Les fours de tuiliers gallo-romains
|Conclusion
Texte intégral
1Cette recherche sur les fours de tuiliers, malgré les difficultés rencontrées au départ : sources difficiles à exploiter, désintérêt relatif porté à l’artisanat de l’argile, ou aléas d’une longue enquête, a permis d’inventorier 142 sites. Parmi eux, 63 ont fait l’objet d’une fouille et 79 fours ont pu être ainsi analysés ; 79 autres sites sont connus seulement par la prospection et leur fouille permettrait d’affiner nos connaissances.
2Bien que l’échantillonnage des sites fouillés soit relativement faible, un certain nombre de constatations sur les fours de tuiliers se sont dégagées : elles mettent l’accent sur le four en tant que structure représentative d’un artisanat gallo‑romain longtemps rejeté dans l’ombre.
3L’étude a montré combien le fonctionnement des fours de tuiliers est une technique complexe, qui demande un savoir et une manière de faire aussi élaborés et aussi minutieux que ceux en usage pour les fours de potiers. Cette pratique artisanale nouvelle associée à l’introduction d’un matériau nouveau a constitué un apport technologique par rapport aux habitudes de cuisson des populations gauloises. Mais les artisans gaulois ont su acquérir et adapter rapidement ces techniques de cuisson aussi bien de céramique (sigillée notamment) que de matériaux de construction. Il existe d’ailleurs des ateliers de production mixte (céramique et matériaux). Une longue tradition celtique des arts du feu leur a sans doute permis d’assimiler plus facilement ces méthodes nouvelles.
4Outre leur faculté d’adaptation à ces nouvelles techniques, les tuiliers gaulois ont fait preuve d’esprit d’innovation ; ils ont su se dégager des habitudes technologiques, héritées des légions romaines, comme l’usage des fours circulaires que l’on retrouve encore le long du Limes. Ils ont su également apporter, au sein de petits ateliers possédant généralement un seul four, des améliorations techniques, en préférant les fours rectangulaires dont ils perfectionnent le tirage (type E qui, avec ses variantes, représente 64,6 % des fours de tuiliers connus en Gaule). Ces artisans rendent le four rectangulaire plus fonctionnel et plus productif ; c’est pourquoi l’implantation préférentielle de ces types de four semble progresser, petit à petit, géographiquement, du bassin méditerranéen jusqu’en Bretagne insulaire. Ces progrès techniques évolutifs représentent peut‑être un apport du monde celte à la romanité.
5Mais le four de tuilier et son atelier constituent surtout un maillon très concret du phénomène historique beaucoup plus important qu’est la romanisation de la Gaule. En effet l’atelier fournit des matériaux de construction dont l’utilisation a un impact culturel, social et politique non négligeable ; cette production découle de l’introduction romaine d’une nouvelle architecture en « dur » qui ne correspond en rien aux traditions architecturales des constructions gauloises périssables, édifiées en bois et en végétaux.
6Par ailleurs, la volonté politique romaine d’asseoir une domination réelle sur les peuples gaulois se traduit par la mise en place d’un pouvoir administratif durable. Or, dans la mentalité des Romains, ce pouvoir trouve son essence et sa réalité dans la cité, chef‑lieu de la civitas. Après la conquête militaire, la Gaule connaît donc un grand mouvement de créations urbaines qui jaillissent souvent ex nihilo sur l’ensemble du territoire. Les édifices publics des villes nouvelles, et même certains édifices privés, sont construits en partie avec des matériaux en argile cuite, en particulier les toitures, qui deviennent en quelque sorte le symbole tangible et surtout visuel de la présence romaine. Ainsi la naissance, au ier s. ap. J.‑C., de multiples ateliers de tuiliers arrive en réponse aux besoins architecturaux provenant pour une grande part des centres urbains.
7Dans ce contexte politique, le sud de la Gaule, en particulier la Narbonnaise, depuis longtemps romanisée grâce à l’implantation des colonies romaines (de droit romain ou de droit latin), apparaît comme un lieu privilégié de construction. D’où, en partie, le grand nombre d’ateliers retrouvés dans cette région ouverte aux nouveautés, qu’elles soient d’ordre culturel ou économique. Surtout quand une telle production représente un facteur stimulant pour l’économie, car le commerce des matériaux de construction était certainement très lucratif.
8Mais en ce qui concerne la Gaule chevelue, en particulier au nord de la Loire, l’assimilation de la romanité a dû être plus lente, ce qui expliquerait les dates tardives d’apparition des fours de tuiliers pour cette partie de la Gaule (fin du iie, iiie et ive s. ap. J.‑C.).
9Encore faut‑il distinguer le milieu rural du milieu urbain où une aristocratie indigène aisée peut assimiler les schémas culturels des vainqueurs. Le milieu rural, quant à lui, a dû être plus lentement touché par la romanisation et sa population apparemment plus réticente.
10Il semble, de plus, que ces ateliers ne répondent, étant donné leur petite taille, qu’à des aires de diffusion limitées.
11Les ateliers de tuiliers sont indirectement associables à la romanisation des campagnes. En effet, bien qu’implantés en milieu rural, ils sont liés principalement aux besoins des villes (au moins en ce qui concerne le ier s.). Ainsi, l’artisanat, en milieu agricole, participe aux changements de structures non seulement économiques mais également sociales. Une étude des distances séparant les ateliers de ces villes pourrait livrer des renseignements précieux.
12L’utilisation des matériaux de construction en argile cuite est donc pour l’archéologue un critère de romanisation d’autant plus fiable que ces matériaux sont facilement identifiables et souvent relativement bien conservés. Mais il faut pourtant être prudent car ces matériaux ne donnent pas un indice d’acceptation de la romanisation et ne constituent pas une preuve d’assimilation en profondeur de la culture romaine ; un toit en tuile ne signifie pas forcément un mode de vie « à la romaine ».
13La simple étude des fours de tuiliers laisse entrevoir ces questions mais ne permet pas d’y répondre. Ces fours, et par là‑même, la cuisson de l’argile ne forment qu’un stade dans la fabrication des matériaux de construction ; seule l’étude des ateliers puis de la production apporterait des éléments nouveaux. Une enquête attentive sur l’implantation géographique des ateliers, les différentes étapes de la fabrication, l’organisation du travail, permettrait de mieux connaître les tenants et les aboutissants d’une telle production, de mieux cerner les données sociales de cet artisanat gallo‑romain et à travers lui, d’appréhender plus concrètement un aspect de l’économie de la Gaule. Cette économie, en subissant la romanisation, connaît de grands changements ; elle passe d’un système d’échanges clos à une ouverture du marché où se livre le jeu de l’offre et de la demande, où la diffusion de la production a des implications économiques et politiques. Dans quelle mesure cet artisanat ne devient‑il pas une « pré‑industrie », quand un atelier possède, par exemple, plusieurs fours et fournit une production normalisée ?
14C’est pour pouvoir répondre à ce genre d’interrogation qu’il nous apparaît aujourd’hui nécessaire, possédant à travers le four un moyen de caractériser l’atelier, d’élargir ce champ d’étude à l’ensemble de l’atelier pour porter un éclairage nouveau sur un des artisanats les plus importants de l’époque gallo‑romaine : le travail de l’argile.
© Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1988