1Comme cela a été souligné à plusieurs reprises, le site de Castellu constitue, à l’heure actuelle, une étape encore isolée de notre connaissance de la vie de l’intérieur de la Corse à la fin de l’Antiquité. Si la datation du matériel découvert concerne au maximum une période allant du v^e au vii^e s. ap. J.-C. –et la plus grande partie du matériel bien daté appartient au vi^e s.–, les données de l’analyse des structures visibles et les résultats de la fouille permettent de penser à une chronologie bien plus ample.

2Tout d’abord, alors que les structures fouillées présentent uniquement des murs de pierres mal dégrossies, liées à l’argile, le long mur nord-sud est le témoin de l’existence de deux périodes importantes : celle de la construction des blocs maçonnés remployés dans ce mur moderne, et celle d’une phase précédente, relative au premier emploi des tuiles, briques et pierres bien équarries qu’il réutilise et que l’on retrouve d’ailleurs, également en remploi, dans une maisonnette moderne en partie effondrée, au sud du site.

3Pour dater ces différentes constructions, y compris celles de nos sondages, la poursuite de la fouille sera nécessaire dans l’espoir de trouver des contextes bien datés relatifs aux phases de construction et d’occupation. L’une des priorités éventuelles de la reprise de l’enquête devrait être aussi en particulier de mettre en évidence les communications entre les structures des sondages I et V. La pièce du sondage I a en effet un sol situé en moyenne à 3 m au-dessous de celui des deux pièces du sondage V ; il faut vraisemblablement penser à un habitat en terrasses, dont les passages de l’une à l’autre, la nature et l’extension restent à déterminer.

4Alors que l’ensemble du matériel archéologique - à quelques nuances près liées aux pourcentages ou aux objets particuliers de certaines classes - ne s’écarte pas outre mesure des contextes habituels de l’Antiquité tardive en Méditerranée occidentale, il faut relever une double caractéristique du site : la pauvreté en monnaies qui offrent un panorama chronologique singulier, en apparence en contradiction avec tout le reste du matériel auquel elles sont associées : une circulation monétaire réduite, avec, au mieux, la réutilisation de menues monnaies d’émissions antérieures de près de deux siècles. Quant à l’absence totale de lampes à huile, C. Vismara (1983 : 267-270) l’explique par des solutions différentes adoptées pour l’éclairage des maisons, à partir de l’exploitation des ressources de l’île utilisables à cette fin, telles que la cire ou la résine de conifères.

5L’ensemble du matériel découvert, y compris la faune, contredit vigoureusement deux lieux communs tenaces relatifs à la Corse : la faible romanisation des régions de l’intérieur et la situation catastrophique qu’auraient créée l’invasion vandale, puis les incursions des Lombards. Cette idée de faible romanisation, si elle fait la joie des lecteurs d’Astérix, apparaît à l’évidence totalement irréaliste à l’historien qui compare l’étendue de la Corse à celle de l’Empire romain, la durée de la gestion de l’île par Rome avant l’arrivée des Vandales –près de sept siècles, plus de trois fois la durée de la Corse française– et, pour éviter de choisir des comparaisons trop éloignées, la situation de la Sardaigne romaine, avec la cité, aux riches monuments publics, de ForumTraiani, au cœur du territoire des irréductibles Barbaricini, même si Venicium ou Praesidium n’atteignirent probablement jamais un tel niveau de raffinement urbain.

6Qu’il s’agisse de la céramique sigillée africaine, de la commune, de la vaisselle de cuisine ou modelée –avec dans ces trois derniers cas, un problème non résolu de possibles productions locales– des amphores, des verres, de l’os travaillé importé (cf. à ce propos Vismara 1984a : 271-282), des bronzes, des fers ou des matériaux de construction de terre cuite, on ne peut douter de la romanisation profonde de ce site ; l’étude de la faune –25 000 vestiges étudiés– met en évidence les grands progrès accomplis par les races d’animaux domestiques corses depuis l’époque préromaine, et les changements intervenus dans les pratiques alimentaires, au sein d’une communauté où l’élevage l’emporte de loin sur la chasse. En ce qui concerne les paléosemences, malgré le caractère limité des données que nous avons pu fournir, elles permettent de suggérer- avec toute la prudence possible – un paysage ouvert et cultivé où alternaient vignes, céréales, oliviers et arbres fruitiers, dont il est impossible de dire s’ils étaient cultivés ou non ; mais l’échantillonnage révèle tout de même une alimentation végétale diversifiée.

7Quant aux thèses traditionnelles sur l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Age corse, qui décrivent une situation désastreuse de l’île1, j’avais suggéré, avant même d’entreprendre cette fouille, que les périodes de l’administration vandale et d’une éventuelle présence lombarde en Corse n’avaient pas entamé le tissu territorial d’époque romaine, ni modifié profondément les circuits commerciaux2. La fouille de Castellu constitue une confirmation éloquente de ces hypothèses pour les époques concernées ; nous sommes en présence d’un établissement rural, donc particulièrement exposé aux changements, dans le cadre d’un habitat dispersé, qui présente une longue durée de vie, en partie datée et cernée grâce au matériel découvert au sein d’unités stratigraphiques homogènes, des v^e-vii^e s.

