Préface

Paul‑Albert Février

1Castellu, un lieu‑dit de la région de Corte, un point perdu dans un maquis, à bonne distance de toute agglomération, voilà qui aurait pu nous entraîner dans un univers replié sur lui‑même, dans un système autarcique qui aurait fait fi des troubles auxquels le littoral des îles sardes et corses a pu être soumis. Rome, Carthage, l’Orient, tout cela devait paraître bien lointain. Et pourtant c’est vers ces villes qui ont dominé la Méditerranée que nous portent cinq sondages, réalisés de 1981 à 1985 dans des conditions difficiles, par une équipe enthousiaste de jeunes, insulaires ou venus du continent, c’est‑à‑dire de la péninsule Italique et des Gaules. De cette rencontre est née une fouille et sort un livre. Un rapport précis, qui ne laisse rien dans l’ombre. Ce qui nous change de tant de dégagements sauvages, de conclusions hasardeuses.

2D’entrée de jeu, ce fut un pari plein de risque que de se lancer ainsi, loin de toute construction monumentale, loin de ces pievi qui ont si longtemps retenu l’attention, à juste titre, mais de façon trop exclusive. Que pouvait‑on trouver sur à peine plus de 100 m2 ? Qu’en tirer pour une histoire de ces populations de l’intérieur de l’île ? Il s’agit bien en effet de faire de l’histoire, de trouver et d’ordonner des documents qui révèlent un groupe social, un mode de vie et des réseaux d’échanges, un lieu et son environnement. Et cela en se fondant sur des méthodes d’analyse et des comparaisons qui ne laissent aucune place au doute. Les archéologues dignes de ce nom savent qu’il n’est d’approche d’un milieu que par l’examen rigoureux des plus infimes témoignages de la présence de l’homme et par des confrontations qui élargissent le regard vers la totalité d’une documentation qui, petit à petit, se constitue. Car nous n’en sommes qu’au début de cette exploration d’une île, mais aussi d’un temps, celui qui a vu la Méditerranée échapper à Rome (ou plutôt Ravenne) et devenir un enjeu entre Vandales, alors capables de maîtriser la mer, et Byzance.

3A l’arrière‑plan de cette enquête sur un morceau du pays de Corte, se dessine une histoire de la mer. Mais il est certainement d’autres approches que le lecteur pourra faire, celle par exemple que suggèrent les comparaisons entre la faune recueillie à Castellu et la faune d’autres sites, du Néolithique au Bas Moyen Age, et qui introduit dans ce que l’on appelle parfois une ethnohistoire.

4Lorsque, voici peu d’années –c’était en 1984–, F. Villedieu faisait connaître le résultat des fouilles de Porto Torres (Turris Libisonis), le port situé au sud des bouches de Bonifacio, un des axes essentiels de navigation hauturière et donc de naufrages, nous avions vu apparaître un riche matériel qui montrait la longue durée des échanges, le rôle maintenu de l’Afrique septentrionale dans l’approvisionnement des îles –mais aussi des rivages septentrionaux de la Méditerranée ; l’Orient faisait également apparition dans ces couches d’un large ve s. Or voici maintenant que l’intérieur de la Corse révèle l’arrivée‑et l’utilisation– de cette vaisselle de table que nous avions appris à voir de la Proconsulaire aux Maurétanies, et jusque sur le littoral ligure, à Albintimilium où P. Pergola et C. Vismara s’initièrent, après tant d’autres, aux méthodes stratigraphiques. Vaisselle que progressivement les fouilles font voir de Conimbriga à Marseille, et sur le Palatin. La fouille de Castellu montre à l’évidence que la 2e moitié du ve et le vie s. ne marquent en aucune façon une rupture. Vaisselle de table et céramiques communes trouvent, comme les amphores, leurs répondants au‑delà de la mer. Ni l’arrivée des Vandales, ni la reprise en main par Byzance ne paraissent affecter au moins ces traces matérielles. Tout au plus pourra‑t‑on observer que Castellu révèle une variante tardive de la Late Roman Amphora (forme Kellia 164) : signe de l’importance prise par l’Orient après la reconquête.

5Il est intéressant d’observer qu’il a fallu aller chercher au loin des comparaisons, non seulement pour les produits les plus élaborés, mais aussi pour cette céramique que l’on appelle –faute de mieux– commune, ou encore pour les objets qui allaient à la cuisine. Mais, dans le même temps, ce sont les usages quotidiens qui se sont trouvés révélés : l’emploi de l’argile comme liant des murs ou la préférence portée à une viande bouillie –une viande où le bœuf joue un rôle essentiel à côté des ovins et, à un degré moindre, le porc.

6Au moment de refermer le livre, le lecteur pensera –je l’espère du moins– qu’un tel travail aura été quelque peu vain, ou en tout cas frustrant, s’il n’est pas prolongé par des recherches comparables, lancées sur d’autres sites. Il est temps, en effet, que nous connaissions de la Corse autre chose que ses églises de style pisan ou autre, ses lieux de culte –importants certes (surtout lorsqu’ils sont bien fouillés), mais insuffisants pour nous révéler une vie dans sa diversité. Il serait stupide de négliger ces restes qui marquent encore un paysage et lui donnent sa cohérence ou révèlent celle du passé ; mais il est temps de passer au‑delà, pour la fin de l’Antiquité comme pour d’autres périodes de la présence de Rome, ou pour des temps plus proches de nous. Il est temps de regrouper, sans anachronisme et en évitant toute fausse méthode régressive, ces images qui restent présentes pour tout habitant de l’île comme pour l’étranger, et ces tessons ou éclats d’os que l’archéologue décrit et compte, compare et restitue dans leur devenir. Alors, petit à petit, nous arriverons à comprendre ces communautés villageoises que j’ai aimé voir vivre, un peu plus haut dans le Niolo, à travers l’œuvre de G. Ravis‑Giordani, à cerner ces vrais ou faux archaïsmes d’une « montagne dans la mer », expression qu’il emprunta à F. Ratzel et dont le lecteur verra combien elle est juste, puisque c’est de la mer qu’est venue une bonne part de ce qui fait l’objet du présent ouvrage.

Auteur

Paul‑Albert Février

Professeur d’histoire ancienne (Université de Provence, centre d’Aix)