Les tombes romaines d’Armorique
|Introduction
Texte intégral
« Un jour, le laboureur dans ces mêmes sillons
Où dorment les débris de tant de bataillons,
Heurtant avec le soc leur antique dépouille,
Trouvera plein d’effroi des dards mangés de rouille,
Verra de vieux tombeaux sous ses pas s’écrouler
Et des soldats romains les ossements rouler. »
J. Delille, cité par Grivaud de la Vincelle,
Recueil de monuments antiques, la plupart inédits et découverts dans l’ancienne Gaule. Paris, 1817.
- 1 Par convention, nous réservons ce terme d’Armorique au territoire de l’ancienne province de Bretagn (...)
1Il est souvent désespérant pour l’historien d’avoir à combattre des a priori. C’est à une des opinions les plus fortement enracinées dans la conscience collective que nous voulons nous attaquer dans ce qui suit, en nous attachant à montrer que l’Armorique romaine ne différait pas foncièrement du reste de la Gaule, ou plus exactement, de la moitié septentrionale de la province. L’étude des vestiges immobiliers des cinq civitates de l’Armorique1 montre certes que l’occupation du sol y était aussi dense qu’ailleurs et qu’elle était régie par les mêmes lois, mais ne suffit cependant pas à nous permettre de juger du degré de romanisation en profondeur de la région. Nous avons donc choisi, en étudiant les sépultures et les coutumes funéraires de l’Armorique romaine, d’aborder le problème sous un angle différent, de négliger quelque peu l’économique pour mieux approcher l’humain, avec la prudence de l’ethnologue qui, observant ses semblables, y voit un reflet distinct de lui‑même.
2Les thanatologues savent bien que les attitudes de l’homme devant la mort ne varient qu’extrêmement lentement, et l’historien des mentalités doit, par conséquent, éviter de baser son étude sur une chronologie trop brève, où n’apparaîtrait guère l’évolution à peine perceptible des attitudes collectives devant la mort : il eût été imprudent de restreindre notre propos à la seule période romaine –terme d’ailleurs éminemment subjectif– et de négliger ce passé « celtique » où les coutumes gallo‑romaines plongent leurs racines, ainsi que le clair‑obscur du Haut Moyen Age, où se perpétuent des traditions millénaires.
3La mort, image en négatif de la vie, est inséparable de cette dernière et accompagne l’homme dans ses pensées les plus claires ou les plus secrètes : toujours visibles à l’orée de ses habitats, ses signes, perpétuels memento mori, témoignent du caractère éphémère de l’existence humaine. Aujourd’hui pudiquement cachés par de hauts murs, ils étaient, dans la période qui nous occupe, exposés aux regards aux portes des villes et des villages, et nous verrons en effet que la disposition des cimetières armoricains correspond à cette règle générale. Nous nous attacherons également à montrer que l’organisation des cimetières et nécropoles, si elle ne répond pas toujours aux strictes exigences de l’aménagement urbain, traduit néanmoins un souci de cohérence et de protection de la sépulture, que signale souvent en surface un monument, humble ou somptueux.
4C’est un désir semblable que paraît refléter l’aménagement souterrain de la tombe ; le choix du réceptacle funèbre, sa disposition dans la fosse, le traitement du cadavre, la présence ou l’absence d’un mobilier et d’offrandes funéraires, témoignent en effet de pratiques ritualisées, que seule une étude attentive des tombes et de leur contenu peut mettre en évidence. Un examen approfondi de ces usages permet d’ailleurs d’en retrouver l’origine dans les coutumes immémoriales du passé celtique, les modes romaines ou les influences des mysticismes gréco‑orientaux, et nous offre donc un guide précieux, bien que nécessairement incomplet, des civilisations armoricaines et de leur degré de romanisation.
5Une telle étude ne saurait certes se concevoir sans l’appui d’un répertoire critique des données de l’archéologie régionale. Nous avons par conséquent, avant d’aborder l’analyse des problèmes, dépouillé une abondante bibliographie tant locale que régionale et nationale, et exploré les collections des musées bretons. En l’absence de fouilles récentes de cimetières d’époque romaine, les résultats de ces enquêtes se sont révélés assez décevants, et nous avons souvent dû nous contenter d’indications laconiques ou imprécises, dont la minceur laissait parfois entrevoir des richesses à jamais disparues. Nous nous sommes efforcé de ne pas presser à l’excès ces maigres indices et, si notre construction intellectuelle paraît parfois squelettique, c’est que nous avons échafaudé sur des faits attestés et non sur des hypothèses.
Notes
1 Par convention, nous réservons ce terme d’Armorique au territoire de l’ancienne province de Bretagne : cet usage est courant dans les publications archéologiques, cf. par exemple le catalogue de l’exposition Celtes et Armorique (Anonyme 1971).
© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989