8Certes, les constructions que nous avons fouillées ont un caractère plutôt fruste, mais nous ne connaissons pas la destination de ces pièces, au sol de terre battue, aux murs liés à l’argile et au toit de matériaux mixtes (dalles de schiste et tuiles de terre cuite liées à l’argile crue, comme c’est d’ailleurs le cas d’habitations semblables d’un site rural de l’Antiquité tardive en Sardaigne du Nord, encore inédit [information de D. Rovina, qui dirige cette fouille]). Il pouvait s’agir aussi d’entrepôts agricoles et les pièces des habitations étaient peut-être ailleurs, construites de façon plus adaptée à la vie quotidienne d’une communauté dont le niveau social, attesté par le matériel archéologique, apparaît sinon raffiné, du moins confortable. D’ailleurs, aussi bien les remplois du mur moderne nord-sud que la composition de ces remplois sont la preuve de l’existence de constructions maçonnées qui présentent les caractéristiques traditionnelles des techniques d’utilisation du mortier de chaux à l’époque romaine. La présence d’enduits imperméables (sur les blocs de remploi du mur nord-sud et dans les murs d’une maisonnette moderne) et celles des tegulae mammatae donnent à penser, sinon à des thermes, du moins à la fois à des installations hydrauliques et à des locaux chauffés.

9Non seulement Castellu démontre que la Corse de l’intérieur ne subit aucun traumatisme particulier durant les v^e-vii^e s. –sûrement d’un point de vue économique au moins–, au moment de l’occupation vandale ou d’une éventuelle arrivée des Lombards, mais cette affirmation doit aussi et surtout s’étendre aux sites côtiers et aux voies de communication vers l’intérieur, dans la mesure où la totalité des produits et objets importés devaient y transiter. Nous devons attendre de la fouille des cités principales de la côte orientale et des couches de l’Antiquité tardive et du Haut Moyen Age, qu’il faudra se décider à fouiller scrupuleusement, des réponses plus exhaustives, aussi bien sur la nature des échanges avec l’intérieur de l’île, qu’avec les autres partenaires principaux, de l’Afrique du Nord à l’Italie et à la Gaule. Il faudra aussi continuer à remettre en question à la fois pour l’époque romaine3 et les périodes suivantes, comme j’ai entrepris de le faire, des données considérées acquises, et dont le seul fondement est la répétition automatique de lieux communs qui n’ont jamais été démontrés.

10Enfin, on peut aussi souligner ici accessoirement le problème de l’origine du christianisme en Corse4, qui devra être revu à la fois à la lumière des sources historiques et à celle des sources archéologiques. C’est ainsi que redevient d’actualité la correspondance de Grégoire le Grand, contemporaine d’une partie des témoignages exhumés à Castellu. Est-ce dans cette région qu’il ordonna la mission évangélisatrice de l’évêque Pierre d’Aleria5 ? Toujours est-il que le paganisme corse de l’époque, contre lequel le pape s’élève, était probablement très romanisé, comme l’étaient les autres habitudes de la vie quotidienne, en dehors de quelques pratiques locales qui avaient peut-être survécu ou s’étaient adaptées (pour l’éclairage par exemple). Le choix de l’iconographie des objets raffinés de la communauté de Castellu aux v^e-vii^e s. n’a aucun rapport avec la nouvelle religion, et la seule présence d’une croix très discrète et strictement géométrique sur des objets d’usage courant –désormais produits en quantité importante avec ces seuls symboles– ne peut certes constituer la preuve d’une foi bien enracinée. Des doutes subsistent encore à ce propos pour le Moyen Age, et la géographie ecclésiastique de la Corse depuis les premières implantations chrétiennes jusqu’aux xii^e-xiii^e s. est loin d’avoir une physionomie définitive6.

11Pour clore ces pages, alors que 1986 aura été une année d’étude sans fouille de notre part, et alors que nous ne prévoyons à court terme que des prospections et des recherches qui excluent la fouille, je scrute avec inquiétude l’horizon du futur, gravement incertain, de l’archéologie corse, surtout pour l’Antiquité tardive, le Haut Moyen Age et le Moyen Age. La génération des pionniers des années 50 est retranchée derrière ses acquis et poursuit péniblement des objectifs depuis longtemps dépassés ; la deuxième génération –dans laquelle je me reconnais– a été décimée et elle a été elle aussi incapable d’un élan mobilisateur et de réalisations novatrices durables. Sans programme, avec des moyens dérisoires et inadaptés, l’archéologie corse végète ; une multitude d’opérations ponctuelles, sans lendemain, ne permet guère à la problématique scientifique d’avancer, les effectifs humains se réduisent chaque année et si l’on attend de fonder des espoirs sur une nouvelle génération, il faut constater aujourd’hui l’absence de sang neuf, qui me semble être le signe le plus évident de la léthargie d’une archéologie qui reste à inventer7.