette absence n’est pas due au hasard ; restent les deux autres hypothèses, l’une n’excluant pas l’autre : dans la première hypothèse, les déesses‑mères n’auraient pas été fabriquées avant l’industrialisation de la production ; celle‑ci, née du succès des figurines, d’abord créées de façon artisanale en fonction de la demande formulée au ier s. par les soldats romains qui, cela va de soi, préféraient Vénus aux déesses‑mères et privilégiaient les représentations viriles du combat ou du jeu, répandra dans toutes les couches de la société gallo‑romaine les premiers sujets représentés ; les femmes auraient alors réclamé et favorisé la création de déesses‑mères‑nourrices plus proches de leurs préoccupations maternelles. Dans la seconde hypothèse, il aurait existé une spécialisation des ateliers et celui de Bourbon‑Lancy n’aurait pas inscrit dans son répertoire ces déesses‑nourrices. On peut aussi envisager que cet atelier de Bourbon‑Lancy ayant été créé parmi les premiers et de ce fait, si nous reprenons la première hypothèse, n’ayant pas eu à fabriquer des déesses‑mères dans un premier temps, n’ait pas souhaité entreprendre leur fabrication au moment de leur création sur le marché, laissant cette spécialité à des ateliers nouveaux.
11Car il est certain que cet atelier a commencé à fonctionner très tôt dans le ier s. de n. è. et nous en voulons pour preuve la présence de ces moules de Vénus dont il a été tiré des figurines retrouvées dans des tombes en Suisse, ou en Allemagne, ou en Autriche, datées de l’époque Tibère‑Claude pour les unes, de l’époque Claude‑Néron pour d’autres. Autre preuve, et non des moindres, ces dates concordent parfaitement avec celles des autres objets trouvés dans le même remblai. En plus de ces preuves, d’autres critères se révèlent sûrs, telle la complexité des poses ainsi que l’association de plusieurs figurines sur un même socle qui nécessitent l’utilisation de nombreuses pièces de moule par objet et un temps plus long de fabrication, ce que seul un établissement artisanal peut réaliser ; les nombreux archétypes ou moules de membres séparés trouvés à Bourbon‑Lancy attestent ce mode de fabrication.
12Un autre critère de cette précocité –stylistique cette fois– se retrouve aussi bien dans les personnages que chez les animaux : à savoir la forme lenticulaire ou en amande cernée d’un sillon donnée aux yeux, toujours grands et exorbités, tels ceux des Vénus coiffées d’anglaises (autre critère) du type I, de certaines Minerve, de quelques bustes, de tous les chiens de garde, de certains chevaux, taureaux, cervidés, et même d’oiseaux, que l’on peut retrouver au fil des planches de cet ouvrage.
13Le fonctionnement de cet atelier a perduré tout au long du ier s. ainsi que dans la première moitié du iie. D’autres moules, d’autres figurines datées, d’autres critères le démontrent : ne serait‑ce que la taille des objets, qui était d’abord impressionnante (comme celle des édicules à trois pointes où étaient placées des figurines complètes munies d’un socle, comme celle des bustes féminins cités plus haut), puis qui va s’amoindrir au iie s., comme on le constate dans les édicules à fronton triangulaire où les Vénus, moins grandes et sans socle, sont solidaires du fond de la rotonde, ou encore dans les bustes féminin dont le plastron plat va se modeler et où le torque de tradition celtique va être remplacé par un collier de perles. De même, les Vénus du type II annoncent le iie s., mais leur rareté ici signifie que leur production n’a pas dû dépasser la première moitié de ce siècle. Une autre révélation importante est celle de la trouvaille en stratigraphie d’une tête de Vénus à gaine (identique à celles trouvées parmi le reste du matériel) dans une couche datée de la première moitié du iie s. mais avec du matériel typique du ier s. (cf. chapitre 5.). A la lumière de tout ce qui vient d’être exposé, on peut raisonnablement envisager un début de production vers ±40 de n. è., poursuivie jusqu’à +120/150.
14Des échanges entre les ateliers de Bourbon‑Lancy et de Saint‑Pourçain‑sur‑Besbre (Allier) ont eu lieu ; dans quel sens se sont‑ ils faits ? S’agissait‑il d’un transfert de moules ou d’hommes ? Les signatures de Piso, Sextus, Prisc., se retrouvent dans les deux ateliers. Entre les ateliers de Saint‑Bonnet‑Yzeure et de Bourbon‑Lancy il existe des similitudes, mais il n’y a jamais identité, pas même dans la consistance de l’argile qui est très dure et polie à Saint‑Bonnet, alors qu’à Bourbon‑Lancy, comme à Saint‑Pourçain, elle était ou est devenue tendre, d’aspect crayeux, Il serait important de connaître la date définitivement retenue par H. Vertet pour la production de Saint‑Bonnet, ce qui permettrait peut‑être de savoir de quel atelier venait l’inspiration.
15Nous attendons la publication du matériel trouvé à Vichy par J. Corrocher pour avoir la possiblité d’établir des comparaisons avec Bourbon‑Lancy. A partir des quelques moules que nous avons vus, il paraît y avoir une similitude de répertoire dans un style différent. En revanche, nous ne voyons aucun lien entre l’officine de Bourbon‑Lancy et celle du Vieux‑Fresne de Gueugnon (Saône‑et‑Loire) dont le répertoire et le style relèvent d’une production plus tardive, si ce n’est, pourtant, celui qui existe entre un jeune pèlerin trouvé la‑bas (Rouvier‑Jeanlin 1986 : no 276bis) et celui de Bourbon‑Lancy trouvé en stratigraphie (fig. 41, 14).
16Quant à la diffusion, nous avons pu constater qu’elle s’étendit généreusement à l’est (Bourgogne, Suisse, Allemagne, Autriche) et fort probablement en Bretagne, bien que les objets trouvés soient trop peu nombreux pour le confirmer et qu’il puisse s’agir de copies faites sur place. A la suite de cette publication, il est possible que des fragments trouvés dans d’autres fouilles puissent être maintenant identifiés et rattachés à la production qui vient d’être étudiée, apportant éventuellement un supplément d’information pour un type retrouvé incomplet à Bourbon‑Lancy.
17Ainsi, par la masse énorme d’objets recueillis, par l’importante quantité de sujets et de types nouveaux dénombrés, par les précieux repères chronologiques obtenus, par une meilleure connaissance des sujets et du style en usage au ier s., par les renseignements fournis sur l’expansion commerciale à cette époque, on peut qualifier d’exceptionnel ce matériel archéologique en terre cuite d’époque gallo‑romaine, dont l’intérêt majeur est de nous permettre de suivre l’itinéraire créatif des coroplathes gallo‑romains –de la pérennité de l’art et des traditions indigènes vers un syncrétisme religieux et, si nous osons dire, artistique– et de le replacer dans le temps, C’est aussi de confirmer l’indépendance et la fantaisie des coroplathes gallo‑romains du ier s. face aux conquérants.
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Légende | ● Fig. 14 – Les ateliers de coroplathes en Gaule centrale, ■ : figurines ; ▲ : moules ; ♦ : ateliers, fours ; ◊ : présence présumée de fours. |
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© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989