Les tombes romaines d’Armorique
|Conclusion
Texte intégral
1« Dans quelle mesure, après la conquête romaine, l’Armorique a‑t‑elle gardé sa physionomie et sa culture celtiques ? ». En introduisant en ces termes le catalogue de l’exposition Celtes et Armorique qui se tint à Rennes au cours de l’été 1971, M. P.‑M. Duval a fort bien résumé les données de l’un des problèmes fondamentaux auxquels sont confrontés les historiens de la Bretagne antique, et a de nouveau attiré notre attention sur l’épineuse question de la romanisation de l’Armorique et d’une éventuelle pérennité des traditions et des coutumes celtiques.
2Il n’était certes pas du propos de l’étude qui précède de faire la pleine lumière sur un problème aussi complexe. L’examen détaillé des sépultures romaines de la région nous a toutefois permis de conclure à une remarquable continuité des usages funéraires au cours des siècles et à l’absence de césure culturelle bien marquée entre les âges du Fer, l’époque romaine et le Haut Moyen Age. Les attitudes des hommes envers la mort n’évoluant qu’extrêmement lentement dans les sociétés rurales, ceci ne saurait nous surprendre. Ces conclusions, cependant, nous permettent de battre en brèche certaines doctrines qui s’attachent à répandre dans un public non averti les pieuses images d’une spiritualité celtique martyrisée par le banal juridisme de l’occupant méditerranéen.
3Comme leurs ancêtres de l’époque de La Tène, les Gaulois romanisés d’Armorique incinéraient leurs morts, dont les cendres, en général protégées par un récipient de terre cuite ou de verre, étaient confiées à la terre. Quelques rares objets, particulièrement chers au défunt ou destinés à l’accompagner dans sa vie future, étaient déposés dans la tombe, qu’un monument, modeste ou somptueux, signalait en surface. Nous ne pouvons souvent distinguer une tombe gauloise d’une sépulture romaine, qu’à l’état d’évolution technologique du récipient cinéraire ou du mobilier qui l’accompagne.
4Les tombes étant l’indispensable complément de tout habitat, on ne s’étonnera guère que les relations topographiques entre le monde des vivants et celui des morts n’aient guère varié non plus au cours de la période qui nous occupe, les défunts étant, dans la grande majorité des cas, placés en dehors de la zone habitée, mais à petite distance de cette dernière. Il n’est pas impossible, toutefois, que la conquête romaine, entraînant un rapide développement urbain et de substantielles transformations de l’habitat rural, ait contribué à une sensible modification de la disposition des nécropoles, due à une nouvelle politique de l’aménagement de l’espace.
5L’étude des traces archéologiques des coutumes funéraires –dont on peut, il est vrai, discuter la pertinence (Ucko 1969)– révèle, en Armorique comme dans l’ensemble de la Gaule du Nord, une remarquable hétérogénéité culturelle que définit l’absence de toute pratique funéraire parfaitement établie, d’un rituel aux normes rigoureuses qu’auraient suivi les parents et amis du défunt. Sans doute les tombes à incinération de l’Armorique gauloise, puis romaine, se conforment‑elles à certaines lois générales (utilisation d’un récipient cinéraire, protection et marquage de la tombe, etc.), mais on ne peut manquer d’être frappé par les innombrables différences de détail que présentent ces sépultures. Il est vraisemblable qu’elles renvoient à des rituels sinon individualisés, du moins communs à la famille ou au groupe social de base (villa, village, etc.). Certains indices nous permettent également d’avancer l’hypothèse d’une permanence, dans les premiers temps de l’occupation romaine, d’un culte des défunts s’adressant autant au disparu qu’aux ancêtres de la famille et du clan, signe supplémentaire d’une atomisation « primitive » de la société armoricaine, de toute évidence bien plus rurale qu’urbaine.
6Il serait cependant imprudent de conclure, au vu de ces quelques indices, à un profond particularisme de l’Armorique au cours des trois premiers siècles de notre ère : tout nous montre en effet que, comme ceux de la Belgique ou du reste de la Lyonnaise, les Gaulois romanisés de la péninsule armoricaine avaient hérité, du vieux fonds celtique, quelques notions eschatologiques fondamentales. Ils paraissent avoir considéré, en particulier, que les défunts, habitant la tombe aménagée pour eux ou un vague domaine souterrain, ne rompaient jamais totalement avec le monde des vivants et qu’ils devaient être l’objet de constantes attentions, nourris et abreuvés par le truchement de puits reliant la surface du sol à l’érèbe, et dans lesquels étaient déversés aliments, libations et offrandes diverses. Si le mort insatisfait pouvait « revenir » et exercer sa vengeance sur ses héritiers, le défunt comblé était un placement sûr et son intercession entre les vivants et les dieux (ou les ancêtres) un bienfait particulièrement recherché.
7On nous objectera sans doute qu’il y a là les principaux traits d’une culture archaïque, aux conceptions fort peu élaborées ou même « primitives », bien éloignées en tout cas du modèle romain. Il faut cependant reconnaître que l’eschatologie romaine du Haut Empire ne présente guère, dans son ensemble, de notions complexes, de constructions intellectuelles, et qu’elle demeure, elle aussi, une pensée que l’on qualifierait volontiers aujourd’hui de « primitive », très proche de celle du monde celtique. Il n’est donc pas surprenant que l’on ne puisse que très rarement apporter la preuve d’une véritable « influence romaine » sur les usages funéraires de l’Armorique, les deux cultures ayant des approches pratiquement identiques du domaine de la mort. Seuls les monuments, stèles ou mausolées, témoignent d’une pénétration de certaines pratiques, d’attitudes différentes.
8La dissémination de ces monuments est, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, étroitement associée aux grandes voies commerciales dont les axes se situent, au Haut Empire, le long des vallées de la Loire, de la Vilaine et de la Rance, où se diffusent, chez les négociants des villes et les riches propriétaires des campagnes, les modes romaines ou orientales. Ces mêmes groupes sociaux offriront, au Bas Empire, un terrain favorable à la pénétration d’idées nouvelles empruntées aux mysticismes gréco‑orientaux, et c’est très vraisemblablement à leur influence que l’on doit attribuer la progression de l’usage de l’inhumation, dans la 1re moitié du ive s. On doit reconnaître, cependant, que l’émergence de cette pratique ne peut entièrement s’expliquer par le poids des religions à mystères. Il nous semble probable, en effet, qu’il faille chercher la cause de ses progrès dans une profonde modification des réseaux économiques à l’aube du ive s., dans la mise en place d’une culture complexe où se mêlent inextricablement influences celtiques, romaines et orientales. Ce floruit culturel, dont témoignent certaines tombes riches d’Armorique, fut de courte durée et s’évanouit dans la tourmente des années 350. On ne peut donc nier que l’Armorique soit restée profondément « celtique », que ce monde essentiellement rural ait fait preuve, dans le domaine des coutumes funéraires, d’un solide conservatisme, alors qu’un bon sens paysan l’incitait à adopter d’autres modes qui n’attentaient pas aux fondations des habitudes collectives. Il y a donc bien décalage, dans l’Armorique romaine, entre l’évolution du monde de vie et celle des consciences ; mais, comme l’a amplement démontré J.‑J. Hatt, ce phénomène caractérise également la Gaule dans son ensemble, ou plus exactement les régions les plus récemment soumises à Rome. Que de lointaines croyances funéraires celtiques percent encore dans les usages du Moyen Age breton ou dans la moderne « légende de la mort » n’a donc rien de surprenant. Mais l’étude de cette remarquable continuité relève, si l’on ose dire, d’une toute autre histoire.
© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989